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Origine http://www.megapsy.com/Autres_bibli/biblio008.htm
Comme la société où nous vivons est vouée
à la propriété et au profit, nous n’apercevons
que rarement des indices du mode être d’existence et
la plupart des gens considèrent le mode avoir comme le plus
naturel, sinon comme la seule façon acceptable de vivre.
Tout cela fait qu’il est particulièrement difficile
pour les individus de comprendre la nature du mode être et,
même, de se rendre compte que le mode avoir n’est que
l’une des orientations possibles. Ces deux concepts sont pourtant
enracinés dans l’expérience humaine. Aucun des
deux ne devrait être, ne peut être examiné d’une
façon abstraite, purement cérébrale; les deux
se reflètent dans notre vie quotidienne et doivent être
traités concrètement. Quelques exemples très
simples de la manifestation d’avoir et être dans la
vie quotidienne aideront le lecteur à comprendre les deux
modes d’existence qui se proposent au choix de l’Homme.
Apprendre
Dans le mode avoir d’existence, les étudiants assistent
à un cours, entendent des mots, comprennent leur structure
logique et leur signification et, de leur mieux, inscrivent les
mots dans leur cahier, afin de pouvoir, plus tard, se remettre leurs
notes en mémoire et passer leurs examens. Mais le contenu,
la substance du cours ne s’intègrent pas à leur
système personnel de pensée et, par conséquent,
ne l’enrichissent ni ne l’élargissent. Au lieu
de cela, ils transforment les mots qu’ils entendent en groupes
déterminés de pensée ou de théories
d’ensemble, qu’ils emmagasinent. L’étudiant
et le contenu du cours restent étrangers l’un à
l’autre, indépendamment du fait que chaque étudiant
est devenu le propriétaire d’une collection d’affirmations
proférées par un tiers (qui, ou bien les a créées
lui-même, ou bien les a puisées à une autre
source).
Les étudiants du mode avoir n’ont qu’un but:
s’accrocher à ce qu’ils ont " appris "
, soit en le confiant solidement à leur mémoire, soit
en conservant précieusement leurs notes. Ils n’ont
pas à produire ni à créer quelque chose de
nouveau. En fait, les individus du type avoir se sentent plutôt
gênés par des pensées ou des idées nouvelles
relatives à un thème, parce que la nouveauté
remet en question la somme déterminée d’informations
qu’ils ont reçue. En effet, pour celui qui se relie
essentiellement au monde selon le mode de l’avoir, les idées
qui ne peuvent pas être facilement emmagasinées (ou
consignées par écrit) ont quelque chose d’effrayant
- comme tout ce qui évolue et change - et n’est donc
pas contrôlable.
Le processus d’enseignement a une tout autre qualité
pour les étudiants qui appartiennent au mode être de
relation au monde. Pour commencer, ils ne se rendent pas au cours,
même au premier, en tant que " table rase " . Ils
ont auparavant réfléchi aux problèmes qu’abordera
le cours et ont à l’esprit certaines questions, certains
problèmes qui leur sont propres. Le thème les a préoccupés
et les intéresse.
Au lieu d’être des réceptacles passifs de mots
et d’idées, ils prêtent l’oreille, ils
écoutent et, ce qui est encore plus important, ils reçoivent
et réagissent d’une façon active et productive.
Ce qu’ils écoutent stimule leur propre processus de
pensée. De nouvelles questions, de nouvelles idées,
de nouvelles perspectives s’éveillent dans leur esprit.
Leur écoute est un processus vivant. Ils écoutent
avec intérêt ce que dit le professeur et s’éveillent
spontanément à la vie par réaction à
ce qu’ils entendent.
Ils ne se contentent pas d’acquérir des connaissances
qu’ils peuvent apporter chez eux et apprendre par cœur.
Chacun de ces étudiants a été touché
et a changé: chacun (ou chacune) est différent de
ce qu’il était avant le cours. Evidemment, ce mode
d’enseignement ne peut réussir que si le cours présente
un matériel stimulant. Un bavardage vide ne peut pas susciter
une réaction conforme au mode être, et, dans ce cas,
les étudiants du mode être aiment mieux faire la sourde
oreille afin de se concentrer sur le processus de leur propre pensée.
Le mot " intérêt " mérite pour le
moins qu’on lui prête attention en passant. Dans l’usage
courant, il est devenu une expression pâle, usée; mais
sa signification essentielle est contenue dans sa racine latine:
inter-esse " être dans, ou parmi " . Cet intérêt,
dans le sens actif, était exprimé en moyen anglais
par le terme to list (s’efforcer activement, être sincèrement
intéressé par) que l’on ne retrouve plus que
sous sa forme négative listless (indifférent, distrait,
apathique). La racine est la même que pour lust (désir
charnel), mais dans le verbe to list, il ne s’agit pas d’un
désir dont on subit l’influence, mais d’un désir,
d’un intérêt libre et actif, ou d’un effort
tendant vers quelque chose. To list est l’expression clé
de l’auteur anonyme (milieu du XIVe siècle) de The
Cloud of Unknowing (" La brume de l’inconnu " -
Evelyn Underhill, éd.). Le fait que la langue n’ait
retenu le mot que sous sa forme négative est symptomatique
du changement d’esprit de la société depuis
le XIIIe siècle jusqu’à nos jours.
Se souvenir
On peut se souvenir selon le mode avoir ou selon le mode être.
