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Origine : http://www.ordp.vsnet.ch/fr/resonance/2004/janvier/laval.htm
L'école et sa marchandisation
La question du sens, du rôle et de l’organisation des systèmes
éducatifs dans des sociétés de plus en plus orientées par les dynamiques
marchandes et par les politiques néolibérales qui les favorisent
est au cœur des interrogations et des contestations qui traversent
le champ scolaire aujourd’hui. De ce point de vue, on peut dire
qu’une nouvelle problématique de l’école se dessine qui correspond
à la nouvelle époque dans laquelle nous sommes entrés, celle de
la mondialisation libérale et du capitalisme total. Cela
ne signifie pas l’abolition des anciens «paradigmes», celui de la
démocratisation des systèmes éducatifs, lié à la mobilité/reproduction
des classes sociales ou celui de l’intégration culturelle et politique,
lié à la construction des ensembles nationaux. Il s’agit plutôt
de penser leur réinscription dans un cadre de réflexion plus large
et dans un programme de recherche plus pertinent. On ne peut plus
aujourd’hui raisonner dans le seul périmètre national pour comprendre
la nature des évolutions et réformes de l’école1. Une littérature
déjà riche a montré la teneur de la doctrine libérale et l’orientation
des stratégies de la réforme mondiale sous la direction des grands
organismes économiques, financiers et commerciaux: OCDE, Banque
mondiale, FMI, OMC, Commission européenne.
La fin de l’alibi scolaire
La politique néolibérale et, plus fondamentalement, l’enveloppement
des systèmes scolaires dans les logiques de l’ordre compétitif et
marchand dominant, accélèrent l’épuisement d’un certain mode de
raisonner typique des deux décennies 1980-1990 qui a consisté à
faire reposer progressivement sur la seule école la responsabilité
des «échecs scolaires» et à lui confier la tâche d’une égalisation
sociale plus poussée. L’élargissement des écarts sociaux, les phénomènes
de ségrégation sociale et ethnique, la tentation de plus en plus
vive des familles de faire valoir des intérêts privés dans l’univers
scolaire, le triomphe des valeurs du commerce et de la communication
de masse, sans même parler du désengagement de l’Etat, font apparaître
les «remèdes» exclusivement scolaires comme très insuffisants voire
illusoires, qu’il s’agisse des formes de «sanctuarisation» traditionaliste
ou qu’il s’agisse des formes de «rénovation» moderniste de la pédagogie.
L’alibi scolaire au renoncement politique a trouvé sa limite2.
Nous sommes sans doute arrivés à un point où s’impose dans la
recherche théorique comme dans l’action pratique de mieux penser
les liens entre les logiques socio-économiques qui pèsent sur les
systèmes éducatifs et les mutations internes qu’ils connaissent.
Cette nécessité n’a peut-être jamais été aussi claire en France
qu’avec le grand mouvement des enseignants du printemps 2003. En
dehors de la contestation des projets du gouvernement français sur
les retraites et sur la décentralisation, la critique des pressions
économiques sur l’école est apparue comme un thème central de ce
mouvement. Cette grille de lecture des mutations dépasse de beaucoup
les cercles altermondialistes et la poignée de chercheurs qui y
ont consacré leurs travaux.
Les formes de la marchandisation
La marchandisation est une notion fondamentale pour saisir les
mutations de l’école. Reste que, jouant comme un slogan polémique
et recouvrant des phénomènes différents, elle mérite une clarification
en tant que concept théorique.
La marchandisation désigne un processus global qui ne concerne
pas en propre l’école mais l’ensemble des activités sociales qui
sont directement soumises à la logique marchande et/ou qui ont à
se conformer à des impératifs organisationnels ou à des finalités
commandés par l’extension du secteur marchand dans l’économie. La
marchandisation de l’éducation de ce point de vue n’est qu’une partie
d’une dynamique plus générale qui tend à faire reculer l’Etat social
et éducateur aussi bien dans les modes de financement que dans les
valeurs, les dispositifs et les objectifs qui le différenciaient
du secteur marchand.
Pour mieux étudier la façon dont cette marchandisation se développe
dans l’univers scolaire, on peut tenter une typologie de ses formes,
depuis les plus immédiates jusqu’à celles qui le sont beaucoup moins.
a) Commercialisation de l’espace scolaire
Sous ce terme, on pourrait recenser les manières diverses dont les
fournisseurs les plus variés de produits et services marchands aux
établissements et aux élèves – fourniture qui pour une part est
indispensable – cherchent à gagner du terrain au détriment du service
public lui-même. L’exemple de l’offensive commerciale des industriels
producteurs de «nouvelles technologies» est particulièrement significatif.
