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Échange symbolique et historicité
André PETITAT
Faculté des sciences sociales et politiques, Université de Lausanne, BFSH2, CH-1015, Lausanne
Sociologie et sociétés, vol. XXXI, n° 1, printemps 1999

Origine : http://www.erudit.org/revue/socsoc/1999/v31/n1/001552ar.html

Résumé

Les théories de la communication portent principalement leur attention sur les accords intersubjectifs relatifs au sens, à la règle, au code. Cet article adopte le point de vue opposé et postule que l'échange symbolique repose en premier lieu sur trois libertés virtuelles au regard de l'usage du signe : la transgression des conventions et des attentes, la possibilité de cacher ou de montrer ses états mentaux et, enfin, la possibilité de métamorphoser ses représentations. Ces trois libertés définissent un espace de réversibilité virtuelle qui constitue une source endogène importante et continue de transformation des codes et des formes sociales. L'histoire ne se présente pas comme une succession d'ententes intersubjectives souveraines, mais plutôt comme une régulation après coup d'une désertion, d'une transgression ou d'un rejet des anciennes conventions, attentes ou régularités.

L'histoire humaine est une transformation et une invention permanentes de formes sociales. La microsociété orale immobile est un produit d'anthropologues pressés et ethnocentriques ; l'immuable société de castes est à mettre au compte de notre récurrente difficulté à nous glisser dans la longue durée. Sans repenser l'articulation des dimensions endogènes, exogènes et contingentes du changement social, cet article cherche à cerner les caractéristiques de l'échange symbolique qui nous jettent en permanence dans l'histoire. La première partie est dédiée aux théories de la communication hantées par la notion de code. La seconde présente l'idée de réversibilité dans les usages du code et ses conséquences sur l'érosion des formes sociales.

Le langage, la culture et ses codes

Les sciences sociales ne pouvaient rien faire du modèle mathématique de la communication de Shannon et Weaver (1975), applicable au télégraphe ou au téléphone. C'est pourquoi elles se sont contentées d'en faire un usage métaphorique. Celui-ci plaçait malheureusement le codage et le décodage au centre de la réflexion. Les questions privilégiées iront alors au décalage entre codes de l'émetteur et codes du récepteur, à l'intériorisation des codes, à la génération d'un nombre infini de messages à partir d'un nombre limité de conventions, enfin aux conditions normatives d'une communication réussie.

La « nouvelle communication » (Winkin, 1981), qui pourtant prend le contre-pied de ce modèle télégraphique, ne remet pas en cause ce noeud fascinant du codage et du décodage. Les auteurs de ce courant informel y ajoutent au contraire un code kinésique, un code proxémique et d'autres aspects du non-verbal, tout en soulignant la dimension inconsciente et l'aspect involontaire de la communication. Celle-ci devient synonyme de participation à un processus social interactif intégré, contextualisé, multicanal et largement inconscient.

Au schéma mécaniste de Shannon et Weaver, Bateson (1977, 1980), Watzlawick, Beavin et Jackson (1972), Hall (1971), etc., ont substitué un modèle organique. Ils ont avec bonheur multiplié, complexifié et contextualisé les codes, mais sans interroger toutefois le centre du schéma lui-même. Pire, ils ont créé les conditions d'une extension du schéma à toute la culture. Cela est particulièrement visible chez Goffman (1973 ; cf. sa notion de modus vivendi interactionnel) et surtout chez Scheflen (1981), chez qui la communication se confond avec l'accomplissement de la culture par l'intermédiaire de « programmes » intériorisés par chaque acteur. Ces programmes varient selon les contextes, prescrivent la forme de tous les comportements (dont le comportement verbal), intègrent les différents canaux de transmission, définissent la composition d'un groupe, les rôles et les interactions...

Les points communs entre le structuralisme français et la « nouvelle communication » américaine ne manquent pas. Comme par hasard, la zone principale de recouvrement concerne la possibilité de traiter la société comme un langage, c'est-à-dire de lui appliquer des oppositions binaires, une grammaire ou un code. Les différences sont substantielles aussi, car les théoriciens américains abordent la communication dans une perspective résolument pragmatique et ethnographique.

