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Origine : http://www.erudit.org/revue/socsoc/1999/v31/n1/001552ar.html
Résumé
Les théories de la communication portent principalement
leur attention sur les accords intersubjectifs relatifs au sens,
à la règle, au code. Cet article adopte le point de
vue opposé et postule que l'échange symbolique repose
en premier lieu sur trois libertés virtuelles au regard de
l'usage du signe : la transgression des conventions et des attentes,
la possibilité de cacher ou de montrer ses états mentaux
et, enfin, la possibilité de métamorphoser ses représentations.
Ces trois libertés définissent un espace de réversibilité
virtuelle qui constitue une source endogène importante et
continue de transformation des codes et des formes sociales. L'histoire
ne se présente pas comme une succession d'ententes intersubjectives
souveraines, mais plutôt comme une régulation après
coup d'une désertion, d'une transgression ou d'un rejet des
anciennes conventions, attentes ou régularités.
L'histoire humaine est une transformation et une invention permanentes
de formes sociales. La microsociété orale immobile
est un produit d'anthropologues pressés et ethnocentriques
; l'immuable société de castes est à mettre
au compte de notre récurrente difficulté à
nous glisser dans la longue durée. Sans repenser l'articulation
des dimensions endogènes, exogènes et contingentes
du changement social, cet article cherche à cerner les caractéristiques
de l'échange symbolique qui nous jettent en permanence dans
l'histoire. La première partie est dédiée aux
théories de la communication hantées par la notion
de code. La seconde présente l'idée de réversibilité
dans les usages du code et ses conséquences sur l'érosion
des formes sociales.
Le langage, la culture et ses codes
Les sciences sociales ne pouvaient rien faire du modèle
mathématique de la communication de Shannon et Weaver (1975),
applicable au télégraphe ou au téléphone.
C'est pourquoi elles se sont contentées d'en faire un usage
métaphorique. Celui-ci plaçait malheureusement le
codage et le décodage au centre de la réflexion. Les
questions privilégiées iront alors au décalage
entre codes de l'émetteur et codes du récepteur, à
l'intériorisation des codes, à la génération
d'un nombre infini de messages à partir d'un nombre limité
de conventions, enfin aux conditions normatives d'une communication
réussie.
La « nouvelle communication » (Winkin, 1981), qui pourtant
prend le contre-pied de ce modèle télégraphique,
ne remet pas en cause ce noeud fascinant du codage et du décodage.
Les auteurs de ce courant informel y ajoutent au contraire un code
kinésique, un code proxémique et d'autres aspects
du non-verbal, tout en soulignant la dimension inconsciente et l'aspect
involontaire de la communication. Celle-ci devient synonyme de participation
à un processus social interactif intégré, contextualisé,
multicanal et largement inconscient.
Au schéma mécaniste de Shannon et Weaver, Bateson
(1977, 1980), Watzlawick, Beavin et Jackson (1972), Hall (1971),
etc., ont substitué un modèle organique. Ils ont avec
bonheur multiplié, complexifié et contextualisé
les codes, mais sans interroger toutefois le centre du schéma
lui-même. Pire, ils ont créé les conditions
d'une extension du schéma à toute la culture. Cela
est particulièrement visible chez Goffman (1973 ; cf. sa
notion de modus vivendi interactionnel) et surtout chez Scheflen
(1981), chez qui la communication se confond avec l'accomplissement
de la culture par l'intermédiaire de « programmes »
intériorisés par chaque acteur. Ces programmes varient
selon les contextes, prescrivent la forme de tous les comportements
(dont le comportement verbal), intègrent les différents
canaux de transmission, définissent la composition d'un groupe,
les rôles et les interactions...
Les points communs entre le structuralisme français et la
« nouvelle communication » américaine ne manquent
pas. Comme par hasard, la zone principale de recouvrement concerne
la possibilité de traiter la société comme
un langage, c'est-à-dire de lui appliquer des oppositions
binaires, une grammaire ou un code. Les différences sont
substantielles aussi, car les théoriciens américains
abordent la communication dans une perspective résolument
pragmatique et ethnographique.
