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Origine : www.cairn.info/revue-economique-2001-1-page-91.htm
Édouard Poulain « Le capital humain, d'une conception
substantielle à un modèle représentationnel
», Revue économique 1/2001 (Vol. 52), p. 91-116.
Le sort du concept de capital humain est singulier. Alors même
qu’il est, selon un avis assez général, mal
fondé, il se révèle extrêmement fructueux,
et sert de point d’appui à un nombre considérable
de travaux, tant dans le domaine de la théorie de la répartition
(les travaux sur les fonctions de gains) que dans celui de la théorie
de la croissance (théorie de la croissance endogène
et économie du développement).
Cependant, il est connu de longue date et assez généralement
admis par les partisans de la théorie du capital humain eux-mêmes,
que celle-ci est, selon l’expression popperienne de Mark Blaug
[1976], « mal corroborée ». Nous pensons qu’il
faut néanmoins prendre acte du succès du concept tel
qu’il est et, plutôt que de mener une énième
tentative de dévoilement des insuffisances et des présupposés
qu’il véhicule, et que nous ne rappellerons que brièvement,
nous tenterons au contraire de le refonder. Il faudra pour cela
abandonner les perspectives positives, qu’elles soient walrasiennes
ou marxiennes, pour adopter un point de vue phénoménologique
dont nous pensons trouver les prémisses chez Keynes, les
prolongements dans l’économie des conventions et des
consonances avec certaines approches régulationnistes mettant
l’accent sur les représentations en économie
(comme Guibert, Theret ou Lordon).
Dans un tel cadre, le capital humain sera considéré
non d’abord comme une construction conceptuelle, mais comme
une catégorie de la pratique, une interprétation spontanée,
couramment admise du rapport de l’individu à son travail
et à sa rémunération. On passera en revue les
outils, encore sommaires, que la théorie économique
fournit pour penser un tel objet : théorie keynésienne,
théorie des conventions et théorie marxienne de l’idéologie.
On tentera finalement de montrer que l’analyse par le philosophe
américain J. Searle de la genèse des institutions
peut fournir un cadre conceptuel renouvelé pour l’étude
des représentations en économie.
LES THÉORIES SUBSTANTIELLES DU CAPITAL HUMAIN
Le capital humain dans la théorie néoclassique
: un concept flou
L’absence de définition rigoureuse du concept de capital
humain dans la théorie du même nom issue des travaux
de Becker [1964] [1975] a souvent été remarquée.
Ainsi entendue la théorie du capital humain consiste à
imputer les différences des salaires versés par les
entreprises à des différences dans la productivité
des salariés, différences qui découlent elles-mêmes
de différences dans les quantités du facteur de production
« capital humain » accumulées par les salariés
au moyen « d’investissements en capital humain ».
Mincer écrit très explicitement : « L’interprétation
économique des gains sur une durée de vie est la suivante
: les salaires sont proportionnels à la dimension du capital
humain. De ce fait, les différences de salaires entre les
salariés sont dues principalement à des différences
dans la dimension des stocks en capital humain, et non à
un “taux de salaire” différent par unité
de stock de capital humain. » (Mincer [1993], p. 189.)
Le cœur de la théorie néoclassique du capital
humain est donc que l’éducation est un investissement
(pour les individus et la société) qui accroît
la productivité de ceux qui la reçoivent et crée,
par là, une élévation de leur rémunération.
Le problème est que le chaînon intermédiaire,
la productivité, et son articulation avec en amont l’éducation
et en aval la rémunération, sont de pures conjectures.
L’enchaînement causal repose tout entier sur les hypothèses
du noyau néoclassique : en situation concurrentielle, les
salariés sont nécessairement payés à
leur productivité marginale; les différences de salaire
observées renvoient donc nécessairement à des
différences de productivité (inobservables) qui, elles-mêmes,
découlent (par hypothèse) de différences dans
l’accumulation du capital humain. Face aux doutes émis
sur la liaison – au niveau individuel – entre éducation
et productivité, les défenseurs de la théorie
du capital humain font, en général, un bond au niveau
macroéconomique, en arguant de corrélations observées
à l’échelle des nations entre niveau de développement
et niveau d’éducation. Il manque tout de même
bien des passerelles entre le choix par un individu d’une
filière d’étude et la croissance du PIB…
Cependant, la réalité du caractère causal
de l’enchaînement éducation ? productivité
? salaire est essentielle à la construction théorique
des partisans du capital humain. C’est elle qui légitime
la conclusion normative fondamentale selon laquelle les différences
de salaires entre les travailleurs sont dues principalement à
la dimension des stocks de capital et non au « prix de location
» que paient les employeurs par unité de stock.
Or, cet enchaînement causal ne repose que sur les analogies
que l’on laisse jouer dans l’esprit du lecteur entre
capital humain et facteur de production. Donald N. McCloskey souligne
que la notion de capital humain est une métaphore et l’économie
de l’éducation fondée sur cette métaphore
une allégorie. Ceci n’invalide pas l’usage du
terme de capital humain, mais le situe dans un mode de connaissance
rhétorique et non démonstratif : « En réalité,
les économistes, et en particulier les théoriciens,
ne cessent de filer des métaphores ou de raconter des “histoires”.
» Et il ajoute : « Les théories littéraires
de la narration pourraient rendrent les économistes conscients
de ce à quoi servent les histoires. » (McCloskey [1983],
p. 69.) Mais, en l’absence d’une telle conscience, la
métaphore, qui ne s’avoue pas comme telle, devient
vite un coup de force théorique.
On peut sans doute distinguer une version forte et une version
faible quant à la représentation théorique
implicite du capital humain. Dans la version forte, que l’on
qualifiera de walrasienne, le facteur de production « capital
humain » est quantifiable en unités physiques et ce
sont ces unités physiques qui sont productives. Le capital
humain est construit par analogie avec le capital physique (les
machines et les équipements), lui-même construit par
analogie avec le facteur de production terre dont la productivité
est intuitivement évidente. Une telle conception a encore
cours aujourd’hui. C’est elle qui, par exemple, est
à l’œuvre dans la théorie de la croissance
endogène (cf. infra ).
Si l’on admet l’existence d’une causalité
physique entre éducation et productivité, cette conception
substantielle du capital humain est satisfaisante au plan explicatif;
mais elle pose des problèmes qui semblent insurmontables
quant à la définition et à la mesure de la
substance concernée. Pour avoir une théorie vraiment
explicative, il faudrait mesurer la productivité du capital
humain en dehors de toute référence aux salaires,
par ses effets sur la production et non sur les revenus, en mesurant
des productivités marginales individuelles. Or, et c’est
là le talon d’Achille de cette théorie, il est
totalement impossible d’isoler empiriquement le produit marginal
du capital humain individuel sinon en faisant référence
aux salaires. La seule explication du caractère productif
du capital humain, de l’existence effective de différences
de productivité entre des capitaux humains individualisés,
ce sont les différences de salaires. Mincer écrit
: « Les entrepreneurs paient des salaires plus élevés
aux travailleurs mieux éduqués parce qu’ils
observent que leur aptitude et leur productivité est plus
élevée que celle des travailleurs moins éduqués.
» (Mincer [1993], p. 287.) Bref, la circularité est
totale : certains salariés (ou les mêmes à différents
âges) reçoivent des salaires plus élevés
parce qu’ils sont plus productifs. La preuve qu’ils
sont plus productifs, c’est qu’ils reçoivent
des salaires plus élevés. Précisons un peu
plus l’implicite de cette pseudo-argumentation : les entreprises
sont en information parfaite et les marchés sont efficients.
Quant à mesurer le capital humain directement en stock, cela
paraît totalement illusoire. C’est pourquoi les études
empiriques recourent à des proxys : le nombre d’années
d’études pour l’éducation, l’ancienneté
pour la compétence acquise sur le tas. Mais ces proxys mesurent
ce que l’on peut appeler avec G. Becker des « investissements
en capital humain » et non du capital humain accumulé.
Si l’on écarte la preuve par les salaires, l’efficience
de cette accumulation reste à démontrer.
C’est sans doute pour sortir de telles impasses que les théoriciens
les plus vigilants du capital humain, comme Mincer lui-même,
font référence non à la théorie walrasienne
des facteurs de production mais à la théorie fishérienne
du capital. Fisher [1906] inverse la relation flux-stock telle qu’elle
résulte du concept de facteur de production en définissant
le capital comme la capitalisation du revenu et non le revenu comme
le flux du capital. La relation revenucapital humain est complétée
par le concept d’investissement en capital humain, dépense
qui permet un revenu futur supérieur. C’est donc l’analogie
avec le capital porteur d’intérêt et non plus
avec le capital productif qui est sollicitée. Si on échappe
ainsi à la question de la mesure du capital, qui est opérée
ipso facto par la capitalisation des revenus salariaux à
l’aide d’un taux d’actualisation donné,
on perd tout caractère explicatif de la production des revenus.
