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Origine : http://dupublicaucommun.blogspot.com/2010/12/contribution-pour-la-seance-du-15.html#more
Il y a, dans le tournant que nous affrontons aujourd’hui –
une réinvention, un réinvestissement radical de la
grammaire politique moderne – des questions qui reviennent
en permanence. L’une d’entre elle - qui concerne le
commun dès lors qu’on entend celui-ci non pas comme
un « fond commun » naturel, comme un « bien commun
» assuré par le droit positif ou comme un « plus
petit dénominateur commun » assurant les hommes de
leur co-appartenance au genre humain, mais au contraire comme le
résultat d’une construction commune, d’une production
commune - est en réalité en bonne partie déjà
comprise dans ce que nous avons commencé à appeler
il y a quelques années la « multitude ».
Sur « ce que le commun n’est pas », et sur ce
qu’il pourrait ou devrait être, dans le droit fil des
analyses proposées par Pierre Dardot lors de la première
séance de ce séminaire, je renvoie, à la fin
de ce petit texte, à un post-scriptum en forme de prolongement
de discussion.
Pour ce qui est en revanche de la difficulté que nous posent
de la même manière, je crois, le concept de multitude
(du côté des subjectivités) et celui du commun
(du côté de ce que construisent ensemble les multitudes),
je voudrais procéder par points sommaires.
1. Singularités et multitude ; différences
et commun : le problème de la permanence.
Nous avons trop rapidement sauté par-dessus un obstacle pourtant
essentiel. Si l’on admet que nous voulons sortir d’une
définition additive de la multitude (la multitude est une
main levée + une main levée + une main levée
+ une main levée…), idée pourtant reprise par
certaines versions simplistes du retour à la participation
politique « par le bas » ; mais que nous ne pouvons
plus non plus fonctionner à partir d’une définition
« intégrative » (la multitude est l’intégration
des singularités en un tout qui les transcende : la multitude
est la volonté générale) qui est à la
base du système moderne de la représentation politique
– dont nous savons aujourd’hui la crise profonde -,
alors nous ne pouvons pas nous poser le problème de la manière
dont les singularités produisent la multitude tout en y permanant,
tout en y restant des singularités. Faire-multitude, cela
signifie à la fois construire une réalité subjective
politique nouvelle, et ne pas éliminer les singularités
qui en sont la « chair ». Faire-multitude, c’est
penser à la fois la permanence des singularités en
tant que singularités, et la multitude qu’elles composent,
qu’elles agencent. Faire-multitude, c’est un problème
qui est à la fois logique et organisationnel : quel mode
d’organisation permet-il de penser à la fois les singularités
et ce qu’elles produisent - et qui les excède sans
les effacer ; et qui les rend au contraire, singulièrement,
plus puissantes - ?
De la même manière, le commun, s’il n’est
pas pensé comme un a priori, comme une condition de possibilité
de la communauté politique, mais comme le résultat
de l’action « composée » des différences,
doit à la fois être autre chose que ces différences
qui le construisent – le commun est une excédence -,
et tout sauf un effacement des différences en tant que différences.
Produire du commun, c’est construire sous la forme d’un
excès, d’un surplus de réalité, quelque
chose qui permette aux différences en tant que différences
– à toutes les différences – de s’y
reconnaître comme puissance constituante. C’est le contraire
d’une neutralisation des différences par construction
de consensus, ou par imposition d’une approche purement quantitative
(et identificatrice) de la diversité – les quotas,
les systèmes de discrimination positive ou négative
etc. Le commun est non pas le plus petit commun dénominateur
mais le plus grand commun différentiel : le nom que je donne
au fait que ce que je produis augmente ma puissance comme elle augmente
celle des autres. Le piège est ici de dire : le commun est
ce qui m’appartient comme il appartient aux autres. Si nous
continuons à raisonner en termes de propriété
(le commun est ce qui appartient à tous), nous risquons tôt
ou tard de retomber dans quelque chose qui transcende la diversité
des intérêts privés (la genèse historique
de l’État). La différence, ce n’est pas
celle de l’intérêt privé ou de la spécificité
d’un usufruit (c’est-à-dire celle d’un
privilège), c’est la singularité d’un
usage.
2. Les différences sont historiques : ce ne sont
pas des choses, ce sont des devenirs. Le commun comme production
: un devenir, le résultat sans cesse remis à l’ouvrage
d’un pouvoir constituant lui-même sans cesse relancé.
Si nous imaginons le commun comme ce que produisent ensemble les
différences en tant que différences, il ne faut pas
pour autant penser que le commun est un produit, un objet, une chose,
une configuration stable, un système. Le commun est le produit
d’un mouvement constituant sans terme. Il est historique.