Ce qui importe le plus, en ce qui concerne la différence
entre les deux formes de souvenir, c’est le type de rapport
qui est établi. Dans le mode avoir du souvenir, le rapport
est totalement mécanique, comme lorsque la relation entre
un mot et celui qui le suit est solidement établie par la
fréquence de sa répétition. Ou bien les rapports
peuvent être purement logiques, comme ceux qui existent entre
deux termes opposés, ou entre des concepts convergents, ou
en rapport avec le temps, l’espace, la taille, la couleur,
ou encore au sein d’un système donné de pensée.
Dans le mode être, se souvenir, c’est se rappeler activement
des mots, des idées, des choses vues, des peintures, de la
musique ; c’est mettre en rapport l’élément
particulier dont on doit se souvenir et tous ceux qui lui sont reliés.
Les rapports, dans ce cas, ne sont pas mécaniques, ni purement
logiques, mais vivants. Un concept est relié à un
autre par un acte de pensée productif (de pensée ou
de sentiment) qui est mis en œuvre quand on cherche le mot
exact.
Voici un exemple très simple : Si j’associe le mot
" douleur " ou " aspirine " au mot "migraine"
, j’ai affaire à une association logique, conventionnelle.
Mais si j’associe le mot " stress " ou le mot "
colère " à" migraine p, je mets en rapport
l’élément initial avec ses conséquences
possibles, intuition à laquelle je suis arrivé en
étudiant le phénomène. Ce dernier type de souvenir
constitue en lui-même un acte de pensée productive.
Le type le plus frappant de ce genre de souvenir vivant est présenté
par les " associations libres " inventées par Freud.
Les personnes qui n’ont pas particulièrement tendance
à stocker les éléments d’information,
constateront que leurs souvenirs, pour pouvoir bien fonctionner,
ont besoin d’un intérêt puissant et direct. On
a connu, par exemple, des individus qui, poussés par un besoin
vital, se rappelaient les mots d’une langue qu’ils avaient
oubliée depuis longtemps. En ce qui concerne ma propre expérience,
alors que je ne suis pas doué d’une mémoire
particulièrement bonne, il m’est arrivé de me
souvenir du rêve d’une personne que j’avais analysée
deux semaines ou cinq ans plus tôt lorsque je me suis retrouvé
face à cette personne et que je me suis concentré
sur l’ensemble de sa personnalité. Et pourtant, cinq
minutes plus tôt, à froid, j’aurais été
absolument incapable de me souvenir de ce rêve.
Se souvenir, dans le mode être, suppose qu’on fait
revivre quelque chose qu’on a vu ou entendu auparavant. Nous
pouvons expérimenter cette façon productive de se
souvenir en essayant de visualiser le visage d’une personne
ou un paysage que nous avons vu dans le passé. Dans les deux
cas, nous serions incapables de nous souvenir immédiatement;
il nous faut recréer le sujet, lui rendre vie dans notre
esprit. Cette sorte de rappel de souvenir n’est pas toujours
facile; pour se rappeler totalement le visage ou le paysage, on
doit d’abord l’avoir vu avec suffisamment de concentration.
Quand un tel rappel de souvenir est tout à fait réalisé,
la personne dont le visage réapparaît est comme vivante,
le paysage est très vif, comme si personne et paysage se
trouvaient réellement, physiquement devant soi.
Dans le mode avoir, le rappel d’un visage ou d’un paysage
est caractérisé par la façon dont les gens
regardent une photographie. Celle-ci ne fait qu’aider la mémoire
à identifier une personne ou une scène et, habituellement,
la réaction suscitée s’exprime ainsi : "
Oui, c’est bien lui ! " ou : " Oui, j’étais
là! " La photographie devient, pour la plupart des gens,
un souvenir aliéné.
La mémoire confiée au papier est une autre forme
de mémorisation. En consignant par écrit ce dont je
veux me souvenir, je suis certain d’avoir cette information
et je n’essaie pas de la graver dans mon cerveau. Je suis
sûr de ma possession... a moins que je n’égare
mes notes, ce qui me ferait perdre en même temps le souvenir
de l’information. La capacité de me souvenir m’a
abandonné, parce que ma banque mémoire, sous forme
de notes, était devenue une partie extériorisée
de moi-même.
Si on considère la multitude d’informations que les
individus de la société contemporaine doivent avoir
en mémoire, il est inévitable qu’un certain
nombre d’informations soient prises en note ou déposées
dans les livres. Chacun peut très bien, et facilement, observer
que le fait d’écrire les choses diminue la puissance
du souvenir, mais quelques exemples ne seront pas inutiles.
Et d’abord, un exemple quotidien qui se situe dans les magasins.
Le vendeur d’aujourd’hui fait rarement le calcul mental
des prix de deux ou trois articles mais se sert immédiatement
d’une machine. La salle de cours fournit un autre exemple.
Les professeurs peuvent observer que les étudiants qui écrivent
soigneusement chaque phrase du cours comprendront et se souviendront
probablement moins bien que ceux qui font confiance à leur
faculté de compréhension et qui, par conséquent,
se souviendront tout au moins de l’essentiel. Par ailleurs,
les musiciens savent que ceux qui lisent très facilement
à vue une partition ont plus de difficulté que les
autres à se rappeler la musique quand ils sont privés
de la partition. (Toscanini, dont la mémoire était
réputée extraordinaire, est un bon exemple d’un
musicien du mode être.)
Dernier exemple : j’ai observé, au Mexique, que les
illettrés, ou les gens qui écrivent peu, ont une mémoire
de beaucoup supérieure à celle des individus couramment
lettrés des pays industrialisés. Parmi d’autres
faits, cela suggère que l’aptitude à lire et
à écrire n’est absolument pas le bienfait que
l’on proclame, surtout quand les gens l’utilisent pour
lire du matériel qui appauvrit leur faculté d’expérimenter
et d’imaginer.
