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Origine : http://labyrinthe.revues.org/index1032.html
S’il y a une lacune que la publication de Sécurité,
territoire, population et Naissance de la biopolitique, de Foucault,
fait apparaître chez ses continuateurs se réclamant
notamment du biopouvoir, c’est bien la question de l’individu,
et de la place qui lui est réservée dans la pensée
du pouvoir politique. Les modèles proposés par Agamben
ou Sloterdijk restent dominés par un holisme méthodologique
qui se marque par une inattention à l’endroit de l’individu
et de la subjectivation 1, ou qui ne considère l’individu
que comme un corps biologique, devenu modalité du pouvoir
et son lieu d’exercice premier.
Le point envisagé ici n’est ni celui de l’apparition
d’une subjectivation politique, ni celui d’une liberté
qui serait produite par le pouvoir voir l’article de D. Sardinha
, mais d’une individuation permise et produite par des formes
particulières de pouvoir. Dans les travaux de Foucault, ces
formes de pouvoir ressortissent du pouvoir pastoral, lequel entretient
avec la notion de «police» des affinités marquées,
dans leur gestion commune du groupe humain, et dans la volonté
de le connaître pour garantir sa survie et son amélioration;
et de la notion désormais sursignifiante de biopouvoir, entendue
non comme mode d’exercice dominant de la souveraineté,
ni comme vitalisme ontologique permettant la contestation de l’ordre
politique voir l’article d’A. Skornicki , mais plutôt
comprise comme administration politique de l’être-corps
des composantes de la population 2.
L’existence historique du pouvoir pastoral, de l’État
de police, comme la présence contemporaine de formes de biopouvoir,
permettent aux analyses de Foucault d’injecter dans une perspective
originellement holistique la question de l’état du
pouvoir dans son capillaire ultime. Dans la société
disciplinaire, le corps fait retour, en ce qu’il accueille
la punition du souverain. Dans le pouvoir pastoral, l’État
berger a la capacité, et la préoccupation, de passer
par le niveau de sa plus petite composante pour assurer la survie
du troupeau. Dans le biopouvoir, la gestion de l’être-corps
implique une attention croissante à ses états pour
mieux le contrôler et le faire vivre. Pour autant, Foucault
n’insiste pas sur les conditions d’individuation rendues
possibles par ces formes de souveraineté, et ce n’est
qu’au prix d’un détour par l’Antiquité
qu’il s’intéressera au « souci de soi 3
».
La sociologie de Norbert Elias a, elle, toujours tenté de
faire tenir ensemble holisme et individualisme, en reliant la formation
et la forme de l’État à l’économie
psychique individuelle 4. À côté du processus
de civilisation se place un processus d’individuation, qui
se marque par l’intériorisation de contraintes externes
par les sujets, donc d’un auto-contrôle individuel qui
renforce la conscience de soi et permet, potentiellement, le développement
d’une individualité 5, ou d’une subjectivation
politique, hors du groupe. L’individuation permet aussi l’identification
d’un soi contrôlé et des autres comme se contrôlant.
Produite par les contraintes étatiques et la configuration
sociale changeante, l’individuation en est aussi la condition.
Le pouvoir, chez Foucault et Elias, gère de la multiplicité,
mais fabrique de l’individuel. L’individuation est un
effet émergent des différents modes de gouvernement,
non pas parce que dans une perspective d’individualisme méthodologique
l’individu serait toujours premier, mais parce que l’individu
est à la fois ce qui est produit par le pouvoir, son lieu
d’exercice, mais aussi ce qui résiste au pouvoir.
L’individu en Souveraineté
Sous l’aspect de l’individuation, les rapprochements
entre les analyses de Foucault et d’Elias sont nombreux 6.
La notion de discipline dégagée par Foucault trouve
un équivalent fonctionnel dans la notion eliassienne d’accroissement
des chaînes d’interdépendance entre les individus,
dans les sociétés à monopole de la violence
physique légitime par une unité étatique centrale
7. Ce phénomène typique de la modernité, emprunte
à la fois à une division poussée du travail,
et à une spécialisation-technicisation des tâches
qui rend les individus de plus en plus dépendants les uns
des autres pour l’accomplissement des actes de la vie quotidienne
et la satisfaction des besoins élémentaires. Monopole
et chaînes d’interdépendances forment ensemble
une configuration sociale particulière qui pèse sur
les individus, à laquelle ils participent et se conforment.
