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Origine : échange mails
La révolution de l'amour est, pour Erich Fromm (1900-1980)
- une des grandes figures de l'Ecole de Francfort et lecteur averti
de Freud et Marx -, l'unique alternative à la destruction
de l'humanité. Une psychanalyse adaptée au social,
un socialisme humanitaire, une grande confiance dans l'homme qui
peut construire une société différente, fondée
sur le respect de la vie et sur l'amour, telles sont les idées
maîtresses de cet humaniste. C'est le propos de son Art d'aimer
: un art, l'art même qui fait l'homme libre.
Traduit de l’américain par J.-L. Laroche et Françoise
Tcheng, 1968, Ed. Desclée De Brower, 2007, 22E
Celui qui ne sait rien, n'aime rien. Celui qui n'est capable
de rien ne comprend rien.
Celui qui ne comprend rien est sans valeur.
Mais celui qui comprend, celui-là aime, observe, voit...
Plus on en sait sur une chose, plus grand est l'amour...
Qui imagine que tous les fruits mûrissent en même temps
que les fraises ne sait rien des raisins.
Paracelse
Avant-propos
On s'exposerait à la déception en n'attendant de
ce livre que de faciles recettes sur l'art d'aimer. Ce que nous
voulons montrer en effet, c'est que l'amour n'est pas un sentiment
à la portée de n'importe qui : il dépend de
notre niveau de maturité. Que le lecteur soit bien per-suadé
que tous ses efforts en ce domaine sont voués à l'échec
s'il ne s'essaie pas assidûment à épanouir sa
personnalité en vue d'une orientation productive ; que l'amour
individuel ne peut être source de satisfactions si l'on n'est
pas capable d'aimer ses semblables, si l'on manque d'humilité,
de courage, de foi, de discipline vraie. Dans une culture où
ces qualités sont rares, un amour accompli doit être
exceptionnel : demandons-nous seulement combien nous avons connu
de personnes réellement aimantes.
Que la tâche soit ardue n'est pas une raison pour s'abstenir
d'en explorer les difficultés et les conditions de réalisation.
Pour ne pas compliquer inutilement les choses, nous nous som-mes
efforcé de traiter le problème dans une langue aussi
peu technique que possible et nous nous en sommes tenu à
un minimum de références à la littérature
sur l'amour.
I L’amour est-il un art ?
L’amour est-il un art ? En ce cas, il requiert connaissance
et effort. Ou bien l’amour est-il une sensa-tion agréable,
dont l’expérience est affaire de hasard, ce dans quoi
l’on « tombe » si la chance vous sou-rit ? Ce
petit livre se fonde sur la première prémisse, bien
que sans nul doute la plupart des gens croient aujourd’hui
en la seconde.
Non point que les gens s’imaginent que l’amour soit
sans importance. Ils en sont affamés, ils vont voir d’innombrables
films sur des histoires d’amour heureuses et malheureuses,
ils écoutent des cen-taines de chansons d’amour des
plus médiocres - et, cependant, presque personne ne pense
avoir tant soit peu à apprendre sur l’amour.
Cette attitude singulière relève de plusieurs prémisses
qui, séparément ou conjointement, tendent à
la soutenir. Pour la plupart, le problème essentiel de l’amour
est d’être aimé plutôt que d’aimer,
d’être capable d’amour. Dès lors, leur
problème est de savoir comment être aimé, comment
être aimable. En quête de ce but, ils suivent différentes
voies. L’une d’elles, plus masculine, est de remporter
des succès, de s’affirmer en puissance et richesse
dans les limites de sa position sociale. Une autre, plus féminine,
est de chercher à plaire, en cultivant son corps, sa toilette,
etc. D’autres moyens de séduire sont com-muns aux deux
sexes : développer des manières avenantes, une conversation
agréable, se montrer at-tentionné, modeste, inoffensif.
Bien des façons de se rendre aimable sont identiques à
celles qui sont utilisées pour remporter des succès,
pour « se faire des amis et agir sur autrui ». A vrai
dire, ce que la plupart des gens dans notre culture entendent par
être aimable, consiste essentiellement en un mé-lange
de popularité et de sex appeal.
Une seconde prémisse sous-jacente à l’attitude
selon laquelle il n’y a rien à apprendre sur l’amour
re-vient à supposer que le problème de l’amour
est un problème d’objet, et non un problème
de faculté. Les gens pensent qu’il est simple d’aimer,
mais qu’il est difficile de découvrir le « bon
objet » à aimer - ou qui les aimera. Cette attitude
découle de plusieurs raisons enracinées dans le développement
de la société moderne. Mentionnons, entre autres,
le changement important qui se produisit au vingtième siècle
quant au choix d’un « objet d’amour ». A
la période victorienne, l’amour n’était
que rarement une expé-rience personnelle spontanée
pouvant ensuite mener au mariage. Au contraire, le mariage était
contrac-té par convention - soit par les familles respectives,
soit par un médiateur, soit sans l’aide de tels inter-médiaires
; il était conclu sur la base de considérations sociales,
et l’on supposait que, le mariage conclu, l’amour s’épanouirait.
Au cours des quelques dernières générations,
le concept d’amour roman-tique est devenu presque universel
dans le monde occidental. Aux Etats-Unis, bien que des considéra-tions
de nature conventionnelle n’aient pas complètement
disparu, c’est surtout l’« amour romantique »
que l’on recherche, l’expérience personnelle
de l’amour qui, ensuite, conduira au mariage. Ce nouveau concept
de liberté dans l’amour doit avoir fortement rehaussé
l’importance de l’objet au détriment de l’importance
de la fonction.