On ne peut à la fois affirmer que le capital n’est
que la capitalisation de l’intérêt et que l’intérêt
est engendré par le capital. De même le salaire ne
peut être à la fois cause et effet du capital humain.
On ne peut donc qu’adhérer à la conclusion de
Cayatte [1987] pour qui « la théorie fishérienne
du capital ne se présente en aucune façon comme une
théorie du salaire ». En outre si l’on poursuit
l’analogie entre taux d’intérêt et capital
financier d’une part, salaire et capital humain d’autre
part, on est conduit à étendre au salaire le principe
keynésien d’indétermination du taux d’intérêt.
Il n’existe pas plus de taux de salaire naturel qu’il
n’y a de taux d’intérêt naturel. L’un
comme l’autre sont des constructions sociales.
La construction du concept de capital humain dans la théorie
du même nom apparaît donc fragile. On se contente de
laisser parler la métaphore, de laisser jouer les analogies,
ce qui permet de laisser entendre comme compatibles deux énoncés
contradictoires : « le capital humain est un facteur de production
qui produit le salaire » et « le capital humain n’est
que la capitalisation du salaire ». Cette fragilité
conceptuelle est d’ailleurs reconnue de longue date (cf. Blaug
[1976], Griliches [1977], ou Willis [1986]). Willis reprend ainsi
la question en écho à Griliches :
« Pour moi, la question la plus fascinante concernant les
fonctions de gains à capital humain est de savoir pourquoi
elles marchent si bien. Dans une revue lucide des problèmes
économétriques rencontrés dans l’estimation
des rendements de l’éducation, Griliches présente
une liste de sept questions concernant la spécification d’un
modèle économétrique de gains. La cinquième
question est : Pourquoi devrait-il exister a priori une relation
de ce type ? En d’autres termes, quelle interprétation
peut-on donner d’une telle équation ? » (Willis
[1986], p. 526.)
Mais ni Willis, ni Griliches ne répondent à cette
question.
L’argument opérationnel : l’économétrie
du capital humain
L’argument (implicite) le plus répandu en faveur de
la théorie du capital humain est sans doute son opérationnalité
: il donne un cadre de référence commode à
l’économétrie des salaires et se justifierait
par la non-falsification des prédictions qu’il permet.
L’argument prédictif se heurte cependant à
plusieurs difficultés. D’abord le caractère
insatisfaisant des prédictions elles-mêmes. Selon les
études, on explique par les variables retenues comme indicatrices
du capital humain de 20 à 50 % de la variance des salaires.
Certains estiment ce résultat insatisfaisant, mais n’y
voient qu’un questionnement des « hypothèses
périphériques », celles relatives aux indicateurs
retenus (éducation, expérience, ou autre), et non
du « noyau dur » de la théorie du capital humain.
A contrario, d’autres auteurs se sont étonnés
du trop bon résultat des études économétriques
eu égard au caractère très approximatif des
hypothèses. Mincer écrit de façon fort explicite
:
« Le succès relatif du modèle du capital humain
pour expliquer diverses caractéristiques de la distribution
des revenus est à vrai dire assez surprenant. Cela parce
que le modèle ne s’applique pas directement à
des données en coupe. La théorie concerne le comportement
des individus sur un horizon de vie et non les différences
entre les individus d’âge différents. Il y a
des cas particuliers ou la distinction entre analyse de cohorte
et analyse en coupe ne pose pas de problème. C’est
le cas d’une économie stationnaire dans laquelle les
changements sont neutres vis-à-vis des catégories
entrant dans le modèle du capital humain. Dans le cas général
cependant on devrait tenir compte du changement séculaire
lorsqu’on applique le modèle à des données
en coupes transversales. » (Mincer [1993], p. 63.)
Le lecteur pressé de la plupart des études économétriques
du capital humain en retient cependant que, certes il y a des problèmes
de mesure, mais que, grosso modo, ces études vérifient
– ou n’infirment pas – l’hypothèse
que le « capital humain » résulte de choix économiques
individuels rationnels. À preuve, la vérification
de prédictions telles que : le salaire est croissant avec
le niveau d’éducation, le rendement de l’éducation
opère à taux décroissant, etc.
Mais cette vérification (ou non-falsification) de la théorie
est une illusion très clairement dénoncée par
Mark Blaug : « Il serait difficile de trouver un meilleur
exemple de différence entre la simple prédiction d’un
résultat et l’explication par un mécanisme causal
convaincant. Parfois la différence n’est pas très
importante, mais à d’autres moments elle est vitale.
» (Blaug [1976].) Il peut certes être légitime
de se contenter d’une définition floue, heuristique,
du capital humain, en particulier pour mener des travaux empiriques.
Mais la réponse du chercheur à la question «
qu’est-ce que le capital humain ? » risque alors fort
de ressembler à celle de Binet, l’inventeur du Q.I.
qui, à la question : qu’est-ce que l’intelligence
répondait : « C’est ce que mesure mon test !
» On court alors le risque de vérifier ou de falsifier
autre chose que ce que l’on croit, ou, pour le dire dans les
termes de Lakatos, ne pas savoir si la vérification porte
sur le « noyau dur » ou sur les « hypothèses
périphériques ». Donald N. McCLoskey [1983]
rappelle opportunément la réfutation par Duhem, dès
1906, de la méthodologie de la falsification : on ne teste
l’hypothèse principale qu’à l’aide
d’hypothèses périphériques. La version
opérationnaliste de la théorie du capital humain appliquée
à l’étude de la hiérarchie des salaires
tombe tout à fait sous le coup de cette critique. L’hypothèse
H (« la hiérarchie des salaires s’explique par
des différences dans les investissements des agents en capital
humain ») nécessite pour être soumise à
un test d’observation O de corrélation entre durée
des études + ancienneté et salaires, un enchaînement
de H à O par une série d’hypothèses périphériques
:
H1 : « la durée des études mesure correctement
la connaissance »;
H2 : « l’ancienneté mesure correctement l’aptitude
»;
H3 : « la connaissance et l’aptitude des salariés
accroissent leur productivité »;
H4 : « les productivités individuelles sont observables
»;
H5 : « les entreprises rémunèrent les salariés
à leur productivité marginale », hypothèses
qui nécessitent à leur tour d’autres hypothèses,
etc.
Enfin, l’écart entre prédiction et explication
apparaît en ce que les analyses économétriques
sont toutes compatibles avec des explications causales différentes,
voire contradictoires. La théorie du capital humain stricto
sensu, la théorie marxiste du travail complexe, la théorie
de la sélection, celle du signal ou celle des incitations
salariales fournissent chacune une explication différente
de prédictions identiques quant aux effets de l’éducation
et de l’expérience. L’argument prédictif
ne peut donc être retenu comme facteur de corroboration pour
aucune d’entre elles. Comme Lakatos l’a bien mis en
évidence, une prédiction n’est un argument en
faveur d’une théorie que si une autre théorie
ne peut pas établir la même prédiction.
Le capital humain dans la théorie de la croissance endogène
: un concept pauvre
La théorie de la croissance endogène, qui s’efforce
de modéliser la possibilité de rendements d’échelle
croissants, fait un usage important du concept de capital humain.
Mais la rigueur d’une approche formalisée se paie ici
d’un appauvrissement conceptuel considérable. Le concept
de capital humain dans la théorie de la croissance endogène
n’est rien d’autre qu’une décomposition
du facteur travail en un élément quantitatif (le nombre
de travailleurs L) et un élément qualitatif ( h ).
« On peut considérer le capital humain, H, comme le
nombre de travailleurs, L, multiplié par le capital du travailleur
type, h » (Barro et Sala-i-Martin [1995], p. 172). On passe
ainsi d’une Cobb-Douglas classique :
à une Cobb-Douglas avec capital humain :
L’hypothèse sous-jacente est ici que la quantité
de travailleurs et la qualité des travailleurs, h, sont parfaitement
substituables ; seul le produit L h compte pour la production. Cette
« introduction » du capital humain permet de relâcher
l’hypothèse de rendements décroissants :
« La présence du capital humain peut relâcher
la contrainte des rendements décroissants dans un concept
large de capital et conduire par là à une croissance
à long terme du capital par tête en l’absence
de progrès technique exogène. Ainsi, la production
de capital humain peut être une alternative aux améliorations
de la technologie comme mécanisme pour engendrer de la croissance
à long terme. Si nous considérons le capital humain
comme les compétences incorporées dans un travailleur,
alors l’utilisation de ces compétences dans une activité
empêche leur utilisation dans une autre activité; le
capital humain est donc un bien rival. Comme les personnes ont des
droits de propriété sur leurs propres compétences,
aussi bien que sur le travail simple, le capital humain est aussi
un bien exclusif. Au contraire, les idées et la connaissance
peuvent ne pas être rivales – en ce qu’elles peuvent
diffuser gratuitement vers d’autres activités d’échelle
arbitraire – et elles peuvent dans certaines circonstances
ne pas être exclusives. » (Barro et SalaiMartin [1995],
p. 172.)