Converser
La différence entre le mode avoir et le mode être
peut être facilement observée dans deux exemples de
conversation. Prenons une discussion entre deux hommes où
A a l’opinion X et où B a l’opinion Y. Chacun
s’identifie à sa propre opinion. Ce qui importe à
chacun est de trouver de meilleurs arguments (c’est-à-dire
plus rationnels) pour défendre son avis. Aucun des deux ne
compte changer sa propre opinion et n’espère que celle
de l’autre se modifie. Chacun a peur de changer sa propre
opinion pour la raison précise qu’elle est l’une
de ses possessions et que, par conséquent, sa perte équivaudrait
à un appauvrissement.
La situation est quelque peu différente dans une conversation
qui ne tend pas à un débat. A qui n’est-il pas
arrivé de rencontrer une personne en vue, célèbre
ou qui se distingue même par de réelles qualités;
ou une personne dont on attend quelque chose: une bonne situation,
ou dont on souhaite l’amour ou l’admiration? En de telles
circonstances, beaucoup de gens ont tendance à être
plus ou moins anxieux ; et, souvent, ils se " préparent
" à cette rencontre importante. Ils pensent aux sujets
qui pourraient intéresser l’autre; ils se demandent
à l’avance comment ils pourraient entamer la conversation;
certains esquissent tout l’entretien dans la mesure où
leur propre rôle est concerné.
Ou bien ils peuvent s’enhardir jusqu’à penser
à ce qu’ils ont : leurs succès passés,
le charme de leur personnalité (ou son côté
intimidant si ce rôle est plus efficace), leur position sociale,
leurs relations, leur apparence, leur habillement. Bref, ils soupèsent
mentalement leur valeur et, en se fondant sur cette évaluation,
ils étalent leur marchandise dans la conversation qui s’ensuit.
La personne qui s’entend à ce genre de performance
réussira en effet à impressionner beaucoup de gens,
bien que l’impression créée ne soit due en partie
qu’au spectacle qu’elle donne et, surtout, à
la pauvreté de jugement de la plupart des autres. Mais si
la personne est moins habile, sa performance apparaîtra inexpressive,
forcée, ennuyeuse, et n’éveillera que le minimum
d’intérêt.
A l’opposé se situent ceux qui abordent une situation
en ne préparant rien, en ne cherchant aucunement à
renforcer leur position. Au contraire, ils réagissent spontanément
et de façon productive; ils s’oublient eux-mêmes,
ainsi que leur savoir et leurs avantages. Leur moi ne se met pas
en travers de leur chemin et c’est précisément
pour cette raison qu’ils peuvent réagir pleinement
à l’autre personne et à ses pensées.
Ils donnent naissance à de nouvelles idées parce que,
ne s’accrochant à rien, ils sont en mesure de produire
et de donner.
Alors que les personnes du mode avoir s’appuient sur ce qu’ils
ont, les personnes du mode être s’appuient sur le fait
qu’ils sont, qu’ils sont vivants et que quelque chose
de nouveau naîtra s’ils ont seulement le courage de
se laisser aller et de réagir. Ils abordent la conversation
en étant totalement vivants parce qu’ils ne s’étouffent
pas au préalable en pensant anxieusement à ce qu’ils
ont. Leur propre vivacité est contagieuse et aide souvent
l’autre personne à dépasser son égocentrisme.
Ainsi, la conversation cesse d’être un échange
de marchandises (informations, savoir, statut) pour devenir un dialogue
où l’important n’est plus de savoir qui a raison.
Les jouteurs commencent à danser ensemble et ils se séparent
non pas sur un triomphe ou une peine - qui sont également
stériles - mais avec joie. (Le facteur essentiel de la thérapie
psychanalytique est cette qualité vivifiante du thérapeute.
On aura beau multiplier les interprétations psychanalytiques,
elles resteront sans effet si l’atmosphère thérapeutique
est pesante, privée de vie, ennuyeuse.)
Lire
Ce qui est vrai pour la conversation l’est également
pour la lecture qui est - ou devrait être - une conversation
entre l’auteur et le lecteur. Evidemment, quand on lit (comme
au cours d’une conversation) la personnalité de l’auteur
- ou de l’interlocuteur - est importante. Lire un roman dénué
de valeur artistique, banal, est une manière de rêve
éveillé. Cette lecture ne permet aucune réaction
productive; le texte est avalé comme un show télévisé,
ou comme les chips qu’on mâchonne en regardant le poste
de télé. Mais un roman de Balzac, par exemple, peut
être lu d’une façon enrichissante, avec une participation
interne, c’est-à-dire sur le mode être.
Toutefois, la plupart du temps, ce même roman sera lu sur
le mode consommation, ou avoir. Les lecteurs, aussitôt que
leur curiosité a été éveillée,
veulent connaître l’intrigue : Si le héros meurt
ou survit, si l’héroïne est séduite ou
résiste; ils veulent connaître toutes les réponses.
Le roman joue le même rôle que le prélude sexuel
: il les excite; la conclusion, heureuse ou malheureuse, est le
point culminant de leur expérience : dés qu’ils
connaissent la fin, ils ont toute l’histoire, presque aussi
réelle que s’ils l’avaient dénichée
dans leurs propres souvenirs. Mais ils n’ont pas relevé
leur niveau de connaissance ; ils n’ont pas compris les personnages
du roman, et, par conséquent, n’ont pas approfondi
leur propre conception de la nature humaine, ni rien appris sur
eux-mêmes.
Les modes de lecture sont les mêmes s’il s’agit
d’un ouvrage à thème philosophique ou historique.