Un autre trait caractéristique de la culture contemporaine
est étroitement lié à ce facteur. Toute notre
culture se fonde sur un appétit d’achat, sur l’idée
d’un échange mutuellement profitable. L’homme
mo-derne trouve son bonheur à regarder avec frénésie
les vitrines des magasins et à acheter tout ce que ses moyens
lui permettent d’acquérir, en argent comptant ou à
tempérament. Il (ou elle) regarde les gens de la même
façon. Pour l’homme, une fille attrayante - et pour
la femme, un homme séduisant - sont les prix qu’ils
convoitent. « Attrayant » signifie d’habitude
un joli paquet de qualités qui jouissent de popula-rité
et sont recherchées sur le marché de la personnalité.
Ce qui spécifiquement rend une personne at-trayante dépend
de la vogue du temps, au physique comme au moral. Durant les années
vingt, une femme qui buvait et fumait, rude et sensuelle, était
attrayante ; aujourd’hui, la mode exige plus de ré-serve
et d’attachement au foyer. A la fin du dix-neuvième
et au début de ce siècle, on attendait d’un
homme qu’il soit agressif et ambitieux - aujourd’hui,
il doit être sociable et tolérant - afin d’être
un « pa-quet » séduisant. En tout cas, la sensation
de tomber amoureux ne se développe d’habitude qu’en
re-gard de ces denrées humaines qui sont à la portée
des possibilités d’échange propres à
chacun. J’entreprends une affaire ; l’objet doit être
désirable quant à sa valeur sociale et en même
temps doit me désirer, considération faite à
la fois de mes biens et de mes virtualités manifestes et
latentes. Ainsi deux personnes tombent-elles amoureuses lorsqu’elles
ont le sentiment d’avoir découvert le meilleur objet
disponible sur le marché, compte tenu des limitations de
leur propre valeur d’échange. Souvent, comme lors de
l’achat d’une propriété immobilière,
les potentialités cachées qui peuvent être développées
jouent un rôle considérable dans cette transaction.
Dans une culture où prévaut l’orientation commerciale
et dans laquelle le succès matériel constitue la valeur
éminente, il n’y a guère de quoi s’étonner
que les relations amoureuses suivent le même mo-dèle
d’échange que celui qui gouverne le marché des
affaires et du travail.
La troisième erreur amenant à supposer qu’il
n’y a rien à apprendre sur l’amour réside
dans la confusion entre l’expérience initiale de «
tomber » amoureux et l’état permanent d’être
amoureux, ou mieux encore, de « se tenir » dans l’amour.
Si deux personnes qui sont étrangères, comme nous
le som-mes tous, laissent soudainement s’abattre le mur qui
les séparait, et se sentent proches, se sentent une, ce moment
d’unicité est une des expériences les plus vivifiantes
et les plus émouvantes de la vie. Il est d’autant plus
merveilleux et miraculeux pour les personnes qui ont vécu
séparées, isolées, sans amour. Ce miracle de
soudaine intimité est souvent facilité s’il
s’associe à, ou est suscité par, l’attraction
et la consommation sexuelles. Cependant, de par sa nature même,
ce type d’amour n’est pas durable. Les deux personnes
s’accoutument l’une à l’autre, leur intimité
perd de plus en plus son caractère miracu-leux, jusqu’à
ce que leur antagonisme, leurs déceptions, leur ennui mutuel,
tuent ce qui a pu subsister de l’émoi initial. Mais
voilà, au début elles ne se doutent de rien : elles
prennent, en effet, l’intensité de l’engouement,
cet état d’être « fou » l’un
de l’autre, pour une preuve de l’intensité de
leur amour, alors que cela ne fait que révéler le
degré de leur solitude antérieure.
Cette attitude - selon laquelle rien n’est plus facile que
d’aimer - est restée l’idée dominante
sur l’amour malgré les témoignages accablants
du contraire. Il n’y a guère d’activité,
d’entreprise, dans la-quelle on s’engage avec des espoirs
et attentes aussi démesurés, et qui pourtant échoue
aussi réguliè-rement que l’amour. Si tel était
le cas pour toute autre activité, les gens seraient avides
de connaître les raisons de cet échec et d’apprendre
comment y remédier - ou bien ils renonceraient à cette
activité. Puisque le second terme de cette alternative est
impossible dans le cas de l’amour, il semble qu’il n’y
ait qu’une seule façon efficace de surmonter l’échec
de l’amour - c’est d’examiner les raisons de cet
échec et d’étudier la signification de l’amour.
La première démarche qui s’impose est de prendre
conscience que l’amour est un art, tout comme vivre est un
art ; si nous voulons apprendre comment aimer, nous devons procéder
de la même manière que pour apprendre n’importe
quel autre art, à savoir la musique, la peinture, la charpenterie,
ou l’art de la médecine ou de la mécanique.
Quelles sont les étapes nécessaires à l’apprentissage
de tout art ?