Sans historicisation (mais on pourrait dire aussi : sans géographisation)
de telle ou telle configuration de commun donnée, on retombe
dans la métaphysique de la communauté (le commun est
ce que nous avons, de toute éternité et dans tous
les espaces du monde, en commun).
Le commun est ce que les hommes choissent, à un moment donné
et en un lieu donné, en fonction d’une cartographie
donnée de rapports de forces et de lignes de tension, de
construire ensemble à partir de leurs différences.
Le commun, sur la base de cette conscience du temps et du lieu,
de la généalogie et de la cartographie, est le produit
d’une démarche qui est à la fois constituante
et stratégique, dynamique et politique, en devenir et antagoniste.
Cela pose bien évidemment des problèmes nombreux :
qu’est-ce qu’une gouvernance du commun dans ce contexte
? Et plus encore : peut-on envisager un « droit » du
commun à la hauteur de ce pouvoir constituant des différences
en tant que différences ? Un droit constituant, historicisé
et géographisé, qui plus est voué à
la lecture et à l’analyse permanente de l’état
des choses, c’est-à-dire rendu stratégique ?
3. La compossibilité des différences comme
condition de la production du commun : une construction de forces
et non une décomposition de rapports.
Pour produire du commun, les différences doivent se composer
entre elles, et non pas se décomposer. Cela signifie que
l’on renonce à raisonner en termes d’intérêts
privés sans pour cela renoncer à raisonner en termes
de permanence des différences : en somme, que l’on
n’impose pas la massification, ou la désubjectivation,
ou la normalisation, comme condition préalable de la construction
du commun. Le problème est de comprendre si cette sortie
de la logique de l’intérêt privé est assurée
par l’abandon, ou par le « décrochage »
du problème du commun hors du champ de réflexion dessiné
par le couple individualisme propriétaire/propriété
étatique. Qu’est-ce qu’un intérêt
non-propriétaire ?
Par ailleurs, le problème est d’autant plus compliqué
que, dans chaque singularité (vous, moi), coexistent une
infinité de différences : avant même de devoir
construire de la multitude, nous devons reconnaître qu’à
l’intérieur de chacun de nous, il y a une multitude
de différences qui cohabitent. Or, de la même manière
que nous faisons cohabiter en nous des différences de nature
et de consistance différente (de genre, de classe, de couleur
etc.), et que nous mettons en avant telle ou telle différence
en fonction du contexte de construction du commun, des équilibres
et des déséquilibres qui le traversent, des rapports
de force qui s’y dessinent, des ouvertures qui s’y proposent,
nous devons, quand nous construisons du commun, y investir selon
les cas, tel ou tel élément constitutif de notre différence.
Le commun ne hiérarchise pas les différences et il
n’en exclut aucune. Il choisit en revanche d’en mobiliser
certaines en fonction du moment et du lieu : c’est un choix
stratégique, politique, en permanente redéfinition.
La compossibilité des différences est assurée
dès lors qu’aucune ne prétend s’arroger
le privilège exclusif de dire ce qu’est la nature même
du commun, d’en fixer la définition. Construire du
commun, c’est le faire avec des outils que l’on choisit,
à chaque fois, dans une boîte qui en offre une infinité,
et dont chacun possède son utilité propre. Tous concourent,
selon des temporalités et des exigences différentes,
à cette construction. Aucun n’est repoussé.
Aucun ne vaut plus qu’un autre. Dit de manière plus
brutalement politique : il n’y a pas de hiérarchisation
des déterminations ; il n’y a pas de hiérarchisation
des contradictions. Il y a la reconnaissance de leur efficacité
stratégique momentanée – mais la configuration
dessinée est un devenir : elle bouge et se reprend en permanence.
Le commun est le nom de ce bougé permanent. Le commun est
une création continuée, organisée de manière
stratégique. Problème : si l’on assume le fait
que la production de subjectivité – et la production
du commun – sont stratégiques, peut-on penser l’une
et l’autre en dehors d’une dimension antagoniste ?
