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Avoir et être dans l’expérience quotidienne
Erich Fromm

Origine http://www.megapsy.com/Autres_bibli/biblio008.htm

Comme la société où nous vivons est vouée à la propriété et au profit, nous n’apercevons que rarement des indices du mode être d’existence et la plupart des gens considèrent le mode avoir comme le plus naturel, sinon comme la seule façon acceptable de vivre. Tout cela fait qu’il est particulièrement difficile pour les individus de comprendre la nature du mode être et, même, de se rendre compte que le mode avoir n’est que l’une des orientations possibles. Ces deux concepts sont pourtant enracinés dans l’expérience humaine. Aucun des deux ne devrait être, ne peut être examiné d’une façon abstraite, purement cérébrale; les deux se reflètent dans notre vie quotidienne et doivent être traités concrètement. Quelques exemples très simples de la manifestation d’avoir et être dans la vie quotidienne aideront le lecteur à comprendre les deux modes d’existence qui se proposent au choix de l’Homme.

Apprendre

Dans le mode avoir d’existence, les étudiants assistent à un cours, entendent des mots, comprennent leur structure logique et leur signification et, de leur mieux, inscrivent les mots dans leur cahier, afin de pouvoir, plus tard, se remettre leurs notes en mémoire et passer leurs examens. Mais le contenu, la substance du cours ne s’intègrent pas à leur système personnel de pensée et, par conséquent, ne l’enrichissent ni ne l’élargissent. Au lieu de cela, ils transforment les mots qu’ils entendent en groupes déterminés de pensée ou de théories d’ensemble, qu’ils emmagasinent. L’étudiant et le contenu du cours restent étrangers l’un à l’autre, indépendamment du fait que chaque étudiant est devenu le propriétaire d’une collection d’affirmations proférées par un tiers (qui, ou bien les a créées lui-même, ou bien les a puisées à une autre source).

Les étudiants du mode avoir n’ont qu’un but: s’accrocher à ce qu’ils ont " appris " , soit en le confiant solidement à leur mémoire, soit en conservant précieusement leurs notes. Ils n’ont pas à produire ni à créer quelque chose de nouveau. En fait, les individus du type avoir se sentent plutôt gênés par des pensées ou des idées nouvelles relatives à un thème, parce que la nouveauté remet en question la somme déterminée d’informations qu’ils ont reçue. En effet, pour celui qui se relie essentiellement au monde selon le mode de l’avoir, les idées qui ne peuvent pas être facilement emmagasinées (ou consignées par écrit) ont quelque chose d’effrayant - comme tout ce qui évolue et change - et n’est donc pas contrôlable.

Le processus d’enseignement a une tout autre qualité pour les étudiants qui appartiennent au mode être de relation au monde. Pour commencer, ils ne se rendent pas au cours, même au premier, en tant que " table rase " . Ils ont auparavant réfléchi aux problèmes qu’abordera le cours et ont à l’esprit certaines questions, certains problèmes qui leur sont propres. Le thème les a préoccupés et les intéresse.

Au lieu d’être des réceptacles passifs de mots et d’idées, ils prêtent l’oreille, ils écoutent et, ce qui est encore plus important, ils reçoivent et réagissent d’une façon active et productive. Ce qu’ils écoutent stimule leur propre processus de pensée. De nouvelles questions, de nouvelles idées, de nouvelles perspectives s’éveillent dans leur esprit. Leur écoute est un processus vivant. Ils écoutent avec intérêt ce que dit le professeur et s’éveillent spontanément à la vie par réaction à ce qu’ils entendent.

Ils ne se contentent pas d’acquérir des connaissances qu’ils peuvent apporter chez eux et apprendre par cœur. Chacun de ces étudiants a été touché et a changé: chacun (ou chacune) est différent de ce qu’il était avant le cours. Evidemment, ce mode d’enseignement ne peut réussir que si le cours présente un matériel stimulant. Un bavardage vide ne peut pas susciter une réaction conforme au mode être, et, dans ce cas, les étudiants du mode être aiment mieux faire la sourde oreille afin de se concentrer sur le processus de leur propre pensée.

