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La pitié et la raison
Par TERRAY Emmanuel le 19 mars 2005
Ce texte est paru dans le journal le Monde, rubrique "Point de vue"

Origine : http://www.reseau-ipam.org/article.php3?id_article=709

Puis-je faire état d’un mal-être dont je ne suis sans doute pas seul à souffrir ? J’ai beau explorer en tous sens ma vie, interroger mes souvenirs, le fait est là : je ne suis victime de rien ni de personne.

Je suis un homme : l’oppression millénaire infligée à mes congénères féminines m’a donc été épargnée. Je suis un hétérosexuel de l’espèce la plus classique : je n’ai donc pas subi les discriminations qui frappent gays et lesbiennes. Mon enfance a été heureuse : je n’ai été ni battu ni violé. Je ne suis ni juif, ni beur, ni black : je ne me suis donc heurté ni à l’antisémitisme ni au racisme. Aussi loin que je remonte dans ma généalogie, je suis de famille bourgeoise : ni mes ancêtres ni moi n’avons donc connu les duretés de la condition prolétarienne. Enfin, mes ascendants n’étaient ni bretons, ni basques, ni occitans, ni corses, mais plus modestement bourbonnais et berrichons : je ne puis donc me réclamer d’aucune minorité nationale brimée par le colonialisme intérieur de l’Etat jacobin. De plus, ils étaient catholiques et aucun d’entre eux n’a été tué lors de la Saint-Barthélemy. Bref, dans quelque direction que je me tourne, je ne vois pas de qui ni de quoi je pourrais me plaindre.

Constat dramatique : sa première conséquence est que, dans notre société désormais submergée par le discours de la compassion, je n’intéresse plus personne, et me trouve relégué au degré zéro de l’existence sociale. A vrai dire, vu le spectacle qu’elle offre, je me résignerais de bonne grâce à cette marginalisation. Mais d’autres effets sont plus redoutables.

D’abord, mes semblables et moi-même sommes maintenant environnés d’innombrables escadrons de victimes, toutes meurtries par la vie ou l’histoire et qui toutes demandent des comptes. Or à qui s’adressent-elles pour obtenir réparation ? A nous, naturellement : n’étant victimes de rien, nous disposons de réserves intactes de colère et de pitié. Et gare à nous si nous prétendions ne les dépenser qu’avec prudence et modération. Nous serions bientôt soupçonnés, au pis, de complaisance envers les bourreaux, au mieux, d’indifférence à la douleur d’autrui.

Malheureusement, ces réserves de colère et de pitié ne sont donc pas extensibles à l’infini. Face à la prolifération des ayants droit, il devient difficile de satisfaire tout le monde. Mais nous nous retrouvons aussitôt dans une situation intenable : sur le marché de la compassion, la concurrence est rude. Chaque acteur aspire, sinon au monopole, au moins à une position hégémonique : par son poids, par sa cruauté, sa durée, le tort qu’il a subi doit lui valoir le premier rang. Nous voici sommés de choisir, fixer des priorités, établir des hiérarchies, reconnaître la spécificité de tel ou tel malheur. En vertu de quels critères ? Chacun veut nous imposer les siens et crie à l’outrage si nous ne les acceptons pas "en bloc".

Que faire face à de telles exigences ? Je recommanderais d’abord dedistinguer entre les victimes directes ­ qui ont été ou sont frappées elles-mêmes dans leur corps, leur esprit, leur dignité ­ et les indirectes, qui ne le sont que par délégation ou héritage. Ces dernières ne sont pas les moins prolixes, mais elles entendent avant tout qu’on parle d’elles et qu’on les plaigne, ce qui est le plus facile et le moins urgent. Pour soulager les premières, en revanche, il faut agir, travailler à changer la vie sociale ou l’esprit public : la tâche est beaucoup plus compliquée et n’attend pas.

Au cas, malheureusement probable, où cette mesure de désinflation ne suffirait pas, je me tournerais alors vers un penseur juif dont les aïeux furent contraints à l’exil et qui fut persécuté par les siens pour hérésie ­ bref, qui aurait eu d’excellentes raisons de se poser en victime. Pourtant, il écrivit :

/ "La pitié chez l’homme qui vit sous la conduite de la Raison est par elle-même mauvaise et inutile. En effet, la pitié est une tristesse, et donc elle est mauvaise par elle-même. Quant au bien qui en résulte, à savoir que nous nous efforçons de délivrer de son malheur l’homme dont nous avons pitié, c’est par le seul commandement //de la Raison que nous désirons le faire, et ce n’est que par le seul commandement de la Raison que nous pouvons faire quelque chose que nous savons avec certitude être bon. Et par conséquent la pitié chez l’homme qui vit sous la conduite de la Raison est par elle-même mauvaise et inutile. Il suit de là que l’homme qui vit d’après le commandement de la Raison s’efforce, autant qu’il peut, de faire que la pitié ne le touche pas."/

On aura reconnu Spinoza (/Ethique,/ livre IV, proposition 50 et corollaire). Puisse sa mémoire ramener un peu d’intelligence et de mesure dans le vacarme de nos débats.