Post-scriptum sur ce que le commun ne peut et ne veut pas
être, et sur ce qu’il pourrait (et devrait) être
Le langage de tous les jours attribue au "commun" la
faible valeur d'une banalité: ce qui est commun, c'est avant
tout ce qui n'est jamais reconnu comme objet de désir, ce
qui est répandu, sans rareté ni mystère. Nulle
reconnaissance si ce n'est un presque "trop plein" d'existence:
le commun est trop présent pour qu'on le remarque, trop clairement
exposé pour qu'on le recherche. Dans les maisons bourgeoises,
les “communs” ont longtemps été les lieux
de la domesticité: tout à la fois l’espace que
l’on soustrait à la vue des éventuels visiteurs
– que l’on cantonne au contraire dans les pièces
de “représentation” -, l’ensemble des fonctions
qui n’ont pas droit de cité dans le pur théâtre
des rapports sociaux (les cuisines, les sanitaires, le garde-manger,
la buanderie) et le huis-clos où se retrouvent tous ceux
qui, bien qu’il assurent le fonctionnement quotidien de l’ensemble
de la maisonnée, en sont paradoxalement exclus. Les communs,
c’est le domaine de l’ombre, les coulisses d’une
scène dont il n’est pas question que la domesticité
bénéficie de la lumière, et qui pourtant n’existerait
pas sans elle.
Mais philosophiquement, avoir en commun quelque chose, c'est aussi
dire ce que l'on pose au fondement, à la base d'une co-appartenance.
Du point de vue de la philosophie politique, le commun semble ainsi
toujours devoir précéder les communautés, en
représenter l'assise, le sol, la racine immuable, l'essence,
la nature. Les communautés se pensent avec difficulté
sans le repérage rassurant de ce qui les rend compactes;
bien souvent même, l’identification du “commun”
est perçue comme la condition de possibilité absolue
de toute co-appartenance, et il semble impossible d’imaginer
une dimension où l’être-ensemble ne serait pas
avant toute chose – logiquement, chronologiquement, ontologiquement
– construit sur l’espace d’une ressemblance, d’un
lien, d’un élément partagé, d’une
définition première. Le « partagé »
se retrouve donc à fonder la possibilité des partages
futurs, et la communauté à croître et se renforcer
seulement parce qu’elle est déjà enracinée
dans un commun qui la justifie : jolie tautologie que celle d’une
pensée politique où la définition de la «
polis », c’est-à-dire de l’inter-subjectivité,
de la possibilité d’une vivre-ensemble, serait à
la fois la cause et l’effet d’elle-même.
La caractéristique la plus évidente de ces deux aspects
pourtant si différents entre eux, c’est sans doute
celle de l’invisibilité : « basse » et
méprisable dans le premier cas, « haute » et
trop pure pour les yeux trop pâles des hommes dans le second.
Que l’invisibilité soit incarnée par l’envers
- soigneusement dissimulé - du décorum social (les
« communs » comme lieu de la domesticité) ou
par l’enracinement lointain du vivre-ensemble dans une définition
a priori de ce que nous prétendons être notre essence
originelle (le commun comme fondation et légitimation de
notre communauté) ; qu’elle soit donc liée à
un monde de besognes jugées indignes ou au contraire à
une transcendance fondatrice, elle donne dans tous les cas au «
commun » sa marque. Ce que l’on ne saurait voir ou ce
que à quoi l’on ne peut avoir accès, donc :
parce que l’invisibilité, c’est un interdit,
une impossibilité. Le commun, d’entrée de jeu,
est barré. Le commun, c’est ce qui se dérobe,
ce qu’on nous dérobe, ce qu’il faut dérober
: une absence, un manque, un creux, une ombre. Un non-objet, un
non-être. Vouloir penser le commun, c’est presque risquer
l’oxymore : tenter de rendre compte - ensemble - de deux termes
incompatibles entre eux.
Or s’il s’agissait au contraire de rendre au commun
la visibilité de sa propre immanence ? Si, en refusant aussi
bien la honteuse porte close des arrière-cours domestiques
que la trop lumineuse source de ce que nous sommes censés
être de toute éternité, nous nous attelions
tout à la fois à restituer à l’existence
des hommes une plénitude sans ombres et à ne plus
penser dans le sillage d’une transcendance dont on nous dit
depuis trop longtemps que nous ne serons jamais assez dignes ?