Le mot " intérêt " mérite pour le moins qu’on lui prête attention en passant. Dans l’usage courant, il est devenu une expression pâle, usée; mais sa signification essentielle est contenue dans sa racine latine: inter-esse " être dans, ou parmi " . Cet intérêt, dans le sens actif, était exprimé en moyen anglais par le terme to list (s’efforcer activement, être sincèrement intéressé par) que l’on ne retrouve plus que sous sa forme négative listless (indifférent, distrait, apathique). La racine est la même que pour lust (désir charnel), mais dans le verbe to list, il ne s’agit pas d’un désir dont on subit l’influence, mais d’un désir, d’un intérêt libre et actif, ou d’un effort tendant vers quelque chose. To list est l’expression clé de l’auteur anonyme (milieu du XIVe siècle) de The Cloud of Unknowing (" La brume de l’inconnu " - Evelyn Underhill, éd.). Le fait que la langue n’ait retenu le mot que sous sa forme négative est symptomatique du changement d’esprit de la société depuis le XIIIe siècle jusqu’à nos jours.

Se souvenir

On peut se souvenir selon le mode avoir ou selon le mode être. Ce qui importe le plus, en ce qui concerne la différence entre les deux formes de souvenir, c’est le type de rapport qui est établi. Dans le mode avoir du souvenir, le rapport est totalement mécanique, comme lorsque la relation entre un mot et celui qui le suit est solidement établie par la fréquence de sa répétition. Ou bien les rapports peuvent être purement logiques, comme ceux qui existent entre deux termes opposés, ou entre des concepts convergents, ou en rapport avec le temps, l’espace, la taille, la couleur, ou encore au sein d’un système donné de pensée.

Dans le mode être, se souvenir, c’est se rappeler activement des mots, des idées, des choses vues, des peintures, de la musique ; c’est mettre en rapport l’élément particulier dont on doit se souvenir et tous ceux qui lui sont reliés. Les rapports, dans ce cas, ne sont pas mécaniques, ni purement logiques, mais vivants. Un concept est relié à un autre par un acte de pensée productif (de pensée ou de sentiment) qui est mis en œuvre quand on cherche le mot exact.

Voici un exemple très simple : Si j’associe le mot " douleur " ou " aspirine " au mot "migraine" , j’ai affaire à une association logique, conventionnelle. Mais si j’associe le mot " stress " ou le mot " colère " à" migraine p, je mets en rapport l’élément initial avec ses conséquences possibles, intuition à laquelle je suis arrivé en étudiant le phénomène. Ce dernier type de souvenir constitue en lui-même un acte de pensée productive. Le type le plus frappant de ce genre de souvenir vivant est présenté par les " associations libres " inventées par Freud.

Les personnes qui n’ont pas particulièrement tendance à stocker les éléments d’information, constateront que leurs souvenirs, pour pouvoir bien fonctionner, ont besoin d’un intérêt puissant et direct. On a connu, par exemple, des individus qui, poussés par un besoin vital, se rappelaient les mots d’une langue qu’ils avaient oubliée depuis longtemps. En ce qui concerne ma propre expérience, alors que je ne suis pas doué d’une mémoire particulièrement bonne, il m’est arrivé de me souvenir du rêve d’une personne que j’avais analysée deux semaines ou cinq ans plus tôt lorsque je me suis retrouvé face à cette personne et que je me suis concentré sur l’ensemble de sa personnalité. Et pourtant, cinq minutes plus tôt, à froid, j’aurais été absolument incapable de me souvenir de ce rêve.

Se souvenir, dans le mode être, suppose qu’on fait revivre quelque chose qu’on a vu ou entendu auparavant. Nous pouvons expérimenter cette façon productive de se souvenir en essayant de visualiser le visage d’une personne ou un paysage que nous avons vu dans le passé. Dans les deux cas, nous serions incapables de nous souvenir immédiatement; il nous faut recréer le sujet, lui rendre vie dans notre esprit. Cette sorte de rappel de souvenir n’est pas toujours facile; pour se rappeler totalement le visage ou le paysage, on doit d’abord l’avoir vu avec suffisamment de concentration. Quand un tel rappel de souvenir est tout à fait réalisé, la personne dont le visage réapparaît est comme vivante, le paysage est très vif, comme si personne et paysage se trouvaient réellement, physiquement devant soi.

Dans le mode avoir, le rappel d’un visage ou d’un paysage est caractérisé par la façon dont les gens regardent une photographie. Celle-ci ne fait qu’aider la mémoire à identifier une personne ou une scène et, habituellement, la réaction suscitée s’exprime ainsi : " Oui, c’est bien lui ! " ou : " Oui, j’étais là! " La photographie devient, pour la plupart des gens, un souvenir aliéné.