La façon dont on lit un livre de ce genre est formée
- ou plutôt déformée - par l’éducation.
L’école a pour objectif de donner à chaque élève
une certaine quantité
" avoirs culturels " et, à la fin de leur scolarité,
de certifier que les élèves ont du moins la quantité
minimale. On apprend aux élèves à lire un livre
de telle sorte qu’ils soient capables de répéter
les pensées essentielles de l’auteur.
C’est de cette façon que les étudiants "
connaissent " Platon, Aristote, Descartes, Spinoza, Leibniz,
Kant, Heidegger, Sartre. La différence entre les différents
niveaux d’instruction, du lycée à l’université,
repose avant tout sur la quantité d’avoirs culturels
qui est acquise et qui correspond en gros à la quantité
d’avoirs matériels que l’étudiant est
supposé posséder dans sa vie future. Le prétendu
bon étudiant est celui qui peut répéter avec
le maximum de précision ce que chacun des philosophes avait
à dire. Ils ressemblent à un guide de musée
bien informé.
Ce qu’ils n’apprennent pas, c’est ce qui se situe
au-delà de ce type " avoir " de connaissance. Ils
n’apprennent pas à interroger les philosophes, à
bavarder avec eux ; ils n’apprennent pas à prendre
conscience des contradictions de tel philosophe, du fait que d’autres
laissent de côté certains problèmes ou éludent
leurs conséquences; ils n’apprennent pas à faire
la part de ce qui est nouveau et de ce que les auteurs ne pouvaient
manquer de penser parce que c’était le " sens
commun " de leur époque; n’apprenant pas à
écouter, ils sont incapables de savoir si l’auteur
ne parle qu’avec son cerveau ou si son cerveau et son cœur
parlent ensemble; ils n’apprennent pas à découvrir
si les auteurs sont authentiques ou s’ils bluffent, et bien
d’autres choses encore leur échappent.
Les lecteurs du mode être en viendront souvent à conclure
que tel livre, tant vanté, est dénué de toute
valeur, ou n’a qu’une valeur très limitée.
Ou bien ils peuvent avoir parfaitement compris un livre, parfois
mieux que ne l’a fait l’auteur lui-même qui considère
peut-être que tout ce qu’il a écrit est d’une
importance égale.
Exercer l’autorité
Un autre exemple de la différence entre le mode avoir et
le mode être est l’exercice de l’autorité.
Le point essentiel s’exprime par la différence entre
avoir de l’autorité et être une autorité.
Chacun (ou presque) d’entre nous exerce une autorité,
du moins à certaines périodes de sa vie. Ceux qui
élèvent des enfants doivent exercer une autorité
- qu’ils le veuillent ou non pour protéger leurs enfants
et leur donner un minimum de conseils sur la conduite à tenir
en différentes circonstances. Dans la société
patriarcale, les femmes, également, sont soumises à
une autorité de la part de la majorité des hommes.
Presque tous les membres d’une société bureaucratique
hiérarchiquement organisée, comme la nôtre,
exercent une autorité, sauf les individus qui se situent
au plus bas de l’échelle sociale et qui ne sont qu’objets
d’autorité.
Notre compréhension de l’autorité selon les
deux modes nécessite que nous admettions que le mot "
autorité " représente un terme général
qui a deux acceptions totalement différentes : l’autorité
peut être " rationnelle " ou " irrationnelle
" . L’autorité rationnelle est fondée sur
la compétence et elle aide à se développer
la personne qui s’appuie sur elle. L’autorité
irrationnelle est fondée sur le pouvoir et sert à
exploiter la personne qui lui est soumise.
Dans les sociétés les plus primitives, c’est-à-dire
dans les sociétés de cueillette et de chasse, l’autorité
est exercée par la personne qui est généralement
reconnue comme étant compétente dans une certaine
tâche. Les qualités dont relève cette compétence
dépendent surtout de circonstances spécifiques, bien
qu’il semble qu’on puisse y inclure l’expérience,
la sagesse, la générosité, l’habileté,
la " présence " , le courage. Dans la plupart de
ces tribus, il n’existe aucune autorité permanente,
mais une autorité émerge en cas de besoin.
Ou bien il existe différentes autorités correspondant
à différentes circonstances: la guerre, les pratiques
religieuses, le règlement des querelles. Quand les qualités
sur lesquelles repose l’autorité disparaissent ou s’affaiblissent,
l’autorité elle-même prend fin. On peut observer
une forme d’autorité très semblable dans de
nombreuses sociétés primitives où la compétence
est souvent déterminée non par la force physique mais
par des qualités telles que l’expérience et
la " sagesse " . Au cours d’un test très
ingénieux pratiqué avec des singes, J. M. R. Delgado,
en 1967, a montré que l’animal dominant, s’il
perdait même momentanément les qualités justifiant
sa compétence, perdait en même temps son autorité.
L’autorité du mode être repose non seulement
sur la compétence personnelle nécessaire à
l’accomplissement de certaines fonctions sociales, mais aussi
sur l’essence même d’une personnalité qui
a atteint un haut degré de développement et d’intégration.
De telles personnes rayonnent d’autorité et n’ont
pas à donner d’ordres ni à menacer, ni à
corrompre. Ce sont des individus hautement évolués
qui, par ce qu’ils sont - et non, surtout, par ce qu’ils
font et disent - montrent ce que peuvent être les êtres
humains.