À ces précisions – au demeurant très
intéressantes – près, la spécificité
du capital humain est bien faible. On peut certes raffiner un peu
et construire, comme dans le modèle Usawa-Lucas, un modèle
où la production du capital humain est spécifique
en ce qu’elle ne requiert que du capital humain lui-même.
On retrouve l’idée de « production de force de
travail par des forces de travail » des modèles marxistes.
On formalise alors correctement des phénomènes bien
connus tels que la rapidité des reconstructions économiques
après les guerres (déjà expliqués par
Brody [1970]). Mais la spécificité du capital humain
reste très faible. Comme le notent Barro et Sala-i-Martin
: « Nous pouvons interpréter K et H de façon
plus générale comme deux types différents de
biens capitaux, pas nécessairement du capital physique et
du capital humain. L’hypothèse selon laquelle la production
de H est relativement intensive en H devient plus ou moins plausible
selon la façon dont H est interprété. »
( Op. cit., p. 180.)
On ne saurait mieux dire que l’on traite bien le capital
humain comme une chose même si cette chose n’est pas
tout à fait « physique ».
La théorie du travail complexe : un concept inadéquat
Marx est un des précurseurs méconnus du champ théorique
qui nous occupe puisque son analyse sur la réduction du travail
complexe (on dirait aujourd’hui qualifié) au travail
simple, qui est un élément essentiel de sa théorie
de la valeur, fournit également des concepts pour penser
la hiérarchie des salaires. De même, le concept de
« coût de reproduction de la force de travail »
incorpore déjà l’idée d’un investissement
en capital humain. Que ces dépenses soient présentées
comme des consommations et non comme des investissements ne saurait
être une objection puisque Marx insiste constamment sur l’ambivalence
entre production et consommation : toute production est une consommation
et toute consommation, une production.
Marx n’a cependant jamais traité systématiquement
de la question, le livre qu’il projetait sur le salaire n’ayant
jamais été écrit, et les indications qu’il
donne ne sont pas exemptes de contradictions qui laissent place
à l’interprétation (cf. notamment Cayatte [1984],
Poulain [1994]). Celle généralement retenue par ce
que l’on peut appeler le marxisme orthodoxe fait découler
le travail complexe, défini par Marx comme du travail simple
« élevé à la puissance », de l’incorporation
dans du travail simple de « doses » de travail formateur
(Hilferding [1904], Lapidus [1982] et [1993], Cayatte [1984]). Selon
la métaphore éclairante d’Hilferding, le travail
formateur « chargerait la batterie » du travailleur
simple le rendant ainsi apte à produire plus de valeur. Le
travail qualifié serait ainsi du travail simple « stocké
» dans le travailleur par le biais de la formation. Le salaire
plus élevé perçu par le travailleur qualifié
serait alors le double effet d’un coût plus élevé
dû à la formation et d’une capacité productive
plus grande due à cette même formation. La pile se
charge pendant le temps de formation et se décharge pendant
le temps de production. La parenté avec la théorie
du capital humain de Becker est ici évidente.
Mais une telle interprétation, qui conduit à donner
des fondements objectifs à la hiérarchie des salaires,
soulève de nombreux problèmes de compatibilité
avec le corpus théorique marxien. Poulain [1994] met l’accent
sur deux de ces contradictions. La première est que établir
une connexion entre coût de formation d’une force de
travail et valeur produite par cette même force de travail
contredit le cœur même de la théorie de Marx qui
énonce précisément qu’il n’y a,
a priori, aucun lien entre la valeur de la force de travail, déterminée
par son coût, et la valeur que cette force de travail peut
produire, qui dépend des conditions techniques et sociales
de sa mise en œuvre. C’est le fondement de la théorie
de l’exploitation. La seconde c’est que la thèse
d’Hilferding suppose une conception substantielle de la valeur
qui évacue de l’analyse marxienne la nécessaire
représentation sociale de la valeur, c’est-à-dire
la dimension monétaire de la théorie de Marx. C’est
réduire Marx à Ricardo, réduction que Marx
récusait à l’avance lorsqu’il écrivait
: « Il ne suffit pas de dire comme Ricardo que la substance
de la valeur c’est du travail, il faut surtout se demander
quel est le caractère de ce travail et pourquoi il se représente
[1]. » (Lettre à Engels, 1868.) En définitive,
la théorie marxiste orthodoxe bute ici sur la même
difficulté que la théorie néoclassique. Partant
d’une conception substantielle du travail, on débouche
sur la même impasse exprimée de deux façons
différentes. L’impossibilité de quantifier le
capital humain en unités de facteur de production du côté
néoclassique; l’impossibilité de maintenir la
cohérence de la théorie de la valeur – qui est
aussi un mode de quantification de la production – de l’autre.
Le dépassement de ces contradictions suppose un déplacement
qui nous situe d’emblée dans l’économie
monétaire.
LES DOUTES SUR LA PRODUCTIVITÉ DE L’ÉDUCATION
ET DE L’EXPÉRIENCE
La critique de la théorie du capital humain s’est
développée selon deux lignes : l’une, la théorie
de la sélection met en doute la productivité de l’éducation;
l’autre, la théorie des incitations salariales, celle
de l’expérience.
La théorie de la sélection
De la non-démonstration du caractère productif de
l’éducation à la dénégation de
cette productivité, il n’y a qu’un pas que franchissent
allègrement les théoriciens de la sélection
(screening ou credentialism ).
La productivité de l’éducation est une hypothèse
posée à l’origine non pour expliquer les différences
de salaires mais pour rendre compte de l’écart constaté
entre la croissance économique réelle et celle qui
résulterait de la seule croissance quantitative des facteurs
de production (cf. Solow [1957], Becker [1975], Willis [1986]).
La différence serait due à une croissance qualitative
du facteur travail sous l’effet de l’éducation
et de l’expérience. La mesure de cette différence
serait donnée par les variations constatées du salaire.
Les études plus récentes des carrières salariales
prennent au contraire pour point de départ les différences
de salaires, qui sont dès lors le phénomène
à expliquer; comme moyen terme, la productivité supposée
de l’éducation; et la croissance du produit, supérieure
à la croissance quantitative des facteurs, comme mesure et
preuve de cette productivité. Dans tous les cas, la productivité
de l’éducation n’est qu’une hypothèse
intermédiaire.
Les partisans de la théorie de la sélection mettent
en doute le fait que l’éducation élève
la productivité des salariés. Son rôle serait
de reconnaître plutôt que de produire, de sélectionner
les salariés ayant a priori des aptitudes élevées,
que ces aptitudes soient innées ou acquises par l’«
héritage culturel ». La sociologie de l’école
développée, en particulier en France, à partir
de l’ouvrage fondateur de Bourdieu et Passeron [1968], Les
héritiers, qui tendait à montrer que, sous couvert
d’égalité des chances, l’école
reproduit la structure sociale existante, conforte la thèse
de la sélection (cf. en particulier Baudelot et Establet
[1971], Bowles et Gintis [1976] ou plus récemment Euriat
et Thélot [1995]).
L’objection courante à la théorie de la sélection
est que l’appareil scolaire constitue un mécanisme
particulièrement coûteux; que, si son seul rôle
était bien de repérer les individus les plus aptes,
le marché produirait des entreprises de « chasseurs
de tête » à moindre coût; et que donc,
si les entreprises paient des salaires dont la hiérarchie
est plus ou moins calquée sur celle du système éducatif,
c’est bien qu’elles obtiennent en échange de
plus hautes productivités produites par l’éducation.
La théorie du signal
La théorie du signal (Spence [1973]) est une première
réponse à cette objection. La productivité
supérieure des diplômés n’est pas absente
mais incertaine. On est donc dans un cas classique d’incertitude
avec asymétrie d’information. Les entreprises comme
les salariés utilisent l’éducation comme un
signal d’une aptitude élevée, les entreprises
en proposant des salaires plus élevés pour les diplômés,
les salariés en recherchant de tels diplômes. La théorie
du signal rend ainsi compte des mêmes faits observés
que la théorie du capital humain, mais avec un appareil conceptuel
radicalement différent.
La problématique de Spence est bien résumée
dans le schéma qu’il en donne (fig. 1).