Cela nous amène à la théorie de l'agir communicationnel
d'Habermas (1987). À la base de son monument, l'auteur a
placé quatre décisions conceptuelles stratégiques,
relatives au sens, à l'intention, à l'individualisme
et à l'historicité. Ces quatre options sont profondément
imprégnées par l'idée d'un accord intersubjectif
sur les règles de la communication. Ainsi, le comportement
sensé renvoie à des règles, normes et valeurs
intériorisées et intersubjectivement reconnues ; la
dynamique de l'intention privilégie la même référence
; la préférence accordée au holisme s'enracine
également dans le partage réflexif de la signification
de la règle ; enfin, le parti pris pour l'historicité
se fonde sur notre capacité à changer les règles
du jeu social.
L'appréciation par Habermas de la contribution de Wittgenstein
(1980) est éclairante. Ce dernier a notamment prêté
attention à des jeux usuels (échecs, cartes, etc.)
; il a noté que les joueurs se conforment à des règles
communes, qu'ils appliquent ces règles sans nécessairement
pouvoir les expliquer et que la compréhension d'une règle
ouvre sur une capacité générative de situations
particulières innombrables ; par extension analogique, les
jeux du langage seraient à la fois langage et action (actes
de langage), la communauté consisterait en un consensus sur
des règles, et un déplacement des règles produirait
un nouveau jeu social. Pour Wittgenstein, le respect mutuel d'une
règle de jeu indique qu'il y a identité de signification.
Habermas s'éloigne de cette vision générative
sur deux points principaux. Il introduit l'idée de réflexivité
mutuelle des attentes, avec la conscience de la possibilité
réciproque de critiquer des comportements basés sur
des règles. C'est cette réciprocité qui fonderait
l'accord intersubjectif sur la signification de la règle
et sur sa transformation. En second lieu, Habermas reproche à
Wittgenstein de négliger le rapport au référent.
Si les règles du jeu d'échecs ne renvoient à
rien d'autre qu'à elles-mêmes, en revanche l'énonciateur
engagé dans l'action affirme la validité de ses énoncés
: il prétend que ce qu'il dit est compréhensible (prétention
à l'intelligibilité), est vrai (vérité),
est sincère (sincérité) et légitime
(justesse). De nouveau, ces deux critiques concernent les conditions
de possibilité d'un accord intersubjectif sur des règles
et leur application.
Faisons un pas de plus en portant le regard sur les conditions
d'un accord intersubjectif. Lorsque Habermas prend ses distances
par rapport à la possibilité d'une société
fondée sur la connaissance réciproque des sujets individuels,
il critique la tentative de Husserl (1994, cinquième méditation).
Ce dernier, en suivant le chemin de la « réduction
transcendantale », parvient à un je qui « tient
les commandes » à l'intérieur d'un corps : je
comprends que mon organisme est lié à une intériorité
et qu'il en va de même des autres organismes que je rencontre.
Les actes d'autrui sont alors, à la faveur d'une décentration
de mon expérience, reliées à son intériorité
propre. Sur la base de cette réciprocité de perspectives,
chacun construit le monde d'autrui en analogie avec le sien, d'où
une communauté de moi deviendrait alors possible (Husserl
parle d'« intersubjectivité monadologique »).
Habermas répond que cette communauté n'est qu'une
collection de sujets individuels, nullement un nous, nullement une
communauté transcendantale. D'où sa décision
de déplacer son attention pour la porter sur les règles
et sur le partage intersubjectif de leur signification. Mais dans
ce déplacement stratégique, dans cette recherche d'une
nouvelle pierre d'angle théorique, la démarche d'Habermas
conserve une parenté intéressante avec la démarche
de Husserl. L'un et l'autre s'appuient en effet sur la réciprocité
des perspectives, c'est-à-dire sur la décentration
réflexive, pour fonder tantôt la communauté
des moi, tantôt l'accord intersubjectif sur la règle.