On peut par commodité distinguer deux parties dans le processus
d’apprentissage d’un art : la maî-trise de la
théorie et la maîtrise de la pratique. Si je désire
apprendre l’art de la médecine, il me faut d’abord
connaître les faits touchant au corps humain et aux diverses
maladies. Lorsque j’ai acquis cet ensemble de connaissances
théoriques, je ne suis encore compétent en aucune
façon dans l’art de la médecine. Je ne deviendrai
un maître dans cet art qu’après une longue pratique,
jusqu’à ce que finale-ment les résultats de
ma connaissance théorique et les résultats de ma pratique
fusionnent en un tout - mon intuition, essence de la maîtrise
de tout art. Mais, outre l’apprentissage de la théorie
et de la prati-que, il y a un troisième facteur nécessaire
pour devenir un maître dans quelque art que ce soit - la maî-trise
de l’art doit être l’objet d’une préoccupation
ultime ; il importe que rien au monde n’ait plus d’importance
que l’art. Ceci vaut pour la musique, la médecine,
la charpenterie - et pour l’amour. Et, peut-être, trouvons-nous
ici la réponse à la question de savoir pourquoi les
membres de notre culture essaient si rarement d’apprendre
cet art, en dépit de leurs échecs manifestes : c’est
que, malgré un insa-tiable appétit d’amour,
profondément enraciné, presque tout le reste passe
pour plus important : le suc-cès, le prestige, l’argent,
le pouvoir - nous consacrons la presque totalité de notre
énergie à apprendre comment atteindre ces objectifs,
et nous n’en réservons quasi pas à apprendre
l’art d’aimer.
Serait-ce que les seules choses considérées comme
valant la peine d’être apprises sont celles qui permettent
de gagner de l’argent ou du prestige, tandis que l’amour,
qui profite « seulement » à l’âme,
mais n’est d’aucun profit au sens moderne, serait un
luxe auquel nous n’avons pas le droit de consacrer beaucoup
d’énergie ? Quoi qu’il en soit, la discussion
qui suit traitera de l’art d’aimer en se référant
aux distinctions déjà mentionnées : d’abord,
je discuterai de la théorie de l’amour - et ceci occupera
la ma-jeure partie de ce livre ; après quoi, je discuterai
de la pratique de l’amour - du peu qui puisse être dit
sur la pratique en cette matière, comme d’ailleurs
en toute autre.
II La théorie de l’amour
1 L’amour, réponse au problème de l’existence
humaine
Toute théorie de l’amour doit commencer par une théorie
de l’homme, de l’existence humaine. Certes, nous rencontrons
l’amour, ou plutôt un équivalent de l’amour,
chez les animaux, mais leurs attache-ments relèvent surtout
de leur équipement instinctuel ; chez l’homme, par
contre, seuls des vestiges de cet équipement instinctuel
apparaissent encore en action. Ce qui, précisément,
est essentiel dans l’existence de l’homme, c’est
qu’il a émergé du règne animal, de l’adaptation
instinctive, qu’il a transcendé la nature - bien qu’il
ne la quitte jamais ; il en fait partie - mais aussi, qu’une
fois arraché à la nature, il ne peut la réintégrer
; dès l’instant où il est éjecté
du paradis - cet état d’unité originelle avec
la nature - des chérubins aux épées de flammes
lui barreraient la route s’il essayait d’y revenir.
L’homme ne peut avancer qu’en développant sa
raison, en trouvant une harmonie nouvelle, et qui soit humaine,
au lieu de l’harmonie préhumaine qui est irrémédiablement
perdue.
De par sa naissance, l’homme, entendez la race humaine aussi
bien que l’individu, est expulsé d’une situation
qui était déterminée, aussi déterminée
que les instincts, dans une situation qui est indétermi-née,
incertaine et ouverte. Il n’y a de certitude que sur le passé
- et sur l’avenir dans la mesure où il porte la mort.
L’homme est doué de raison ; il est vie consciente
d’elle-même ; il a conscience de lui-même, de
son semblable, de son passé, et des possibilités de
son avenir. Cette conscience de lui-même comme entité
séparée, la conscience de la brièveté
de sa propre vie, du fait qu’il a été engendré
sans sa volonté et qu’il meurt contre sa volonté,
qu’il mourra avant ceux qu’il aime, ou eux avant lui,
la conscience de sa soli-tude et de sa séparation, de son
impuissance devant les forces de la nature et de la société,
tout ceci fait de son existence séparée, désunie,
une prison insupportable. Il sombrerait dans la folie s’il
ne pouvait s’évader de cette prison et tendre vers
l’avant, s’unir sous une forme ou sous une autre avec
les hommes, avec le monde extérieur.
Angoisse de la séparation et besoin de la surmonter
L’expérience de séparation suscite l’angoisse
; elle est, à vrai dire, la source de toute angoisse. Etre
sé-paré signifie être coupé de, sans
être du tout en mesure d’exercer mes facultés
humaines. Dès lors, être séparé signifie
être démuni, incapable de saisir le monde - objets
et personnes - activement ; cela signifie que le monde peut m’envahir
sans qu’il soit en mon pouvoir de réagir. En ce sens,
la séparation est source d’extrême angoisse.
De plus, elle suscite un sentiment de honte et de culpabilité
: sentiment qui s’exprime dans l’histoire biblique d’Adam
et Eve. Après avoir mangé de l’« arbre
de la connaissance du bien et du mal », après avoir
désobéi (il n’y a ni bien, ni mal, à
moins qu’il n’y ait liberté de désobéir),
après être devenus humains en s’étant
affranchis de l’harmonie animale originelle avec la nature,
c’est-à-dire après leur naissance comme êtres
humains - ils virent « qu’ils étaient nus - et
ils eurent honte ». Pourrions-nous supposer qu’un mythe
aussi ancien et élémentaire que celui-ci témoigne
de cette morali-té prude, caractéristique du dix-neuvième
siècle, et que le point important enseigné par cette
histoire soit la confusion d’Adam et Eve lorsqu’ils
s’aperçurent que leurs organes génitaux étaient
visibles ? Il peut dif-ficilement en être ainsi, et en interprétant
l’histoire dans un esprit victorien, nous manquons le point
principal, qui semble le suivant : devenus conscients d’eux-mêmes
et l’un de l’autre, l’homme et la femme prennent
aussi conscience de leur séparation et de leur différence,
dans la mesure où ils appartiennent à des sexes différents.