Le modèle analyse le processus d’apprentissage d’un
employeur. Celui-ci, face à l’incertitude sur la productivité
des salariés, se fonde sur des signaux et des indices : études,
emploi actuel, race, sexe, casier judiciaire, etc. Spence nomme
indices les caractéristiques non modifiables et signaux les
caractéristiques modifiables. « Après un temps
d’embauche l’employeur apprendra les capacités
productives de l’individu. » À un instant donné,
l’employeur dispose donc d’un ensemble de croyances
sur la base desquelles il assigne une valeur à un employé
potentiel. Ces croyances sont traduites dans une grille de salaires
qui est fonction des caractéristiques observables. Les futurs
employés vont, à leur tour, observer cette hiérarchie
des salaires proposés, et acquérir (à un coût
donné mais nécessairement fonction décroissante
de la productivité) les signaux pertinents en fonction de
leurs dotations et préférences. Le système
opère en boucle selon la figure 1. L’existence d’un
équilibre dépend de la confrontation entre les croyances
des employeurs et les coûts supportés par les employés.
Une hypothèse fondamentale du modèle, qui recèle
toute la charge provocatrice des modèles de sélection,
est que la durée des études est un pur signal. Elle
est sans effet causal sur la productivité. Mais, en même
temps, la hiérarchie des productivités est pensée
comme objective, comme une réalité tangible qui différencie
les individus. On est tenté de dire qu’elle est vue
comme génétique. En outre, la hiérarchie des
productivités est redoublée d’une hiérarchie
inversée des coûts d’acquisition du signal :
les salariés qui auront une forte productivité sont
doués pour les études qui sont donc moins «
coûteuses » pour eux. On voit donc que le modèle
de Spence, s’il évacue le problème de la production
du capital humain, le fait au prix d’une hypothèse
encore plus forte, celle d’une hiérarchie génétique
des capacités qui n’aura besoin que du milieu de l’entreprise
pour se révéler.
Figure 1. - Feed back informationnel sur le marché du travail
(Spence [1973])
La théorie du signal est donc en définitive une tentative
de réconciliation entre la théorie du capital humain
et la théorie de la sélection puisque seule l’hypothèse
de productivité de l’éducation est abandonnée.
Cependant, les partisans de la théorie du capital ont réitéré
à son égard les critiques qu’ils adressaient
à la théorie de la sélection (cf., par exemple,
Becker [1975] ou Mincer [1993]) : l’appareil scolaire constitue
un mécanisme particulièrement coûteux, si son
seul rôle était bien de repérer les individus
les plus aptes, le marché produirait des entreprises de «
chasseurs de tête » à moindre coût; et,
par ailleurs, les entreprises étant rationnelles elles ne
peuvent payer de hauts salaires que si elles obtiennent en contre-partie
une haute productivité.
Cependant, cette objection n’est valide que si l’on
se situe dans le cadre de l’entreprise capitaliste pure dans
laquelle les décideurs sont les seuls propriétaires.
Il n’en va pas de même dans l’entreprise managériale
(Atkinson [1973]). Or, précisément, les décisions
d’embauche et le choix d’une hiérarchie des salaires
sont typiquement des décisions prises par les managers salariés.
Chandler [1977] a montré de façon très convaincante
que le développement de la hiérarchie des salaires
est un élément constitutif de ce qu’il nomme
la « grande entreprise moderne ». Les cadres salariés
qui prennent les décisions de politique salariale étant
eux-mêmes les premiers intéressés à l’ouverture
de la hiérarchie salariale, il n’y a plus là
aucune irrationalité. D’ailleurs dans le modèle
de Spence, les principaux (voire les seuls) gagnants du screening
sont les hauts salaires, c’est-à-dire les managers.
L’inversion de la causalité : la théorie
des incitations salariales
Les analyses empiriques de la dispersion des salaires juxtaposent
souvent deux modèles théoriques comme hypothèse
sous-jacente : la théorie du capital humain et la théorie
des incitations salariales. L’une serait pertinente côté
offre de travail, l’autre côté demande. Cette
juxtaposition pose cependant un problème de cohérence
conceptuelle. Il faut en effet souligner que, dans ses multiples
variantes (Alchian et Demsetz [1972], Stiglitz [1974], Solow [1979],
Lazear [1981], Akerlof [1982]), la théorie des incitations
salariales s’oppose, conceptuellement, à la théorie
du capital humain, puisqu’elle supprime ou inverse la relation
entre salaire et productivité. Alchian et Demsetz écrivent
: « Nous conjecturons que la direction de la causalité
est inversée : le système spécifique de rémunération
que l’on utilise stimule une réponse productive particulière.
» ([1972], p. 778.)
Alors que dans la théorie du capital humain on a l’enchaînement
:
Accumulation de capital humain => productivité =>
salaires
on a, dans la théorie des incitations, un enchaînement
inverse :
Règles d’entreprises => salaires => productivité...
S’appuyant sur la théorie de l’agence, Lazear
[1981] réfute brillamment l’argument selon lequel les
entreprises ne peuvent verser des salaires croissant avec l’ancienneté
que si elles obtiennent en compensation une productivité
croissante, qui ne peut être due qu’à une accumulation
de capital humain. Lazear montre, au contraire, que l’hypothèse
d’une productivité croissante est inutile pour expliquer
un profil des salaires croissant avec l’ancienneté.
Il suffit de supposer que la productivité marginale des salariés
est constante mais que ceux-ci peuvent fournir un effort inférieur
à celui qui produit la productivité normale. Si, pour
l’entreprise, le coût de détection de cette flânerie,
qu’elle peut néanmoins sanctionner (par exemple par
un licenciement), est élevé, il est rationnel pour
elle de proposer aux salariés un flux de revenu croissant
avec l’ancienneté. Les jeunes sont payés en
dessous de la productivité marginale, les anciens au-dessus,
les sommes des flux actualisés de produit marginal en valeur
et de salaires s’égalisant. L’incitation, c’est
une des subtilités de ce modèle, s’exerce non
sur celui qui la reçoit mais sur celui qui l’anticipe
: « Les travailleurs dotés d’ancienneté
reçoivent un haut salaire, non parce qu’ils sont devenus
plus productifs, mais parce que payer des hauts salaires aux anciens
induit les jeunes à travailler avec un niveau d’effort
optimal, dans l’espoir d’acquérir de l’ancienneté
dans l’entreprise. » (Lazear [1981], p. 615.) Lazear
souligne que la théorie des incitations rend compte aussi
bien, voire mieux, que la théorie du capital humain de la
croissance observée des salaires avec l’ancienneté,
mieux parce que la théorie des incitations peut expliquer
le caractère discret des hausses salariales, ce que la théorie
du capital humain ne peut faire. Le quadruplement du salaire d’un
cadre qui accède à un poste de direction générale
peut difficilement s’analyser comme un quadruplement de sa
productivité.
Le modèle du salaire d’efficience, dont les prémisses
sont données par Stiglitz [1974], et le modèle canonique
par Solow [1979], quant à lui, va plus loin dans l’inversion
du sens de la causalité à l’œuvre dans
la théorie du capital humain : alors que chez Lazear la productivité
marginale (normale) du travail est constante, elle est ici croissante
avec le salaire. Et la causalité ne va plus de la productivité
aux salaires mais des salaires à la productivité.
Dans la relation fonctionnelle :
le salaire w détermine un certain niveau d’effort
et donc une certaine productivité du travail.
Le modèle du salaire d’efficience est susceptible
de plusieurs lectures selon la façon dont on conçoit
la formation de la fonction d’effort. Akerlof [1982] la fait
dériver de la construction de règles d’entreprises,
dans une optique que l’on retrouvera dans l’économie
des conventions. Boyer et Orlean [1991], quant à eux, montrent
la cohérence entre la théorie du salaire d’efficience
et un concept de convention inséré dans la théorie
régulationniste du fordisme. À travers ces divers
déplacements, le concept de capital humain s’éloigne
de plus en plus de la conception substantielle de départ
où il est l’objet d’un contrat, pour prendre
le statut d’un instrument de coordination construit, d’une
représentation qui légitime un partage.
LE CAPITAL HUMAIN COMME REPRÉSENTATION
Les conventions de salaire et de chômage
Le concept de convention, dont l’initiateur est David Hume
et qui a été réactualisé par David Lewis
en philosophie du langage, désigne en économie un
instrument non marchand de coordination économique fonctionnant
comme adjuvant ou comme substitut du marché. Ni norme, ni
contrat (Hume donnait l’exemple : « Deux hommes qui
tirent sur les avirons d’un canot, le font d’après
un accord ou une convention, bien qu’ils ne se soient jamais
fait de promesses l’un à l’autre »; cité
d’après Livet [1994]), les conventions sont des «
saillances » (Schelling) qui émergent dans le cours
même de l’interaction sociale et se consolident par
les convergences mêmes qu’elles suscitent. « Une
coordination réussie, écrit Salais [1993], est la
source d’une saillance. Cette saillance induit chacun à
répéter dans une situation qui présente des
analogies l’action qui a déjà réussi,
s’il n’a aucune forte raison de faire autrement et à
penser que les autres le font…, ce qui lui donne par là
une raison supplémentaire de répéter cette
action.(…) Cette régularité peut naître,
sans exiger d’accord préalable, ni faire l’objet
d’une description identique de part et d’autre. »
L’approche conventionnaliste du salaire a été
développée par Favereau [1986] et [1993], Salais [1989]
et Bénédicte Reynaud [1993], et l’interprétation
conventionnaliste de la théorie marxienne de la hiérarchie
de salaires a donné lieu à un débat dans la
Revue économique (Poulain [1992] et [1994], Lapidus [1993],
Segura [1995]). Favereau et Salais ont, en particulier, mis au jour
les fondements keynésiens d’une telle approche.