Dans chacune des démarches, ce sont donc des facultés
cognitives qui sont au principe de la fondation du social.
C'est ici que les récentes recherches phylo et ontogénétiques
sur la cognition, et notamment les recherches sur le mensonge et
la « théorie de l'esprit », se révèlent
d'une extrême utilité, car elles démontrent
de façon massive et indiscutable que la capacité de
se représenter ses perceptions et celles d'autrui (évidente
chez les singes supérieurs) et la capacité de se représenter
ses représentations et celles d'autrui (dès 3 ou 4
ans chez les enfants), sont directement liées à la
faculté d'induire de fausses perceptions et de fausses croyances,
c'est-à-dire à la capacité de subvertir et
de démentir d'éventuelles régularités
et attentes dans les échanges (Premack, 1978, 1988 ; Byrne
et Whiten, 1988 ; Rotenberg, 1991 ; Doherty et Perner, 1998). Cela
signifie que les capacités métacognitives (conscience
d'une intériorité qui tient les commandes, capacité
de comprendre que l'autre fonctionne selon le même schéma,
critiquabilité mutuelle de la règle) dont parlent
Husserl et Habermas (et aussi G. H. Mead [1963]) débouchent
non seulement sur la virtualité d'une règle commune,
mais également sur la subversion virtuelle de tout code éventuel.
La règle et la transgression de la règle reposent
sur les mêmes exigences cognitives. On ne saurait donc s'appuyer
sur elles pour fonder la communauté de la règle, en
oubliant de façon trop opportune qu'elles fournissent en
même temps la possibilité de sa ruine.
En conclusion de ce bref tour d'horizon des théories communicationnelles
dominantes, on ne peut qu'être frappé par leur convergence
sur le code et son fondement intersubjectif. L'histoire de la règle
se résumerait alors à des déplacements intersubjectifs
des accords sur la règle. C'est sur ce point que le scepticisme
est le plus grand : l'histoire ne procède pas par succession
d'actes intersubjectifs souverains, mais plutôt par régulation
après coup d'une désertion, d'une transgression ou
d'un rejet des anciennes conventions, régularités
ou attentes. La signification de la règle inclut nos libertés
à son égard. Le détour par la phylogenèse
et l'ontogenèse mène à conclure à l'importance
de telles libertés individuelles dans l'usage du signe, ce
qui oblige à reconsidérer nos conceptions des rapports
entre échange symbolique et historicité. Les pages
qui suivent tentent d'opérer un tel renversement de ce point
de vue et d'en tirer les conclusions en ce qui regarde l'irrésistible
mouvement de l'histoire.
Spécificité de l'échange symbolique
La complexité dynamique des formes sociales humaines s'oppose
à la complexité relativement statique des sociétés
animales (fourmis, abeilles, etc.). Ce dynamisme commence à
émerger avec l'érosion du signal comme média
sociobiologiquement incorporé et lié à certains
contextes typiques (danse des abeilles, danses nuptiales, cris d'alarme,
comportements d'attaque simulés...). Cette érosion
de l'enracinement biologique du signal se manifeste par exemple
chez les chimpanzés par l'utilisation plurivoque du cri d'alarme,
signal normalement associé à un prédateur visible,
mais émis parfois pour faire cesser un conflit, faire fuir
des concurrents, obtenir l'appui d'un dominant contre un tiers,
monopoliser une femelle, etc. (Byrne et Whiten, 1988 ; De Waal,
1992).
Ces jeux polysémiques deviennent possibles chez les singes
supérieurs, car ceux-ci sont capables de se représenter
leurs perceptions, désirs et attentes et ceux d'autrui. Ces
habiletés cognitives leur ouvrent un espace de jeu délibéré,
réflexif, beaucoup plus riche et différencié
que les jeux mimétiques biologiquement inscrits dans le patrimoine
génétique (Premack, 1978, 1988). Cet espace de jeu
autour des perceptions et des attentes autorise le déguisement
des désirs et des comportements et se répercute sur
la vie sociale de ces animaux en rendant possibles une complexité
et une souplesse interactives à l'égard de la nourriture,
du sexe et du pouvoir (Byrne et Whiten, 1988 ; De Waal, 1997).