Mais tout en reconnaissant leur séparation, ils restent étrangers
parce qu’ils n’ont pas encore appris à s’aimer
l’un l’autre (ce qui est aussi mis en lumière
par le fait qu’Adam se défend en blâmant Eve
plutôt qu’en essayant de la défendre). La conscience
de la séparation humaine, sans réunion par l’amour
- est source de honte. Elle est en même temps source de culpabilité
et d’angoisse.
Ainsi donc, le besoin le plus profond de l’homme est de surmonter
sa séparation, de fuir la prison de sa solitude. L’échec
absolu à atteindre cet objectif signifie la folie, car comment
surmonter la panique d’une complète solitude, sinon
par un retrait si radical du monde que le sentiment de séparation
dispa-raît - parce que le monde extérieur, dont on
est séparé, a lui-même disparu.
L’homme, - de tout âge et de toute culture - se trouve
confronté à la solution d’un seul et même
pro-blème : comment surmonter la séparation, comment
accomplir l’union, comment transcender sa propre vie individuelle
et trouver l’unicité ? Le problème se pose dans
les mêmes termes pour l’homme primitif vivant dans les
cavernes, pour le nomade qui veille sur ses troupeaux, pour le paysan
d’Egypte, pour le commerçant phénicien, le soldat
romain, le moine du Moyen-Âge, le samouraï japonais,
remployé de bureau et l’ouvrier modernes. Le problème
est le même, car il jaillit du même sol : la situation
humaine, les condi-tions de l’existence humaine. Certes, la
réponse varie. Le culte animal, les sacrifices humains ou
les conquêtes militaires, la complaisance dans le luxe, le
renoncement ascétique, le travail obsessionnel, la création
artistique, l’amour de Dieu et l’amour de l’Homme,
voilà autant de solutions différentes. Néan-moins,
si nombreuses soient les réponses - le catalogue en est l’histoire
humaine - elles ne sont pas in-nombrables. Au contraire, dès
qu’on néglige les différences minimes qui relèvent
plus de la périphérie que du centre, on découvre
qu’il y a seulement un nombre limité de réponses
qui furent données et pou-vaient être données
par l’homme dans les différentes cultures où
il a vécu. L’histoire de la religion et de la philosophie
est l’histoire de ces réponses, de leur diversité,
aussi bien que de leur limitation numérique.
Les réponses dépendent, dans une certaine mesure,
du degré d’individuation atteint par un individu. Chez
le jeune enfant, le moi n’est encore que peu développé
: il continue à se sentir un avec la mère et n’éprouve
pas le sentiment d’être séparé aussi longtemps
qu’elle est présente. A son impression de soli-tude
remédient la présence physique de la mère,
ses seins, sa peau. Mais à mesure que l’enfant déve-loppe
son sens de séparation et d’individualité, la
présence physique de la mère ne suffit plus et le
besoin se fait jour de surmonter la séparation par d’autres
voies.
De même, la race humaine dans son enfance se sent encore une
avec la nature. La terre, les animaux, les plantes sont encore le
monde de l’homme. Il s’identifie avec les animaux, ce
qui se traduit par le port de masques d’animaux, par le culte
d’un animal totem ou de dieux animaux. Mais plus la race humaine
émerge de ces liens primitifs, plus elle se sépare
du monde naturel, plus intense devient le besoin de dé-couvrir
de nouvelles manières d’échapper à la
séparation.
Première solution partielle : les états orgiaques
(abolition du moi séparé)
Une des manières de réaliser cet objectif consiste
en toutes sortes d’états orgiaques. Ils peuvent se
pré-senter sous forme d’une extase auto-provoquée,
parfois à l’aide de drogues. Bien des rituels en honneur
dans les tribus primitives offrent une image vivante de ce genre
de solution. Dans un état transitoire d’exaltation,
le monde extérieur disparaît, et avec lui, le sentiment
d’en être séparé. Dans la mesure où
ces rituels se pratiquent en commun, s’ajoute une expérience
de fusion avec le groupe, qui rend cette so-lution d’autant
plus efficace. A cette solution orgiaque est intimement liée,
et souvent confondue avec elle, l’expérience sexuelle.
L’orgasme peut produire un état similaire à
celui engendré par l’extase ou compa-rable aux effets
de certaines drogues. Des rites d’orgies sexuelles collectives
faisaient partie de nombreux rituels primitifs. Après l’expérience
orgiaque, il semble que l’homme puisse continuer pour un temps
sans trop souffrir de sa séparation. Et lorsque peu à
peu renaît la tension de l’angoisse, l’accomplissement
réitéré du rituel lui sert à nouveau
d’exutoire.
Aussi longtemps que ces états orgiaques sont affaire de pratique
commune dans une tribu, ils ne pro-duisent ni angoisse, ni culpabilité.