Les grands maîtres de la Vie étaient des autorités
de ce genre, et, à un degré moindre de perfection,
on peut trouver de ces individus à tous les niveaux d’éducation
et dans les cultures les plus variées. (Le problème
de l’éducation s’articule sur ce point. Si les
parents étaient eux-mêmes plus évolués
et s’ils s’appuyaient sur leur propre centre, l’opposition
entre l’éducation autoritaire et l’éducation
laxiste n’existerait probablement pas. Ayant besoin de cette
autorité du mode être, l’enfant réagit
devant elle avec empressement ; en revanche, l’enfant se révolte
contre l’oppression, l’indifférence ou l’excès
d’attention des gens qui montrent par leur propre comportement
qu’ils n’ont pas accompli eux-mêmes l’effort
qu’ils attendent de l’enfant en cours de croissance.)
En même temps que se formaient les sociétés
fondées sur un ordre hiérarchique, et beaucoup plus
grandes et plus complexes que celles des chasseurs et des cueilleurs,
l’autorité de la compétence a cédé
la place à l’autorité du statut social. Cela
ne veut pas dire que l’autorité existante soit nécessairement
incompétente ; ni que la compétence ne soit un élément
essentiel de l’autorité. Que nous ayons affaire à
une autorité du type monarchique - où la loterie des
gènes décide des qualités de la compétence
- ou à un criminel sans scrupule qui parvient à devenir
une autorité par le meurtre et la fourberie, ou, comme si
souvent dans nos démocraties modernes, à des autorités
choisies sur la base de leur photogénie ou de la quantité
d’argent qu’elles ont pu dépenser pour leur élection,
dans tous ces cas il peut n’y avoir pratiquement aucun rapport
entre la compétence et l’autorité.
Mais il y a quand même de sérieux problèmes
dans le cas d’une autorité établie sur la base
d’une certaine compétence : un chef peut avoir été
compétent dans un domaine et incompétent dans un autre
- par exemple, un homme d’Etat peut conduire une guerre avec
compétence et se révéler incompétent
en temps de paix ; ou bien tel chef qui est courageux et honnête
au début de sa carrière peut se laisser griser par
les séductions du pouvoir; ou encore, l’âge et
les troubles physiques peuvent amener une certaine déchéance.
Finalement, il faut considérer qu’il est beaucoup plus
facile pour les membres d’une petite tribu de juger le comportement
du détenteur de l’autorité que pour les millions
d’individus de notre système, qui ne connaissent leurs
candidats que par l’image artificielle créée
par les spécialistes des relations publiques.
Quelles que soient les raisons de la perte des qualités
constitutives de la compétence, le processus d’aliénation
de l’autorité intervient dans les grandes sociétés
hiérarchiquement organisées. La compétence
initiale, réelle ou prétendue, est transférée
à l’uniforme ou au titre. Si l’autorité
porte l’uniforme idoine ou possède le titre approprié,
ces signes extérieurs de la compétence remplacent
la véritable compétence et ses qualités. Le
roi - ce titre étant considéré comme le symbole
de ce type d’autorité - peut être stupide, dépravé,
méchant, c’est-à-dire privé totalement
de la compétence qui lui permettrait d’être une
autorité, mais il a pourtant l’autorité. Tant
qu’il détient le titre, il est censé avoir les
qualités de la compétence. Même lorsque le roi
est nu, le peuple croit qu’il porte de magnifiques vêtements.
Le fait que les gens prennent les uniformes et les titres pour
les réelles qualités de la compétence est quelque
chose qui ne va pas tout à fait de soi. Ceux qui détiennent
ces symboles de l’autorité et qui, par conséquent,
en bénéficient, doivent endormir la pensée
réaliste (c’est-à-dire critique) du peuple-sujet
et doivent lui faire croire en la fiction. Quiconque y réfléchit
connaît les machinations de la propagande, les méthodes
qui permettent de détruire le jugement critique, la façon
dont l’esprit est endormi et soumis par des clichés,
comment les gens sont réduits au silence parce qu’ils
deviennent dépendants et perdent la capacité de faire
confiance à leurs yeux et à leur jugement. Ils sont
aveugles à la réalité par la fiction en laquelle
ils croient.
" Avoir des connaissances " et " connaître
"
La différence entre le mode avoir et le mode être
dans le domaine du savoir est exprimée par ces deux formulations
" avoir des connaissances " et " connaître
" . A voir des connaissances est prendre et garder la possession
des connaissances disponibles (les informations); connaître
est fonctionnel et n’intervient que comme moyen dans le processus
de la pensée productive.
Notre compréhension de la qualité de la connaissance
dans le mode être d’existence peut être enrichie
par les idées de penseurs tels que Bouddha, les prophètes
hébreux, Jésus, Maître Eckhart, Sigmund Freud
et Karl Marx. Pour eux, connaître commence avec la prise de
conscience du caractère trompeur des perceptions du bon sens,
en ce que l’image que nous nous faisons de la réalité
physique ne correspond pas à la " réalité
effective " , et, surtout, en ce que la plupart des individus
sont à demi éveillés, à demi rêvant,
et ne se rendent pas compte que la plus grande partie de ce qu’ils
tiennent pour vrai et comme allant de soi n’est qu’une
illusion produite par l’influence suggestive du monde social
où ils vivent.
Connaître, alors, commence par l’éclatement
des illusions, par la désillusion (Enttäuschun g). Connaître
signifie qu’on perce la surface pour parvenir aux racines
et, par conséquent, aux causes ; connaître signifie
qu’on " voit " la réalité dans toute
sa nudité. Connaître ne veut pas dire " être
en possession de la vérité " , mais percer la
surface et lutter de façon critique et active pour approcher
de plus en plus prés la vérité.