La discipline foucaldienne comme la configuration eliassienne conduisent
à des changements dans le rapport à soi. L’individuation
disciplinaire produit une discipline du moi capable de le rendre
conforme à l’idéal bureaucratique ou politique,
tandis que l’individuation conditionnée par la configuration
concourt à une maîtrise de soi en société,
et à la conformation à des modèles ouvrant
à la vie en commun, à la vie curiale ou à la
vie démocratique. Discipline et configuration participent
donc également d’une autogestion des individus, et
d’une contrainte des désirs et des pulsions corporels
qui mettent fin à la violence interpersonnelle et participent
d’une « sociétalisation du moi 8 ».
Que la discipline passe par des institutions identifiées,
chez Foucault, ou qu’elle passe par les mutations du monopole
central, chez Elias, dans les deux hypothèses l’objectif
politique est de fabriquer des corps dociles, conformés,
et d’obtenir un contrôle de la vie individuelle. Lequel
produit en retour les phénomènes d’individuation,
via un contrôle de l’économie psychique personnelle,
avec les dispositifs de confession ou d’aveu 9, avec l’inculcation
des «bonnes manières» et de modèles d’idéal
du moi social, qui donnent à l’individu le sentiment
poussé d’un soi unique dans le groupe, et d’une
intériorité façonnable et contrôlable
pour évoluer au mieux dans ce groupe et pour atteindre l’idéal
politique du moi.
Foucault comme Elias ont mis en évidence que la gouvernementalité
était avant tout un gouvernement des conduites, une conduite
des conduites, et que ce que cherche à obtenir le pouvoir,
c’est un auto-contrôle des individus, par le recours
à la normalisation, chez Foucault, ou aux civilités,
chez Elias 10. Normalisation et autocontrôle individuel visent
tous deux à obtenir une pacification interne de la société
et une intériorisation des contraintes étatiques ou
externes, qui s’achèvent en un retrait relatif de l’État
sur ses fonctions régaliennes, au profit d’une prise
en charge de nombre de ses fonctions par les individus. Bien que
pris dans des formes de souveraineté, l’individu n’est
jamais absent. Les sociétés disciplinaires, de contrôle
et de normalisation entendent contrôler sa subjectivité,
et les sociétés issues du processus de civilisation
entendent lui confier individuellement ce contrôle, afin d’en
garantir la meilleure application et de faire concorder individuation
et idéal politique du moi.
Le pouvoir pastoral, matrice de l’individuation En proposant
le modèle du pouvoir pastoral (STP, p. 126), Foucault livre
en réalité plus qu’un modèle historiquement
situé. En étendant le système pastoral au processus
d’individuation – usage que Foucault mentionne seulement,
parlant d’un «pouvoir individualisateur 11» –,
celui-ci apparaît comme une matrice qui contient et influence
les modèles de pouvoir qui naîtront plus tardivement.
Éléments du gouvernement pastoral
Forme idéal-typique de régime, qui trouve son origine
dans les sociétés antiques d’Orient (Égypte,
Assyrie, Judée), le pouvoir pastoral est un décalque
politique des relations entre Dieu et les hommes. Un roi-berger
surveille et gère un peuple-troupeau, dont il doit assurer
la subsistance, les soins, et le salut. Dans la conception hébraïque,
la relation pasteur-brebis est d’obéissance, alors
que dans l’appropriation chrétienne du pastorat, elle
est de dépendance et de soumission individuelle. Obéissance
ou soumission deviennent des fins en soi, où la responsabilité
du pasteur est engagée, et où le péché
de chaque membre du troupeau est imputable à son chef. D’où
une nécessaire connaissance que le pasteur doit posséder
de son troupeau, laquelle, en retour, autorise l’individualisation.
Le pasteur doit être attentif à chaque membre du groupe,
et finalement entretenir un rapport individualisé à
la multiplicité de ses brebis. Pour accéder à
ce savoir, le christianisme a importé puis développé
deux outils helléniques: l’examen de conscience, qui
permet la maîtrise de soi, et la direction de conscience,
qui permet la conduite des hommes dans leur vie quotidienne. Ce
modèle ne disparaît pas lors de la formation des États
occidentaux, et irrigue les théories de la raison d’État
et de la « police », qui s’intéresse à
la population vivante en tant que son bien-être permettrait
de renforcer la puissance de l’État.