Si, enfin, il s’agissait en définitive d’affirmer
au contraire que le commun est ce qu'il s'agit politiquement de
construire à travers l'instauration de nouvelles communautés
et non pas ce qui précède toujours- comme une condition
de possibilité - notre existence ? En somme : s’il
fallait aujourd’hui penser le commun désencombré
de l’interdit qui en bloquait l’accès, et au
contraire rendu à nouveau tangible et accessible, posé
devant nous, en avant de nous – comme une ligne de mire, un
horizon proche, un espace à investir, une possibilité
ouverte, c’est-à-dire aussi comme le produit nécessairement
provisoire d'une invention sans cesse reproposée? S'il fallait,
en ce début du XXIe siècle, inventer une nouvelle
grammaire du politique, c’est-à-dire avant tout déconstruire
toutes les catégories et tous les clivages qui ont structuré
depuis plus de trois siècles la pensée politique moderne,
et refuser ainsi l'opposition entre le privé et le publique,
entre l'individu et la polis, entre le particulier et l'universel,
entre les coulisses du monde domestique et le théâtre
de la pure représentation sociale, pour redéfinir
– en pleine lumière - le commun comme un espace de
vie à la fois singulier et partagé, comme invention
sans racines et aux ramages multiples, comme produit de l’action
des hommes et non comme fondement de leur supposée essence
- bref : comme une nouvelle articulation entre les différences
?
Il s’agirait alors de rendre possible l’ élaboration
de modes de vie inédits où les cuisines compteraient
autant que les salons d’apparat, où l’intelligence
se dirait aussi des rapports matériels, de la coopération
sociale ou de la production de nouveaux langages ; où les
savoirs investiraient aussi bien l’abstraction de l’intellect
que la construction des affects ou la recherche des plaisirs ; où
il faudrait construire une nouvelle organisation du vivre-ensemble
à travers des institutions qui incluraient en leur sein la
possibilité sans cesse relancée de leur propre transformation
constituante, c’est-à-dire aussi de leur ouverture
au mouvement (ou, encore mieux : aux mouvements ?), au multiple,
aux différences.
Ce n’est sans doute pas un hasard si, dans le domaine de
la pensée politique, les obstacles principaux à la
redéfinition de la notion de commun (encore une fois : non
plus origine fondatrice de toute communauté mais construction
politique de modes de vie inédits et partagés) sont
les notions de « publique » et de « privé
». Le « publique » et le « privé
» semblent former une tenaille conceptuelle hors de laquelle
il semble bien difficile de se situer : tout ce qui n’est
pas « publique » semble ainsi appartenir d’office
au « privé » ; alors qu’à l’inverse
ce qui n’est pas susceptible d’être géré
par l’économie purement domestique de la maisonnée
se retrouve nécessairement exposé sur la scène
publique des affaires politiques.
Ce qui est privé, c’est ce qui n’appartient
qu’à moi, ou encore ce que je refuse de partager avec
les autres. La propriété privée est une appropriation
du commun par un seul, c’est-à-dire aussi une expropriation
de tous les autres. C’est à la fois la construction
de l’opposition entre l’intérêt individuel
et l’intérêt commun, l’idée qu’une
légitimation de cette appropriation par un seul génère
immédiatement une injustice qui est la véritable origine
de l’inégalité et de la corruption. Ce que je
prends pour moi, c’est non seulement ce que les autres n’auront
pas, mais ce qui dès lors leur manquera, ce qui leur fera
défaut.
Au début de la pensée moderne – je pense à
Rousseau - ce commun qu’un seul s’attribue à
travers l’appropriation privée, correspond essentiellement
à des ressources et à des biens que nous appellerions
aujourd’hui naturels : la terre, l’eau, les droits de
passage et de traversée sur le territoire (dans les bois,
dans les campagnes), les produits de la chasse et de la pêche
– tout ce qui constitue à l’époque le
socle dur des privilèges de l’aristocratie et du clergé
(et qui seront précisément supprimés la nuit
du 4 août 1789 : si vous allez voir le texte révolutionnaire
sur l’abolition des privilèges, il est même assez
émouvant de constater que la restitution du droit de chasse
et de pêche est l’une des premières mesures prises
dans cette destruction des ordres sociaux d’Ancien Régime…).
Dénoncer la privatisation du commun, c’est dès
lors – pour Rousseau - dénoncer la socialisation de
la nature, c’est-à-dire son intime corruption ; et
comme il est impossible – même pour Rousseau - d’imaginer
un quelconque retour à l’état de nature ou à
une sorte d’Eden perdu d’avant la propriété
privée, il faut bien penser à la manière d’empêcher
l’appropriation et de réguler les appétits individuels.
Ce système, ce sera précisément celui du contrat
social : la gestion « publique », étatique, de
la terre et des richesses. Une appropriation de l’État
pour empêcher l’appropriation individuelle.
Les choses ne se présentent pas aujourd’hui comme
au XVIIIe siècle. La définition du « commun
» a changé. La terre, l’eau, l’énergie,
le gaz : notre nature est désormais impensable sans une valorisation
qui la fait être un produit immédiatement et toujours
déjà culturel, socialisé, coopératif.