La mémoire confiée au papier est une autre forme de mémorisation. En consignant par écrit ce dont je veux me souvenir, je suis certain d’avoir cette information et je n’essaie pas de la graver dans mon cerveau. Je suis sûr de ma possession... a moins que je n’égare mes notes, ce qui me ferait perdre en même temps le souvenir de l’information. La capacité de me souvenir m’a abandonné, parce que ma banque mémoire, sous forme de notes, était devenue une partie extériorisée de moi-même.

Si on considère la multitude d’informations que les individus de la société contemporaine doivent avoir en mémoire, il est inévitable qu’un certain nombre d’informations soient prises en note ou déposées dans les livres. Chacun peut très bien, et facilement, observer que le fait d’écrire les choses diminue la puissance du souvenir, mais quelques exemples ne seront pas inutiles.

Et d’abord, un exemple quotidien qui se situe dans les magasins. Le vendeur d’aujourd’hui fait rarement le calcul mental des prix de deux ou trois articles mais se sert immédiatement d’une machine. La salle de cours fournit un autre exemple. Les professeurs peuvent observer que les étudiants qui écrivent soigneusement chaque phrase du cours comprendront et se souviendront probablement moins bien que ceux qui font confiance à leur faculté de compréhension et qui, par conséquent, se souviendront tout au moins de l’essentiel. Par ailleurs, les musiciens savent que ceux qui lisent très facilement à vue une partition ont plus de difficulté que les autres à se rappeler la musique quand ils sont privés de la partition. (Toscanini, dont la mémoire était réputée extraordinaire, est un bon exemple d’un musicien du mode être.)

Dernier exemple : j’ai observé, au Mexique, que les illettrés, ou les gens qui écrivent peu, ont une mémoire de beaucoup supérieure à celle des individus couramment lettrés des pays industrialisés. Parmi d’autres faits, cela suggère que l’aptitude à lire et à écrire n’est absolument pas le bienfait que l’on proclame, surtout quand les gens l’utilisent pour lire du matériel qui appauvrit leur faculté d’expérimenter et d’imaginer.

Converser

La différence entre le mode avoir et le mode être peut être facilement observée dans deux exemples de conversation. Prenons une discussion entre deux hommes où A a l’opinion X et où B a l’opinion Y. Chacun s’identifie à sa propre opinion. Ce qui importe à chacun est de trouver de meilleurs arguments (c’est-à-dire plus rationnels) pour défendre son avis. Aucun des deux ne compte changer sa propre opinion et n’espère que celle de l’autre se modifie. Chacun a peur de changer sa propre opinion pour la raison précise qu’elle est l’une de ses possessions et que, par conséquent, sa perte équivaudrait à un appauvrissement.

La situation est quelque peu différente dans une conversation qui ne tend pas à un débat. A qui n’est-il pas arrivé de rencontrer une personne en vue, célèbre ou qui se distingue même par de réelles qualités; ou une personne dont on attend quelque chose: une bonne situation, ou dont on souhaite l’amour ou l’admiration? En de telles circonstances, beaucoup de gens ont tendance à être plus ou moins anxieux ; et, souvent, ils se " préparent " à cette rencontre importante. Ils pensent aux sujets qui pourraient intéresser l’autre; ils se demandent à l’avance comment ils pourraient entamer la conversation; certains esquissent tout l’entretien dans la mesure où leur propre rôle est concerné.

Ou bien ils peuvent s’enhardir jusqu’à penser à ce qu’ils ont : leurs succès passés, le charme de leur personnalité (ou son côté intimidant si ce rôle est plus efficace), leur position sociale, leurs relations, leur apparence, leur habillement. Bref, ils soupèsent mentalement leur valeur et, en se fondant sur cette évaluation, ils étalent leur marchandise dans la conversation qui s’ensuit. La personne qui s’entend à ce genre de performance réussira en effet à impressionner beaucoup de gens, bien que l’impression créée ne soit due en partie qu’au spectacle qu’elle donne et, surtout, à la pauvreté de jugement de la plupart des autres. Mais si la personne est moins habile, sa performance apparaîtra inexpressive, forcée, ennuyeuse, et n’éveillera que le minimum d’intérêt.

