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Origine : http://www.reseau-ipam.org/article.php3?id_article=709
Puis-je faire état d’un mal-être dont je ne
suis sans doute pas seul à souffrir ? J’ai beau explorer
en tous sens ma vie, interroger mes souvenirs, le fait est là
: je ne suis victime de rien ni de personne.
Je suis un homme : l’oppression millénaire infligée
à mes congénères féminines m’a
donc été épargnée. Je suis un hétérosexuel
de l’espèce la plus classique : je n’ai donc
pas subi les discriminations qui frappent gays et lesbiennes. Mon
enfance a été heureuse : je n’ai été
ni battu ni violé. Je ne suis ni juif, ni beur, ni black
: je ne me suis donc heurté ni à l’antisémitisme
ni au racisme. Aussi loin que je remonte dans ma généalogie,
je suis de famille bourgeoise : ni mes ancêtres ni moi n’avons
donc connu les duretés de la condition prolétarienne.
Enfin, mes ascendants n’étaient ni bretons, ni basques,
ni occitans, ni corses, mais plus modestement bourbonnais et berrichons
: je ne puis donc me réclamer d’aucune minorité
nationale brimée par le colonialisme intérieur de
l’Etat jacobin. De plus, ils étaient catholiques et
aucun d’entre eux n’a été tué lors
de la Saint-Barthélemy. Bref, dans quelque direction que
je me tourne, je ne vois pas de qui ni de quoi je pourrais me plaindre.
Constat dramatique : sa première conséquence est
que, dans notre société désormais submergée
par le discours de la compassion, je n’intéresse plus
personne, et me trouve relégué au degré zéro
de l’existence sociale. A vrai dire, vu le spectacle qu’elle
offre, je me résignerais de bonne grâce à cette
marginalisation. Mais d’autres effets sont plus redoutables.
D’abord, mes semblables et moi-même sommes maintenant
environnés d’innombrables escadrons de victimes, toutes
meurtries par la vie ou l’histoire et qui toutes demandent
des comptes. Or à qui s’adressent-elles pour obtenir
réparation ? A nous, naturellement : n’étant
victimes de rien, nous disposons de réserves intactes de
colère et de pitié. Et gare à nous si nous
prétendions ne les dépenser qu’avec prudence
et modération. Nous serions bientôt soupçonnés,
au pis, de complaisance envers les bourreaux, au mieux, d’indifférence
à la douleur d’autrui.
Malheureusement, ces réserves de colère et de pitié
ne sont donc pas extensibles à l’infini. Face à
la prolifération des ayants droit, il devient difficile de
satisfaire tout le monde. Mais nous nous retrouvons aussitôt
dans une situation intenable : sur le marché de la compassion,
la concurrence est rude. Chaque acteur aspire, sinon au monopole,
au moins à une position hégémonique : par son
poids, par sa cruauté, sa durée, le tort qu’il
a subi doit lui valoir le premier rang. Nous voici sommés
de choisir, fixer des priorités, établir des hiérarchies,
reconnaître la spécificité de tel ou tel malheur.
En vertu de quels critères ? Chacun veut nous imposer les
siens et crie à l’outrage si nous ne les acceptons
pas "en bloc".
Que faire face à de telles exigences ? Je recommanderais
d’abord dedistinguer entre les victimes directes qui
ont été ou sont frappées elles-mêmes
dans leur corps, leur esprit, leur dignité et les indirectes,
qui ne le sont que par délégation ou héritage.
Ces dernières ne sont pas les moins prolixes, mais elles
entendent avant tout qu’on parle d’elles et qu’on
les plaigne, ce qui est le plus facile et le moins urgent. Pour
soulager les premières, en revanche, il faut agir, travailler
à changer la vie sociale ou l’esprit public : la tâche
est beaucoup plus compliquée et n’attend pas.
Au cas, malheureusement probable, où cette mesure de désinflation
ne suffirait pas, je me tournerais alors vers un penseur juif dont
les aïeux furent contraints à l’exil et qui fut
persécuté par les siens pour hérésie
bref, qui aurait eu d’excellentes raisons de se poser
en victime. Pourtant, il écrivit :
/ "La pitié chez l’homme qui vit sous la conduite
de la Raison est par elle-même mauvaise et inutile. En effet,
la pitié est une tristesse, et donc elle est mauvaise par
elle-même. Quant au bien qui en résulte, à savoir
que nous nous efforçons de délivrer de son malheur
l’homme dont nous avons pitié, c’est par le seul
commandement //de la Raison que nous désirons le faire, et
ce n’est que par le seul commandement de la Raison que nous
pouvons faire quelque chose que nous savons avec certitude être
bon. Et par conséquent la pitié chez l’homme
qui vit sous la conduite de la Raison est par elle-même mauvaise
et inutile. Il suit de là que l’homme qui vit d’après
le commandement de la Raison s’efforce, autant qu’il
peut, de faire que la pitié ne le touche pas."/
On aura reconnu Spinoza (/Ethique,/ livre IV, proposition 50 et
corollaire). Puisse sa mémoire ramener un peu d’intelligence
et de mesure dans le vacarme de nos débats.
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