Salais [1989] s’efforce de développer la théorie
de l’entrepreneur esquissée par Keynes en captant les
intuitions keynésiennes dans le concept de convention. L’entrepreneur
doit réussir deux types de coordination, l’une avec
le consommateur, l’autre avec les salariés. Il recourt
pour ce faire à des mises en forme de la réalité
qui opèrent comme des réducteurs de l’incertitude.
Ce sont ces constructions que l’on peut qualifier de conventions.
Explicitant la position de Salais, Favereau [1999] écrit
: « La relation de travail est donc gouvernée par une
« convention de productivité », assurant «
un compromis entre les deux principes d’équivalence,
salaire travail et travail produit » ([1989], p. 214). Ce
compromis revêtira la forme, soit de normes minimales, soit
de moyennes obtenues dans des conditions normales. On peut ajouter
que ces deux modalités banales de fabrication du normatif
renvoient à un critère d’équité
en rationalité limitée. »
Il peut être judicieux d’approfondir l’idée
de « modalité de fabrication du normatif » en
faisant un retour à Keynes. Dans le chapitre IV de la Théorie
générale, Keynes construit ce que Favereau nomme judicieusement
les « conventions de la macroéconomie ». Traitant
du problème de l’hétérogénéité
du facteur travail, Keynes écrit :
« Et, lorsque, à mesure que la production augmente,
une entreprise donnée est obligée de faire appel à
une main-d’œuvre dont les services par unité de
salaire payée sont de moins en moins utiles à ses
fins spéciales, il n’y a là qu’une raison
entre autres pour que le rendement quantitatif de l’équipement
diminue lorsqu’une quantité croissante de travail lui
est appliquée. Nous imputons en quelque sorte l’hétérogénéité
des unités de travail également rémunérées
à l’équipement en capital, en considérant
que celui-ci est de moins en moins propre à l’emploi
des unités de travail disponibles à mesure que la
production croît, au lieu de considérer que les unités
de travail disponibles sont de moins en moins aptes à se
servir d’un équipement homogène. » (Keynes
[1936], p. 61.)
On est bien là en présence de la construction d’une
convention : alors que la productivité du travail baisse,
« on impute » cette baisse au capital pour sauvegarder
le principe d’uniformité des salaires. Tout comme l’aléa
sur les ventes est reporté sur le volume d’emploi pour
sauvegarder le pacte sur la productivité, l’aléa
sur la productivité elle-même est externalisé,
cette fois sur la productivité du capital, que l’on
va supposer décroissante.
L’objet d’une telle imputation est bien, pour Keynes
aussi, celui que lui assigne Salais : évacuer sur des objets
externes à la relation de travail les incertitudes qu’elle
recèle.
Mais en construisant cette convention d’une « unité
de travail homogène », Keynes ne fait pas, croyons-nous,
que poser une hypothèse à portée théorique.
Lorsqu’il écrit : « nous imputons en quelque
sorte… », il faut comprendre ce nous comme renvoyant
à la fois à « nous les hommes d’affaires
» et « nous les économistes ». La convention
dans la théorie est d’abord une convention dans la
pratique sociale.
De Keynes à la sociologie de la compréhension
Une telle lecture tendrait à faire de Keynes un des pionniers
de l’analyse en compréhension en économie, même
s’il procède ainsi au nom du réalisme de l’analyse.
Keynes revendique cette exigence de réalisme en soulignant,
à propos de l’imperfection des unités de mesure
macroéconomiques proposées par A. Marshall ou C. Pigou,
que le problème est posé par eux de façon non
pertinente :
« Néanmoins, c’est à juste titre qu’on
considère toutes ces difficultés comme de simples
jeux de l’esprit. Elles sont ‘‘purement théoriques’’,
en ce sens qu’elles ne troublent jamais les hommes d’affaires,
qu’elles n’interviennent même nullement dans leurs
décisions et qu’elles n’ont pas d’influence
sur le déroulement causal des événements économiques,
lesquels sont nets et déterminés malgré l’indétermination
quantitative de ces concepts. Il est donc naturel de conclure que
lesdits concepts ne manquent pas seulement de précision,
mais encore qu’ils ne sont pas nécessaires. De toute
évidence notre analyse quantitative devra s’exprimer
sous une forme excluant toute expression quantitative vague. »
(Keynes [1936], p. 58.)
Il faut cependant s’appuyer sur Schütz [1987] pour saisir
la radicalité du tournant amorcé ici par Keynes, qui
nous fait passer d’une analyse économique conçue
comme une physique sociale à une herméneutique économique.
Schütz pose trois exigences à l’égard des
sciences humaines :
Concevoir le monde comme « pré structuré de
façon symbolique » : «... Le monde social n’est
pas essentiellement un monde sans structure. Il a une signification
particulière et une structure pertinente pour les êtres
humains qui y vivent, qui y pensent et qui y agissent. Ils ont par
avance articulé et interprété ce monde dans
diverses constructions de la réalité quotidienne,
et ce sont ces objets de pensée qui déterminent leur
comportement, définissent le but de leurs actions, et prescrivent
les moyens pour les réaliser. » (Schütz [1987]
p. 10.)
Construire un modèle d’individu tel que les faits
observés puissent être expliqués de manière
compréhensible comme résultant de l’activité
de cet individu.
Mener cette construction dans des termes tels que les concepts
cognitifs soient proches des catégories de la pratique :
« Tout concept qui prend place dans un modèle scientifique
de l’action humaine doit être construit de telle manière
qu’une action produite par un individu au sein du monde vécu
et s’accordant avec la construction typique, soit compréhensible
aussi bien pour l’acteur lui-même que pour ses semblables,
et qu’elle le soit dans le cadre d’interprétation
courante de la vie quotidienne. » (Schütz [1987] p. 54.)
La troisième exigence de Schütz n’est pas due
à une vaine aspiration au réalisme des hypothèses.
Elle découle tout entière du critère de vérité
propre selon lui aux sciences sociales. L’approche positiviste
qui culmine dans l’épistémologie popperienne
traite le monde comme un monde d’objets et l’énoncé
scientifique comme celui qui énonce une relation causale
entre des faits. La non-falsification de la prédiction hypothético-déductive
en est alors légitimement la pierre de touche. Mais en sciences
sociales dit Schütz, après Weber et Dilthey, nous n’avons
pas affaire à un monde d’objets mais à un monde
d’interprétations. L’interprétation du
monde qu’est la science est alors une interprétation
d’interprétations. On est en présence, dit Schütz,
d’une « double herméneutique » :
« Les objets de pensée, construits par les chercheurs
en sciences sociales, se fondent sur les objets de pensée
construits par la pensée courante de l’homme menant
sa vie quotidienne parmi ses semblables et s’y référant.
Ainsi les constructions utilisées par le chercheur sont pour
ainsi dire des constructions au deuxième degré. »
(Schütz [1987], p. 11.)
La vérité de l’énoncé scientifique
ne peut plus alors découler de la justesse d’une prédiction.
L’accès à une forme de vérité
adéquate à un « monde d’objets »
constitué d’interprétations passe par la compréhension,
c’est-à-dire l’explication du comportement des
agents par les causes qu’ils attribuent eux-mêmes à
leurs actions, et le contrôle par les agents eux-mêmes
de cette méta interprétation. Ce contrôle, qui
joue ici le rôle de la falsification popperienne, consiste
en la ré-appropriation par les agents, dans « l’idéologie
du quotidien », des interprétations cognitives proposées
par les scientifiques. C’est le va-et-vient entre cognition
et quotidien, l’évaluation critique des concepts par
la pratique quotidienne qui les valide. Seul la pratique quotidienne,
les usages des acteurs, peut « falsifier » une théorie
sociale.
Le parallèle entre Keynes et Schütz opère aux
trois niveaux axiologiques énoncés par Schütz,
même si la terminologie est différente :
le « monde pré structuré symboliquement »
renvoie à « l’état de la confiance, comme
disent les hommes d’affaires » qui est ce à partir
de quoi Keynes construit la courbe de l’efficacité
marginale du capital;
« construire un modèle d’individu tel que les
faits observés puissent être expliqués de manière
compréhensible comme résultant de l’activité
de cet individu » est strictement la démarche suivie
par Keynes au chapitre 4 de la Théorie générale;
quant à l’exigence de compatibilité entre
théorie et « idéologie du quotidien »,
elle est revendiquée et pratiquée par Keynes de façon
explicite. Tel est le sens de son rejet des concepts qui «
ne préoccupent jamais les hommes d’affaires ».