En quoi la révolution symbolique élargit-elle
ce jeu producteur de formes sociales ?
Voilà une question clé pour le sociologue et l'historien.
Nous pouvons l'aborder à partir des propriétés
du signe, des échanges de signes et des capacités
cognitives qu'elles supposent (Petitat, 1995, 1998a).
Le signe, comme le signal biologiquement incorporé, permet
de manifester à l'extérieur des états intérieurs
invisibles pour autrui. Mais il est associé chez les humains
à des capacités métareprésentatives,
c'est-à-dire à la faculté de se représenter
les représentations. Cette faculté se complexifie
avec l'âge, le premier degré étant atteint vers
trois ans, le deuxième, vers cinq ans et le troisième,
vers neuf ans (Wimmer et Perner, 1983 ; Chandler, Fritz et Hala,
1989 ; Wellman, 1990 ; Doherty & Perner, 1998). Dès lors,
le rapport du signifiant (perceptible) avec le signifié (invisible,
immatériel, non perceptible) devient le pivot d'un premier
espace de jeu délibéré, stratégique,
dans les rapports entre intérieur et extérieur. L'enfant,
à partir de trois ans, apprend non seulement à s'exprimer,
mais aussi à cacher, à ne pas dire, à maîtriser
son flux verbal.
Communiquer, c'est à la fois dire et ne pas dire. La signification
elle-même surgit au point de rencontre de ce qui est énoncé
et de ce qui ne l'est pas. Cela est valable tant au chapitre de
la signification structurale qu'au chapitre de la signification
pragmatique. L'énoncé « le ciel est bleu »
implique sans les énumérer toutes les couleurs de
l'arc-en-ciel ; et l'évaluation de sa validité convoque
virtuellement tous les degrés de sa fausseté possible.
On ne saurait mieux unir la convention d'une part et, de l'autre,
la liberté individuelle de manifester à l'extérieur
ou de retenir à l'intérieur des états mentaux
divers (sentiments, désirs, croyances, etc.)
L'arbitraire du signe exprime la désincorporation biologique
du signal en même temps qu'il rend possible une prolifération
conventionnelle virtuellement infinie des médiations entre
intérieur et extérieur. Grâce aux facultés
métareprésentatives, la double nature visible et invisible
du signe engendre un dédoublement conscient et délibéré
de l'être et du paraître, plus précisément
des états intérieurs et de leurs manifestations extérieures.
En deuxième lieu, contrairement à ce qui se passe
dans le cas du signal incorporé, le signe n'est pas relié
à un référent contextuel de façon indissociable.
L'abeille est dépourvue de la faculté de signaler
par sa danse la présence de plantes mellifères inexistantes
; le chimpanzé, à la limite du signal et du signe,
parvient pour sa part à émettre un cri d'alarme pour
faire croire à la pseudo-présence d'un ennemi ; cette
rupture limitée entre le signal et son référent
« normal » se généralise avec la révolution
symbolique. Les conséquences de cette rupture virtuelle généralisée
sont immenses. Principalement, cette dissociation virtuelle permet
d'accueillir en l'exprimant la construction imaginaire de la réalité
; elle autorise un décollage de la réalité
retenue comme vraie. Par exemple, elle rend possible le mensonge
sur les états intérieurs ou une modulation du compte
rendu de réalités antérieurement perçues.
C'est à partir d'une telle liberté virtuelle d'usage
entre signe et référent que les récits fictifs
deviennent possibles et que l'on a pu dire d'eux qu'ils étaient
des mensonges pouvant prétendre à la vérité.
L'historien et le sociologue sont évidemment hautement concernés
par cette liberté d'usage du signe dans les reconstructions
du présent, du passé, dans un travail où la
légende devient parfois « réalité »
et où la réalité se mue en légende.