A l’opposé se situent ceux qui abordent une situation en ne préparant rien, en ne cherchant aucunement à renforcer leur position. Au contraire, ils réagissent spontanément et de façon productive; ils s’oublient eux-mêmes, ainsi que leur savoir et leurs avantages. Leur moi ne se met pas en travers de leur chemin et c’est précisément pour cette raison qu’ils peuvent réagir pleinement à l’autre personne et à ses pensées. Ils donnent naissance à de nouvelles idées parce que, ne s’accrochant à rien, ils sont en mesure de produire et de donner.

Alors que les personnes du mode avoir s’appuient sur ce qu’ils ont, les personnes du mode être s’appuient sur le fait qu’ils sont, qu’ils sont vivants et que quelque chose de nouveau naîtra s’ils ont seulement le courage de se laisser aller et de réagir. Ils abordent la conversation en étant totalement vivants parce qu’ils ne s’étouffent pas au préalable en pensant anxieusement à ce qu’ils ont. Leur propre vivacité est contagieuse et aide souvent l’autre personne à dépasser son égocentrisme. Ainsi, la conversation cesse d’être un échange de marchandises (informations, savoir, statut) pour devenir un dialogue où l’important n’est plus de savoir qui a raison.

Les jouteurs commencent à danser ensemble et ils se séparent non pas sur un triomphe ou une peine - qui sont également stériles - mais avec joie. (Le facteur essentiel de la thérapie psychanalytique est cette qualité vivifiante du thérapeute. On aura beau multiplier les interprétations psychanalytiques, elles resteront sans effet si l’atmosphère thérapeutique est pesante, privée de vie, ennuyeuse.)

Lire

Ce qui est vrai pour la conversation l’est également pour la lecture qui est - ou devrait être - une conversation entre l’auteur et le lecteur. Evidemment, quand on lit (comme au cours d’une conversation) la personnalité de l’auteur - ou de l’interlocuteur - est importante. Lire un roman dénué de valeur artistique, banal, est une manière de rêve éveillé. Cette lecture ne permet aucune réaction productive; le texte est avalé comme un show télévisé, ou comme les chips qu’on mâchonne en regardant le poste de télé. Mais un roman de Balzac, par exemple, peut être lu d’une façon enrichissante, avec une participation interne, c’est-à-dire sur le mode être.

Toutefois, la plupart du temps, ce même roman sera lu sur le mode consommation, ou avoir. Les lecteurs, aussitôt que leur curiosité a été éveillée, veulent connaître l’intrigue : Si le héros meurt ou survit, si l’héroïne est séduite ou résiste; ils veulent connaître toutes les réponses. Le roman joue le même rôle que le prélude sexuel : il les excite; la conclusion, heureuse ou malheureuse, est le point culminant de leur expérience : dés qu’ils connaissent la fin, ils ont toute l’histoire, presque aussi réelle que s’ils l’avaient dénichée dans leurs propres souvenirs. Mais ils n’ont pas relevé leur niveau de connaissance ; ils n’ont pas compris les personnages du roman, et, par conséquent, n’ont pas approfondi leur propre conception de la nature humaine, ni rien appris sur eux-mêmes.

Les modes de lecture sont les mêmes s’il s’agit d’un ouvrage à thème philosophique ou historique. La façon dont on lit un livre de ce genre est formée - ou plutôt déformée - par l’éducation. L’école a pour objectif de donner à chaque élève une certaine quantité

" avoirs culturels " et, à la fin de leur scolarité, de certifier que les élèves ont du moins la quantité minimale. On apprend aux élèves à lire un livre de telle sorte qu’ils soient capables de répéter les pensées essentielles de l’auteur.

C’est de cette façon que les étudiants " connaissent " Platon, Aristote, Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant, Heidegger, Sartre. La différence entre les différents niveaux d’instruction, du lycée à l’université, repose avant tout sur la quantité d’avoirs culturels qui est acquise et qui correspond en gros à la quantité d’avoirs matériels que l’étudiant est supposé posséder dans sa vie future. Le prétendu bon étudiant est celui qui peut répéter avec le maximum de précision ce que chacun des philosophes avait à dire. Ils ressemblent à un guide de musée bien informé.

