"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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Libéralisme et néolibéralisme : continuité ou rupture ?
Eric Mulot,
MATISSE Mai 2002

Origine : ftp://mse.univ-paris1.fr/pub/mse/cahiers2002/R02041.pdf

MATISSE, UMR 8595, Université Paris I, Maison des Sciences Economiques, Bureau 201 106-112 boulevard de l'hôpital, 75013 Paris

Adresse électronique : eric.mulot at univ-paris1.fr


Le terme « néolibéralisme » est aujourd'hui très utilisé. Pourtant, aucun consensus n'existe ni sur sa définition ni sur ses origines théoriques. Il paraît donc important d'amorcer une réflexion en ce sens, afin de mieux cerner ce qui est souvent présenté comme un courant de pensée cohérent. Pour ce faire, sont mobilisés à la fois les travaux des libéraux classiques, dont les « néo-libéraux » seraient les continuateurs, et ceux des fondateurs du « néolibéralisme ». L'étude de certains aspects de ces écrits mène à la conclusion que si le néolibéralisme constitue bien un courant de pensée, il n'a que peu à voir avec le libéralisme classique, et représente un bon exemple de pensée moniste, articulé autour d'une conception limitative de la liberté.

L'une des évolutions marquantes au sein de la pensée économique serait la domination, depuis les années 1970, d'un courant "néolibéral", qui aurait donné lieu à une série de politiques du même nom d'abord en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, puis dans les pays dits " en développement ", sous l'égide de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International, en réaction aux politiques keynésiennes qui prévalaient auparavant. Ces politiques ont suscité et suscitent encore de nombreux débats ; par contre, les réflexions épistémologiques sur la "théorie" néolibérale ne sont pas légion.

Cet état de fait tient peut-être au caractère imprécis du terme, dans la mesure où "il s'agit tout à la fois d'une idéologie, d'une vision du monde, d'un ensemble de politiques, et d'une collection de théories qui ne sont pas nécessairement cohérentes les unes avec les autres" (Dostaler, 2001, p. 107). L'autre source de confusion vient du fait que ce mot n'est pas utilisé, encore moins revendiqué, par celui qui est aujourd'hui considéré comme son père spirituel : Milton Friedman. Ce dernier se définit en effet comme un héritier du libéralisme du XIXe siècle, qu'il appelle aussi "libéralisme benthamien" (Friedman, 1963, p. 10) et qui serait caractérisé par la défense systématique de la "décentralisation politique" (Friedman, 1963, p. 6). Cette filiation s'accompagne de la dénonciation de la "corruption" (Friedman, 1963, p. 6) du terme "libéral" qui se serait produite aux Etats-Unis, au XXe siècle, sous deux formes. La première altération viendrait du fait qu'aux Etats-Unis, le terme " libéral " désigne les défenseurs de l'intervention de l'État, ce qui entre pour Friedman en contradiction totale avec le libéralisme originel. L'autre déviance consiste à présenter les libéraux classiques (Adam Smith, Jeremy Bentham, etc.) ainsi que les véritables libéraux actuels (qui incluent Friedman) comme des "conservateurs-libertaires" ou des "aristo-conservateurs" (Friedman, 1963, p. 5).

En somme, il semble que le terme "néolibéral" ait été, tout comme le terme "néoclassique", forgé par ses détracteurs...

L'autre source de confusion réside dans l'assimilation courante entre théorie libérale, théorie néoclassique et théorie néolibérale. Pour Bernard Guerrien, une telle assimilation est erronée, car le néolibéralisme, tout comme le libéralisme, ne peuvent pas constituer une théorie, mais en seraient le "résultat" ou la "conséquence" (Guerrien, 1999, p. 5). Il y aurait donc une théorie néoclassique (et classique) et des politiques néolibérales (et libérales), dérivées de ces théories. Pourtant, beaucoup des principaux théoriciens néoclassiques, parmi les plus connus, comme Gary Becker et Robert Lucas, se réclament de la pensée de Milton Friedman1. Ce serait, dans ce cas, la théorie néoclassique qui serait issue de la théorie néolibérale...

Ce bref aperçu des débats en présence n'est pas encourageant. C'est pourquoi une tentative d'éclaircissement s'avère nécessaire. Il nous paraît pertinent, dans cette perspective, de se centrer sur un angle d'analyse qui permette d'aborder toutes les indéterminations précédemment énumérées. Une des démarches possibles consiste à relire de façon critique l'argument de Friedman selon lequel le vrai libéral du XXe siècle est l'héritier des libéraux du XIXe.

1 Gary Becker souligne la dette intellectuelle qu'il a envers Milton Friedman dès 1957, date de publication de son livre The economics of discrimination (Becker, 1973, p. 12). Inversement, Friedman fait plusieurs fois référence à la pertinence des travaux de Gary Becker, par exemple dans le chapitre sur l'éducation et celui sur les discriminations de son Capitalism and liberty, un de ses ouvrages les plus connus. Pour l'influence de Friedman sur Robert Lucas, et son accord avec les thèses présentées dans Capitalism and liberty, voir (Klamer, 1988, p. 50, 66 et 78).

La relecture de cet argument sera basée sur le fait, fondamental, que toute théorie
implique une représentation de la société idéale2. Le point commun du libéralisme et du néolibéralisme serait dans ce cas de penser que c'est la liberté individuelle qui est ou doit être le fondement d'une bonne société. Il s'agira donc de se demander si libéraux et néolibéraux partagent la même vision du monde. Pour cela, nous avons choisi de comparer les principaux aspects constitutifs des représentations idéales de la société dans les théories libérales et néolibérales, à savoir : le concept de liberté puis les rapports entre Etat et sphère marchande.

L'évocation de ces thèmes, qui se fonde sur le concept de liberté et ses conséquences sur la représentation du monde qu'ont les courants de pensée étudiés, nous semble plus riche que l'approche en termes de classiques / néoclassiques, dans la mesure où elle permet de prendre en compte leurs aspects politiques. Le fait que les libéraux étaient des philosophes et/ou juristes avant d'être des économistes est trop souvent négligé, ce qui se traduit fréquemment par l'oubli du fait que leur analyse des phénomènes économiques n'est qu'un aspect d'une pensée plus large, et qu'elle se base sur des concepts très souvent issus d'autres domaines, comme la philosophie politique, par exemple. De même, la prétention des néolibéraux (et néoclassiques) à expliquer l'ensemble des phénomènes sociaux est rarement prise sérieusement en compte, alors qu'il s'agit selon nous d'une conséquence directe de l'idéal de société de ces penseurs, et tout particulièrement de leur conception de la liberté individuelle et de son exercice dans une société libre.

Afin de faciliter cet essai de questionnement interdisciplinaire de l'idée d'une continuité entre théories libérale et néolibérale, il nous faut préciser le sens que nous donneront aux principaux termes auxquels nous auront recours. Les penseurs "classiques" désigneront ici ceux qui ont offert une vision systématisée du fonctionnement de l'économie fondée sur la division du travail et la division de la société en classes (pour simplifier :d'Adam Smith, premier héritier des grands philosophes libéraux à offrir un tableau systématisé de l'économie, à Karl Marx). Le terme "libéraux" ou pensée "libérale" désigne les penseurs classiques partisans de la division du travail fondée sur la propriété privée (Adam Smith, Jeremy Bentham, James et John Stuart Mill, Condorcet, etc.)3, excluant ainsi Marx et un bon nombre de penseurs socialistes. Nous parlerons de "néoclassiques" pour désigner les marginalistes et une partie de leurs héritiers (Theodore Schultz, Gary Becker, Robert Lucas) 4.

Le terme "néolibéralisme" désigne quant à lui, comme nous le montrerons plus en détail au cours de notre réflexion, le courant de pensée qui définit une société libre comme une économie capitaliste dont le fondement politique principal est le respect de la liberté individuelle, conçue comme liberté de choix d'un individu exercé sur un marché concurrentiel au sens néoclassique du terme.

1. Libertés politiques et liberté économique : de la société politique et commerciale aux robinsonades

Le point de départ logique d'une comparaison entre libéralisme et néolibéralisme est le concept de liberté, puisque ces deux courants offrent une conception détaillée de la société libre idéale.

2 C'est une idée évoquée par Bernard Guerrien au sujet des modèles économiques, lorsqu'il affirme que "tout modèle suppose une forme d'organisation sociale" (Guerrien, 1994, p. 32). Nous ne faisons ici qu'appliquer ce constat aux théories libérales et au néolibéralisme.

3 Ne sont citées ici que quelques unes des grandes figures du libéralisme classique. Dans le cadre restreint de cette réflexion, le choix a été fait de n'évoquer que trois auteurs, parmi les plus connus et les plus influents de leur époque, en termes de diffusion des concepts libéraux ou d'élaboration de politiques libérales, à savoir :
Adam Smith, Jeremy Bentham et John Stuart Mill.