Agir de la sorte est correct, et même vertueux, car c’est
là une voie empruntée par tous, approuvée,
et recommandée par les guérisseurs ou les prêtres
; il n’y a donc aucune raison de se sentir coupable ou honteux.
Il en va tout autrement lorsque la même solution est adoptée
par un des membres d’une culture qui a délaissé
ces pratiques communes. L’alcoolisme et la toxicoma-nie sont
les formes que choisissent les individus dans une culture non-orgiaque.
En contraste avec ceux qui participent à une solution érigée
en modèle social, ils souffrent de culpabilité et
de remords. Alors qu’ils tentent d’échapper à
la séparation en se réfugiant dans l’alcool
ou les drogues, ils se sentent encore plus séparés
lorsque l’expérience orgiaque a pris fin, si bien qu’ils
sont poussés à y recourir avec une fré-quence
et une intensité croissantes. De ceci diffère peu
le recours à une solution orgiaque de nature sexuelle. Dans
une certaine mesure, il s’agit d’une forme naturelle
et normale pour surmonter la sépara-tion, et d’une
réponse partielle au problème de la solitude. Néanmoins,
chez bien des individus dont le sentiment de séparation ne
trouve aucun soulagement par d’autres voies, la recherche
de l’orgasme revêt une fonction qui ne la différencie
guère de l’alcoolisme et de la toxicomanie. Elle devient
une tentative dé-sespérée d’échapper
à l’angoisse de la séparation, mais n’aboutit
qu’au sentiment toujours croissant d’être séparé,
compte tenu que l’acte sexuel sans amour ne comble jamais
la distance entre deux êtres humains, sinon pour un instant.
Toutes les formes d’union orgiaque ont trois caractéristiques
: elles sont intenses, même violentes ; el-les mettent enjeu
la personnalité totale, esprit et corps ; elles sont transitoires
et périodiques. Il en va exactement du contraire pour cette
forme d’union que, dans le passé et le présent,
l’homme a choisie comme solution de loin la plus fréquente
: l’union fondée sur le conformisme au groupe, à
ses coutumes, pratiques et croyances. Ici, encore, nous constatons
un développement considérable.
Deuxième solution partielle : le conformisme
Dans une société primitive, le groupe est restreint
; il se compose de ceux avec qui l’on partage le sang et la
terre. Avec l’essor croissant de la civilisation, le groupe
s’élargit : la citoyenneté d’une polis,
la ci-toyenneté d’un grand état, les membres
d’une église, en deviennent la mesure. Même pauvre,
un Romain éprouvait de la fierté parce qu’il
pouvait dire : « civis romanus sum » ; Rome et l’Empire
étaient sa famille, son foyer, son monde. De même,
dans la société occidentale contemporaine, l’union
au groupe constitue la façon prévalente de surmonter
la séparation. C’est une union où, dans une
large mesure, le soi indivi-duel disparaît, et dont le but
est d’appartenir à la foule. Si je ressemble à
quiconque, si je n’ai ni senti-ments, ni pensées qui
m’en distinguent, si je me conforme aux coutumes, usages vestimentaires
et idées, au pattern du groupe, je suis sauvé ; sauvé
de l’expérience effrayante de la solitude. Les systèmes
dictato-riaux recourent aux menaces et à la terreur pour
induire ce conformisme ; les pays démocratiques à
la suggestion et à la propagande. Il y a, en effet, une différence
importante entre les deux systèmes. Dans les démocraties,
l’anti-conformisme s’avère possible et en fait,
n’est jamais entièrement absent ; dans les systèmes
totalitaires, par contre, on ne peut attendre que de quelques héros
et martyrs exceptionnels qu’ils refusent de se soumettre.
Néanmoins, en dépit de cette différence, les
sociétés démocratiques font preuve de conformisme
à un point excessif. La raison en est qu’il doit y
avoir une réponse à la quête de l’union
et qu’à défaut d’une solution autre ou
meilleure, l’union par conformisme à la foule devient
alors prédominante. On ne peut s’expliquer l’emprise
qu’exercé la peur d’être différent,
la peur de s’éloigner du troupeau ne fût-ce que
de quelques pas, sinon en comprenant à quelle profondeur
se situe le besoin de ne pas être séparé. Parfois,
cette peur de l’anti-conformisme est rationalisée en
une peur des dangers pratiques qui pourraient menacer l’anti-conformiste.
Mais en fait, les gens veulent se conformer à un de-gré
bien plus élevé qu’ils n’y sont contraints,
du moins dans les démocraties occidentales.
La plupart des gens ne sont même pas conscients de leur besoin
de conformisme. Ils vivent avec l’illusion qu’ils suivent
leurs propres idées et penchants, qu’ils sont individualistes,
que les opinions aux-quelles ils sont arrivés représentent
l’aboutissement de leur propre réflexion - et que,
si leurs idées rejoi-gnent celles de la majorité,
c’est en quelque sorte une coïncidence. Le consensus
de tous sert de preuve à la justesse de « leurs »
idées. Comme persiste malgré tout un besoin de ressentir
quelque individualité, ils le satisfont sur des différences
mineures ; les initiales sur le sac à main ou le tricot,
la plaque portant le nom du caissier de banque, l’appartenance
au parti démocrate par opposition au parti républicain,
aux Elks plutôt qu’aux Shriners, deviennent l’expression
des différences individuelles. Le slogan publicitaire «
c’est différent » révèle ce besoin
pathétique de différence, alors qu’en réalité
c’est à peine s’il en subsiste quelqu’une.