Ce qu’ils n’apprennent pas, c’est ce qui se situe au-delà de ce type " avoir " de connaissance. Ils n’apprennent pas à interroger les philosophes, à bavarder avec eux ; ils n’apprennent pas à prendre conscience des contradictions de tel philosophe, du fait que d’autres laissent de côté certains problèmes ou éludent leurs conséquences; ils n’apprennent pas à faire la part de ce qui est nouveau et de ce que les auteurs ne pouvaient manquer de penser parce que c’était le " sens commun " de leur époque; n’apprenant pas à écouter, ils sont incapables de savoir si l’auteur ne parle qu’avec son cerveau ou si son cerveau et son cœur parlent ensemble; ils n’apprennent pas à découvrir si les auteurs sont authentiques ou s’ils bluffent, et bien d’autres choses encore leur échappent.

Les lecteurs du mode être en viendront souvent à conclure que tel livre, tant vanté, est dénué de toute valeur, ou n’a qu’une valeur très limitée. Ou bien ils peuvent avoir parfaitement compris un livre, parfois mieux que ne l’a fait l’auteur lui-même qui considère peut-être que tout ce qu’il a écrit est d’une importance égale.

Exercer l’autorité

Un autre exemple de la différence entre le mode avoir et le mode être est l’exercice de l’autorité. Le point essentiel s’exprime par la différence entre avoir de l’autorité et être une autorité. Chacun (ou presque) d’entre nous exerce une autorité, du moins à certaines périodes de sa vie. Ceux qui élèvent des enfants doivent exercer une autorité - qu’ils le veuillent ou non pour protéger leurs enfants et leur donner un minimum de conseils sur la conduite à tenir en différentes circonstances. Dans la société patriarcale, les femmes, également, sont soumises à une autorité de la part de la majorité des hommes. Presque tous les membres d’une société bureaucratique hiérarchiquement organisée, comme la nôtre, exercent une autorité, sauf les individus qui se situent au plus bas de l’échelle sociale et qui ne sont qu’objets d’autorité.

Notre compréhension de l’autorité selon les deux modes nécessite que nous admettions que le mot " autorité " représente un terme général qui a deux acceptions totalement différentes : l’autorité peut être " rationnelle " ou " irrationnelle " . L’autorité rationnelle est fondée sur la compétence et elle aide à se développer la personne qui s’appuie sur elle. L’autorité irrationnelle est fondée sur le pouvoir et sert à exploiter la personne qui lui est soumise.

Dans les sociétés les plus primitives, c’est-à-dire dans les sociétés de cueillette et de chasse, l’autorité est exercée par la personne qui est généralement reconnue comme étant compétente dans une certaine tâche. Les qualités dont relève cette compétence dépendent surtout de circonstances spécifiques, bien qu’il semble qu’on puisse y inclure l’expérience, la sagesse, la générosité, l’habileté, la " présence " , le courage. Dans la plupart de ces tribus, il n’existe aucune autorité permanente, mais une autorité émerge en cas de besoin.

Ou bien il existe différentes autorités correspondant à différentes circonstances: la guerre, les pratiques religieuses, le règlement des querelles. Quand les qualités sur lesquelles repose l’autorité disparaissent ou s’affaiblissent, l’autorité elle-même prend fin. On peut observer une forme d’autorité très semblable dans de nombreuses sociétés primitives où la compétence est souvent déterminée non par la force physique mais par des qualités telles que l’expérience et la " sagesse " . Au cours d’un test très ingénieux pratiqué avec des singes, J. M. R. Delgado, en 1967, a montré que l’animal dominant, s’il perdait même momentanément les qualités justifiant sa compétence, perdait en même temps son autorité.

L’autorité du mode être repose non seulement sur la compétence personnelle nécessaire à l’accomplissement de certaines fonctions sociales, mais aussi sur l’essence même d’une personnalité qui a atteint un haut degré de développement et d’intégration. De telles personnes rayonnent d’autorité et n’ont pas à donner d’ordres ni à menacer, ni à corrompre. Ce sont des individus hautement évolués qui, par ce qu’ils sont - et non, surtout, par ce qu’ils font et disent - montrent ce que peuvent être les êtres humains.

Les grands maîtres de la Vie étaient des autorités de ce genre, et, à un degré moindre de perfection, on peut trouver de ces individus à tous les niveaux d’éducation et dans les cultures les plus variées. (Le problème de l’éducation s’articule sur ce point. Si les parents étaient eux-mêmes plus évolués et s’ils s’appuyaient sur leur propre centre, l’opposition entre l’éducation autoritaire et l’éducation laxiste n’existerait probablement pas. Ayant besoin de cette autorité du mode être, l’enfant réagit devant elle avec empressement ; en revanche, l’enfant se révolte contre l’oppression, l’indifférence ou l’excès d’attention des gens qui montrent par leur propre comportement qu’ils n’ont pas accompli eux-mêmes l’effort qu’ils attendent de l’enfant en cours de croissance.)