4 Nous ne nous intéresserons qu'à un petit nombre de représentants du courant néoclassique, choisis selon deux critères : leur indéniable fidélité à la pensée de Milton Friedman ainsi qu'au rayonnement de leurs travaux (capital humain et théorie de la croissance endogène notamment, deux des pans les plus connus et les plus en vogue de la théorie néoclassique).

Si nouveauté il y a dans la pensée développée par Friedman, c'est d'abord, comme le laisse entendre le terme "néolibéralisme", au niveau de la définition de la liberté qu'il faut la chercher.

1.1 Division du travail et liberté individuelle

L'une des préoccupations essentielles des libéraux classiques, dans leurs écrits économiques aussi bien que philosophiques, juridiques et politiques, est celle de l'interdépendance entre les individus, qui appartiennent à différentes classes sociales. Définir une société libre et bonne, c'est faire en sorte que les interrelations entre individus soient bénéfiques à tous, notamment aux détenteurs de capitaux et aux travailleurs. Cette dimension collective est présente dans les trois champs de la pensée libérale (juridique, philosophique, politique) ; c'est dans cette approche qu'est défini le concept libéral de la liberté, qu'il est par conséquent possible de qualifier de "multidimensionnel".

1.1.1 Société commerciale et société politique

L'un des points communs entre les classiques libéraux, c'est que tous conçoivent l'homme comme un animal social : pour eux, le propre de l'homme est de vivre en société. Ce qui ne les empêche pas d'évoquer l'existence d'un état de nature originel par rapport auquel la société moderne, la société politique, sera défini ou caractérisé soit dans le cadre d'une description historique de l'évolution de l'humanité, soit dans celui d'une réflexion philosophique ou politique, par exemple relative à l'apparition et à la nature du pouvoir politique. Cette démarche n'est pas nouvelle, bien au contraire, et ne suffit pas à identifier la spécificité de la pensée libérale.

L'intérêt de Smith, pour l'économiste, est qu'il affirme que c'est la division du travail qui est à l'origine de la société politique, de l'interdépendance des individus, rompant ainsi avec la tradition lockienne selon laquelle c'est la volonté divine qui explique l'existence de la vie sociale (Locke, 1992, p. 200). Il s'agit d'une explication économique : les individus entrent en relation parce que la division du travail a pour conséquence l'impossibilité pour un individu de satisfaire lui-même à tous ses besoins. Cette impossibilité du maintien de l'autonomie et de l'indépendance entraîne l'échange du surplus de production. Toute société humaine est avant tout une " société commerciale "5 (Smith, 1976, p. 37). La division du travail, constitutive de sociétés différenciées, est par ailleurs présentée comme un phénomène naturel, c'est-à-dire lié à un aspect essentiel de la nature humaine, qui est la propension naturelle à échanger6. Cette naturalisation de la division du travail, reposant sur une affirmation peu argumentée7, permet d'en faire un phénomène irréversible.

5 "When the division of labour has been once thoroughly established, it is but a very small part of a man's wants wich the produce of his own labour can supply. He supplies the far greater part of them by exchanging that surplus part of the produce of his own labour, wich is over and above his own consumption, for such parts of the produce of other men's labour as he has occasion for. Every man thus lives by exchanging, or becomes in some measure a merchant, and the society itself grows to be what is properly a commercial society." (Smith, 1976, p. 37).

6 " This division of labour, from wich so many advantages are derived, is not originally the effect of any human wisdom, wich foresees and intends that general opulence to wich it gives occasion. It is the necessary, though very slow and gradual consequence of a certain propensity in human nature wich has in view no such extensive utility ; the propensity to truck, barter, and exchange one thing for another.'' (Smith, 1976, p. 25). 7 Smith admet que son affirmation pourrait être étayée : "Wether this propensity be one of those original principles in human nature, of wich no further account can be given ; or wether, as seems more probable, it be the necessary consequence of the faculties of reason and speech, it belongs not to our present subject to enquire. " (Smith, 1976, p.25). Il faudra attendre les travaux de Karl Polanyi pour avoir une critique détaillée de cette conception de la division du travail (Polanyi, 1957, chapitres 4 et 5).

L'objectif de Smith, avec son Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, est de démontrer que cette inévitable division du travail est bénéfique à l'ensemble de la société.

Cette origine commerciale, économique, de l'interdépendance qui caractérise les sociétés humaines ne signifie pas que les relations interindividuelles sont exclusivement commerciales. Ce que Smith décrit, c'est l'origine économique des sociétés politiques, qui supposent l'existence de relations sociales complexes, notamment des relations de pouvoir, d'autorité8. Ce sont principalement ces dernières qui préoccupent les libéraux. L'existence d'un pouvoir politique, donc de gouvernements, de lois, a forcément des conséquences sur la liberté des individus. Leur but est de définir les caractéristiques de la meilleure société politique libre possible.

Une société politique sans Etat est par conséquent inconcevable pour les libéraux :
c'est ce qui la définit. Par contre, au-delà de ce consensus sur la nature de la société politique, apparaissent des divergences sur les formes concrètes que doit prendre le gouvernement dans une société politique libre. Pour certains, une monarchie est nécessaire, alors que pour d'autres celle-ci est inconciliable avec l'existence d'une société libre. Les autres débats portent sur la séparation des pouvoirs (est-elle indispensable ? ; comment doit-elle être organisée ?), le mode de désignation des gouvernants, etc. Ainsi, hormis sur quelques principes fondamentaux, dont le rejet du pouvoir absolu, propre à l'Ancien Régime que tous les libéraux abhorrent, il est difficile d'identifier une ligne de pensée libérale homogène. La recherche d'une telle homogénéité ne servirait d'ailleurs pas notre propos. Ce qui est important dans le cadre de cette réflexion, c'est de déterminer pourquoi l'Etat, les lois, l'autorité, sont jugés conciliables avec la liberté individuelle.

1.1.2 Une conception systémique de la liberté

La réflexion des libéraux sur la liberté part du constat du caractère social de l'homme.
Une bonne société est une société où les interactions humaines sont harmonieuses, où en tout cas permettent d'éviter les conflits violents, garantissent la perpétuation dans la paix de la société. Leur caractéristique est d'estimer que c'est le respect de certaines libertés fondamentales, plutôt que le recours à la contrainte, à la coercition, qui est le plus susceptible de mener à cet état idéal de la société politique. Mais cette convivialité ne se constitue pas naturellement, mécaniquement. Elle est le produit d'une bonne législation, d'un bon gouvernement. Il ne faut pas en effet que l'exercice par un individu de sa liberté soit préjudiciable à celle d'un autre. Il faut donc qu'un gouvernement établisse des lois qui respectent les libertés individuelles tout en prenant en compte les interactions entre individus.

C'est pourquoi il ne peut y avoir de société politique libre sans Etat9. Autrement dit, il ne peut y avoir de liberté individuelle sans lois qui délimitent le champ d'exercice de cette liberté.

C'est l'essence même des sociétés modernes, le constat de l'existence d'interdépendances entre individus, qui font des lois et des gouvernements la condition sine qua non de l'existence d'une société politique libre.

8 Ainsi, selon Jeremy Bentham : " When a number of persons (whom we may style subjects) are supposed to be in the habit of paying obedience to a person, or an assemblage of persons, of a known and certain description (whom we may call governor or governors), such persons altogether (subjects and governors) are said to be in a state of political society " (Bentham, 1990, p. 40).

9 "It is evident that, if government were totally useless, it never could have place, and the sole foundation of the duty of allegiance is the advantage wich it procures to society by preserving peace and order among mankind" (Hume, 1987, p. 35)

Ainsi, le principal point commun entre les libéraux classiques est qu'ils estiment qu'il ne peut y avoir de liberté sans gouvernement, sans Etat, c'est-à-dire sans que les individus consentent à se soumettre à un pouvoir politique dont la fonction principale est de prévenir les interactions négatives, dommageables à la société, que peut produire l'exercice de la liberté individuelle dans une société politique. En somme, c'est le fait que les individus libres sont avant tout les citoyens d'une société politique que les lois, qui constituent un système de droits et de devoirs, sont indispensables.