Le pouvoir pastoral annonce le pouvoir de souveraineté en
autorisant l’existence d’une modalité individuelle.
Car, pour gérer du nombre, le pouvoir doit prendre en compte
les existences individuelles des membres composant le groupe. Le
« troupeau » humain reste pensé dans une perspective
organiciste, comme un corps qu’il faut préserver dans
sa totalité, soit en sauvant un membre gâté,
soit en le supprimant (STP, p. 172). C’est ici que le droit
du souverain de réclamer, ordonner, et procéder à
la mise à mort d’un de ses citoyens trouve sa source.
Selon Foucault, le crime puni de mort est avant tout un crime contre
la souveraineté 12, c’est-à-dire un crime contre
le corps collectif contractualiste. Quand au xixe siècle
triomphe la théorie de la défense sociale 13 pour
justifier la peine de mort, elle ne se rend compréhensible
qu’en filant à son tour la métaphore organologique
et en légitimant l’élimination physique des
criminels par des considérations hygiénistes et de
purification du corps social, assimilables finalement à des
théories pastorales renouvelées. Le pouvoir pastoral
autorise donc la suppression du membre criminogène gangrené,
pour la survie du groupe, tout comme le feront les sociétés
de souveraineté.
Mais en frappant un condamné pris isolément, le souverain
contribue à inventer l’individualisation de la peine.
Pas dans ses formes contemporaines d’une souplesse du droit
selon la personnalité de l’accusé, mais dans
l’habituation à des peines qui ne s’exercent
que sur un corps à la fois. Et les passages que consacre
Foucault, dans Surveiller et Punir, au supplice de Damiens en 1757,
marquent tout autant la fin des punitions d’Ancien Régime
et la voie vers l’égalité révolutionnaire
de la guillotine, que le moment où la peine choque, parce
qu’elle marque la démesure entre la puissance du souverain
et le corps dominé du condamné sur qui s’exerce
cette puissance. Dans les sociétés de souveraineté,
et dans les sociétés disciplinaires, la peine est
pensée et perçue comme ce qui s’applique au
seul corps individualisé d’un condamné, connu,
nommé, identifié. Et les difficultés d’acclimatation
de la prison, assimilée à une peine collective, prenant
en charge des masses de condamnés anonymes, et les dissimulant
au regard, expliquent la répugnance à légiférer
sur les formes de l’incarcération 14, et les mouvements
réclamant le maintien de la peine de mort 15, voire le retour
des châtiments corporels; c’est-à-dire des peines
visibles et impliquant un condamné donné.
Le droit de punir, dans les approches proposées par Elias,
change au moment du passage aux sociétés de souveraineté,
c’est-à-dire quand le monopole de la violence physique
par une puissance centrale est achevé. Cette monopolisation
se marque par l’appropriation, par le souverain, des moyens
de la justice, qui de sociétale et privée, devient
exclusivement publique, et tendant à sa nationalisation,
via une homogénéisation du droit et sa codification.
Monopolisation qui se marque aussi par l’institutionnalisation
puis la professionnalisation du bourreau, au XVIe siècle,
selon Pieter Spierenburg 16 qui se situe dans la perspective de
Norbert Elias.
Le pouvoir pastoral annonce, négativement, le pouvoir disciplinaire,
par le biais de l’ascétisme comme contre-conduite (STP,
p. 209). L’ascétisme apparaît comme un corps
à corps avec soi-même, sans l’autorité
d’un autre, et surtout donc hors de l’autorité
du pasteur. Il est un défi interne, lancé à
soi-même, à son corps, et un défi externe à
destination de l’autorité souveraine. Selon Foucault,
l’ascétisme est une obéissance retournée
devenue maîtrise de soi (STP, p. 209-211), et sous cet aspect
une forme de résistance individuelle, passant par la discipline
individuelle, au pouvoir pastoral. Mais là ou Foucault généralise
cette contre-conduite au sein du pouvoir pastoral comme fondement
du « rêve disciplinaire » (STP, p. 348) qui irrigue
le bon gouvernement de l’État, la « police »
(STP, p. 321), Elias individualise la pratique ascétique.