Cette qualité de pénétration créative
s’exprime dans le jadoa hébreu, qui signifie connaître
et aimer, dans le sens de la pénétration sexuelle
du mâle. Bouddha, 1’ " Eveillé" , appelle
les gens à s’éveiller et à se libérer
de l’illusion qui veut que l’attachement aux choses
conduise au bonheur.
Les prophètes hébreux appellent eux aussi les gens
à s’éveiller et à se rendre compte que
leurs idoles ne sont rien d’autre que le produit de leurs
mains, qu’elles ne sont qu’illusion. Jésus dit
: " La vérité vous rendra libres ! " Maître
Eckhart a exprimé à maintes reprises son concept de
la connaissance; par exemple, il dit, en parlant de Dieu : "
La connaissance n’est pas une pensée particulière
; il est juste de dire qu’elle enlève l’écorce
(qui recouvre toute chose), qu’elle est désintéressée
et qu’elle court nue vers Dieu, jusqu’à le toucher
et l’étreindre " (Blakney, p. 243). (" Nudité
" et " nu " sont les expressions préférées
de Maître Eckhart et également de son contemporain,
l’auteur anonyme de The Cloud of Unknowing.) Selon Marx, on
doit détruire les illusions afin de créer les conditions
qui les rendront inutiles. Le concept freudien de la connaissance
de soi est fondé sur l’idée qu’il convient
de détruire les illusions (" les rationalisations "
) pour prendre conscience de la réalité inconsciente.
(Dernier penseur des Lumières, Freud peut être considéré
comme un révolutionnaire dans les termes de la philosophie
des Lumières du XVIIIe siècle, et non dans les termes
du XXe siècle.)
Tous ces penseurs s’intéressaient au salut humain
; ils étaient tous hostiles aux modèles de pensée
socialement acceptés. Pour eux, le but de la connaissance
n’est pas la certitude de la " vérité absolue
" , quelque chose qui permet de se sentir en sécurité,
mais le processus autonome de la raison humaine. L’ignorance,
pour celui qui sait, est aussi bonne que la connaissance, puisque
les deux font partie du processus de la connaissance, même
si l’ignorance ainsi entendue est différente de l’ignorance
de celui qui ne pense pas. Dans le mode être d’existence,
la connaissance optimale consiste à connaître plus
profondément. Dans le mode avoir, à posséder
davantage de connaissances.
Notre éducation s’efforce en général
de former les individus à avoir des connaissances, en tant
que possessions, en les proportionnant dans l’ensemble à
la quantité de biens matériels et de prestige social
qu’ils auront dans leur vie. Le minimum qu’ils reçoivent
correspond à la somme dont ils auront besoin pour pouvoir
se comporter convenablement dans leur travail. Chacun reçoit
en surplus un " bagage de connaissances de luxe " qui
renforce le sentiment de sa valeur, la taille de ce bagage étant
en rapport avec le prestige social probable de l’individu.
Les établissements scolaires sont les usines où sont
produits ces bagages dans leur ensemble, bien que, d’ordinaire,
ils prétendent mettre les élèves en contact
avec les plus hauts accomplissements de l’esprit humain.
Bien des collèges sont particulièrement habiles à
entretenir ces illusions. Depuis la pensée et l’art
des Indes, jusqu’à l’existentialisme et au surréalisme,
un vaste " smörgasbord " de connaissances est offert
aux élèves qui peuvent picorer par-ci par-là
et qui, au nom de la spontanéité et de la liberté,
ne sont pas incités à se concentrer sur un sujet ni
même à terminer entièrement la lecture d’un
livre. (La critique radicale du système scolaire proposée
par Ivan Illich met en relief un grand nombre de ces lacunes.)
La foi
Dans le sens religieux, politique ou personnel, le concept de la
foi peut avoir deux significations totalement différentes
suivant qu’on l’entend selon le mode avoir ou le mode
être. La foi, selon le mode avoir, est la possession d’une
solution pour laquelle on n’a aucune preuve rationnelle. Elle
consiste en formulations créées par les autres et
que l’on accepte parce qu’on est soumis à ces
autres - en général une bureaucratie. Elle comporte
un sentiment de certitude en raison du pouvoir réel (ou seulement
imaginaire) de la bureaucratie. Elle est le billet d’entrée
qui permet de rejoindre un groupe important d’individus. Elle
évite la tâche difficile de penser pour soi-même
et de prendre des décisions.
On devient un des beati possidentes, les heureux détenteurs
de la seule vraie foi. La foi, selon le mode avoir, offre la certitude
; elle prétend édicter une connaissance maximale,
inébranlable, et cela peut paraître croyable parce
que le pouvoir de ceux qui propagent et protègent la foi
semble lui-même inébranlable. En fait, qui refuserait
de choisir la certitude s’il suffit, pour l’acquérir,
d’abandonner son indépendance?
Dieu qui, à l’origine, symbolise la valeur la plus
élevée que nous puissions expérimenter en nous,
devient, dans le mode avoir, une idole. Selon le concept des prophètes,
une idole est un objet que nous fabriquons nous-mêmes et dans
lequel nous projetons nos propres pouvoirs, ce qui nous appauvrit.
Nous nous soumettons alors à notre création et, par
cette soumission, nous sommes en contact avec nous-mêmes sous
une forme aliénée. Alors que je peux avoir l’idole
parce qu’elle est un objet, en me soumettant à elle,
je lui permets de m’avoir, moi.
Dès que Dieu devient une idole, ses prétendues qualités
ont aussi peu à voir avec mon expérience personnelle
que n’importe quelle doctrine politique aliénée.