Cela nous amène à la théorie de l'agir communicationnel d'Habermas (1987). À la base de son monument, l'auteur a placé quatre décisions conceptuelles stratégiques, relatives au sens, à l'intention, à l'individualisme et à l'historicité. Ces quatre options sont profondément imprégnées par l'idée d'un accord intersubjectif sur les règles de la communication. Ainsi, le comportement sensé renvoie à des règles, normes et valeurs intériorisées et intersubjectivement reconnues ; la dynamique de l'intention privilégie la même référence ; la préférence accordée au holisme s'enracine également dans le partage réflexif de la signification de la règle ; enfin, le parti pris pour l'historicité se fonde sur notre capacité à changer les règles du jeu social.

L'appréciation par Habermas de la contribution de Wittgenstein (1980) est éclairante. Ce dernier a notamment prêté attention à des jeux usuels (échecs, cartes, etc.) ; il a noté que les joueurs se conforment à des règles communes, qu'ils appliquent ces règles sans nécessairement pouvoir les expliquer et que la compréhension d'une règle ouvre sur une capacité générative de situations particulières innombrables ; par extension analogique, les jeux du langage seraient à la fois langage et action (actes de langage), la communauté consisterait en un consensus sur des règles, et un déplacement des règles produirait un nouveau jeu social. Pour Wittgenstein, le respect mutuel d'une règle de jeu indique qu'il y a identité de signification.

Habermas s'éloigne de cette vision générative sur deux points principaux. Il introduit l'idée de réflexivité mutuelle des attentes, avec la conscience de la possibilité réciproque de critiquer des comportements basés sur des règles. C'est cette réciprocité qui fonderait l'accord intersubjectif sur la signification de la règle et sur sa transformation. En second lieu, Habermas reproche à Wittgenstein de négliger le rapport au référent. Si les règles du jeu d'échecs ne renvoient à rien d'autre qu'à elles-mêmes, en revanche l'énonciateur engagé dans l'action affirme la validité de ses énoncés : il prétend que ce qu'il dit est compréhensible (prétention à l'intelligibilité), est vrai (vérité), est sincère (sincérité) et légitime (justesse). De nouveau, ces deux critiques concernent les conditions de possibilité d'un accord intersubjectif sur des règles et leur application.

Faisons un pas de plus en portant le regard sur les conditions d'un accord intersubjectif. Lorsque Habermas prend ses distances par rapport à la possibilité d'une société fondée sur la connaissance réciproque des sujets individuels, il critique la tentative de Husserl (1994, cinquième méditation). Ce dernier, en suivant le chemin de la « réduction transcendantale », parvient à un je qui « tient les commandes » à l'intérieur d'un corps : je comprends que mon organisme est lié à une intériorité et qu'il en va de même des autres organismes que je rencontre. Les actes d'autrui sont alors, à la faveur d'une décentration de mon expérience, reliées à son intériorité propre. Sur la base de cette réciprocité de perspectives, chacun construit le monde d'autrui en analogie avec le sien, d'où une communauté de moi deviendrait alors possible (Husserl parle d'« intersubjectivité monadologique »).

Habermas répond que cette communauté n'est qu'une collection de sujets individuels, nullement un nous, nullement une communauté transcendantale. D'où sa décision de déplacer son attention pour la porter sur les règles et sur le partage intersubjectif de leur signification. Mais dans ce déplacement stratégique, dans cette recherche d'une nouvelle pierre d'angle théorique, la démarche d'Habermas conserve une parenté intéressante avec la démarche de Husserl. L'un et l'autre s'appuient en effet sur la réciprocité des perspectives, c'est-à-dire sur la décentration réflexive, pour fonder tantôt la communauté des moi, tantôt l'accord intersubjectif sur la règle. Dans chacune des démarches, ce sont donc des facultés cognitives qui sont au principe de la fondation du social.

C'est ici que les récentes recherches phylo et ontogénétiques sur la cognition, et notamment les recherches sur le mensonge et la « théorie de l'esprit », se révèlent d'une extrême utilité, car elles démontrent de façon massive et indiscutable que la capacité de se représenter ses perceptions et celles d'autrui (évidente chez les singes supérieurs) et la capacité de se représenter ses représentations et celles d'autrui (dès 3 ou 4 ans chez les enfants), sont directement liées à la faculté d'induire de fausses perceptions et de fausses croyances, c'est-à-dire à la capacité de subvertir et de démentir d'éventuelles régularités et attentes dans les échanges (Premack, 1978, 1988 ; Byrne et Whiten, 1988 ; Rotenberg, 1991 ; Doherty et Perner, 1998). Cela signifie que les capacités métacognitives (conscience d'une intériorité qui tient les commandes, capacité de comprendre que l'autre fonctionne selon le même schéma, critiquabilité mutuelle de la règle) dont parlent Husserl et Habermas (et aussi G. H. Mead [1963]) débouchent non seulement sur la virtualité d'une règle commune, mais également sur la subversion virtuelle de tout code éventuel. La règle et la transgression de la règle reposent sur les mêmes exigences cognitives. On ne saurait donc s'appuyer sur elles pour fonder la communauté de la règle, en oubliant de façon trop opportune qu'elles fournissent en même temps la possibilité de sa ruine.