Esquisse d’une approche conventionnaliste du capital
humain
La convention « d’unité de travail homogène
» posée par Keynes porte sur le salaire moyen. L’hypothèse
proposée ici est de construire sur le même moule une
« convention de capital humain » qui aurait comme objet
de fonder (concurremment à d’autres éléments)
la hiérarchisation des salaires. On mobilisera pour ce faire
la « convention de pérennité de l’état
des affaires » qui est chez Keynes au fondement du marché
financier. Rappelons les jalons essentiels de cette analyse.
On est face à une incertitude radicale qui rend impossible
ce que Keynes nomme l’« activité d’entreprise
», à savoir la prévision des rendements économiques
réels à venir, impossibilité qui détruit,
ou en tout cas affaiblit considérablement, l’incitation
à investir.
L’instauration d’une convention de « pérennité
de l’état des affaires », rend possible une «
activité de spéculation » qui se substitue à
l’« activité d’entreprise » : l’évaluation
au présent des valeurs futures à l’activité.
On crée ainsi un marché liquide du capital de prêt
qui, par le climat de confiance qu’il instaure, rend l’investissement
possible.
On a donc trois séquences : incertitude radicale –
convention – décision. Tentons la translation au capital
humain :
Incertitude sur le rendement futur du travail pour l’entreprise,
sur le montant futur des salaires pour le salarié.
Convention de rémunération au diplôme et à
l’ancienneté.
Action possible : investissements en éducation pour les
salariés, gestion du marché interne du travail pour
les entreprises.
Le mode même de construction de la convention nous est donné
par Keynes dans le passage déjà cité du chapitre
IV : « Nous imputons en quelque sorte l’hétérogénéité
des unités de travail également rémunérées
à l’équipement en capital » (Keynes [1936],
p. 61). Ce qui, transposé, devient : « Nous imputons
en quelque sorte l’hétérogénéité
des unités également rémunérées
à l’accumulation en capital humain. »
Au plan théorique, les obstacles que suscitent les approches
substantialistes sont contournés. Il n’est plus nécessaire
de construire une théorie des hiérarchies des productivités
comme fondement de la hiérarchie des salaires si l’on
considère cette hiérarchie comme conventionnelle,
comme découlant d’un accord implicite des agents qui
n’a pas d’autre fondement que les coordinations qu’il
rend possible.
La théorie du capital humain n’est plus alors une
étude des faits économiques mais une étude
des représentations économiques, c’est une représentation
de représentations ; la représentation formalisée
et systématique de représentations intuitives. Dès
lors, ce qui compte ce ne sont pas tant les carrières salariales
réelles que les carrières anticipées. Ce qui
détermine le choix des études, de la filière,
de la durée, eu égard aux contraintes de possibilités
d’accès, c’est la carrière telle qu’elle
est envisageable en t. De ce point de vue, les études de
salaires en coupe instantanée sont pertinentes : elles collectent
les informations qui sont effectivement disponibles pour l’agent
économique qui effectue un choix. Les études longitudinales
ont la même pertinence : l’information sur le passé
est accessible dans le présent. Les unes comme les autres
ne comptent que comme information : information sur le passé
ou information sur le présent. Elles systématisent
le processus de tâtonnement qu’opère l’agent
économique rationnel en avenir incertain. Si on ne dote pas
cet agent d’une rationalité exorbitante – la
capacité de connaître l’avenir –, on doit
reconnaître qu’il est rationnel en extrapolant sa carrière
future des profils de carrière qui sont directement observables
au moment de son choix : des coupes instantanées ou des profils
longitudinaux passés. Ces derniers n’en disent pas
plus, ils disent autre chose.
De même, le traitement du capital humain par la théorie
de la croissance endogène peut alors être légitimé
: si l’on traite de représentations et non d’objets,
l’exigence de définition de la substance tombe. Mais
l’analyse change de sens.
Le concept de capital humain, et c’est sans doute une des
raisons de son succès, répond de façon exemplaire
à la troisième exigence axiologique de Schütz
: il est lisible à la fois comme concept cognitif, inséré
dans un corpus théorique, et comme catégorie de la
pratique, de l’économie du quotidien. C’est précisément
ce deuxième niveau de lecture qui permet aux théoriciens
de développer leurs analyse sans une définition rigoureuse
et/ou une mesure exacte de leur concept : parce qu’il «
va de soi ». Mais il y a un prix à payer : celui d’une
divergence possible entre l’interprétation savante
et l’interprétation profane, ou celui d’un usage
« idéologique » de l’interprétation
savante.
Comparaison entre convention de capital humain et modèle
de Spence
La convention de capital humain telle qu’elle vient d’être
esquissée, si elle présente des parentés avec
le modèle de Spence, n’en diffère pas moins
sur plusieurs points importants.
Tout d’abord, et c’est fondamental, le modèle
de Spence suppose que les productivités des différentes
qualifications sont individualisables et observables après
un certain temps d’embauche. Elles sont données de
façon exogène au modèle. Au contraire, la convention
de capital humain se construit sur la base de l’inexistence
même de la notion de productivité individuelle mesurable
comme chez Alchian et Demsetz [1972] [2], associée à
un accord sur la légitimité d’une hiérarchie
des salaires, légitimité qu’il faut fonder,
dans l’entreprise et la société. L’objet
même de la convention est donc de pallier l’inobservabilité
des productivités.
En second lieu, alors que dans le modèle de Spence les décisions
des employeurs et des salariés sont disjointes, la convention
de capital humain est une interprétation collective, qui
résulte d’interprétations multiples : employeurssalariés
et salariés-salariés.
Enfin, la convention de capital humain induit la productivité
des différents agents selon le mécanisme isolé
par la théorie des incitations et du salaire d’efficience,
qui établit un lien causal du salaire vers la productivité,
lien causal qui est absent du modèle de Spence. On peut tenter
de visualiser ces différences dans la figure 2 construite
sur le modèle de celle de Spence reproduite plus haut.
Figure 2. - Convention de capital humain
Le capital humain comme idéologie
Il peut être utile, pour approfondir cette tentative d’analyse
de la notion de capital humain comme représentation sociale,
d’opérer un autre détour, par Marx. Cette référence
peut surprendre. La majorité des économistes ne retient
aujourd’hui de Marx que sa caractérisation de l’idéologie
comme « fausse science » pour la retourner contre Marx
lui-même [3]. Qui veut bien le lire s’apercevra cependant
que la notion d’idéologie présente chez Marx
une autre complexité et que, si le terme lui-même doit
certainement être abandonné, ou en tout cas cantonné
à un sens restreint, le champ visité par Marx dans
ce cadre constitue encore un apport fécond.
La notion de représentation est en effet essentielle dans
la pensée de Marx. C’est elle qui donne son sens à
la volonté de celui-ci de construire son analyse comme une
« critique de l’économie politique ». Tandis
que l’économie politique classique prend comme données
immédiates les catégories de l’économie
(travail, monnaie, droits de propriété, prix, etc.),
Marx les considère comme des représentations, comme
la façon dont les hommes vivent leurs relations, aux autres
et au monde, dans le domaine de la production. Il s’agit alors
pour l’analyste de mettre au jour les rapports de production
réels, rapports des hommes entre eux, cachés sous
l’apparence de rapports des hommes aux choses. Mais, et c’est
là une difficulté majeure, ce travail de dévoilement
ne peut consister à rejeter les apparences pour faire apparaître
une réalité sous-jacente. La réalité
qu’il faut saisir n’a pas d’autre existence que
les formes phénoménologiques dans lesquelles elle
se manifeste. La mise au jour des rapports de production réels
ne dissipe donc pas les représentations, contrairement à
la conception du marxisme standard qui trouve sa source chez Engels.
Les rapports de production ne sont jamais transparents.
Cette ambivalence des représentations comme formes d’expression
– qui tout à la fois contiennent et masquent les rapports
de production réels – engendre des difficultés
conceptuelles, difficultés dont manifestent les écrits
de Marx eux-mêmes, dans la polysémie du terme par lequel
celui-ci désigne le plus souvent les représentations,
celui d’idéologie.
Pour tenter une clarification tout en avançant dans notre
propos, nous envisagerons ce que pourrait être une caractérisation
« marxiste standard » du terme « capital humain
».
Celui-ci présente d’emblée toutes les caractéristiques
de ce que le marxisme nomme une notion idéologique, une fétichisation
du concept de force de travail, fétichisation qui s’exprime
dans trois aspects : objectivation, distorsion et instrumentalisation.