Il faudrait construire une théorie de la référence
virtuelle pour rendre compte de nos infinies capacités de
construction symbolique de la réalité, décisives
dans la production mais aussi dans l'érosion des formes sociales
et du sens.
La troisième dimension fondamentale du signe est indissociable
des deux premières. Elle se rapporte aux indispensables règles
d'usage des échanges symboliques et elle codifie, ou plutôt
tente de codifier, la liberté virtuelle d'usage des signes.
Nos relations seraient problématiques si l'on pouvait dire,
ne pas dire et n'importe quoi à n'importe qui, n'importe
où, quand et comment. Il y a là un espace de modulation
occupé par la variété infinie des cultures.
Dans telle situation, il est convenable de ne pas exprimer ses états
d'âme, alors que dans d'autres, il paraîtrait inconvenant,
voire déloyal, de n'en pas faire mention. Certains travestissements
de la réalité sont jugés bienvenus, d'autres,
condamnables. Toutes les vérités ne sont pas bonnes
à dire et certains dévoilements apparaissent brutaux,
inutiles ou irrespectueux de cette part de privé que l'on
reconnaît à chacun. Ces conventions d'usage du signe,
qui tentent de régulariser nos échanges symboliques,
possèdent cette étrange et décisive propriété
qu'elles sont susceptibles d'être transgressées par
les acteurs individuels. Cette transgression virtuelle complète
les deux virtualités précédentes du signe.
Ensemble, elles définissent la dynamique spécifique
apportée par la révolution symbolique, dynamique mieux
définie par la virtualité de la réversibilité
des codes que par les codes eux-mêmes. La notion de réversibilité
symbolique désigne les trois libertés fondamentales
d'usage du signe dont dispose chaque acteur individuel, libertés
virtuelles car utilisables mais non systématiquement utilisées,
car freinées par des conventions dont la transgression a
son prix.
La spécificité de notre espace communicationnel ne
repose pas sur notre capacité à créer et à
utiliser délibérément des codes de façon
correcte et compréhensible. Ce qui nous sépare de
la communication animale ne se résume pas à une question
d'intention. Notre originalité réside plutôt
dans des libertés individuelles virtuelles d'usage des codes
et dans un effort régulatoire constant pour les contenir.
C'est pourquoi nos échanges symboliques se déroulent
en permanence dans les conflits, dans la violation des conventions,
bref dans un jeu autour du code qui définit pragmatiquement
celui-ci mieux que toutes les obéissances, habitus et conformités.
Reste maintenant à dégager les implications de ce
point de vue sous l'angle du changement social endogène.
En suivant les étapes de la métacognition, on peut
distinguer trois « théories de l'action ». Une
première où l'action est directement rapportée
à l'acteur et à son désir. Une seconde où
s'interpose un espace de jeu sensori-moteur entre l'acteur désirant
et son action. Enfin une troisième où les jeux délibérés
autour des signes s'ajoutent aux jeux délibérés
précédents autour des perceptions et des attentes.
D'une étape à l'autre, l'accès aux biens et
au pouvoir, significativement rapporté au désir et
à la force, se complique de jeux cognitifs et communicatifs.
Espace de réversibilité symbolique virtuelle
et production-érosion des formes sociales
En résumé, pour chaque acteur doué de capacités
métareprésentatives, l'espace de réversibilité
symbolique virtuelle se présente comme un espace de jeu où
il peut manifester ou retenir ses états intérieurs,
métamorphoser les réalités internes ou externes,
respecter ou transgresser les conventions des échanges. Le
signe et son usage vont de pair avec une liberté d'ouverture/fermeture
à autrui doublée d'un espace de construction/déconstruction
de la réalité et « triplée » enfin
d'un jeu avec les conventions établies. Les acteurs sont
donc tentés non seulement d'établir et de modifier
leurs conventions d'échange, mais surtout de les transgresser
et de les subvertir en permanence. Le signe, du point de vue pragmatique
de son usage dans les échanges, fonde le réel sur
sa subversion virtuelle, le visible sur le virtuellement invisible
et la convention sur sa transgression possible.