En conclusion de ce bref tour d'horizon des théories communicationnelles dominantes, on ne peut qu'être frappé par leur convergence sur le code et son fondement intersubjectif. L'histoire de la règle se résumerait alors à des déplacements intersubjectifs des accords sur la règle. C'est sur ce point que le scepticisme est le plus grand : l'histoire ne procède pas par succession d'actes intersubjectifs souverains, mais plutôt par régulation après coup d'une désertion, d'une transgression ou d'un rejet des anciennes conventions, régularités ou attentes. La signification de la règle inclut nos libertés à son égard. Le détour par la phylogenèse et l'ontogenèse mène à conclure à l'importance de telles libertés individuelles dans l'usage du signe, ce qui oblige à reconsidérer nos conceptions des rapports entre échange symbolique et historicité. Les pages qui suivent tentent d'opérer un tel renversement de ce point de vue et d'en tirer les conclusions en ce qui regarde l'irrésistible mouvement de l'histoire.

Spécificité de l'échange symbolique

La complexité dynamique des formes sociales humaines s'oppose à la complexité relativement statique des sociétés animales (fourmis, abeilles, etc.). Ce dynamisme commence à émerger avec l'érosion du signal comme média sociobiologiquement incorporé et lié à certains contextes typiques (danse des abeilles, danses nuptiales, cris d'alarme, comportements d'attaque simulés...). Cette érosion de l'enracinement biologique du signal se manifeste par exemple chez les chimpanzés par l'utilisation plurivoque du cri d'alarme, signal normalement associé à un prédateur visible, mais émis parfois pour faire cesser un conflit, faire fuir des concurrents, obtenir l'appui d'un dominant contre un tiers, monopoliser une femelle, etc. (Byrne et Whiten, 1988 ; De Waal, 1992).

Ces jeux polysémiques deviennent possibles chez les singes supérieurs, car ceux-ci sont capables de se représenter leurs perceptions, désirs et attentes et ceux d'autrui. Ces habiletés cognitives leur ouvrent un espace de jeu délibéré, réflexif, beaucoup plus riche et différencié que les jeux mimétiques biologiquement inscrits dans le patrimoine génétique (Premack, 1978, 1988). Cet espace de jeu autour des perceptions et des attentes autorise le déguisement des désirs et des comportements et se répercute sur la vie sociale de ces animaux en rendant possibles une complexité et une souplesse interactives à l'égard de la nourriture, du sexe et du pouvoir (Byrne et Whiten, 1988 ; De Waal, 1997).

En quoi la révolution symbolique élargit-elle ce jeu producteur de formes sociales ?

Voilà une question clé pour le sociologue et l'historien. Nous pouvons l'aborder à partir des propriétés du signe, des échanges de signes et des capacités cognitives qu'elles supposent (Petitat, 1995, 1998a).

Le signe, comme le signal biologiquement incorporé, permet de manifester à l'extérieur des états intérieurs invisibles pour autrui. Mais il est associé chez les humains à des capacités métareprésentatives, c'est-à-dire à la faculté de se représenter les représentations. Cette faculté se complexifie avec l'âge, le premier degré étant atteint vers trois ans, le deuxième, vers cinq ans et le troisième, vers neuf ans (Wimmer et Perner, 1983 ; Chandler, Fritz et Hala, 1989 ; Wellman, 1990 ; Doherty & Perner, 1998). Dès lors, le rapport du signifiant (perceptible) avec le signifié (invisible, immatériel, non perceptible) devient le pivot d'un premier espace de jeu délibéré, stratégique, dans les rapports entre intérieur et extérieur. L'enfant, à partir de trois ans, apprend non seulement à s'exprimer, mais aussi à cacher, à ne pas dire, à maîtriser son flux verbal.