La maîtrise de soi provient de la configuration sociale, mais
ne lui confère pas sa forme, et reste limitée à
un autocontrôle individuel. L’autocontrôle ne
vise d’ailleurs pas en priorité la maîtrise des
pulsions, sexuelles ou alimentaires, il ne vise pas la discipline
pour la discipline, mais il vise la maîtrise de soi comme
discipline sociale. C’est-à-dire comme élément
déterminant dans le « jeu » social propre à
une configuration, où il s’agit de ne pas montrer ses
sentiments, ses émotions, de ne pas perdre la face, dans
le lexique de Goffman, de ne pas recourir à la violence,
donc de se contrôler pour contrôler sa position dans
les rapports de force qui engagent l’individu 17. La discipline
de soi, c’est la transformation du corps contrôlé
en outil politique, au service de la « survie » sociale
et politique de l’individu.
Foucault pose donc une conduite disciplinaire individuelle devenue
modèle social, tandis qu’Elias pose un modèle
de société impliquant l’autocontrainte individuelle.
Foucault en trouve la source dans un pouvoir pastoral qui oblige
à l’obéissance, sans la discipline, là
où Elias en trouve la source dans des modèles déjà
disciplinaires, impliquant obéissance et discipline, donc
ressortissant à la fois du pouvoir pastoral et du normatif
disciplinaire. Le monastère et l’armée ont été
souvent identifiés comme les lieux d’invention de ce
modèle disciplinaire 18. Ces institutions totales nécessitent
une complète égalité de leurs membres, c’est-à-dire
l’effacement de leurs particularités individuelles,
pour la gestion optimale du groupe et le rationnement de ses besoins
(pastorat) et pour la gestion d’individus identiques, soumis
à une hiérarchie de commandement, ayant intériorisé
les règles (discipline). Le monastère et l’armée
ont donc, les premiers, inventé la « police »
et la gestion d’une population captive, tout entière
tournée vers des buts transcendants l’individu, mais
pour lesquels il doit être en parfaite condition physique.
Quand Bruno Karsenti écrit que la discipline appliquée
au social, c’est la perspective militaire convertie en perspective
éducative 19, il faudrait compléter, avec Elias, pour
dire que l’éducation de soi, c’est la perspective
disciplinaire convertie en outil et condition du jeu politique,
et en possibilité de vivre en société. Le paradoxe
veut donc qu’une culture individualiste se développe
dans les lieux mêmes de la culture groupale et de la rationalisation
des corps.
Le corps du biopouvoir
C’est ce qu’annonce finalement le pouvoir pastoral
dans sa préoccupation partagée avec la « police
» d’un bien-être collectif: un biopouvoir tourné
vers la santé du corps, et vers une « bioréflexivité
20 », une incorporation individuelle du biopouvoir étatico-médical
par le truchement de la maîtrise de son corps pulsionnel et
morbide. Le biopouvoir, tel que l’entend par exemple Agamben,
comme une forme nouvelle de répression axée sur le
contrôle de l’être-corps des citoyens, n’a
pas de sens chez Elias, pour qui le pouvoir politique est toujours-déjà
un pouvoir sur les corps, un pouvoir avec les corps. L’absence
de partage possible entre le corps biologique et le corps politique,
où Agamben fait sourdre le paradigme biopolitique de la modernité
21, n’existe pas chez Elias où le corps du politique
est le corps biologique individuel, et où le corps biologique
est éminemment politique. Elias rejoint ici le Foucault du
pouvoir pastoral et de ses successeurs, pour affirmer que le pouvoir
politique a, dès l’origine, géré des
corps.
Ce pouvoir politique, soucieux de sa population, soucieux du devenir
de ses corps, soucieux du « faire vivre » plutôt
que du « faire mourir », est un biopouvoir « bienfaisant
» (STP, p. 130), dont on retrouve l’écho dans
le biopouvoir médical contemporain. Il reste bien sûr
possible de soutenir que le biopouvoir médical est en dernière
instance une forme de normalisation, et un gouvernement de l’espèce
humaine par le biais de l’administration de la vie. Et un
usage du terme dénonce d’ailleurs une approche technocratique
où le pouvoir est confié à des experts au nom
d’impératifs de santé publique, et où
le contrôle du vivant fabriquerait, via les perspectives de
clonage humain, d’eugénisme, ou d’euthanasie,
un être-corps humain qui ne s’appartiendrait plus 22.