Une telle médiation entre les acteurs est constitutive à
la fois d'une intériorité et d'une extériorité
symboliques. La dialectique de l'intériorité et de
l'extériorité a été abordée de
plusieurs manières, toutes situées entre les deux
pôles d'une intériorité générative
et d'une extériorité contraignante. Selon la perspective
de la réversibilité symbolique, aucune de ces deux
options n'est recevable. L'acteur individuel dispose d'une marge
de manoeuvre à l'abri de laquelle il peut construire et préserver
son intériorité en même temps qu'il est en mesure
de négocier son rapport aux produits symboliques institutionnalisés.
L'autonomie de l'acteur réside donc dans les virtualités
de la réversibilité symbolique. Le sujet créateur
ne trouve pas son autonomie créatrice en lui-même,
mais dans les caractéristiques de la médiation symbolique
avec autrui, c'est-à-dire dans les jeux avec les codes.
Cette autonomie virtuelle nie et contourne l'institué, esquisse
des alternatives, rêve d'utopies, occupe les ouvertures historiques,
s'inflitre dans les conflits et relance inlassablement la production
symbolique. Les usages métacognitifs du signe assurent au
sujet une irréductible autonomie, contre laquelle s'acharnent
d'ailleurs tous les totalitarismes, qu'ils soient étatiques
ou sectaires. Il est impossible, avec la médiation symbolique,
d'anéantir l'historicité. La première qualité
de l'échange symbolique, ce n'est pas le code, mais la virtualité
de son érosion. Umberto Eco (1975) affirme avec bonheur qu'un
signe n'est réellement signe que s'il peut servir à
mentir. Le code -- la transcendance de l'institué -- tente
de contenir, sans jamais y parvenir, la transcendance du sujet.
Sur le plan biologique, l'autonomie individuelle se manifeste par
les mutations géniques. Sur le plan comportemental, par une
autonomie des conduites par rapport aux inscriptions héréditaires.
Sur le plan symbolique, la dynamique morphogénétique
est multipliée et surtout accélérée
par l'autonomie virtuelle du sujet, par son espace de jeu dans l'échange.
Espace de réversibilité symbolique virtuelle
et hétérogénéité catégorielle
Une des plus importantes conséquences de la réversibilité
symbolique est l'impossibilité d'une homogénéité
catégorielle. À ce titre, la polysémie et les
variations contextuelles des signes sont en harmonie avec les propriétés
de notre espace de réversibilité.
Cette condamnation à l'hétérogénéité
découle de l'espace de jeu autour des signes. Les signes
sont des médias liés à des capacités
métareprésentatives qui nous permettent à la
fois d'être portés par les signes et en même
temps de leur échapper. Les possibilités de voilement,
de déguisement et de transgression des usages normaux du
signe offrent en permanence aux acteurs un espace qui ne peut que
compromettre l'univocité, la cohésion, la cohérence,
en donnant l'occasion de tirailler ouvertement, de se montrer au
contraire conciliant en public et intraitable en privé, ou
encore de cacher ou de simuler l'accord en privé et de proclamer
publiquement des désaccords. Il n'existe pas une seule société
au monde où l'on soit tout à fait d'accord sur la
définition de ce qu'est une femme, un homme ou un enfant.
Dans les microsociétés orales comme dans les autres,
on découvre, autour des définitions stéréotypiques
qui appartiennent au centre, des conceptions moins typiques, voire
franchement atypiques (M. Mead, 1963, 1973). La polysémie
et l'hétérogénéité sont la règle
dans la catégorisation et la typification (Rosch, 1978),
et il faut faire un effort logico-mathématique spécifique,
tendu vers une telle fin, pour aboutir à des définitions
univoques.
Le jeu de la réversibilité s'applique ainsi aux catégories
et aux mots qui les désignent. Lorsqu'on affirme que des
personnes en interaction produisent des types, on pourrait s'imaginer
à tort qu'il s'agit de catégories nettement définies.