Communiquer, c'est à la fois dire et ne pas dire. La signification elle-même surgit au point de rencontre de ce qui est énoncé et de ce qui ne l'est pas. Cela est valable tant au chapitre de la signification structurale qu'au chapitre de la signification pragmatique. L'énoncé « le ciel est bleu » implique sans les énumérer toutes les couleurs de l'arc-en-ciel ; et l'évaluation de sa validité convoque virtuellement tous les degrés de sa fausseté possible. On ne saurait mieux unir la convention d'une part et, de l'autre, la liberté individuelle de manifester à l'extérieur ou de retenir à l'intérieur des états mentaux divers (sentiments, désirs, croyances, etc.)

L'arbitraire du signe exprime la désincorporation biologique du signal en même temps qu'il rend possible une prolifération conventionnelle virtuellement infinie des médiations entre intérieur et extérieur. Grâce aux facultés métareprésentatives, la double nature visible et invisible du signe engendre un dédoublement conscient et délibéré de l'être et du paraître, plus précisément des états intérieurs et de leurs manifestations extérieures.

En deuxième lieu, contrairement à ce qui se passe dans le cas du signal incorporé, le signe n'est pas relié à un référent contextuel de façon indissociable. L'abeille est dépourvue de la faculté de signaler par sa danse la présence de plantes mellifères inexistantes ; le chimpanzé, à la limite du signal et du signe, parvient pour sa part à émettre un cri d'alarme pour faire croire à la pseudo-présence d'un ennemi ; cette rupture limitée entre le signal et son référent « normal » se généralise avec la révolution symbolique. Les conséquences de cette rupture virtuelle généralisée sont immenses. Principalement, cette dissociation virtuelle permet d'accueillir en l'exprimant la construction imaginaire de la réalité ; elle autorise un décollage de la réalité retenue comme vraie. Par exemple, elle rend possible le mensonge sur les états intérieurs ou une modulation du compte rendu de réalités antérieurement perçues. C'est à partir d'une telle liberté virtuelle d'usage entre signe et référent que les récits fictifs deviennent possibles et que l'on a pu dire d'eux qu'ils étaient des mensonges pouvant prétendre à la vérité. L'historien et le sociologue sont évidemment hautement concernés par cette liberté d'usage du signe dans les reconstructions du présent, du passé, dans un travail où la légende devient parfois « réalité » et où la réalité se mue en légende. Il faudrait construire une théorie de la référence virtuelle pour rendre compte de nos infinies capacités de construction symbolique de la réalité, décisives dans la production mais aussi dans l'érosion des formes sociales et du sens.

La troisième dimension fondamentale du signe est indissociable des deux premières. Elle se rapporte aux indispensables règles d'usage des échanges symboliques et elle codifie, ou plutôt tente de codifier, la liberté virtuelle d'usage des signes. Nos relations seraient problématiques si l'on pouvait dire, ne pas dire et n'importe quoi à n'importe qui, n'importe où, quand et comment. Il y a là un espace de modulation occupé par la variété infinie des cultures. Dans telle situation, il est convenable de ne pas exprimer ses états d'âme, alors que dans d'autres, il paraîtrait inconvenant, voire déloyal, de n'en pas faire mention. Certains travestissements de la réalité sont jugés bienvenus, d'autres, condamnables. Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire et certains dévoilements apparaissent brutaux, inutiles ou irrespectueux de cette part de privé que l'on reconnaît à chacun. Ces conventions d'usage du signe, qui tentent de régulariser nos échanges symboliques, possèdent cette étrange et décisive propriété qu'elles sont susceptibles d'être transgressées par les acteurs individuels. Cette transgression virtuelle complète les deux virtualités précédentes du signe.

Ensemble, elles définissent la dynamique spécifique apportée par la révolution symbolique, dynamique mieux définie par la virtualité de la réversibilité des codes que par les codes eux-mêmes. La notion de réversibilité symbolique désigne les trois libertés fondamentales d'usage du signe dont dispose chaque acteur individuel, libertés virtuelles car utilisables mais non systématiquement utilisées, car freinées par des conventions dont la transgression a son prix.