La tendance croissante à l’élimination des différences
est intimement liée au concept et à l’expérience
de l’égalité telle qu’elle est en train
de se développer dans les sociétés industrielles
les plus avancées. Ega-lité avait signifié,
dans un contexte religieux, que nous sommes tous des enfants de
Dieu, que tous nous participons à la même substance
humano-divine, que nous sommes tous un. Il signifiait aussi que
les différences véritables entre les individus devaient
être respectées, que s’il est vrai que nous sommes
tous un, il est également vrai que chacun d’entre nous
constitue une entité unique, un cosmos par lui-même.
Une telle conviction de la singularité de l’individu
s’exprime par exemple dans l’affirmation du Talmud :
« Celui qui sauve une seule vie est comme s’il avait
sauvé le monde entier ; celui qui détruit une seule
vie est comme s’il avait détruit le monde entier ».
L’égalité comme condition de développement
de l’individualité, c’est également le
sens que la philosophie occidentale des lumières conférait
à ce concept. Il signifiait (Kant en a donné la formulation
la plus claire) que nul ne doit se servir d’autrui comme moyen
de ses propres fins. Que tous les hommes sont égaux dans
la mesure où ils sont des fins, et seulement des fins, et
jamais des moyens l’un pour l’autre. S’inspirant
des idées de la philosophie des lumières, des penseurs
socialistes de différentes écoles définirent
l’égalité comme l’abolition de l’exploitation,
de l’utilisation de l’homme par l’homme, qu’elle
soit cruelle ou « humaine ».
Dans la société capitaliste contemporaine, la signification
de l’égalité s’est transformée.
Par égalité on se réfère à une
égalité d’automates ; d’hommes qui ont
perdu leur individualité. Aujourd’hui égalité
signi-fie « similitude » plutôt que « singularité
». C’est une similitude d’abstractions, d’hommes
qui exécutent les mêmes travaux, qui s’adonnent
aux mêmes loisirs, qui lisent les mêmes journaux, qui
nourrissent les mêmes sentiments et les mêmes idées.
A cet égard, il nous faut aussi considérer avec quelque
scepti-cisme certaines réalisations que l’on vante
en général comme des signes de notre progrès,
notamment l’égalité des femmes. Cela va sans
dire, je ne prends pas parti contre l’égalité
féminine ; mais ce qu’il y a de positif dans cette
tendance à l’égalité ne doit pas nous
abuser. Elle fait partie de ce courant qui porte à l’élimination
des différences. L’égalité s’achète
à ce prix même : les femmes sont égales parce
qu’elles ne sont plus différentes. La proposition de
la philosophie des lumières, l’âme n’a
pas de sexe (en français dans le texte) est devenue une pratique
générale. La polarité des sexes est en voie
de disparaître, et avec elle l’amour érotique,
qui se fonde sur cette polarité. Les hommes et les femmes
deviennent les mêmes, non des égaux en tant que pôles
opposés. La société contemporaine prêche
cet idéal d’égalité non-individualisée
parce qu’elle a besoin d’atomes humains, tous semblables,
pour les faire fonctionner dans un vaste agrégat, doucement,
sans frictions ; tous obéissant aux mêmes ordres, mais
chacun étant néanmoins convaincu qu’il suit
ses propres désirs. Tout comme la production moderne en grande
série requiert la standardisation des produits, ainsi le
processus social requiert la standardisation de l’homme, et
cette standardisation, on l’appelle « égalité
».
L’union par conformisme n’est ni intense ni violente
; elle est calme, dictée par la routine, et pour cette raison
même, suffit rarement à pacifier l’angoisse de
la séparation. L’incidence de l’alcoolisme, la
toxico-manie, la sexualité compulsive, et le suicide dans
la société occidentale contemporaine sont des symp-tômes
de cet échec relatif du conformisme à la foule. De
plus, cette solution concerne surtout l’esprit et non le corps,
et dès lors s’avère également déficiente
en regard des solutions orgiaques. Le conformisme à la foule
ne présente qu’un seul avantage ; il est permanent,
et non spasmodique. Dès l’âge de trois ou quatre
ans, l’individu est introduit dans le pattern de conformisme,
et par la suite, ne perd jamais son contact avec la foule. Même
ses funérailles, qu’il anticipe comme sa dernière
grande affaire sociale, de-meurent en stricte conformité
avec le pattern.
Outre le conformisme comme un des moyens de soulager l’angoisse
jaillissant de la séparation, il im-porte de considérer
un autre facteur de la vie contemporaine : le rôle de la routine
du travail et du plaisir. L’homme devient un « huit
heures - midi, deux heures - six heures », il fait partie
de la force de travail ou de la force bureaucratique des employés
et directeurs. Il a peu d’initiative, ses tâches sont
régies par l’organisation du travail ; même entre
ceux qui se situent au haut et au bas de l’échelle,
la différence est restreinte. Tous accomplissent des tâches
prescrites par la structure d’ensemble de l’organisation,
à une vitesse prescrite, et d’une façon prescrite.