Cependant, si l’on tient ce biopouvoir médical comme
désireux avant tout du « faire vivre », sans
autre considération que le refus de la mort et de la maladie,
si l’on conçoit le pouvoir politique comme devant s’assurer
de la sécurité corporelle de ses citoyens, les formes
du biopouvoir médical l’apparentent alors à
un gouvernement des conduites. Dominique Memmi a mis en évidence
que ce biopouvoir médical était devenu un biopouvoir
délégué à l’individu 23, en ce
sens que l’État se déleste du contrôle
médical des corps, au profit d’un contrôle de
soi individualisé. On passe sensiblement d’un pouvoir
disciplinaire à un pouvoir où la contrainte externe
est affaiblie, au profit d’une autocontrainte, qui est simplement
accompagnée par l’État et vérifiée
par le médecin. On passe d’une « institution
disciplinaire » foucaldienne à une « institution
civilisatrice » eliassienne, où chaque citoyen est
appelé à connaître les maladies, à s’en
protéger, à maîtriser ses pulsions sexuelles,
à utiliser des moyens de contraception ou de protection contre
les maladies infectieuses. C’est sur lui que repose en fin
de compte la gestion de sa propre santé, par le contrôle
de son être-corps. Cette valorisation de l’autocontrôle
est une marque du progrès de l’individuation et incarne
l’avènement d’un sujet triomphant, pensé
comme capable d’anticipation et de rationalisation dans les
usages qu’il peut faire de son corps. Elle n’est pensable
que dans l’entérinement que le processus de civilisation
s’est accompagné d’un processus d’individuation,
qui permet le retrait de l’État quand l’individu
montre qu’il est capable de se contrôler. Le biopouvoir
étatique a vocation à disparaître dès
qu’il aura été incorporé au niveau individuel.
Il cesse d’être contrainte quand il devient auto-contrainte.
Dès lors, le corps biologique et le corps politique s’indifférencient
au sein de l’être-corps individuel.
Le souci de soi, alors, n’appartient pas à une époque
en particulier, il est un effet de l’individuation produite
par les diverses figures du pouvoir et par la place laissée
toujours libre à l’individu au sein des dispositifs
étatiques. Pour Foucault, l’individu est ce qui résiste
au pouvoir, et chez Elias il est son auxiliaire, celui qui permet
à la forme étatique de se maintenir, une fois qu’elle
a été individuellement intériorisée.
Le pouvoir s’abîme dans l’individu, avec pour
objectif de devenir une contrainte interne seulement et de disparaître
comme contrainte externe. L’État devient un simple
gestionnaire des besoins vitaux, dans une société
d’individus qui peuvent vivre hors de son contrôle permanent.
Le pouvoir est donc toujours dans l’utopie de sa propre disparition:
par le contentement des besoins, et par l’autocontrôle,
il dépasse les classes sociales et leurs conflits, pour ne
gérer que des corps vivants, sans recourir à la violence.
Le social réinventé, et la résistance au (bio)pouvoir,
passent alors par la garantie de l’individuation, plus que
par la multitude. Et l’individu demeure.
Le rapprochement entre les perspectives de Foucault et celles d’Elias
a mis en exergue la prégnance de l’individuation dans
les manifestations et les ambitions du pouvoir politique. Et ce
n’est pas que théorique, car le Foucault du souci de
soi avait redécouvert l’importance conceptuelle de
l’individuation, et à la fin de sa vie traduisait,
pour son propre plaisir, La Solitude des mourants, ouvrage tardif
de Norbert Elias 24.
Notes
1 Que l’on considère notamment la perspective juridico-institutionnelle
d’Agamben dans État d’exception. Homo sacer,
II, 1, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique »,
2003.
2 Sur les différentes acceptions du biopouvoir, voir Jacques
Rancière, « Biopolitique ou politique? », Multitudes,
1, mars 2000.
3 Histoire de la sexualité. III. Le souci de soi, Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 2004 [1984].
4 Pour des informations biographiques mises en perspective, autour
d’un Elias traversant le xxe siècle (1897-1990), tout
à la fois exilé d’Allemagne, Juif dont la mère
périra à Auschwitz, enseignant marginal à la
carrière chaotique, mais dont l’apport sociologique
est le produit de cette même trajectoire, voir Bernard Lacroix,
« Portrait sociologique de l’auteur », dans Alain
Garrigou, Bernard Lacroix (dir.), Norbert Elias. La politique et
l’histoire, Paris, La découverte, 1997.