La formation d'un état de droit est très couramment présentée comme le fruit d'une évolution historique longue, mais pensée en référence à un état de nature hypothétique, abstrait. Il s'avère que bien souvent l'état de loi est présenté comme le portrait en négatif de l'état de nature. Ce dernier est en général caractérisé par l'absence de pouvoir ou d'autorité politique10, expliquée par le fait que les individus vivent en autarcie ou prennent des décisions en discutant librement. Il y a dans tous les cas indépendance et autonomie absolue des individus ou groupes. Mais les libéraux ne voient pas l'état de nature comme un idéal à atteindre. Il est en effet considéré comme une abstraction philosophique nécessaire à la compréhension des sociétés modernes. Ils ont par contre conscience de ce qu'il faut absolument éviter, à savoir : les guerres et conflits, et l'absolutisme. Des exemples de ces situations sont fournis par l'histoire concrète des pays dont sont issus les libéraux. Leur démarche intellectuelle est finalement pragmatique : à partir du moment où les hommes ont quitté l'état de nature, c'est-à-dire sont entrés en société (en sociétés modernes, différenciées), s'est posé le problème de la gestion des relations interindividuelles. L'histoire semble montrer que ces interrelations ont eu des conséquences négatives (guerre civiles, guerres de religion, guerres de conquêtes, etc.). Le but des libéraux est par conséquent de proposer des alternatives viables à ces situations, ce qui implique de trouver un système politique et juridique assurant la convivialité pacifique. Les libéraux s'accordent à penser que c'est le respect des libertés qui doit servir de base à un tel système, par opposition aux systèmes prévalant à leur époque, fondés sur l'absolutisme, la coercition, etc.

Des lois sont nécessaires à la constitution d'une autorité, d'un pouvoir légitime, qui sera garant de l'intérêt général en prévenant et gérant les conflits et en garantissant les libertés individuelles. La liberté individuelle passe par la soumission libre, volontaire, à la loi. La conception libérale de la liberté est donc avant tout juridique. C'est la loi qui définit les domaines d'exercice de la liberté. Elle délimite une sphère de vie privée, d'intimité et d'autonomie absolue, qu'aucune loi ne serait en droit de contrôler, et un domaine public, où par contre les lois sont indispensables11. Les divergences surgissent quand il s'agit d'établir l'ampleur de chaque sphère ainsi que les libertés fondamentales. Tous les libéraux sont d'accord pour considérer la propriété privée, la liberté de posséder privativement des biens (ainsi que sa propre personne) comme le fondement de la société politique libre. Les autres libertés, parfois présentées comme des droits, sont sujettes à discussion. Apparaissent couramment la liberté d'expression, d'association, de déplacement et de religion. 10 Locke, dont on connaît l'influence sur les classiques, écrivait : " To understand political power right, and derive it from its original, we must consider what state all men are naturally in, and that is, a state of perfect freedom to order their actions, and dispose of their possessions, and persons as they think fit, within the bounds of the law of nature, without asking leave, or depending upon the will of any other man.." (Locke, 2000, p. 116).

Bentham, quant à lui, définit l'état de nature (natural society) par opposition à sa définition de l'état de droit : " The idea of natural SOCIETY is, as we have said, a negative one. When a number of persons are supposed to be in habit of conversing with each other, at the same time that they are not in such habit as mentioned above [il s'agit de l'habitude d'obéissance, propre aux sociétés politiques. Voir note 6], they are said to be in a state of natural SOCIETY." (Bentham, 1990, p. 40).

11 C'est, d'après nous, dans ce sens qu'il faut comprendre les propos de John Stuart Mill : " The only part of te conduct of any one, for wich he is amenable to society, is that wich concerns others. In the wich merely concerns himself, his independence is, of right, absolute. Over himself, over his own body and mind, the individual is sovereign." (Mill, 1993, p. 13)

Les discussions portent également sur la nature du pouvoir (monarchique ou non), et sur le mode de désignation des gouvernants12.

La focalisation sur les aspects juridiques de la liberté explique peut-être la faible importance des considérations de justice distributive qui caractérise la pensée libérale. La théorie juridique de la liberté (et de la justice13) stipule en effet que les individus sont égaux devant la loi, et que cette égalité devant la loi est constitutive de la liberté. Par contre, les inégalités entre individus ne sont pas pleinement pensées, alors qu'elles étaient fondamentales dans ce que Quentin Skinner appelle les théories néo-romaines de la liberté, qui définissent cette dernière comme une situation d'autonomie et d'indépendance14. Cette caractéristique du libéralisme peut s'expliquer par la lecture optimiste qu'ils ont des conséquences économiques et sociales de la division du travail. Cette dernière, par définition, différencie les individus (différenciation entre détenteurs de capitaux et non détenteurs de capitaux). Mais cette différenciation n'est pas considérée comme une source possible d'inégalités sociales, ou de relations de domination, par exemple entre détenteurs de capitaux et travailleurs, parce que les libéraux sont convaincus, depuis Smith, que la division du travail est bénéfique à tous les individus. C'est dans ce contexte qu'il est possible d'affirmer que l'égalité devant la loi, l'égalité des droits, prévient l'apparition de conflits sociaux ou de rapports de domination entre individus ou groupes. Mais ce raisonnement ne peut être admis que si l'on considère que les rapports de domination, d'autorité, de limitation de la liberté ne concernent que le domaine politique (rapport individu / Etat, ou gouvernant / gouverné). Le point de vue libéral est que le système économique qu'ils défendent (le système capitaliste concurrentiel) ne peut pas entraîner de privation de liberté des individus, car, d'un côté, tous sont soumis, volontairement, à une autorité centrale dont la fonction est d'empêcher que des individus privent d'autres individus de leur liberté, et de l'autre le système économique garantit l'opulence de tous. L'idée, typiquement néo-romaine, selon laquelle des inégalités sociales ou économiques peuvent constituer une limite à la liberté individuelle n'est pas sérieusement envisagée15. C'est même pour la contrer que sont élaborés les travaux libéraux en économie, qui visent à démontrer que l'économie marchande est bénéfique à tous, c'est-à-dire ne génère pas d'inégalités fondamentales.

12 Albert Hirschman insiste sur l'importance du débat sur le suffrage universel, qui sera un des éléments constitutifs des différents courants libéraux au XIXe siècle (Hirschman, 1991, p. 18).

13 Pour un exposé clair de la conception juridique de la justice chez les libéraux utilitaristes, voir (Vergara, 2001, p. 78-81)

14 "Qu'est-ce donc qui sépare la conception néo-romaine de la liberté de celle des libéraux ? Ce que les auteurs néo-romains rejettent avant la lettre est le postulat clé du libéralisme classique selon lequel la force ou la menace coercitive de la force constituent les seules formes de contrainte qui interviennent sur la liberté individuelle. Les auteurs néo-romains soutiennent en revanche que vivre dans une condition de dépendance constitue en soi une source et une forme de contrainte." (Skinner, 2000, p. 55). Cette situation de dépendance, qui est une menace à la liberté, peut par exemple être provoquée par des inégalités...

15 L'un des seuls libéraux qui, à notre connaissance, prend en compte cet argument néo-romain, est Condorcet, dans ses mémoires sur l'instruction publique. Il constate en effet que la division du travail tend à abrutir les travailleurs, qui peuvent alors être exploités à outrance par leurs employeurs (relation de dépendance absolue travailleur / employeur de même nature que la relation maître / esclave ou maître / serf qui caractérise l'Ancien régime). C'est, conformément à ce que nous avons essayé de montrer, le gouvernement qui doit palier à cet effet négatif des interactions interindiviuelles, d'ordre économique, en créant un système national d'instruction publique.

L'essentiel, pour l'instant, est de souligner que la définition de la liberté chez les libéraux est avant tout juridique et politique. Le rapport complexe entre liberté et égalité est lui aussi traité juridiquement : dans une société politique libre, l'égalité qui prévaut est l'égalité devant la loi, le système économique libre étant censé prévenir l'apparition d'inégalités, menace potentielle à la liberté16. Dans ces conditions, le système de lois, de droits et devoirs, est constitutif de la liberté individuelle. L'individu, en s'inscrivant volontairement dans ce système, qu'il juge avantageux, obtient le statut de citoyen, d'homme social libre. La liberté ainsi conçue est la liberté d'agir selon sa propre volonté, compte tenu du système juridique prévalant. Ce système juridique n'est cependant viable que s'il est accompagné d'un système économique laissant le plus de place possible à la liberté individuelle. Système juridique, système politique (mode d'organisation du gouvernement) et système économique sont donc indissociables, constituent la structure dans laquelle l'individu peut exercer sa liberté sans nuire à autrui. C'est pourquoi il nous semble pertinent de qualifier la conception libérale de la liberté de multidimensionnelle, ou de systémique.

1.2 Individu et liberté de choisir

Le rappel de la vision idéale de la société que revendiquent les libéraux permet désormais de considérer sérieusement l'affirmation de Milton Friedman, selon laquelle il y aurait continuité entre sa théorie, qu'il qualifie de libérale, et celle des libéraux classiques.

1.2.1 La liberté économique comme fondement de la société

Friedman considère que l'individu est l'élément fondamental de la société. La liberté individuelle est, par extension, la condition à la constitution d'une société libre. Ce point de vue général n'est pas suffisant pour juger du degré de continuité entre pensées libérale et néolibérale. Un autre des aspects de la pensée de Friedman est l'affirmation que la base de toute société libre est " l'économie d'échange à entreprise privée libre" (free private enterprise exchange economy) (Friedman, 1963, p. 13). Cette dernière est décentralisée et fondée sur le marché concurrentiel. La représentation la plus simple de cette société est celle d'un groupe de Robinson Crusoé (" collection of Robinson Crusoes", p. 13). Un Robinson est en situation de totale indépendance, qui lui permet de produire exclusivement pour lui17. Il ne peut y avoir entrée en relation entre deux Robinson que si ces derniers ont envie d'échanger des biens. Ce qui est important, dans cette représentation de la société, c'est d'abord que l'échange est volontaire : la première liberté est la liberté d'entrer ou non dans l'échange.