Une telle affirmation s'arrête à la surface du code.
Dans le jeu réciproque de l'étiquetage, toutes les
déformations, tous les dits et les non-dits sont de mise,
c'est-à-dire toutes les postures de l'espace de réversibilité
symbolique (mensonges, ruses, tromperies, non-dits, canulars, intimité,
exagérations, euphémismes, indécence, indiscrétion,
vérité et authenticité).
Il en va de même pour les institutions. Prenons l'exemple
des écoles primaires publiques, qui font l'objet attentif
d'une même définition, par une même loi, soucieuse
en ce cas d'égalité de traitement des citoyens. Or
toutes les recherches portant sur ces écoles élémentaires
mentionnent des variations d'identité et de fonctionnement,
tant en ce qui concerne la clientèle scolaire qu'en ce qui
concerne le groupe professoral, le style des relations, les rapports
au savoir et au pouvoir, etc. La définition officielle est
la même, les dynamiques comportementales et symboliques se
différencient.
La différenciation et l'hétérogénéité
figurent parmi les plus puissantes conséquences de la réversibilité
symbolique. La stupéfiante capacité de classification,
d'ordonnancement et de catégorisation croisée offerte
par les signes et leur combinaison se double d'une égale
puissance différenciatrice et individualisante. Il est donc
superficiel de croire que notre aptitude à la classification
dérive de nos catégorisations sociales concrètes
(groupes familiaux, tribaux, sexuels...). Il est plus juste d'affirmer
que cette faculté découle des caractéristiques
de la médiation symbolique et de ses présupposés
cognitifs et qu'elle s'applique aussi bien à notre capacité
de faire et défaire des groupes sociaux qu'à notre
capacité de construire et déconstruire des concepts.
Autre conséquence, plus proche de notre thématique
de l'historicité : l'hétérogénéité
catégorielle est favorable au changement dans la mesure où
prolifèrent autour du centre définitionnel des glissements
de sens, des oppositions subtiles ou flagrantes, des comportements
scandaleux ou incompréhensibles, bref des alternatives virtuelles
susceptibles d'être largement adoptées selon les occasions
historiques (invention, conflit, contingence, influences diverses).
L'hétérogénéité précède
les transformations, colle et survit à celles-ce ; elle est
un réservoir de sens et de comportements « adaptés
» et « inadaptés », centraux et périphériques
(Petitat, 1998b).
Conclusion
De nombreuses réponses ont déjà été
apportées à la question de l'origine des permanentes
transformations historiques. La contingence, la combinaison ou addition
de mouvements individuels, les pesanteurs structurelles, l'action
des sujets individuels et collectifs, la diffusion des modèles
de vie et des inventions et les rapports à la nature peuvent
être combinés en d'innombrables modèles plus
ou moins adaptés à telle ou telle situation historique.
Nous nous sommes dans cet article concentré sur l'échange
symbolique, en nous demandant en quoi ses caractéristiques
de base pourraient en faire une source endogène permanente
de transformation de nos formes relationnelles.
Au lieu d'adopter le point de vue de la construction-négociation
commune du code, de la règle ou du sens commun, il est possible
de prendre la perspective inverse, celle du voilement, de la métamorphose
et de la transgression virtuelle dans l'interaction symbolique.
Un tel point de vue nous semble justifié par les ouvertures
communicatives citées par les progrès de la métacognition
(métaperception et métareprésentation) : non
seulement la possibilité d'une attente commune ou d'un accord
intersubjectif, mais d'abord et surtout une subversion virtuelle
des régularités, attentes et ententes. Les progrès
de la cognition engendrent des libertés virtuelles d'usage
du signe, libertés des acteurs individuels constitutives
d'un espace de réversibilité symbolique. Celui-ci
inscrit l'historicité et l'incertitude au coeur même
de l'échange symbolique (Balandier, 1994 ; Berthelot, 1996)
et fait du sens commun et des codes en général des
ordres toujours précaires, instables, en réaffirmation
et en reconstruction permanentes, qui procèdent notamment
du désordre de la réversibilité.