A quoi l’on pourrait ajouter les multiples sortes de sponsorisation,
de campagnes publicitaires et de stratégie marketing qui visent
à faire entrer les «marques» dans l’école ainsi que tous les modes
d’«externalisation» des fonctions à des entreprises privées (entretien,
cantine, maintenance, etc).
b) La production de services et produits éducatifs payants
On peut ranger sous cette rubrique toutes les formes d’enseignement
conçu comme un service directement commercial, dans lequel le service
éducatif a un prix couvert par le consommateur. C’est bien sûr le
cas des services fournis par les écoles et universités privées ou
par des organismes de formation pour adultes; c’est également le
cas du soutien scolaire en pleine mutation «industrielle»; c’est
aussi l’essor possible d’un enseignement à distance (e-learning)
doté d’un système de péage; c’est encore le développement d’agences
privées de testing des élèves et de labellisation des «entreprises
éducatives».
c) La mise en marché (ou «marchéisation») de l’enseignement
La logique de marché se développe à l’intérieur du service éducatif
juridiquement public, surtout s’il est déjà soumis de l’extérieur
à la pression concurrentielle d’un secteur scolaire privé. Cette
«mise en marché» consiste à donner plus d’autonomie pédagogique
et financière aux établissements d’enseignement afin qu’ils répondent
de façon plus adaptée et plus «efficace» à la demande diversifiée
d’une clientèle dotée d’un «libre choix» de l’établissement. L’imaginaire
du marché s’impose alors dans la réorganisation des systèmes éducatifs
jusqu’à vouloir que les établissements scolaires se calquent, dans
leur administration, leur gestion, leur «esprit», sur les entreprises
du secteur marchand.
d) Construction de l’éducation comme marchandise
Ces mutations s’appuient sur des processus, moins visibles et plus
lents, de rationalisation et de standardisation pédagogique – commencés
dès la phase de bureaucratisation de l’éducation au XIXe siècle
– qui s’avèrent indispensables à la transformation de l’éducation
en produit commercial. Ce dernier doit au préalable être autre chose
que le fruit hasardeux et non reproductible de la rencontre de subjectivités.
Il doit être calibré, comparable, mesurable, relativement homogène.
La technicisation de la pédagogie, l’essor de l’évaluation quantitative
et des modes de comparaison internationale sont quelques-unes des
pratiques sociales qui donnent un support «objectif» au calcul de
type coût/bénéfice sans lequel aucune marchandisation de l’éducation
n’est possible. Avant d’être vendue à grande échelle, il faut en
somme qu’elle acquière la forme d’une marchandise.
Cette typologie permet de montrer qu’on ne doit pas s’arrêter
dans l’analyse aux seules formes immédiates de la transformation
marchande de l’école. Ce qui est en question s’ancre dans des mutations
économiques et sociologiques fondamentales. Si l’éducation tend
à devenir ce «capital humain» dont parlent les économistes, c’est
parce qu’elle est d’un côté un facteur de production essentiel pour
les systèmes productifs et qu’elle est d’un autre côté regardée
par les individus comme une sorte d’assurance contre le chômage,
la précarité, le déclassement et, bien entendu, comme une voie de
promotion personnelle. L’éducation se «marchandise» donc à la mesure
dont la société de marché «privatise» les individus et leurs modes
d’existence 3.
Christian Laval
Institut de recherches de la Fédération syndicale unitaire, auteur
de l’Ecole n’est pas une entreprise, Le néolibéralisme à l’assaut
de l’enseignement public (La Découverte, 2003).
Notes 1 Cf. sur ce point Christian Laval et Louis
Weber (coord.), Le Nouvel Ordre éducatif mondial, Nouveaux
Regards/Syllepse, 2002.
2 Ce qui ne signifie pas, sur le plan pratique, que les enseignants
vont ou doivent renoncer aux transformations des contenus culturels
et des formes d’enseignement. Cela peut vouloir dire qu’ils ont
à réarticuler les luttes propres au champ scolaire et les luttes
globales dans la société.
3 Jean Jaurès insistait auprès des instituteurs de son époque sur
le fait que «quiconque ne rattache pas le problème scolaire ou plutôt
le problème de l’éducation à l’ensemble du problème social se condamne
à des efforts et à des rêves stériles». Revue d’enseignement primaire,
septembre 1906. N’est-ce pas une leçon à retenir?
Origine : http://www.ordp.vsnet.ch/fr/resonance/2004/janvier/laval.htm
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