C'est une liberté de choisir, et une liberté qui concerne l'économie. L'autre aspect de la liberté économique est la liberté de choisir les biens librement, c'est-à-dire conformément à ses préférences individuelles. La liberté première pour Friedman est donc la liberté économique.

L'autre conséquence est que le type d'interrelations qui caractérise la société de libre marché est économique (marchand) : les individus-robinsons n'entrent en contact que pour échanger.

Cette approche pourrait être considérée comme proche de la vision libérale et du concept de société commerciale. Cependant, elle s'inscrit chez les libéraux dans une théorie philosophique et politique, ou bien, comme chez Smith, anthropologique et historique. Ici, il ne s'agit que d'un procédé d'exposé du fonctionnement de la société libérale, en allant du cas le plus simple (échange bilatéral, entre deux Robinson) au cas général (l'échange entre des millions d'individus). Milton Friedman ne se pose même pas la question de la validité historique de ce schéma.
16 Le rôle de l'économie "libre" ne doit pas être négligé. Il répond à un problème politique et philosophique fondamental, souligné par exemple par Locke (Locke, 1992, p. 143), qui est que l'homme, en quittant l'état de nature, quitte également l'état d'égalité. C'est pourquoi les rapports entre liberté et égalité sont fondamentaux dans la pensée néo-romaine, à travers le concept d'indépendance.

17 Friedman admet que dans cette situation d'autarcie, le concept de liberté n'a pas de sens (Friedman, 1963, p.12). Il ne devient pertinent que lorsqu'intervient l'échange économique entre deux personnes. C'est pourquoi la liberté de base est, pour Friedman, la liberté économique.

Il ne cherche pas non plus à expliquer ce qui incite les hommes à échanger. Quoi qu'il en soit, cet exposé du cas simple est présenté par Friedman comme la justification au fait qu'une société libre, au sein de laquelle évoluent des millions d'individus, donc où les interrelations marchandes sont multiples, est une société où l'échange est libre et se réalise sans intervention centralisée. Il affirme que seul le libre marché peut permettre de réaliser cet échange libre. Sous ce système, la coordination des décisions des individus se fait de façon "impersonnelle" et "sans autorité centrale" (Friedman, 1963, p. 15). La conséquence en est que le seul autre mode d'organisation envisagé par Friedman, centralisé, est par définition contraire à la liberté de base, la liberté de choix.

L'existence d'institutions économiques est évoquée. L'émergence d'entreprises, par exemple, est interprétée comme un intermédiaire entre les individus ; elles sont créées parce qu'elles rendent plus efficace la coordination (Friedman, 1963, p. 13-14). De même, la monnaie est simplement un "moyen de faciliter l'échange" (Friedman, 1963, p. 14). Ces institutions doivent être privées et, dans l'optique de Friedman, ne sont pas le produit d'une autorité centrale, mais la conséquence des actions économiques individuelles. Le libre marché garantirait donc la coordination interindividuelle volontaire, et permettrait l'émergence d'organismes améliorant l'efficacité de cette coordination. Dans ce cadre, toute tentative humaine de coordination, ou encore toute tentative de contrôle du marché, est une atteinte à la liberté individuelle. Les alternatives n'existent pas, il n'y a qu'un seul modèle, universellement valide, de société : la société libre de marché. Et tout argument contre le libre marché représente un "manque de croyance en la liberté elle-même" (Friedman, 1963, p.15).

1.2.2 Caractère économique des relations interindividuelles

Les interrelations qui sont considérées dans ce cadre théorique sont, nous l'avons vu, marchandes, et par conséquent intermédiées par le marché. L'homme qui évolue dans la libre société de marché est, comme dans la théorie néoclassique, un homo oeconomicus. La liberté fondamentale est la liberté de choisir. Le comportement caractéristique de l'individu est dès lors la consommation de biens sur le marché. Cet acte de consommation est guidé par les besoins et goûts de l'individu-robinson. Les actions humaines sont ainsi largement déterminées par les caractéristiques individuelles, subjectives, des individus. Cette conception du comportement humain explique la difficulté des néolibéraux, mais aussi des néoclassiques, à saisir les interrelations humaines qui se réalisent hors du marché. Dans la grande majorité des cas, ces interrelations sont ramenées à des choix économiques rationnels, à l'expression d'un goût et d'un besoin qui sont satisfaits sur le marché.

C'est notamment sur ce point que la similitude entre théorie néolibérale et théorie néoclassique est flagrante. Les néoclassiques ont assis leur position dominante dans le domaine de la science économique en affirmant pouvoir expliquer la plupart des phénomènes sociaux par l'économie. L'école du choix public parle de marché politique. Friedman, quant à lui, évoque un "marché libre des idées", où ces dernières seraient mises en concurrence et devraient recevoir l'approbation de la majorité des personnes (Friedman, 1963, p. 114). La discrimination est considérée par Friedman aussi bien que par Gary Becker comme l'expression d'un goût, qui génère un coût supplémentaire lorsque le consommateur rationnel veut le satisfaire18. Les services sociaux (éducation, santé, etc.) sont également pris en compte, à travers la théorie du capital humain principalement. Le chômage est parfois expliqué comme la conséquence d'une aversion pour l'effort, qui est l'expression d'un goût.

18 Voir (Friedman, 1963, p. 110) et (Becker, 1971, p. 6).

La création d'entreprises, ou bien les comportements vis-à-vis des assurances privées, sont déterminées en partie par le goût (ou l'aversion) des individus pour le risque. Gary Becker prétend quant à lui expliquer n'importe quelle "interaction sociale" (la bienfaisance, la fertilité, la famille, le crime, etc.) par la théorie microéconomique néoclassique standard (Becker, 1974)19. L'individu-consommateur étant perçu comme rationnel (au sens économique et néoclassique du terme), et toute action humaine pouvant donner lieu au calcul économique rationnel, néolibéraux et néoclassiques appliquent l'individualisme méthodologique de la façon la plus extrême qui soit, ce qui entraîne l'éviction de toute autre science que l'économie. C'est ce qui nous pousse à affirmer qu'il y a continuité et complémentarité entre théorie néoclassique et théorie libérale. Cette caractéristique de la pensée néolibérale permet également d'affirmer qu'il y a rupture avec la tradition libérale classique, qui ne ramène pas tous les comportements humains à des comportements marchands, et se caractérise par sa démarche multidisciplinaire.

L'autre point de rupture est l'absence de dimension historique de la pensée néolibérale. Il n'y a pas chez Friedman d'explication précise aux motivations de l'échange, au fait que ce dernier constitue la seule relation entre individus. Le passage de l'autarcie (l'individu robinson) à l'échange (entre deux robinson) est justifié par l'introduction de la division du travail (Friedman, 1963, p. 12). Contrairement aux libéraux, et tout particulièrement à Smith, il n'y a aucune tentative de justification à l'existence de cette division, alors même qu'elle est le fondement de la société marchande. La première explication de Smith (la propension à échanger) a déjà été évoquée. Mais Smith évoque également les conséquences concrètes de la division du travail, à savoir la formation de classes de possesseurs de biens de production et de travailleurs. L'état originel était formé des seuls travailleurs ; avec l'appropriation privée de la terre sont apparus les rentiers ; puis sont venus, avec l'extension de la division du travail, les capitalistes. Ce processus de différenciation sociale laisse place à des éléments historiques, et surtout décrit la structuration de la société. Le recours des néolibéraux (et des néoclassiques) à l'image des Robinsons empêche toute introduction de l'histoire. Les néoclassiques, quant à eux, font appel pour justifier l'échange à l'hypothèse de dotations initiales différentes, rendant nécessaire l'échange. L'argument de la division du travail chez Friedman ou des dotations initiales évite de prendre en compte la dimension collective des sociétés (existence de classes économiques) ainsi que les problèmes politiques (répartition initiale des biens, constitutive des dotations initiales)20.