La production de nos formes, de leur diversité et de leur
souplesse serait donc liée à une source endogène,
à une sorte de déséquilibre virtuel permanent
associé à l'usage du signe comme médiation
entre intérieur et extérieur. C'est également
au signe que nous serions redevables du développement de
l'intériorité et de l'extériorité. Enfin,
la réversibilité symbolique virtuelle produit des
formes hétérogènes, où l'un est condamné
à n'être qu'une réduction toujours en échec
virtuel du duel et du multiple.
Signalons une autre conséquence du point de vue développé
ci-dessus et relative au récit. Notre espèce non seulement
parle, mais elle récite. Nous récitons nos origines,
nos actes héroïques, nos légendes, nos contes,
notre humble quotidien. Sans fin, nous nous racontons, nous rendons
compte, nous témoignons. Au coeur des récits, nous
décrivons et dramatisons des transformations en les faisant
advenir à l'aide d'opérateurs divers, que ce soit
au moyen de notre maîtrise des postures interactives, de notre
inventivité technique, du hasard ou des dieux. Si l'on s'en
tient aux récits de la littérature universelle, on
s'aperçoit assez rapidement que les pivots largement dominants
des transformations sont constitués par des postures interactives
dérivées des possibilités de la réversibilité
symbolique (mensonges, non-dits, intimité, indiscrétion,
vérité, authenticité...). Ce type de récit
se présente donc comme une mise en scène des virtualités
transformationnelles de la réversibilité symbolique
(Petitat, 1999). Mythes, contes et épopées ont implicitement
compris et illustré le rapport entre échange symbolique
et historicité.
La perspective présentée ici articule certaines caractéristiques
du signe et des capacités métacognitives. La dynamique
du changement qui en résulte n'est pas réductible
à des déplacements d'accords intersubjectifs sur les
codes ; elle se nourrit plutôt de la subversion virtuelle
de toutes nos régularités, attentes ou conventions.
Nous ravaudons, nous rapiéçons, nous innovons pour
accueillir le non-respect, la déchirure de l'accord immaculé,
la transgression. Les jeux du caché/montré et de la
déformation encensent souvent l'adhésion, mais cachent
aussi les distances intérieure et pratique par rapport aux
conventions. Le code court après la réversibilité
virtuelle.
Une telle logique n'est praticable qu'avec la conscience et l'expérience,
toujours à revivifier également, des ordres et désordres
douloureux ou avantageux de l'échange symbolique. C'est pourquoi
il est important de souligner les conditions cognitives d'apparition
et d'usage du signe. L'histoire de Pierre et le loup offre une illustration.
Le point de départ, c'est Pierre qui, comme notre chimpanzé,
lance de faux cris d'alarme pour faire croire à des loups
inexistants. La normativité du signe naît de la réaction
collective à cette réversibilité menaçante.
Le signe s'affranchit définitivement du signal qui le précède
grâce à la capacité d'anticiper les conséquences
positives ou négatives de son mésusage ; cette faculté
découle de la représentation de la représentation
et elle ouvre à la fois sur la dimension normative du signe
et sur sa subversion.
Pierre symbolise la mort qui attend ceux qui s'éloignent
trop de l'enchantement de l'entente commune. Cette marge de la mort
est aussi celle de la vie. On sait bien, et les contes nous le rappellent,
que la forêt sauvage et l'éloignement sont propices
au renouvellement. La vie, comme la mort, habite les marges. Le
réversible accélère le dialogue de la vie et
de la mort des formes. Cette accélération et cette
complexification tiennent dans notre signe médiateur à
double face, ce Janus dont un visage reste virtuellement invisible.
Grâce à cette monnaie commune, métamorphosable
en monnaie de singe, grâce aussi à nos capacités
métareprésentatives concomitantes, notre vie sociale
naît de l'effroi du désordre virtuel, comme drame de
la mort, de la vie, de la renaissance et du dépassement.
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