L’idole peut être vénérée comme
un Dieu de miséricorde, mais toutes les cruautés peuvent
être commises en son nom, de même que la foi aliénée
en la solidarité humaine peut nous faire commettre, sans
aucune hésitation, les actions les plus inhumaines. La foi,
selon le mode avoir, est une béquille pour qui veut détenir
la certitude, pour ceux qui veulent une solution à la vie
sans oser la rechercher en eux-mêmes.
Selon le mode être, la foi est un phénomène
totalement différent. Pouvons-nous vivre sans la foi? Le
nourrisson ne doit-il pas mettre toute sa foi dans le sein de sa
mère? N’avons-nous pas tous foi dans les autres êtres
humains, en ceux que nous aimons, et en nous-mêmes? Pouvons-nous
vivre sans avoir foi en la validité des normes qui régissent
notre vie? En effet, sans la foi, nous serions stériles,
sans espoir, effrayés au cœur même de notre être.
La foi, selon le mode être, n’est pas, en premier lieu,
une croyance en certaines idées (bien qu’elle puisse
être également cela) mais une orientation intérieure,
une attitude. Il serait préférable de dire que l’on
est en foi plutôt que l’on a la foi. [La distinction
théologique entre la foi qui est croyance (fides quae creditur)
et la foi en tant que croyance (fides qua creditur) reflète
une distinction comparable à celle qui existe entre le contenu
de la foi et l’acte de foi.] On peut " être en
foi " envers soi-même et envers les autres et la personne
religieuse peut être en foi envers Dieu. Le Dieu de l’Ancien
Testament est avant tout la négation des idoles, des dieux
que l’on peut avoir. Bien que conçu par analogie avec
un roi oriental, le concept de Dieu se transcende lui-même
dés l’origine. Dieu ne doit pas avoir de nom; l’homme
ne doit pas fabriquer des images de Dieu.
Plus tard, au cours de l’évolution juive et chrétienne,
on tente de parfaire la dé-idolisation de Dieu en postulant
que les qualités mêmes de Dieu ne doivent pas être
énoncées. Ou, plus radicalement, dans le mysticisme
chrétien, du (pseudo) Denys l’Aréopagite à
l’auteur inconnu de The Cloud of Unknowing et à Maître
Eckhart, le concept de Dieu tend à être celui de l’Unique,
de la " Divinité " (le " Non-Chose "
- " No- Thing" , concept qui rejoint les idées
exprimées dans les Veda et dans la pensée néoplatonicienne.
Cette foi en Dieu est attestée par l’expérience
intérieure des qualités divines que l’on a en
soi; c’est un processus actif, perpétuel, d’auto-création
ou, comme le dit Maître Eckhart, une naissance éternelle
du Christ en soi.
Ma foi en moi-même, dans les autres, en l’humanité,
en notre capacité de devenir pleinement humains implique
également la certitude, mais une certitude fondée
sur ma propre expérience et non sur ma soumission à
une autorité qui édicte une certaine croyance. C’est
la certitude d’une vérité qui ne peut être
démontrée par des preuves rationnelles contraignantes
mais dont je suis certain en raison de mes preuves expérientielles,
subjectives. (Le mot hébreu qui correspond à "
foi " est emunah, " certitude " : amen signifie "
certainement " .)
Tout en étant certain de l’intégrité
d’un certain homme, je serais incapable de prouver qu’il
restera intègre jusqu’à son dernier jour; strictement
parlant, si son intégrité demeure inviolée
jusqu’à l’heure de sa mort, même alors
je ne pourrais exclure le point de vue positiviste selon lequel
il aurait pu violer son intégrité s’il avait
vécu plus longtemps. Ma certitude s’appuie sur la connaissance
en profondeur que j’ai de l’autre et de ma propre expérience
de l’amour et de l’intégrité. Ce genre
de connaissance n’est possible que dans la mesure où
je peux ignorer mon propre moi et voir l’autre dans sa spécificité,
reconnaître la structure des forces qui existent en lui, le
voir dans son individualité et, en même temps, dans
son humanité universelle. Je sais alors ce que l’autre
peut faire, ce qu’il ne peut pas faire et ce qu’il ne
fera pas. Evidemment, je n’entends pas par là que je
peux prédire tout son comportement futur, mais seulement
les lignes générales de comportement qui sont enracinées
dans ses traits de caractère fondamentaux, tels que l’intégrité,
le sens des responsabilités, etc.
Cette foi repose sur les faits ; elle est donc rationnelle. Mais
les faits ne sont pas identifiables ni " prouvables "
par les méthodes de la psychologie conventionnelle, positiviste
; je (être vivant) suis le seul instrument qui puisse les
" enregistrer " .
Aimer
" Aimer " a aussi deux significations, selon que le mot
est exprimé sur le mode avoir ou sur le mode être.
Peut-on avoir un amour? Si c’était possible, l’amour
serait nécessairement un objet, une substance que l’on
a, que l’on possède. En réalité, il n’existe
pas d’objet qui s’appelle " amour " . L’"
amour " est une abstraction, peut-être une déesse,
ou un être étranger, mais personne n’a jamais
vu cette déesse.
En réalité, seul existe l’acte d’aimer.
Aimer est une activité productive, qui suppose qu’on
ait un penchant, qu’on connaisse, qu’on réagisse,
qu’on affirme, qu’on prenne plaisir ; qu’il s’agisse
d’une personne, d’un arbre, d’une peinture, d’une
idée. Aimer signifie donner vie, accroître l’intensité
de sa propre vie. C’est un processus qui renaît et s’accroît
de lui-même.