Ces artifices permettent aux néolibéraux et aux néoclassiques de poser, dans des modèles ou analyses théoriques, l'hypothèse que les goûts et comportements individuels ne sont pas influencés par l'environnement social. Les comportements (marchands) ne sont déterminés que par les choix individuels exercés sur le marché, en fonction de l'information économique reçue. Gary Becker a tenté de prendre en compte les normes sociales, qu'il définit comme "those common values of a group wich influence an individual's behaviour through being internalized as preferences" (Becker, 1996, p. 225). Il admet que ce sont souvent les classes "supérieures" qui produisent les normes. Mais aucune place n'est faite aux rapports de domination : les classes "inférieures" acceptent les normes consciemment et volontairement en contrepartie d'une compensation monétaire, prix de l'altération de leurs préférences. Il n'y a interrelations qu'à travers le marché (le marché des "normes sociales"), et respect de la liberté de choix (la norme n'est pas imposée, mais achetée librement) (Becker, 1996, p. 226). Ainsi, les actions de certains groupes (ici, les familles des "upper classes") ne sont pas négatives tant qu'elles sont soumises aux "mécanismes de marché". D'ailleurs, les interventions de l'Etat dans le domaine des interactions humaines sont très souvent nuisibles.

19 Sa " théorie des interactions sociales" vise à reconquérir le champ perdu par l'économie dans le domaine des sciences humaines : " This essay uses simple tools of economic theory to analyze interactions between the behavior of some persons and different characteristics of other persons. Although these interactions are emphasized in the contemporary sociological and anthropological literature, and were considered the cornerstone of behavior by several prominent nineteenth-century economists, they have been largely ignored in the modern economic literature. " (Becker, 1974, p. 1065)

20 Sur les dotations initiales, voir (Guerrien, 1999, p. 65)

C'est par exemple ce que pense démontrer Milton Friedman lorsqu'il étudie la discrimination et le cas de la ségrégation aux Etats-Unis. Conformément à la conception néolibérale de la liberté, l'Etat ne peut empêcher un individu de satisfaire ses préférences sur le marché. Il existe un goût pour la discrimination, qui peut amener (c'est l'exemple étudié par Friedman) le gérant d'un bar à refuser l'entrée aux Noirs, pour satisfaire les goûts de ses clients. Dans ce cas, l'Etat ne peut obliger le gérant à accepter les clients noirs, car il entraînerait la faillite du magasin. La solution consiste à essayer de convaincre les clients que leur goût pour la discrimination est mal21. Il est important de souligner le fait que dans cet exemple, ne sont pris en compte que la préférence des clients (blancs) pour la discrimination, et pas l'aversion probable des discriminés pour la ségrégation. Friedman évoque ce problème en disant que le marché libre de l'emploi sauve les discriminés de l'exclusion totale : ils ont en effet accès à des petits emplois, qui certes peuvent ne pas correspondre à leurs goûts, mais sont un palliatif à l'isolement complet22. Le but de Friedman est évidemment de défendre le credo néolibéral, selon lequel le marché est un mode de coordination des décisions impersonnel, donc neutre et où la liberté est totale. Il ne peut dans ces conditions exister de discrimination sur le marché (du travail, par exemple) : la discrimination est produite socialement, et résolue ou compensée par le marché. Une telle vision du fonctionnement du marché exclut l'idée qu'un marché peut sciemment être dualisé, afin d'institutionnaliser des inégalités, notamment raciales.

En somme, l'existence de groupe et de relations interpersonnelles autres que le simple échange de marchandises, qui obligent à altérer le modèle de référence, n'est pas en soi gênant pour ce courant de pensée, tant qu'ils peuvent être ramenés à des comportements marchands. Par contre, il existe des formes de relations et de groupes sociaux qui doivent être exclus autant que faire se peut. C'est par exemple le cas des syndicats, des partis politiques, qui ont des comportements de recherche de rente perturbant le fonctionnement du marché.

L'existence de groupes antagonistes est également niée. Nous venons de voir que l'idée d'imposition de normes par des classes "supérieures" ou dominantes est évincée de la théorie néoclassique. L'existence de groupes potentiellement antagonistes (possesseurs de capital / travailleurs) est également évacuée du champ de réflexion à travers la théorie du capital humain, qui fait des travailleurs des capitalistes, au sens d'individus rationnels investissant et maximisant leur capital, qui est de même nature que celui des entrepreneurs23.

Nous avons en somme affaire à un processus de négation des conséquences sociales de la division du travail, qui se manifeste à travers la différenciation des sociétés, et à une théorie qui, par construction, exclut tout recours à l'histoire. Marx avait déjà, en son temps, identifié ce problème en critiquant Proudhon, qui fondait son analyse en partant de l'individu isolé qui échange, en fonction de ses besoins. En faisant cela, dit Marx, il faut admettre que " la division du travail, et l'échange qu'elle implique, sont tout trouvés." (Marx, 1965a, p. 10).

21 "As already stressed, the appropritae recourse of those of us who believe that a particular criterion such as color is irrelevant is to persuade our fellows to be of like mind, not to use the coercive power of the state to force them to act in accordance with our principles." (Friedman, 1963, p. 115)

22 Friedman donne l'exemple de la liste noire d'Hollywood, établie durant le maccarthysme aux Etats-Unis, et affirme que "(...) the fact that people who are running enterprises have an incentive to make as much money as they can, protected the freedom of individuals who were blacklisted by providing them with an alternative form of employment, and by giving people an incentive to employ them." (Friedman, 1963, p. 20). Il en conclut que cet exemple "(...) illustrates how an impersonal market separates economic activities from political views and protects men from being discriminated against in their economic activities for reasons that are irrelevant to their productivity--whether these reasons are associated with their views or their color." (Friedman, 1963, p. 21)

23 "Laborers have become capitalists not from a diffusion of the ownership of corporation stocks, as folklore would have it, but from the acquisition of knowledge and skill that have economic value" (Schultz, 1993, p. 99).

Autrement dit, il faut renoncer à intégrer l'histoire longue de l'échange et de la division du travail, et nier la nature sociale de l'homme24. Il n'est pas étonnant dès lors que ce caractère anhistorique est encore plus présent chez des théoriciens qui appliquent de façon extrême l'individualisme méthodologique. Il y a par conséquent à nouveau rupture avec la théorie libérale classique, qui essaie de prendre en compte l'histoire, et considère la division du travail comme un phénomène économique et social. Le passage de la valeur travail à la valeur utilité, considéré comme l'acte de naissance de la théorie néoclassique, peut être interprété comme la volonté d'évincer les aspects historiques et conflictuels auxquels la valeur travail, "avec son odeur désagréable" (Robinson, 1962, p. 48) laissait place. Il est en tout cas difficile, sur ce plan, à la fois de trouver des points communs entre libéraux et néolibéraux, ces derniers ayant adopté une méthodologie fondée sur un monisme, et de différencier néolibéraux et néoclassiques. Théories néolibérale et néoclassique partagent la même conception de la liberté économique, et la même conception de l'exercice de cette liberté sur le marché et de la coordination des individus par le marché, instance impersonnelle utopique et anhistorique.

Ces constats sont confirmés par l'étude d'un autre thème fondamental, celui de la conception des rôles respectifs de l'Etat et du marché.

2. Etat, marché et pouvoir : les domaines d'exercice de la liberté

L'approche qu'ont les économistes de l'Etat est souvent fonctionnaliste. L'adoption de cette démarche aboutit très souvent à minimiser, voire à exclure les autres dimensions, notamment politiques, de l'intervention étatique. Pourtant, les justifications aux interventions économiques de l'Etat ne sont pas forcément valides pour ses interventions politiques. Nous avons déjà donné un aperçu de l'importance politique de l'Etat dans la théorie libérale. L'idée que les libéraux et les néolibéraux auraient la même conception de l'Etat, c'est-à-dire seraient partisans d'un « Etat minimum », est cependant très répandue. L'étude des rapports entre Etat et marché dans ces deux courants devrait nous permettre de montrer que tel n'est pas le cas.

2.1 Etat, liberté, statuts et classes : limites des catégories de pensée libérales

L'Etat de droit est, dans la théorie libérale, un élément indispensable à la pérennité d'une société libre. Dans le domaine économique, il est erroné, comme le souligne Francisco Vergara, de dire que les libéraux sont systématiquement contre l'intervention de l'Etat, ou encore que les interventions de l'Etat dans la pensée libérale seraient une exception à un principe de non intervention (Vergara, 2000, p. 71). De fait, dans le domaine de l'économie, il n'y a pas rejet a priori des actions étatiques ; si un tel rejet est admis, c'est qu'il est l'aboutissement de l'étude des avantages et inconvénients de l'intervention pour la société. En général, mais pas toujours, la conclusion est que la libre concurrence est plus efficace.

L'action étatique est notamment tolérée lorsque surviennent des conflits d'intérêts. Par ailleurs, il n'y a pas toujours consensus entre penseurs libéraux sur la définition des domaines légitimes d'intervention de l'Etat dans la sphère économique. Enfin, la limitation des interventions publiques dans l'économie ne remet en aucun cas en cause la nécessité des interventions dans d'autres champs des activités humaines.