Les ressources « naturelles » sont tout sauf naturelles
au sens strict : elles sont l’un des éléments
de cette valorisation que l’action concertée des hommes
(cette transformation de la nature que l’on appelle classiquement
le travail) rend possible. L’analyse de Rousseau était
touchante et juste, mais elle fonctionnait paradoxalement dans un
horizon de pensée qui était celui de l’Ancien
Régime, dans un monde où la propriété
pure - les titres, les privilèges et l’usufruit exclusif
- comptaient bien plus que le travail et la valorisation des ressources.
L’Ancien Régime est assez indifférent à
l’idée de la valorisation, parce qu’il est bien
davantage attentif à celle de la hiérarchie sociale
: plus que le profit, c’est le statut social (l’appartenance
à un ordre, les privilèges) et la propriété
qui l’intéressent.
Aujourd’hui, au contraire, la propriété privée
consiste précisément à nier aux hommes leur
droit commun sur ce que seule leur coopération (c’est-à-dire
leur travail concerté) est capable de produire : de l’innovation,
de la coopération sociale, de la circulation de savoirs –
bref tout ce qui, à l’heure du capitalisme cognitif,
se présente toujours davantage comme la clef de voûte
de la valorisation économique. Aujourd’hui, lutter
contre la propriété privée, c’est réclamer
le droit à se réapproprier non-individuellement et
non-étatiquement la production sociale que tous, chacun à
sa façon, permettent. C’est donc dire du commun qu’il
est à la fois ce que l’on veut arracher au faux dilemme
privé/publique, et ce que nous voulons tenter de définir
comme un nouveau mode d’organisation de cette réappropriation
non-individuelle et non-collective. « Commun », c’est
le nom d’une appropriation sans propriétaires, sans
privations et sans État, et dont tous pourraient pourtant
bénéficier.
Comme l’État, ce devrait être nous, il faut
bien que ses agents efficaces inventent quelque chose pour enjoliver
leur main mise sur le commun : nous faire croire par exemple que
si l’État nous représente, et s’il s’arroge
des droits sur ce que la nature nous offre, c’est pour nous
éviter le pire. Le problème devient plus compliqué
dès que l’on passe des ressources « naturelles
» - ou supposées telles – au travail et à
la production (c’est-à-dire à la transformation
du monde par l’action concertée des hommes) : dire
que l’État a des droits sur ce que nous produisons,
c’est dire que ce « nous » que nous sommes, c’est-à-dire
la communauté productive à laquelle notre travail
donne forme, est bien distincte de ce que nous produisons effectivement
: notre « nous » commun, ce n’est pas ce que nous
produisons en commun, inventons et organisons comme commun, mais
ce qui nous permet d’exister comme sujet unitaire et de toute
éternité, indépendamment de ce que nous faisons
ensemble, ou de la manière dont nous transformons le monde
(et nous-mêmes au sein de ce monde). Le commun qui nous caractérise,
nous dit l’État, ne nous appartient pas, puisque nous
ne le créons pas vraiment : le commun, c’est ce qui
est notre sol, notre fondement, ce que nous avons sous les pieds
: c’est notre nature, c’est notre identité, c’est
notre origine partagée, c’est notre essence. Et si
ce commun ne nous appartient pas vraiment – parce que, précisément,
être n’est pas avoir -, la main mise de l’État
sur le commun ne s’appelle pas appropriation mais gestion
(économique), délégation et représentation
(politique). L’État gère des richesses dont
nous ferions bien de ne pas nous occuper, puisqu’elles sont
bien négligeables au regard de notre nature humaine ; et
quelle humanité plus méprisable que celle qui confond
sa propre humanité avec celle des biens matériels…
Mais le devoir de détachement de la richesse au nom de la
pureté originaire de l’humanité (argument, bien
entendu, destiné exclusivement aux pauvres) ne concerne bien
entendu pas l’État qui, n’ayant pas d’essence
sur laquelle se replier dans une contemplation pure et désintéressée,
s’arroge alors le droit de dire que ce que notre travail a
produit lui appartient désormais. Implacable beauté
du pragmatisme publique.
La nature et l’identité sont des mystifications du
paradigme moderne du pouvoir. Pour se réapproprier de notre
commun, il faut avant toute chose en produire la critique drastique.
Nous ne sommes rien et nous ne voulons rien être. «
Nous » : ce n’est pas une position ou une essence, une
« chose » dont on a tôt fait de déclarer
qu’elle était publique. Or si notre commun n’est
pas notre fondement mais notre production, notre invention sans
cesse recommencée, c’est aussi à ce «
nous » qu’il faut désormais s’intéresser.
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