La spécificité de notre espace communicationnel ne repose pas sur notre capacité à créer et à utiliser délibérément des codes de façon correcte et compréhensible. Ce qui nous sépare de la communication animale ne se résume pas à une question d'intention. Notre originalité réside plutôt dans des libertés individuelles virtuelles d'usage des codes et dans un effort régulatoire constant pour les contenir. C'est pourquoi nos échanges symboliques se déroulent en permanence dans les conflits, dans la violation des conventions, bref dans un jeu autour du code qui définit pragmatiquement celui-ci mieux que toutes les obéissances, habitus et conformités. Reste maintenant à dégager les implications de ce point de vue sous l'angle du changement social endogène.

En suivant les étapes de la métacognition, on peut distinguer trois « théories de l'action ». Une première où l'action est directement rapportée à l'acteur et à son désir. Une seconde où s'interpose un espace de jeu sensori-moteur entre l'acteur désirant et son action. Enfin une troisième où les jeux délibérés autour des signes s'ajoutent aux jeux délibérés précédents autour des perceptions et des attentes. D'une étape à l'autre, l'accès aux biens et au pouvoir, significativement rapporté au désir et à la force, se complique de jeux cognitifs et communicatifs.

Espace de réversibilité symbolique virtuelle et production-érosion des formes sociales

En résumé, pour chaque acteur doué de capacités métareprésentatives, l'espace de réversibilité symbolique virtuelle se présente comme un espace de jeu où il peut manifester ou retenir ses états intérieurs, métamorphoser les réalités internes ou externes, respecter ou transgresser les conventions des échanges. Le signe et son usage vont de pair avec une liberté d'ouverture/fermeture à autrui doublée d'un espace de construction/déconstruction de la réalité et « triplée » enfin d'un jeu avec les conventions établies. Les acteurs sont donc tentés non seulement d'établir et de modifier leurs conventions d'échange, mais surtout de les transgresser et de les subvertir en permanence. Le signe, du point de vue pragmatique de son usage dans les échanges, fonde le réel sur sa subversion virtuelle, le visible sur le virtuellement invisible et la convention sur sa transgression possible.

Une telle médiation entre les acteurs est constitutive à la fois d'une intériorité et d'une extériorité symboliques. La dialectique de l'intériorité et de l'extériorité a été abordée de plusieurs manières, toutes situées entre les deux pôles d'une intériorité générative et d'une extériorité contraignante. Selon la perspective de la réversibilité symbolique, aucune de ces deux options n'est recevable. L'acteur individuel dispose d'une marge de manoeuvre à l'abri de laquelle il peut construire et préserver son intériorité en même temps qu'il est en mesure de négocier son rapport aux produits symboliques institutionnalisés. L'autonomie de l'acteur réside donc dans les virtualités de la réversibilité symbolique. Le sujet créateur ne trouve pas son autonomie créatrice en lui-même, mais dans les caractéristiques de la médiation symbolique avec autrui, c'est-à-dire dans les jeux avec les codes.

Cette autonomie virtuelle nie et contourne l'institué, esquisse des alternatives, rêve d'utopies, occupe les ouvertures historiques, s'inflitre dans les conflits et relance inlassablement la production symbolique. Les usages métacognitifs du signe assurent au sujet une irréductible autonomie, contre laquelle s'acharnent d'ailleurs tous les totalitarismes, qu'ils soient étatiques ou sectaires. Il est impossible, avec la médiation symbolique, d'anéantir l'historicité. La première qualité de l'échange symbolique, ce n'est pas le code, mais la virtualité de son érosion. Umberto Eco (1975) affirme avec bonheur qu'un signe n'est réellement signe que s'il peut servir à mentir. Le code -- la transcendance de l'institué -- tente de contenir, sans jamais y parvenir, la transcendance du sujet.

Sur le plan biologique, l'autonomie individuelle se manifeste par les mutations géniques. Sur le plan comportemental, par une autonomie des conduites par rapport aux inscriptions héréditaires. Sur le plan symbolique, la dynamique morphogénétique est multipliée et surtout accélérée par l'autonomie virtuelle du sujet, par son espace de jeu dans l'échange.

Espace de réversibilité symbolique virtuelle et hétérogénéité catégorielle

Une des plus importantes conséquences de la réversibilité symbolique est l'impossibilité d'une homogénéité catégorielle. À ce titre, la polysémie et les variations contextuelles des signes sont en harmonie avec les propriétés de notre espace de réversibilité.