Quand l’amour est expérimenté selon le mode
avoir, cela signifie qu’on limite, qu’on emprisonne,
qu’on contrôle l’objet " aimé "
. C’est étrangler, étouffer, asphyxier, ce n’est
pas donner vie. Ce que les gens appellent amour est le plus souvent
un mauvais usage du mot, en vue de cacher la réalité
du fait qu’ils n’aiment pas. Il est impossible de dire
si les parents sont nombreux à aimer leurs enfants. Lloyd
de Mause a établi que tout au long des deux millénaires
de l’histoire occidentale on a connu des cas de cruauté
envers les enfants, des tortures aussi bien psychiques que physiques,
des actes de négligence, de possessivité et de sadisme,
si révoltants qu’on est en droit de penser que les
parents aimants sont l’exception plutôt que la règle.
On peut en dire autant des mariages. Qu’ils soient fondés
sur l’amour, ou, comme les unions traditionnelles du passé,
sur les convenances sociales ou sur la coutume, les couples qui
s’aiment vraiment semblent être l’exception. Ce
qui n’est que convenance sociale, usage, communauté
d’intérêts économiques, souci partagé
des enfants, dépendance mutuelle ou haine et peur réciproques
est consciemment expérimenté comme " amour "
- jusqu’au moment où l’un des partenaires, ou
les deux, se rendent compte qu’ils ne s’aiment pas et
même qu’ils ne se sont jamais aimés.
On peut aujourd’hui noter un certain progrès à
cet égard: les gens sont devenus plus réalistes, plus
sérieux et beaucoup n’ont plus l’impression que
l’attrait sexuel est obligatoirement de l’amour, ni
qu’une relation amicale, dans un esprit d’équipe,
mais distante, est nécessairement une manifestation de l’amour.
Cette nouvelle attitude a permis plus de franchise... de même
que des changements plus fréquents de partenaires. Elle n’a
pas forcément conduit à davantage d’amour et
les nouveaux partenaires s’aiment probablement aussi peu que
les anciens.
Le passage de " tomber amoureux " à l’illusion
d’" avoir " un amour peut facilement être
observé en détail dans l’histoire des couples
dont les partenaires sont " tombés amoureux " l’un
de l’autre. (Dans L’art d’aimer, j’ai noté
que le mot " tomber " , dans l’expression "
tomber amoureux " , est en soi-même une contradiction.
Puisque aimer est une activité productive, on ne peut que
se tenir debout en amour, ou marcher, mais certainement pas "
tomber " , ce qui dénoterait une passivité.)
Pendant la cour, aucun des deux partenaires n’est encore
sûr de l’autre, mais chacun cherche à gagner
l’autre. Les deux sont éveillés, séduisants,
intéressants et même beaux - dans la mesure où
l’éveil, la vie donnent toujours de la beauté
à un visage. Aucun des deux n’a encore l’autre;
de telle sorte que l’énergie de chacun le pousse à
être, c’est-à-dire à donner et à
stimuler l’autre. Quand vient l’acte du mariage, la
situation change souvent du tout au tout. Le contrat de mariage
donne à chacun des partenaires la possession exclusive du
corps de l’autre, de ses sentiments, de ses attentions.
Aucun des deux ne doit plus gagner l’autre, parce que l’amour
est devenu quelque chose que l’on a, une propriété.
Les deux cessent de faire des efforts pour être " aimables
" et pour susciter l’amour, si bien qu’ils deviennent
ennuyeux et que leur beauté disparaît. Ils sont déçus,
désempares. Ne sont-ils plus les mêmes personnes ?
Se sont-ils trompés dés le début? Le plus souvent,
chacun cherche dans l’autre la cause du changement et s’estime
dupé. Ce qu’ils ne voient pas, c’est qu’ils
ne sont plus ce qu’ils étaient quand ils s’aimaient;
que l’erreur qu’ils ont commise en pensant que l’on
peut avoir un amour les a conduits à ne plus s’aimer.
Maintenant, au lieu de s’aimer l’un l’autre, ils
décident de posséder ensemble ce qu’ils ont
: l’argent, le standing social, une maison, des enfants.
Ainsi, dans certains cas, le mariage qui a été inauguré
sur la base de l’amour se transforme en une copropriété
amicale, une société du type commercial où
les deux égoïsmes sont mis en commun ; cette société
est la " famille " .
Quand le couple ne parvient pas à retrouver le désir
de faire revivre les anciens sentiments d’amour, l’un
ou l’autre peut avoir l’illusion qu’un nouveau
partenaire (ou de nouveaux partenaires) pourra satisfaire ses aspirations.
Il a l’impression qu’il ne désire avoir qu’une
chose: l’amour. Mais l’amour, pour eux, n’est
pas l’expression de leur être ; il est une déesse
à laquelle ils veulent se soumettre. Leur amour court inévitablement
à l’échec, parce que " l’amour est
enfant de bohème " (comme le chantent les Français),
l’enfant de la liberté; et l’adorateur de la
déesse de l’amour devient si passif, si ennuyeux, qu’il
perd tout ce qui lui reste de son ancienne séduction.
Ce tableau n’a pas l’intention de prétendre
que le mariage ne peut pas être la meilleure solution pour
deux êtres qui s’aiment. La difficulté ne se
situe pas dans le mariage lui-même, mais dans la structure
possessive, existentielle des deux partenaires et, en dernière
analyse, dans la société où ils vivent. Les
partisans des formes modernes de la vie du couple, tels que mariages
de groupe, échanges de partenaires, sexe de groupe, etc.,
essaient seulement, d’après ce que je peux observer,
d’esquiver les problèmes posés par leur difficulté
d’aimer en soignant leur ennui avec des stimuli toujours nouveaux
et en voulant avoir davantage d’ " amants" au lieu
d’être capables de n’en aimer qu’un.
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