24 "Ce n'est qu'au XVIIIe siècle, dans la " société bourgeoise", que les différentes formes de connexion sociale se présentent à l'individu comme un simple moyen de parvenir à ses fins personnelles, comme une nécessité extérieure. Pourtant, l'époque qui voit naître cette conception, cette idée de l'individu au singulier, est précisément celle où les rapports sociaux (...) ont atteint leur plus grand développement. L'homme est (...) un animal qui ne peut s'individualiser que dans la société. L'idée d'une production réalisée par l'individu isolé, vivant en dehors de la société--fait rare qui peut bien arriver à un homme civilisé égaré par hasard dans une contrée sauvage et qui possède virtuellement les forces de la société--n'est pas moins absurde que l'idée d'un développement du langage sans qu'il y ait des individus vivant et parlant ensemble. Nul besoin de s'y arrêter plus longtemps." (Marx, 1965b , p. 236)

De fait, les domaines où l'intervention publique est prônée par les libéraux sont importants, dans la mesure où ils concernent des éléments clé de l'économie marchande. Par ailleurs, elles concernent souvent des conflits ou des problèmes économiques provoqués par la division du travail. L'analyse de quelques exemples connus peut contribuer à identifier certaines caractéristiques et contradictions fondamentales relative à ce thème.

2.1.1 Liberté d'association et formation des salaires : Adam Smith

Le premier cas d'école qui nous intéressera est celui de la formation des salaires chez Adam Smith (Smith, 1976, Livre I, chapitre VIII). Il est possible de repérer dans ce passage crucial, en se basant sur le travail d'André Gilles Latournald (Latournald, 2001), une contradiction importante entre la conception politique du libéralisme de Smith et l'organisation économique de la société marchande qu'il appelle de ses souhaits. Il est nécessaire de rappeler que Smith affirme que la division du travail est bénéfique à tous, travailleurs comme capitalistes (Smith, 1976, Livre I, Chapitre 1, p. 10). Par ailleurs, il est un libéral au sens classique du terme, qui défend l'idée d'égalité des droits de tous les individus, qu'ils soient détenteurs de capitaux ou travailleurs. L'appartenance à une classe économique ne saurait donc être contraire aux bases de la société politique libérale, fondée sur le principe d'égalité devant la loi. Rappelons enfin que la même division du travail accroît l'interdépendance des différentes classes sociales, y compris, donc, des travailleurs et des capitalistes. Cette interdépendance est elle aussi bénéfique car elle serait simplement la traduction sociale d'un phénomène économique.

Cependant, lorsque Smith est amené à décrire les relations des travailleurs et des détenteurs de capitaux pour expliquer la formation du salaire, il apparaît que la dépendance des travailleurs vis-à-vis des détenteurs des capitaux est de nature différente de celle de ces derniers vis-à-vis des travailleurs : ils ont besoin d'un salaire pour survivre25, tandis que les détenteurs de capitaux ont besoin des travailleurs pour valoriser leur capital. Cette asymétrie dans la dépendance semble d'ailleurs mécontenter les travailleurs qui, constate Smith, émettent diverses réclamations visant à obtenir des augmentations de salaire26. Quelles que soient les formes que prennent ces réclamations, elles sont brimées par l'Etat, qui a, en Angleterre, interdit les grèves et les associations de travailleurs, qui de toute façon "n'aboutissent en général à rien d'autre que la punition ou la ruine des meneurs." (Smith, 1979, p. 85). Il s'agit bien d'un cas d'intervention de l'Etat dans la sphère économique, qui passe par la limitation d'au moins une liberté fondamentale : la liberté d'association. Mais cette limitation ne vise qu'une classe précise, puisque les associations d'employeurs ne sont pas concernées par ces mesures. Bien au contraire, c'est à leur demande que l'Etat intervient.

L'intervention de l'Etat est fondamentale, car elle concerne le marché du travail, et permet aux détenteurs de capitaux d'obtenir le niveau de salaire qu'ils désirent. Il n'y a pas libre concurrence, mais bien gestion institutionnelle du travail. L'action de l'Etat vise par ailleurs à accentuer la dépendance des travailleurs vis-à-vis des détenteurs de capitaux.

Il y a ainsi une contradiction flagrante entre l'affirmation théorique selon laquelle la division du travail est profitable à tous, y compris les travailleurs, et le constat (et non pas la condamnation) du recours à la répression pour maintenir le salaire à son niveau "naturel". Les travailleurs ne bénéficient pas pleinement de cette organisation de l'économie.

25 C'est ce qu'implique le statut de travailleur : "A man must always live by his work, and his wage must at least be sufficient to maintain him. They must even upon most occasions be somewhat more ; otherwise it would be impossible for him to bring up a family, and the race of such workmen could not last beyond the first generation." (Smith, 1976, p. 85). Le salaire qui assure la reproduction des travailleurs est le salaire naturel.

26 "(...) they [les travailleurs] have always recourse to the loudest clamour, and sometimes to the most shocking violence and outrage." (Smith, 1979, p. 84).

Cet état de fait est confirmé par Smith lui-même dans le chapitre 1, article II du livre V de la Richesse des Nations, où il décrit l'état d'abrutissement (Smith, 1979, p. 759) dans lequel se trouvent les travailleurs du fait de leur spécialisation, produit de la division du travail, dans des activités répétitives et ne faisant pas appel à leurs facultés intellectuelles.

2.1.2 Liberté de circulation et gestion de la pauvreté : Jeremy Bentham

La condition des travailleurs telle que décrite par Adam Smith, caractérisée à la fois par la faiblesse des rémunérations, les conflits sociaux et la détérioration des conditions de travail, a préoccupé tous les intellectuels libéraux des XVIIIe et XIXe siècles, à travers les débats sur ce qui sera appelé en France la "question sociale". Si Smith se contente de décrire la situation des travailleurs, Jeremy Bentham est un des penseurs libéraux qui a le plus réfléchi aux moyens de résoudre le problème de la pauvreté des travailleurs. Ses réflexions s'inscrivent dans le mouvement libéral de critique des anciennes lois sur les pauvres. Pour lui, le problème vient de l'existence de pauvres valides, c'est-à-dire capables de travailler, mais fuyant la discipline que le travail salarié et les nouvelles formes de production imposent (Bentham, 1848, p. 370)27. La solution prônée par Bentham, exposée de façon détaillée dans ses écrits sur la gestion de la pauvreté, est celle de l'enfermement des pauvres valides dans des institutions spécialisées (workhouses, industry houses, etc.). L'enfermement est temporaire : il doit durer le temps d'inculquer aux pauvres l'amour du travail. Ces institutions sont gérées par des entrepreneurs, mais sont sous contrôle de l'Etat.

Cet autre aspect de la gestion de la main-d'oeuvre entraîne cette fois-ci la privation de la liberté de mouvement. La finalité de ces établissements étant d'inculquer la discipline de production aux travailleurs, il est possible de dire qu' il y a aussi une part de coercition. En effet, même si l'inculcation de l'amour du travail se fait selon des principes libéraux, il y a une forme de contrainte : il s'agit somme toute d'obliger des individus à exercer des activités qu'ils ne désirent pas exercer, pour différentes raisons (conditions de travail trop pénibles, rémunération trop faible ou mode de rémunération trop désavantageux, autoritarisme de l'employeur ou du contremaître, etc.). Une fois encore, cette contrainte n'est supportée que par une classe précise : celle des travailleurs. Par ailleurs, il semble évident que ce sont les producteurs qui bénéficient le plus de cette politique de contrôle de la mobilité des travailleurs. Le passage dans l'institution proposée par Bentham doit assurer aux entrepreneurs une main-d'oeuvre disciplinée. Le problème de la pauvreté est interprété non pas comme une conséquence du système économique capitaliste, mais comme celle du comportement incorrect des travailleurs. Ici, l'Etat n'intervient pas pour régler un conflit, mais pour modifier le comportement d'une classe précise d'individus (les travailleurs), afin d'assurer la continuité de la production marchande et par là même le bonheur de la société.

On retrouve là le fait que les libéraux tolèrent certaines formes de contraintes à partir du moment où ils estiment qu'elles contribuent au bonheur de la société. Il semble que ces contraintes pèsent en général sur les travailleurs.

2.1.3 Liberté d'opinion et liberté d'action : John Stuart Mill

Le troisième cas que nous voulons présenter permet de revenir plus explicitement aux domaines politique et juridique, qui constituent le coeur de la pensée libérale. John Stuart Mill, dans son livre sur la liberté, présente un des thèmes centraux de la pensée libérale, qui est le lien entre liberté d'opinion et liberté d'action. Dans une société libre, tout le monde a le droit de penser ce qu'il veut et d'exprimer cette pensée publiquement.

27 Notons que Bentham, dans ce texte intitulé Pauper management, dresse une liste des "Coercitive powers" que l'on peut employer pour appréhender les pauvres valides, montrant que les libéraux, quand il s'agit des travailleurs, sont moins rétifs à l'utilisation de la coercition qu'on ne le dit généralement...