Cette condamnation à l'hétérogénéité découle de l'espace de jeu autour des signes. Les signes sont des médias liés à des capacités métareprésentatives qui nous permettent à la fois d'être portés par les signes et en même temps de leur échapper. Les possibilités de voilement, de déguisement et de transgression des usages normaux du signe offrent en permanence aux acteurs un espace qui ne peut que compromettre l'univocité, la cohésion, la cohérence, en donnant l'occasion de tirailler ouvertement, de se montrer au contraire conciliant en public et intraitable en privé, ou encore de cacher ou de simuler l'accord en privé et de proclamer publiquement des désaccords. Il n'existe pas une seule société au monde où l'on soit tout à fait d'accord sur la définition de ce qu'est une femme, un homme ou un enfant. Dans les microsociétés orales comme dans les autres, on découvre, autour des définitions stéréotypiques qui appartiennent au centre, des conceptions moins typiques, voire franchement atypiques (M. Mead, 1963, 1973). La polysémie et l'hétérogénéité sont la règle dans la catégorisation et la typification (Rosch, 1978), et il faut faire un effort logico-mathématique spécifique, tendu vers une telle fin, pour aboutir à des définitions univoques.

Le jeu de la réversibilité s'applique ainsi aux catégories et aux mots qui les désignent. Lorsqu'on affirme que des personnes en interaction produisent des types, on pourrait s'imaginer à tort qu'il s'agit de catégories nettement définies. Une telle affirmation s'arrête à la surface du code. Dans le jeu réciproque de l'étiquetage, toutes les déformations, tous les dits et les non-dits sont de mise, c'est-à-dire toutes les postures de l'espace de réversibilité symbolique (mensonges, ruses, tromperies, non-dits, canulars, intimité, exagérations, euphémismes, indécence, indiscrétion, vérité et authenticité).

Il en va de même pour les institutions. Prenons l'exemple des écoles primaires publiques, qui font l'objet attentif d'une même définition, par une même loi, soucieuse en ce cas d'égalité de traitement des citoyens. Or toutes les recherches portant sur ces écoles élémentaires mentionnent des variations d'identité et de fonctionnement, tant en ce qui concerne la clientèle scolaire qu'en ce qui concerne le groupe professoral, le style des relations, les rapports au savoir et au pouvoir, etc. La définition officielle est la même, les dynamiques comportementales et symboliques se différencient.

La différenciation et l'hétérogénéité figurent parmi les plus puissantes conséquences de la réversibilité symbolique. La stupéfiante capacité de classification, d'ordonnancement et de catégorisation croisée offerte par les signes et leur combinaison se double d'une égale puissance différenciatrice et individualisante. Il est donc superficiel de croire que notre aptitude à la classification dérive de nos catégorisations sociales concrètes (groupes familiaux, tribaux, sexuels...). Il est plus juste d'affirmer que cette faculté découle des caractéristiques de la médiation symbolique et de ses présupposés cognitifs et qu'elle s'applique aussi bien à notre capacité de faire et défaire des groupes sociaux qu'à notre capacité de construire et déconstruire des concepts.

Autre conséquence, plus proche de notre thématique de l'historicité : l'hétérogénéité catégorielle est favorable au changement dans la mesure où prolifèrent autour du centre définitionnel des glissements de sens, des oppositions subtiles ou flagrantes, des comportements scandaleux ou incompréhensibles, bref des alternatives virtuelles susceptibles d'être largement adoptées selon les occasions historiques (invention, conflit, contingence, influences diverses). L'hétérogénéité précède les transformations, colle et survit à celles-ce ; elle est un réservoir de sens et de comportements « adaptés » et « inadaptés », centraux et périphériques (Petitat, 1998b).

Conclusion

De nombreuses réponses ont déjà été apportées à la question de l'origine des permanentes transformations historiques. La contingence, la combinaison ou addition de mouvements individuels, les pesanteurs structurelles, l'action des sujets individuels et collectifs, la diffusion des modèles de vie et des inventions et les rapports à la nature peuvent être combinés en d'innombrables modèles plus ou moins adaptés à telle ou telle situation historique. Nous nous sommes dans cet article concentré sur l'échange symbolique, en nous demandant en quoi ses caractéristiques de base pourraient en faire une source endogène permanente de transformation de nos formes relationnelles.