Les sentiments eux-mêmes sont prescrits : gaieté, tolérance,
honnêteté, ambition, et capacité de s’accommoder
avec tout le monde, sans frictions. De façon similaire, quoiqu’avec
moins de rigueur, les loisirs sont routines. Les livres sont choisis
par les clubs de livres, les programmes de cinéma par les
distributeurs de films et les propriétaires de salles, avec
l’appui de la pu-blicité qu’ils financent ; le
reste est tout aussi uniformisé : la promenade dominicale
en voiture, la séance de télévision, la partie
de cartes, les réceptions. De la naissance à la mort,
du lundi au lundi, du matin au soir -toutes les activités
sont routinées et préfabriquées. Comment un
homme pris dans ce filet de routine n’oublierait-il pas qu’il
est un homme, un individu unique, qui n’a reçu que
cette seule chance de vivre, avec des espoirs et des désillusions,
avec des peines et des craintes, avec le désir nostalgique
de l’amour et la terreur du néant et de la séparation
?
Troisième solution partielle : le travail créateur
Une troisième manière d’atteindre l’union
réside dans l’activité créatrice, que
ce soit celle de l’artiste ou de l’artisan. Dans toute
espèce de travail créateur, la personne qui crée
s’unit avec son matériau, qui re-présente le
monde en dehors d’elle. Qu’il s’agisse d’un
menuisier confectionnant une table ou d’un orfèvre
une pièce de bijouterie, qu’il s’agisse du paysan
qui cultive son grain ou du peintre qui réalise un ta-bleau,
dès qu’il y a activité créatrice le travailleur
et son objet deviennent un, l’homme s’unit avec le monde
dans le processus de création. Ceci n’est vrai, cependant,
que du travail productif, du travail où j’organise,
élabore, contemple le résultat de mon labeur. En effet,
dans la démarche moderne à laquelle est astreint l’employé
de bureau, l’ouvrier réduit à n’être
que le maillon d’une chaîne interminable, il ne reste
que bien peu de cette qualité unificatrice du travail. Le
travailleur devient un appendice de la ma-chine ou de l’organisation
bureaucratique. Il a cessé d’être lui-même
- dès lors, au-delà de l’union par conformisme,
aucune autre n’est possible.
L’amour seule solution humaine
L’unité qui se réalise dans le travail productif
n’est pas interpersonnelle ; dans la fusion orgiaque, l’unité
reste temporaire ; quant à l’unité par conformisme,
elle ne constitue qu’une pseudo-unité. Aussi ne s’agit-il
que de réponses partielles au problème de l’existence.
La réponse plénière réside dans l’accomplissement
de l’union interpersonnelle, de la fusion avec une autre personne,
dans l’amour.
Ce désir de fusion interpersonnelle est le plus puissant
dynamisme en l’homme. C’est la passion la plus fondamentale,
c’est la force qui maintient la cohésion de la race
humaine, du clan, de la famille, de la société. L’échec
à le réaliser signifie folie ou destruction - destruction
de soi ou destruction des autres. Sans amour, l’humanité
ne pourrait survivre un seul jour. Encore que, si nous entendons
par « amour » la réalisation de l’union
interpersonnelle, nous nous heurtons à une sérieuse
difficulté. Il y a, de fait, bien des manières de
réaliser la fusion - et les différences entre les
diverses formes de l’amour ne sont pas moins significatives
que ce qui leur est commun. Faut-il alors donner à toutes
l’appellation d’amour ? Ou devons-nous réserver
seulement le terme d’« amour » à une forme
spécifique d’union, à celle qui, durant les
quatre derniers millénaires de l’histoire occidentale
et orientale, fut considérée comme la vertu exem-plaire
par toutes les grandes religions humanistes et conceptions philosophiques
?
De même que pour toute difficulté sémantique,
on ne peut trancher que par l’arbitraire. Ce qui im-porte,
c’est que nous sachions de quelle sorte d’union nous
nous entretenons lorsque nous parlons de l’amour. Nous référons-nous
à l’amour en tant que réponse plénière
au problème de l’existence, ou bien visons-nous ces
formes imparfaites de l’amour que l’on peut appeler
union symbiotique ? Dans les pages qui suivent, je ne désignerai
par amour que le premier terme de cette alternative, mais je vais
entrepren-dre la discussion sur l’« amour » en
partant du second.
Les formes imparfaites de l’amour par union symbiotique
L’union symbiotique a son modèle biologique dans la
relation entre la mère enceinte et le fœtus. Ils sont
deux, et pourtant ne font qu’un. Ils vivent « ensemble
» (symbiosis), ils ont besoin l’un de l’autre.
Le fœtus fait partie de la mère, il reçoit d’elle
ce dont il a besoin, la mère est en quelque sorte son monde
; elle le nourrit, le protège, mais sa propre vie en est
aussi valorisée. Dans une union par symbiose psychi-que,
les deux corps sont indépendants, mais le même genre
d’attachement se retrouve au niveau psycho-logique.
La forme passive de l’union symbiotique est la soumission,
ou pour utiliser un terme clinique, le ma-sochisme. Le masochiste
échappe au sentiment insupportable d’isolement et de
séparation en se faisant partie intégrante d’une
autre personne qui le dirige, le guide, le protège, qui en
est comme la vie et l’oxygène. Le pouvoir de la personne
à qui l’on se soumet, qu’il s’agisse d’un
humain ou d’un dieu, est su-restimé ; elle est tout,
je ne suis rien, sinon dans la mesure où j’en fais
partie. En tant que partie, je parti-cipe à sa grandeur,
à son pouvoir, à sa certitude. Le masochiste n’a
pas à prendre de décisions, n’a pas à
assumer le moindre risque ; il n’est jamais seul - mais il
n’est pas indépendant ; il n’a aucune intégrité
; il n’est pas encore pleinement né. Dans un contexte
religieux, l’objet de culte s’appelle une idole ; dans
le contexte profane d’une relation d’amour masochiste,
le mécanisme essentiel, celui de l’idolâtrie,
est iden-tique. Lorsqu’à la relation masochiste se
mêle le désir sexuel, il ne s’agit plus d’une
soumission à laquelle seul l’esprit participe, mais
tout le corps également. Il peut y avoir soumission masochiste
au destin, à la maladie, à la musique rythmique, à
Pétât orgiaque déclenché par des drogues
ou sous hypnose - dans tous ces cas, la personne renonce à
son intégrité, se fait l’instrument de quelqu’un
ou de quelque chose en dehors d’elle ; elle n’a pas
besoin de résoudre le problème de la vie par une activité
productrice.