Par contre, certaines actions qui découlent des opinions émises ne peuvent être tolérées. C'est tout particulièrement le cas de l'opposition à la propriété privée. Un individu peut dire qu'il est contre la propriété privée, mais il n'a pas le droit d'agir contre (Mill, 1993, p. 64-65). Cette interdiction s'explique facilement dans la logique libérale : la propriété privée y est considérée comme un droit fondamental, au même titre que la protection de la vie et des personnes. Ainsi l'Etat, en tant que garant de la justice, doit empêcher que certains individus tentent de prendre les possessions d'autrui. Ce raisonnement est conforme à la conception juridique de la liberté.

Cependant, l'analyse économique libérale de Smith nous apprend que le passage de la société de nature à la société politique a été provoqué par l'appropriation privée des terres, qui est elle-même à l'origine du processus d'accumulation de capital (Smith, 1979, p. 82).

N'existaient dans la société de nature que des travailleurs ; c'est l'appropriation privée de richesses par certaines personnes qui a généré un processus de différenciation sociale entre possesseurs de richesses (terre, capital, etc.) et travailleurs. Autrement dit : l'appropriation privée est à l'origine de la division du travail qui caractérise la société politique. Cette différenciation en classes de la société est perçue par des travailleurs comme une inégalité. Ils raisonnent en termes de justice redistributive. C'est entre autres pourquoi certains mouvement ouvriers prônent la propriété collective. Les libéraux, eux, raisonnent en termes juridiques, et pensent que les travailleurs, en remettant en cause la propriété privée, mettent en danger la société libérale qui seule mène au bien commun. Par conséquent, il est légitime de limiter la liberté d'action des travailleurs qui mettraient en cause ce droit fondamental. Les revendications ouvrières sont souvent présentées comme le fruit de l'ignorance des ouvriers, qu'il faudra éclairer, c'est-à-dire initier aux principes libéraux de justice et de liberté.

L'argument selon lequel la structure de propriété prévalant dans les sociétés marchandes est injuste car inégalitaire n'est pas recevable pour les libéraux, dans la mesure où ils estiment démontrer, dans leurs travaux économiques, que ce système économique sera bénéfique aux travailleurs. Interviennent donc des arguments philosophiques (définition juridique de la liberté, qui fait que le respect de la propriété privée prime malgré la différenciation sociale et économique qu'elle génère) et des arguments économiques (le système économique fondé sur la division du travail induite par la propriété privée sera bénéfique aux travailleurs).

Le point commun de ces trois exemples est qu'ils illustrent une contradiction entre la théorie politique des libéraux et leur vision du fonctionnement concret de l'économie. Il y a impossibilité de concilier le statut théorique d'individus-citoyens égaux devant la loi et les catégories économiques de possesseurs et non possesseurs de capitaux, qui de fait ne sont pas égaux devant la loi : le bon fonctionnement du marché du travail, ou autrement dit la mise au travail de ceux qui ne possèdent pas de capital, implique comme nous l'avons vu la limitation de certaines libertés fondamentales. Cela est explicable par le fait que la conception de liberté comme autonomie et indépendance n'est pas prise en considération. Celle-ci implique qu'un individu dépendant d'autrui pour survivre ne saurait être libre. Dans ce cadre, une inégalité, par exemple entre un salarié et son employeur, peut constituer un obstacle à la liberté. Cette acception de la liberté dépasse la relation juridique entre gouvernants et gouvernés. Elle peut conduire à remettre en cause l'idée que le salarié est, dans une société respectueuse des principes libéraux, totalement libre, car sa condition, son avenir, dépendent de l'employeur.

C'est ce type de préoccupation que l'on trouve chez Condorcet (voir note 13). Mais c'est évidemment chez Marx que l'on trouvera les critiques les plus radicales de la conception libérale de la liberté, à travers la notion d'aliénation du travailleur, et la théorie marxiste de l'Etat, qui remet en cause l'idée de bienveillance des gouvernants-législateurs éclairés et de gouvernement garant de l'intérêt général.

2.2 L'Etat contre la liberté économique ? : l'ultra-individualisme néolibéral

Les néolibéraux, comme les néoclassiques, affirment prolonger et actualiser la pensée des libéraux. Nous avons déjà évoqué la position de Friedman. Un néoclassique comme Gary Becker affirme régulièrement que son approche des comportements humains et des interactions sociales ne fait que reprendre et développer les intuitions de Jeremy Bentham, Adam Smith ou William Nassau Senior. Il existe, en ce qui concerne la définition des rôles respectifs de l'Etat et du marché, quelques points communs entre libéraux et néolibéraux, comme la protection par l'Etat de la propriété privée, mais qui ne doivent pas dissimuler des différences profondes entre ces deux courants.

2.2.1 Interdépendance, coordination et représentation politique

La société de référence des néolibéraux et néoclassiques est une robinsonade.
Cependant, les néolibéraux reconnaissent que la coordination dans les sociétés modernes, où existe de fait une interdépendance des individus, met en présence des millions de personnes.

Elle devient dès lors problématique, parce que la complexité d'un tel processus peut rendre inopératoire, pour des raisons de coûts et de temps, le principe de décision le plus respectueux des préférences individuelles, à savoir : l'unanimité (Friedman, 1963, p. 23). Dans ces conditions, c'est le principe de majorité qui doit être utilisé. Mais il constitue une solution de second ordre, à laquelle il faut avoir recours le moins souvent possible, car elle implique que la représentation proportionnelle stricte n'est pas réalisée. Du point de vue libéral, la règle de majorité, qui caractérise les systèmes politiques représentatifs dans les sociétés démocratiques, aboutit toujours à ce qu'une majorité temporaire impose à des minorités ses décisions, issues de ses préférences (Friedman, 1963, p. 114). Le principe de majorité aboutit alors à la "conformité", au sens d'oubli de la diversité des préférences individuelles, perçue comme une uniformisation (Friedman, 1963, p. 23). La majorité réduirait l'ampleur des choix possibles, qui prendraient souvent la forme d'approbation ou de rejet (oui ou non). Les intérêts représentés selon cette règle sont limités, entraînant la formation de groupes, qui vont se concurrencer afin de capter la rente que génère l'accès temporaire au pouvoir politique. Ici, le lien entre la pensée néolibérale de Friedman et l'école du choix public est flagrant.

Selon cette interprétation de la majorité, et plus généralement du pouvoir politique, tout gouvernement représentatif, par nature, limitera la liberté fondamentale, qui est la liberté de choix, en imposant les préférences d'une majorité. Ce ne sont donc pas, dans la perspective néolibérale, des points de vue politiques que les gouvernements représentent, mais les préférences de certains groupes. Vu les défauts qui sont prêtés à ce système de représentation et de coordination, il est jugé préférable de recourir le plus souvent possible à la coordination impersonnelle du marché. Friedman, qui ne donne pas de définition économique du marché, en donne une politique : le marché est pour lui un "système de représentation proportionnel" (Friedman, 1963, p. 15), qui permet de prendre en compte toutes les préférences individuelles.

Seul le marché est apte à pleinement respecter la liberté individuelle dans son sens néolibéral.

La démarche à suivre est par conséquent de réfléchir, au cas par cas, aux moyens de limiter autant que possible le recours à la majorité, et de substituer celle-ci par le marché, qui permet d'appliquer le principe d'unanimité.

La rupture avec les libéraux du XIXe siècle est nette. Ceux-ci font de l'Etat, représentant de l'intérêt général, le garant de la liberté individuelle. Les néolibéraux considèrent l'appareil étatique comme limitant par construction la liberté individuelle28. Ce point de désaccord est fondamental : il est la conséquence de la différence de conception de la liberté. Friedman lui-même a conscience de ce problème, mais n'y voit pas le signe d'une divergence profonde. Il y voit plutôt une "erreur" de la part des libéraux, qui estiment que la liberté politique prime sur la liberté économique. Lui, dit-il, privilégie la liberté économique.

28 "Every act of government intervention limits the area of individual freedom directly and threatens the preservation of freedom indirectly (...)" (Friedman, 1963, p. 32).

Mais il ne s'agit pas d'une simple différence de hiérarchisation des libertés économique et politique. En fait, la divergence porte sur la vision idéale de la société. Au sein de celle des néolibéraux, l'Etat n'a aucune fonction politique légitime. L'existence d'un gouvernement est perçue comme un "expédient" (Friedman, 1963, p. 24). Le mode idéal de coordination est celui assuré par le marché. Cependant, les modalités concrètes de cette coordination marchande idéale sont rarement décrites, et quand elles le sont, c'est la libre discussion qui est évoquée, comme dans l'exemple de la ségrégation, traité précédemment.

Le rôle de l'Etat en tant qu'instance politique est donc négatif pour les néolibéraux. Il limite la liberté individuelle. Il est perçu comme un mal inévitable, dû à l'impossibilité concrète, dans certains cas, d'une coordination par la discussion libre ou la négociation marchande. Dans le cas "pur", idéal, d'une société de robinsons, il n'a pas sa place. Pourtant, les néolibéraux n'ont cessé de dire qu'ils n'étaient pas des partisans de l'Etat minimal. Cette affirmation ne peut être comprise qu'une fois étudiées les fonctions économiques de l'Etat.