Au lieu d'adopter le point de vue de la construction-négociation commune du code, de la règle ou du sens commun, il est possible de prendre la perspective inverse, celle du voilement, de la métamorphose et de la transgression virtuelle dans l'interaction symbolique. Un tel point de vue nous semble justifié par les ouvertures communicatives citées par les progrès de la métacognition (métaperception et métareprésentation) : non seulement la possibilité d'une attente commune ou d'un accord intersubjectif, mais d'abord et surtout une subversion virtuelle des régularités, attentes et ententes. Les progrès de la cognition engendrent des libertés virtuelles d'usage du signe, libertés des acteurs individuels constitutives d'un espace de réversibilité symbolique. Celui-ci inscrit l'historicité et l'incertitude au coeur même de l'échange symbolique (Balandier, 1994 ; Berthelot, 1996) et fait du sens commun et des codes en général des ordres toujours précaires, instables, en réaffirmation et en reconstruction permanentes, qui procèdent notamment du désordre de la réversibilité.

La production de nos formes, de leur diversité et de leur souplesse serait donc liée à une source endogène, à une sorte de déséquilibre virtuel permanent associé à l'usage du signe comme médiation entre intérieur et extérieur. C'est également au signe que nous serions redevables du développement de l'intériorité et de l'extériorité. Enfin, la réversibilité symbolique virtuelle produit des formes hétérogènes, où l'un est condamné à n'être qu'une réduction toujours en échec virtuel du duel et du multiple.

Signalons une autre conséquence du point de vue développé ci-dessus et relative au récit. Notre espèce non seulement parle, mais elle récite. Nous récitons nos origines, nos actes héroïques, nos légendes, nos contes, notre humble quotidien. Sans fin, nous nous racontons, nous rendons compte, nous témoignons. Au coeur des récits, nous décrivons et dramatisons des transformations en les faisant advenir à l'aide d'opérateurs divers, que ce soit au moyen de notre maîtrise des postures interactives, de notre inventivité technique, du hasard ou des dieux. Si l'on s'en tient aux récits de la littérature universelle, on s'aperçoit assez rapidement que les pivots largement dominants des transformations sont constitués par des postures interactives dérivées des possibilités de la réversibilité symbolique (mensonges, non-dits, intimité, indiscrétion, vérité, authenticité...). Ce type de récit se présente donc comme une mise en scène des virtualités transformationnelles de la réversibilité symbolique (Petitat, 1999). Mythes, contes et épopées ont implicitement compris et illustré le rapport entre échange symbolique et historicité.

La perspective présentée ici articule certaines caractéristiques du signe et des capacités métacognitives. La dynamique du changement qui en résulte n'est pas réductible à des déplacements d'accords intersubjectifs sur les codes ; elle se nourrit plutôt de la subversion virtuelle de toutes nos régularités, attentes ou conventions. Nous ravaudons, nous rapiéçons, nous innovons pour accueillir le non-respect, la déchirure de l'accord immaculé, la transgression. Les jeux du caché/montré et de la déformation encensent souvent l'adhésion, mais cachent aussi les distances intérieure et pratique par rapport aux conventions. Le code court après la réversibilité virtuelle.

Une telle logique n'est praticable qu'avec la conscience et l'expérience, toujours à revivifier également, des ordres et désordres douloureux ou avantageux de l'échange symbolique. C'est pourquoi il est important de souligner les conditions cognitives d'apparition et d'usage du signe. L'histoire de Pierre et le loup offre une illustration. Le point de départ, c'est Pierre qui, comme notre chimpanzé, lance de faux cris d'alarme pour faire croire à des loups inexistants. La normativité du signe naît de la réaction collective à cette réversibilité menaçante. Le signe s'affranchit définitivement du signal qui le précède grâce à la capacité d'anticiper les conséquences positives ou négatives de son mésusage ; cette faculté découle de la représentation de la représentation et elle ouvre à la fois sur la dimension normative du signe et sur sa subversion.

Pierre symbolise la mort qui attend ceux qui s'éloignent trop de l'enchantement de l'entente commune. Cette marge de la mort est aussi celle de la vie. On sait bien, et les contes nous le rappellent, que la forêt sauvage et l'éloignement sont propices au renouvellement. La vie, comme la mort, habite les marges. Le réversible accélère le dialogue de la vie et de la mort des formes. Cette accélération et cette complexification tiennent dans notre signe médiateur à double face, ce Janus dont un visage reste virtuellement invisible. Grâce à cette monnaie commune, métamorphosable en monnaie de singe, grâce aussi à nos capacités métareprésentatives concomitantes, notre vie sociale naît de l'effroi du désordre virtuel, comme drame de la mort, de la vie, de la renaissance et du dépassement.



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