La forme active de la fusion symbiotique est la domination ou, pour
utiliser un terme psychologique qui corresponde à masochisme,
le sadisme. Le sadique veut échapper à sa solitude
et à son impression d’emprisonnement en faisant d’une
autre personne une partie intégrante de lui-même. Il
se surestime et se valorise par incorporation d’une autre
personne qui lui rend un culte.
La personne sadique est aussi dépendante de la personne soumise
que la seconde l’est de la pre-mière ; aucune des deux
ne peut vivre sans l’autre. La seule différence est
que le sadique commande, ex-ploite, blesse, humilie, tandis que
le masochiste est commandé, exploité, blessé,
humilié. Sans doute est-ce une différence considérable
d’un point de vue réaliste, mais dans un sens émotionnel
plus profond, cette différence n’est pas aussi importante
que ce qui est commun à tous deux : la fusion sans intégrité.
Si l’on comprend ce point, on ne sera pas surpris non plus
de constater qu’habituellement une personne réagit
à la fois de manière sadique et masochiste, en général
envers des objets distincts. Hitler réagissait de façon
sadique vis-à-vis du peuple, mais de façon masochiste
vis-à-vis du destin, de l’histoire, du « pouvoir
supérieur » de la nature. Sa fin - le suicide au sein
de la destruction générale - est aussi carac-téristique
que l’était son rêve de succès - une totale
domination .
L’amour accompli, pouvoir actif de participation
En contraste avec l’union symbiotique, l’amour accompli
est une union qui implique la préservation de l’intégrité,
de l’individualité. L’amour est chez l’homme
un pouvoir actif ; un pouvoir qui démantèle les murs
séparant l’homme de ses semblables, qui l’unit
à autrui ; l’amour lui fait surmonter la sensation
d’isolement et de séparation, tout en lui permettant
d’être lui-même, de maintenir son intégrité.
Le para-doxe de l’amour réside en ce que deux êtres
deviennent un et cependant restent deux.
Si nous disons de l’amour qu’il est « activité
», nous nous heurtons à une difficulté qui tient
à la signifi-cation ambiguë de ce terme. Par «
activité », selon l’acception moderne de ce mot,
on entend d’habitude une action qui, par une dépense
d’énergie, opère un changement dans une situation
existante. Ainsi considère-t-on un homme comme actif s’il
fait des affaires, étudie la médecine, travaille à
la chaîne, cons-truit une table, ou se livre aux sports. Toutes
ces activités ont ceci en commun qu’elles visent un
but ex-térieur à atteindre. Ce dont il n’est
pas tenu compte, c’est de la motivation de l’activité.
Considérons, par exemple, un homme poussé à
un travail incessant par un sentiment d’insécurité
et de solitude profon-des ; ou un autre poussé par l’ambition
ou la soif de l’argent. Dans tous ces cas, l’individu
est esclave d’une passion, et son activité est en fait
une « passivité » parce qu’il est poussé
; il est victime, non « ac-teur ». D’autre part,
un homme qui se tient tranquille et qui contemple, sans autre intention
ou objectif que de faire l’expérience de lui-même
et de son unicité avec le monde, on le considère comme
« passif » parce qu’il n’est pas «
en train de faire » quelque chose. En réalité,
cette attitude de méditation concentrée représente
la plus haute activité qui soit, une activité de l’âme,
qui n’est rendue possible que par la liberté intérieure
et l’autonomie. Ainsi donc, au sens moderne, le concept d’activité
se réfère à une dépense d’énergie
en vue de la réalisation d’objectifs externes, tandis
qu’en un autre sens, il se réfère à la
mise en œuvre de pouvoirs inhérents à l’homme,
sans se soucier qu’ait lieu un changement extérieur.
Ce second sens du concept d’activité, Spinoza l’a
formulé très clairement. Il distingue parmi les affects
ceux qui sont actifs et passifs, les « actions » et
les « passions ». Dans l’exercice d’un affect
actif, l’homme est libre, il est maître de son affect
; dans l’exercice d’un affect passif, l’homme
est poussé, objet d’une motivation dont il n’est
pas lui-même conscient. Ainsi Spinoza en vient-il à
affirmer que la vertu et le pouvoir sont une seule et même
chose . L’envie, la jalousie, l’ambition, toute espèce
de cupidité, sont des passions ; l’amour est une action,
la pratique d’un pouvoir humain qui ne peut s’exercer
que dans la liberté et jamais sous l’effet d’une
contrainte.
L’amour est une activité, non un affect passif ; il
est un « prendre part à », et non un «
se laisser pren-dre ». De manière très générale,
on peut en expliciter le caractère actif en disant ceci :
l’amour consiste essentiellement à donner, non à
recevoir.
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