Objectivation puisque l’on peut dire qu’avec l’idée
de « capital humain » la réification atteint
son apogée. Le sujet lui-même s’y pense comme
un objet, l’être y est pensé comme un avoir.
Marx notait que le concept de capital procède déjà
d’une telle réification :
« Toutes les forces productives du travail social se présentent
comme étant celles du capital. Ainsi la force productive
du travail social et ses formes particulières apparaissent
comme l’émanation du capital, du travail matérialisé,
des conditions matérielles du travail, et se trouvent, face
au travail vivant, incarnées par le capitaliste, sous l’aspect
d’un objet indépendant. Ici encore nous sommes devant
l’inversion du rapport que nous avons désigné,
en analysant le système de la monnaie, par le terme de fétichisme.
» (Matériaux pour l’économie, Œuvres
II, p. 382.)
Le capital humain ne serait qu’un nouveau progrès
dans la « soumission réelle » du travail au capital.
Après s’être emparé de la propriété
juridique, puis réelle, des machines, le capital développerait
son emprise en s’emparant de la consommation ouvrière
qu’il normerait selon ses besoins, puis, dernière étape,
des représentations mêmes du travail. La représentation
du travail comme capital humain serait le « stade suprême
du développement du capitalisme » : le travail vivant
lui-même y est représenté comme un objet.
Distorsion parce que cette représentation serait fausse.
Ici, l’idéologie est opposée à la science
: la représentation fausse, travail hier, capital humain
aujourd’hui, s’opposerait à la représentation
scientifique, la notion de capital humain au concept de force de
travail.
Instrumentalisation enfin puisque ces distorsions auraient une
fonction : celle de servir les intérêts de certaines
catégories sociales. En assimilant le salaire au revenu d’un
capital, on légitime les revenus de la propriété,
qui, par renversement, deviennent des revenus identiques au salaire.
Les différences entre les types de revenus ne renvoient qu’aux
choix différents effectués par les individus : certains
développent leur patrimoine financier; d’autres, leur
patrimoine humain. La position des propriétaires du capital
est ainsi confortée. De même, et de façon plus
immédiate, se trouve confortée la position de ceux
qui occupent une place privilégiée dans la hiérarchie
salariale. En ce sens, la théorie du capital humain pourrait
être considérée comme une idéologie des
classes moyennes. Certaines théories inspirées du
marxisme mettaient en cause les salariés à hauts revenus
en affirmant que ces hauts revenus sont des profits masqués
en salaires, qu’ils sont le résultat d’une alliance
passée entre les propriétaires du capital et les cadres
gestionnaires de ce même capital (Establet et Beaudelot [1976]).
La théorie du capital humain au contraire, en faisant des
salariés à haut revenus des salariés comme
les autres, qui ont seulement su mieux gérer leur patrimoine
humain, légitime et conforte leur position dominante.
La critique du concept d’idéologie
Si la notion de capital humain peut être critiquée
comme une idéologie, cette critique peut à son tour
être qualifiée d’idéologie. On est face
à ce que Paul Ricœur dénomme le « paradoxe
de Mannheim ». Le concept d’idéologie appliqué
à lui-même se détruit : « Si tout ce que
nous disons est biaisé, si tout ce que nous disons représente
des intérêts que nous ne connaissons pas, toute théorie
de l’idéologie est elle-même idéologique
» (Ricœur [1997], p. 26.) Il faut donc accepter avec
Mannheim cette extension du concept d’idéologie qui
le conduit à être englouti dans son propre référent.
Il en résulte que la critique de l’idéologie
ne peut pas entraîner la fin de l’idéologie.
Althusser soulignait d’ailleurs déjà en ce sens
que « seule une conception idéologique du monde a pu
imaginer des sociétés sans idéologie »
(Althusser [1965]).
Avant même de critiquer une théorie comme idéologique,
il faut donc évaluer de façon critique le concept
d’idéologie lui-même. Au paradoxe relevé
par Mannheim s’ajoute, comme source de confusion, la polysémie
du terme. On peut, en s’appuyant sur le travail critique mené
par Ricœur [1997], distinguer trois définitions de l’idéologie
dans le marxisme :
l’idéologie comme opposée à la science;
l’idéologie comme opposée à la praxis
;
et enfin l’idéologie comme moment de la praxis.
Si l’on accepte pour un instant de se situer dans une optique
marxiste standard d’opposition entre l’idéologie
du capital humain et ce qui en serait le concept scientifique, la
force de travail, on peut montrer que, sur les trois aspects, objectivation,
distorsion et instrumentalisation, cette opposition ne peut être
maintenue.
Idéologie et objectivation
Selon Marx lui-même, l’objectivation est inhérente
à toute activité humaine. Marx reprend le concept
d’aliénation tel qu’il découle de la critique
de Hegel par Feuerbach et il le développe. L’aliénation
est le processus inhérent à l’homme social par
lequel celui-ci objective les productions de son esprit, et se trouve
dominé par ses propres productions. Ainsi de la religion.
Dieu, puissance qui domine l’homme, est dit Feuerbach, le
produit de son imagination. Marx étend la critique de la
religion aux institutions civiles, État, droit, monnaie.
Mais ces objets ne sont pas pour autant des illusions. Ils sont
au contraire réels et nécessaires.
« Pour Hegel, écrit E. Bottigelli dans sa présentation
des Manuscrits de 1844, toute objectivation était aliénation.
Toute manifestation de l’homme était, dans la mesure
même où elle était extériorisation de
sa personnalité, créatrice d’objets étrangers.
Marx différencie nettement objectivation et aliénation.
Lorsque le travail était vraiment le reflet de la personnalité
de l’homme, avant l’apparition de l’échange,
son produit était objectivation humaine. L’activité
de l’homme n’est pas par essence une activité
aliénante. Ce sont les rapports sociaux qui, à un
certain niveau de leur développement, transforment cette
objectivation en aliénation. L’aliénation a
cependant ses racines dans le fait même que l’homme
ne peut se manifester qu’objectivement. Comme il vit en société,
ce sont finalement les objets qu’il crée qui établissent
ses relations avec les autres. »
La critique de la notion de capital humain comme objectivation
tombe.
Idéologie et distorsion
Si l’on considère la deuxième caractéristique
de l’idéologie, la distorsion par rapport au concept,
les difficultés ne sont pas moins grandes. Il n’est
pas si aisé de distinguer la notion idéologique de
capital humain de ce qui en serait le concept scientifique : la
force de travail. La différence peut n’être que
de vocabulaire et on peut, comme on l’a montré, considérer
Marx, et les marxistes comme Hilferding, comme des précurseurs
de la théorie du capital humain. Dans les deux cas, on met
l’accent sur le fait que le travail est une capacité
plus qu’une activité; qu’il existe une hiérarchie
des capacités (la distinction chez Marx entre le travail
simple et le travail complexe); que cette hiérarchie des
capacités est le résultat d’une production sociale
qui engendre des coûts ; que ces coûts, ce point est
particulièrement développé par Hilferding,
sont pour l’essentiel des coûts de formation, une dépense
de travail formateur; enfin que le travail plus formé est
doté, par là même, d’une capacité
productive plus grande.
La très grande parenté entre la théorie du
travail complexe et la théorie du capital humain interdit
donc de les opposer l’une à l’autre comme l’idéologie
à la science.
Idéologie et instrumentalisation
Quant au troisième point, l’instrumentalisation de
la notion de capital humain comme légitimation des salariés
privilégiés, il se heurte à deux objections.
La première est que la théorie marxiste du travail
formateur conduit ici au même résultat que la théorie
beckerienne. À la conclusion normative de Mincer : «
les différences de salaires entre les salariés sont
dues principalement à des différences dans la dimension
des stocks en capital humain, et non à un « taux de
salaire » différent par unité de stock de capital
humain » (Mincer [1993], p.189), fait pendant une conclusion
identique de Lapidus : « Rien ne permet d’affirmer qu’un
travailleur qualifié, quel que soit le niveau de ses revenus,
devient partie prenante dans le partage de la plus-value. »
(Lapidus [1982], p. 204.)
La seconde est que l’instrumentalisation de la notion de
capital humain n’est pas univoque. Elle peut certes être
utilisée pour légitimer les hauts salaires, mais elle
peut tout autant servir à les combattre, en revendiquant
une hiérarchie des salaires plus conforme à la hiérarchie
des coûts d’acquisition du capital humain. De même,
la valorisation du capital humain, par opposition à celle
du capital matériel, peut soutenir une revendication d’un
réexamen du partage salaire profit.
Idéologie comme représentation nécessaire
Mais la critique la plus radicale de la dénonciation du
terme de capital humain comme idéologique procède
de ce que, pour Marx lui-même, l’idéologie est,
dans une des acceptions du terme en tout cas, un moment de la pratique
sociale, et qu’elle est donc, à ce titre, nécessaire.