5 Norbert Elias, La Société des individus, Paris,
Fayard, coll. « Pocket Agora », 1997, p. 101.
6 Robert van Krieken, « The Organization of the Soul: Elias
and Foucault on Discipline and the Self », Archives européennes
de sociologie, tome XXXI, 2, 1990; Numa Murard, « Norbert
Elias et Michel Foucault: deux flèches au cœur de la
subjectivité », Tumultes, 15, octobre 2000.
7 Selon Pieter Spierenburg, les deux auteurs ont aussi en commun
la vision d’un pouvoir omniprésent, qui ne saurait
se réduire à un centre ou à un individu, voir
« Punishment, Power, and History. Foucault and Elias »,
Social Science History, vol. 28, 4, Winter 2004, p. 625.
8 Robert van Krieken, « The Organization of the Soul…
», art. cit., p. 355.
9 L’aveu du criminel fait l’objet de développements
dans Surveiller et Punir. Naissance de la prison, de Foucault, Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 1993 [1975], p. 48 sqq.
10 Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy,
coll. « Pocket Agora », 2000 [1939]; Id., La Dynamique
de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Pocket
Agora », 1996 [1939].
11 « “Omnes et singulatim”: vers une critique
de la raison politique » (1979), dans Dits et Écrits,
IV, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences
humaines », 1994, p. 136.
12 Les Anormaux. Cours au Collège de France, 1974-1975,
Paris, Gallimard/Seuil, coll. «Hautes études»,
1999, p. 76; Foucault, SP, p. 107.
13 Martine Kaluszynski, La République à l’épreuve
du crime. La construction du crime comme objet politique. 1880-1920,
Paris, LGDJ, MSH-RED&S, coll. « Droit et société
», 2002.
14 Robert Badinter, La Prison républicaine (1870-1914),
Paris, Fayard, coll. « Le Livre de poche », 1992.
15 Julie Le Quang Sang, « L’abolition de la peine de
mort en France: le rendez-vous manqué de 19061908 »,
Crime, Histoire & Sociétés, vol. 6, 1, 2002.
16 The Spectacle of Suffering. Executions and the Evolution of
Repression: from a Preindustrial Metropolis to the European Experience,
Cambridge, Cambridge University Press, 1984, p. 25.
17 Norbert Elias, La Société de cour, Paris, Flammarion,
coll. « Champs », 1995 [1969]; Id., «On transformation
of aggressiveness », Theory and Society, vol. 5, 2, mars,
1978.
18 Bryan S. Turner, « The Rationalization of the Body: Reflections
on Modernity and Discipline », dans Scott Lash, Sam Whimster
(eds), Max Weber, Rationality and Modernity, London, Allen &
Unwin, 1987.
19 « Le criminel, le patriote, le citoyen. Une généalogie
de l’idée de discipline », L’Inactuel,
« L’idée de meurtre », 2, printemps 1999,
p. 125.
20 Dominique Memmi, Faire vivre et laisser mourir. Le gouvernement
contemporain de la naissance et de la mort, Paris, La Découverte,
coll. « textes à l’appui/politique et société
», 2003, p. 202.
21 Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil,
coll. « L’ordre philosophique », 1997 [1995],
p. 202.
22 Virginie Tournay, « Le biopouvoir à l’épreuve
des travaux sur la biomédecine: succès politique d’un
néologisme », dans Sylvain Meyet, Marie-Cécile
Naves, Thomas Ribemont (dir.), Travailler avec Foucault. Retours
sur le politique, Paris, L’Harmattan, coll. « Cahiers
politiques », 2005.
23 Faire vivre et laisser mourir..., op. cit., p. 292.
24 Stephen Mennell, « Beyond Elias », Figurations.
Newsletter of the Norbert Elias Foundation, 1, juin 1994. Cette
information est donnée dans la chronologie ouvrant les Dits
et Écrits.
Emmanuel Taïeb, « Individuation et pouvoir politique
», Labyrinthe, 22 2005 (3), mis en ligne le 22 juillet 2008.
http://labyrinthe.revues.org/index1032.html
Auteur Emmanuel Taïeb etaieb [at] club-internet.fr
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