2.2.2 Les fonctions économiques de l'Etat : " rule-maker and umpire "

De fait, il y a place dans la théorie néolibérale pour l'Etat. Les formes d'intervention de ce dernier sont cependant étroitement définies et limitées. Un néolibéral "cohérent" n'est certes pas un " anarchiste", comme le rappelle Friedman (Friedman, 1963, p. 34) ; mais il n'est pas non plus un interventionniste. La mission première d'un gouvernement est d'assurer le respect des règles nécessaires au fonctionnement de l'économie. Il ne s'agit pas de lois au sens juridique et libéral du terme, mais de "règles du jeu" économique, qui ne font que cautionner des pratiques individuelles qui sont perçues comme efficaces. L'autre domaine privilégié d'action étatique est la protection des droits de propriété privée, qui sont constitutifs de la liberté économique. La propriété privée est d'ailleurs la seule entité constitutive, chez les néolibéraux, de droits, base de l'exercice de la liberté de choix. La protection des droits de propriété peut donner lieu à l'élaboration de contrats. En cas de conflits sur l'interprétation des contrats, c'est le gouvernement qui doit trancher. La fonction première de celui-ci est donc avant tout la réglementation, qui se limite au domaine économique.

D'autres interventions sont ensuite tolérées, qui sont cependant de nature différente.

La réglementation économique est indispensable au fonctionnement de la société libre de marché. Théoriquement, dans une société marchande idéale, les fonctions de l'Etat s'arrêtent là. Mais les sociétés réelles ne sont pas parfaites. Apparaissent en effet des problèmes d'ordre technique qui pourront parfois être résolues par l'Etat. Ces problèmes sont dus aux imperfections de marché, ou bien à la nature de certains biens faisant qu'ils ne peuvent donner lieu à une production marchande privée. Il s'agit principalement des externalités, de la gestion des biens publics et de l'imperfection des informations. Ces imperfections ne doivent cependant pas être systématiquement gérées par l'Etat. Les avantages et inconvénients d'une intervention étatique doivent être évalués au cas par cas, et une intervention privée sera toujours préférée à une intervention publique. Un monopole privé, par exemple, est considéré comme moins dommageable qu'un monopole public (Friedman, 1963, p. 28). Le rôle du gouvernement est bien, dans ce contexte, de pallier aux défauts du marché : il en est la "béquille". Il est important de souligner que dans une société marchande, les décisions les plus efficaces sont celles prises par des individus rationnels. La formation de certains groupes est souvent considérée comme négative quand elle concerne le domaine de l'économie. Les syndicats, par exemple, vont chercher à élever les salaires, au lieu de laisser jouer les "mécanismes" du marché. Ils permettent par ailleurs aux travailleurs membres des syndicats d'obtenir des privilèges dont sont exclus les autres (les outsiders). Les monopoles sont une autre forme de groupe qui perturbent les mécanismes de marché. Les interventions d'un gouvernement dans l'économie (entreprises publiques, quotas, subventions, etc.) sont également néfastes, et sont aussi des décisions prises par des groupes d'intérêt. L'étude des effets perturbateurs des actions économiques des groupes constitue la base de la théorie de la concurrence imparfaite. Cette dernière ne remet que rarement en cause la vision idéale de la société libre au sens néolibéral du terme ; au contraire, celle-ci en constitue la base de référence : les imperfections étudiées constituent toutes les éléments qui empêchent l'avènement de la société libre...

Enfin, certaines interventions étatiques paternalistes sont tolérées. Ce sont celles qui visent à aider les individus "irresponsables" : fous, vieillards et enfants (Friedman, 1963, p. 33). Par contre, l'Etat ne doit jamais essayer d'influencer, de prévoir ou de contrôler les décisions des individus rationnels, qui cherchent à satisfaire leur intérêt. En effet, les résultats des actions individuelles ne sont pas prévisibles ; les anticipations du gouvernement seront par conséquent toujours erronées. Il s'agit là d'un argument courant utilisé par les théoriciens appliquant l'individualisme méthodologique, selon lequel il y aura toujours un gouffre entre les intentions des réformateurs au pouvoir, qui se manifestent en général par des politiques volontaristes, et les résultats, souvent contraires aux attentes. C'est ce que Hirschman appelle l'argument de l'effet pervers, qui est utilisé pour défendre le laissez-faire (Hirschman, 1991).

Cet argument est fréquemment présent chez les néoclassiques et néolibéraux, et a constitué la base du mouvement de critique des Etats providence occidentaux. Les individus étant rationnels, toute intervention étatique hors des limites définies par la théorie néolibérale est vouée à l'échec...

Les néolibéraux croient donc en la supériorité d'une coordination décentralisée. Il s'agit bien d'une croyance, car la possibilité d'un tel mode de fonctionnement n'a pas été démontrée. La théorie néoclassique de l'équilibre général, par exemple, n'a pas réussi a formaliser ce type de coordination ; au contraire, la coordination est assurée par un seul agent, le commissaire priseur, ce qui permet de dire que les modèles d'équilibre général représentent en fait une économie "semi-planifiée" (Guerrien, 1996, Article "Concurrence parfaite, p. 88).

Pourtant, toute la nouvelle macroéconomie néoclassique prétend modéliser une économie concurrentielle décentralisée, oubliant les doutes de leurs prédécesseurs. La macroéconomie néoclassique, qui se vante d'avoir des "fondements microéconomiques", résout le problème de la coordination de façon simple. Elle évacue le problème des interdépendances entre individus en ayant recours à un agent représentatif, ou bien à une multitude d'agents identiques. C'est cette fois-ci la problématique de l'interdépendance, qui fonde toute la pensée libérale, qui est reniée. La rupture avec l'héritage libéral est désormais consommée...

CONCLUSION

L'évocation de deux thèmes suffit à montrer le divorce quasi complet entre la théorie libérale et néolibérale. La première est fondée sur le concept moral de justice, qui "se réfère (...) à des règles morales très précises qui doivent être respectées dans le processus marchand lui-même (...)" (Vergara, 2001, p. 80). Ces règles sont la condition nécessaire à l'existence de relations interindividuelles bénéfiques à tous. Leur respect et leur existence même impliquent la création de lois et d'un Etat de droit, sans lesquels la liberté ne peut pas être garantie. Cette conception juridique de la liberté n'est pas exempte de défauts, comme nous l'avons vu. Elle tend à estimer que l'égalité des individus face au droit suffit à créer une égalité de fait, résolvant de façon trop tranchée le problème des relations entre liberté et égalité. Ce faisant, elle minimise les effets sociaux de la division du travail, qui peut générer des rapports de domination entre catégories sociales, entre détenteurs et non détenteurs de capitaux. C'est d'ailleurs une des causes de l'échec des politiques libérales de gestion de la pauvreté : les solutions appliquées mettaient en présence de lourdes interventions de la part d'institutions publiques, n'hésitant souvent pas à employer certaines formes de coercition. La résistance des travailleurs à ces pratiques a été sous-estimée, provoquant, au moins en Angleterre, l'application de mesures qui donneront naissance à l'Etat-providence (Hirschman, 1991, p. 58). Malgré ces limites, la pensée libérale admet que les relations entre personnes sont la base de toute théorie sérieuse. L'économie n'échappe pas à ce constat.

La théorie néolibérale, elle, adopte une démarche exactement opposée, en considérant l'économie et le politique comme deux sphères autonomes et indépendantes. Prime, dans ce courant, la sphère économique. Le politique est considéré comme un obstacle au fonctionnement du marché, qui seul peut assurer la coordination des décisions, autrement dit la bonne gestion des interdépendances individuelles. La vision de l'individu qui caractérise ce courant de pensée est également opposée à celle des libéraux : le seul déterminant des comportements individuels est le calcul rationnel, qui n'est en aucun cas guidé par des règles morales. Si le terme "néolibéral" est utilisé pour défendre l'idée d'une continuité entre courant libéral et néolibéral, il est totalement inapproprié. S'il vise au contraire à souligner la rupture entre les deux courants, qui passe par une conception de la liberté complètement différente, il paraît alors approprié. Si c'est cette deuxième conception qui est choisi, il devient difficile de différencier théorie néolibérale et néoclassique, cette dernière accordant la même primauté au choix individuel et au calcul rationnel. Elles n'apparaissent ainsi que comme les deux facettes d'une même fable, d'une "parabole"29 : celle de Robinson Crusöe.

Un économiste ne peut se contenter des concepts développés par ces théories que s'il n'aspire à devenir un bon conteur. Nous espérons avoir convaincu le lecteur que cela ne peut constituer un objectif sérieux.

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