Rappelons les termes de l’Introduction générale
à la critique de l’économie politique dans lesquels
Marx nous livre sa méthode :
« Dans toute science historique et sociale en général,
il faut toujours retenir que le sujet — ici la société
bourgeoise moderne — est donné aussi bien dans la réalité
que dans le cerveau; et que les catégories expriment des
formes et des modes d’existence, souvent de simples aspects
particuliers de cette société, de ce sujet, et que,
par conséquent, cette société ne commence à
exister, scientifiquement parlant, à partir du moment seulement
où il est question d’elle en tant que telle. Cela vaut
pareillement pour le développement des catégories
économiques. » (Marx [1857], Œuvres I, p. 254.)
Ricœur [1986] analyse de façon tout à fait convaincante
cette acception du terme idéologie, dont il montre qu’elle
est la plus féconde. Présente chez Marx et les marxistes,
quoique de façon contradictoire avec d’autres acceptions,
elle peut aussi être reliée aux analyses de Mannheim,
de Clifford Geertz ou à la théorie de l’État
de Max Weber. « L’extension même du concept d’idéologie,
remarque Ricœur, agit comme une légitimation progressive
du concept lui-même. » De ce fait, ajoute-t-il, «
nous devons intégrer le concept d’idéologie
comme une distorsion dans un cadre qui reconnaît la structure
symbolique de la vie sociale » (Ricœur [1986], p. 24-25).
Et plus loin « L’imaginaire n’apparaît pas
que dans les distorsions, il est aussi présent dans la relation
qui est déformée. L’imaginaire est constitutif
de notre relation au monde. » (Ricœur [1986], p. 198.)
Avant même d’être pensée comme une distorsion,
l’idéologie doit donc être pensée comme
un facteur d’intégration.
Une théorie englobante de la représentation
: Searle [4]
Les différentes formes de représentations du social
que nous avons repérées : construction du concept
de salaire moyen par imputation chez Keynes, convention salariale
ou idéologie marxienne, peuvent être utilement éclairées
par les travaux du philosophe américain John Searle. Celui-ci,
dans La construction de la réalité sociale [1998],
s’interroge sur la nature et la genèse des «
faits institutionnels », c’est-à-dire, par opposition
aux faits bruts, des faits qui « dépendent de l’accord
des hommes » et qui « ont impérativement besoin
d’institutions humaines pour exister » (Searle [1998],
p. 14). Une caractéristique fondamentale des « faits
institutionnels », dit Searle, est qu’ils procèdent
d’une intentionnalité, celle-ci étant définie,
de manière très husserlienne, comme « cette
propriété de l’esprit par laquelle il se dirige
vers des objets et des états de choses dans le monde »
(Searle [1998], p. 34, note). Les faits institutionnels ne sont
cependant qu’une mise en œuvre des capacités contenues
dans les faits bruts. Ils procèdent de l’assignation
de fonction qui surimpose un sens aux faits bruts. L’exemple
paradigmatique en étant pour Searle le papier-monnaie; hors
de la fonction qui lui est assignée par l’intentionnalité
collective, le billet de banque n’est qu’un morceau
de papier.
Searle donne une définition très générale
et abstraite de la règle constitutive des faits institutionnels
qui est :
« X est compté comme un Y dans C »
où X est un ensemble de caractéristiques physiques,
Y le statut imposé à ces objets, et C le cadre dans
lequel l’assignation de fonction est pertinente.
La relation des termes X et Y est non causale. On ne peut passer
à Y par la seule vertu des caractéristiques physiques
de X. Elle nécessite l’accord ou l’acceptation
– mais pas nécessairement la conscience – des
participants du cadre C. Une autre caractéristique de l’assignation
de fonction est son caractère langagier. L’assignation
de fonction est souvent, mais pas toujours, produite par un acte
de langage, et le fait institutionnel n’a d’efficace
que s’il est communicable. En outre, sa pérennité
et sa complexité imposent une représentation linguistique.
Les systèmes de faits institutionnels sont constitués
par itération de la structure « X est compté
comme un Y en C ». Le terme X d’une assignation de niveau
supérieur peut être le terme Y d’un niveau inférieur.
Ces systèmes de structures itérées fonctionnent
à travers le temps. Ils créent des droits et des pouvoirs
conventionnels. Le contenu Y imposé à l’élément
X donne à des individus ou à des groupes le pouvoir
d’agir. L’effet de « X est compté comme
Y en C » est de la forme :
« nous acceptons (S a le pouvoir (S fait A)) »
Les règles ainsi instituées fonctionnent grâce
à ce que Searle nomme les « aptitudes d’arrière-plan
» concept qui n’est pas sans rapport (il le note lui-même)
avec ceux d’« habitus » ou de « disposition
» développés par Bourdieu. Sans entrer dans
les détails d’une discussion longue et complexe, on
dira que Searle s’efforce de se tenir à l’écart
de deux positions qu’il juge intenables, celle de la causalité
rationnelle qui suppose une compréhension des règles
par les agents (et des raisons pour lesquelles suivre ces règles
est rationnel), et celle du béhaviorisme qui supprime toute
forme d’intentionnalité de la part des agents (ce qu’il
nomme la causalité « boule de billard »).
Les différentes figures de la représentation en économie
que nous avons repérées à propos de la notion
de capital humain se coulent assez facilement dans le moule proposé
par John Searle. Ainsi les énoncés marxiens sur le
capital comme formes deviennent, itérés sur la structure
« X est compté comme Y dans C » :
les capacités productives (X) sont comptées comme
capital (Y) dans le cadre (C) du capitalisme;
les capacités productives individuelles sont comptées
comme capital humain dans le cadre du capitalisme de la fin du XXe
siècle.
L’imputation keynésienne se lit sur le même
moule comme :
L’hétérogénéité des unités
de travail également rémunérées est
comptée comme baisse du rendement du capital.
La convention de chômage de Salais devient :
L’incertitude sur la demande de produit et la productivité
du travail sont comptées comme droit de l’entrepreneur
à la flexibilité de l’emploi sans remise en
cause du pacte de productivité.
La convention de capital humain, enfin, se lit :
les différences hiérarchiques de salaires sont comptées
comme différences dans l’accumulation de capital humain;
la durée des études et l’ancienneté
sont comptées comme accumulation de capital humain.
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Notes
[1] Autrement dit, pour expliciter cette formulation un peu ésotérique
de Marx, il faut se demander pourquoi le travail n’apparaît
jamais comme tel dans la société marchande mais seulement
à travers des formes sociales qui le représentent,
et singulièrement la monnaie. Cet aspect, négligé
ou méconnu, de la théorie de Marx a été
notamment remis en lumière par Guibert [1985]. Nous y reviendrons
dans la partie consacré à l’idéologie
dans laquelle nous nous efforcerons de montrer la dimension représentationnelle
de l’analyse de Marx.
[2] Rappelons que, pour Alchian et Demsetz, le travail d’équipe,
qui est consubstantiel au concept d’entreprise capitaliste,
rend impossible de déterminer les productivités individuelles
: « Avec le travail d’équipe, il est difficile,
par la simple observation de la production totale, de soit définir,
soit déterminer la contribution individuelle de chacun des
inputs en coopération. La production d’une équipe,
par définition, n’est pas la somme des produits séparables
de chacun de ses membres. » [1972, p.779.]
[3] Comme l’écrivait plaisamment Raymond Aron : «
L’idéologie c’est la théorie de mon adversaire.
»
[4] Je remercie Hervé Defalvard d’avoir attirer mon
attention sur l’intérêt des travaux de Searle
pour la présente étude.
En dépit des difficultés à le fonder théoriquement,
le concept de capital humain s’impose à nous comme
catégorie de la pratique. Les acteurs économiques,
entrepreneurs ou salariés, l’emploient spontanément
pour qualifier leurs actions. Il faut donc prendre acte du succès
du concept et tenter de le refonder théoriquement. Il faudra
pour cela abandonner les conceptions substantielles du capital humain,
qu’elles soient walrasiennes ou marxiennes, pour en adopter
un modèle représentationnel. Après avoir rappelé
les principales critiques que rencontre la conception substantielle,
on passera en revue les outils, encore sommaires, que la théorie
économique fournit pour penser les représentations
: théorie keynésienne, théorie marxienne de
l’idéologie et théorie des conventions.
Édouard Poulain « Le capital humain, d'une conception
substantielle à un modèle représentationnel
», Revue économique 1/2001 (Vol. 52), p. 91-116.
www.cairn.info/revue-economique-2001-1-page-91.htm
Édouard Poulain est membre du GAINS, Université du
Maine, 72085 Le Mans cedex 9, France (((www. univlemans. fr/ ecodroit/
gains). J’ai une dette considérable à l’égard
d’Olivier Favereau sans lequel les intuitions premières
à l’origine de cet article n’auraient jamais
pu prendre la forme d’une publication. Je remercie également
les rapporteurs de la Revue économique.
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