En même temps que se formaient les sociétés fondées sur un ordre hiérarchique, et beaucoup plus grandes et plus complexes que celles des chasseurs et des cueilleurs, l’autorité de la compétence a cédé la place à l’autorité du statut social. Cela ne veut pas dire que l’autorité existante soit nécessairement incompétente ; ni que la compétence ne soit un élément essentiel de l’autorité. Que nous ayons affaire à une autorité du type monarchique - où la loterie des gènes décide des qualités de la compétence - ou à un criminel sans scrupule qui parvient à devenir une autorité par le meurtre et la fourberie, ou, comme si souvent dans nos démocraties modernes, à des autorités choisies sur la base de leur photogénie ou de la quantité d’argent qu’elles ont pu dépenser pour leur élection, dans tous ces cas il peut n’y avoir pratiquement aucun rapport entre la compétence et l’autorité.

Mais il y a quand même de sérieux problèmes dans le cas d’une autorité établie sur la base d’une certaine compétence : un chef peut avoir été compétent dans un domaine et incompétent dans un autre - par exemple, un homme d’Etat peut conduire une guerre avec compétence et se révéler incompétent en temps de paix ; ou bien tel chef qui est courageux et honnête au début de sa carrière peut se laisser griser par les séductions du pouvoir; ou encore, l’âge et les troubles physiques peuvent amener une certaine déchéance. Finalement, il faut considérer qu’il est beaucoup plus facile pour les membres d’une petite tribu de juger le comportement du détenteur de l’autorité que pour les millions d’individus de notre système, qui ne connaissent leurs candidats que par l’image artificielle créée par les spécialistes des relations publiques.

Quelles que soient les raisons de la perte des qualités constitutives de la compétence, le processus d’aliénation de l’autorité intervient dans les grandes sociétés hiérarchiquement organisées. La compétence initiale, réelle ou prétendue, est transférée à l’uniforme ou au titre. Si l’autorité porte l’uniforme idoine ou possède le titre approprié, ces signes extérieurs de la compétence remplacent la véritable compétence et ses qualités. Le roi - ce titre étant considéré comme le symbole de ce type d’autorité - peut être stupide, dépravé, méchant, c’est-à-dire privé totalement de la compétence qui lui permettrait d’être une autorité, mais il a pourtant l’autorité. Tant qu’il détient le titre, il est censé avoir les qualités de la compétence. Même lorsque le roi est nu, le peuple croit qu’il porte de magnifiques vêtements.

Le fait que les gens prennent les uniformes et les titres pour les réelles qualités de la compétence est quelque chose qui ne va pas tout à fait de soi. Ceux qui détiennent ces symboles de l’autorité et qui, par conséquent, en bénéficient, doivent endormir la pensée réaliste (c’est-à-dire critique) du peuple-sujet et doivent lui faire croire en la fiction. Quiconque y réfléchit connaît les machinations de la propagande, les méthodes qui permettent de détruire le jugement critique, la façon dont l’esprit est endormi et soumis par des clichés, comment les gens sont réduits au silence parce qu’ils deviennent dépendants et perdent la capacité de faire confiance à leurs yeux et à leur jugement. Ils sont aveugles à la réalité par la fiction en laquelle ils croient.

" Avoir des connaissances " et " connaître "

La différence entre le mode avoir et le mode être dans le domaine du savoir est exprimée par ces deux formulations " avoir des connaissances " et " connaître " . A voir des connaissances est prendre et garder la possession des connaissances disponibles (les informations); connaître est fonctionnel et n’intervient que comme moyen dans le processus de la pensée productive.

Notre compréhension de la qualité de la connaissance dans le mode être d’existence peut être enrichie par les idées de penseurs tels que Bouddha, les prophètes hébreux, Jésus, Maître Eckhart, Sigmund Freud et Karl Marx. Pour eux, connaître commence avec la prise de conscience du caractère trompeur des perceptions du bon sens, en ce que l’image que nous nous faisons de la réalité physique ne correspond pas à la " réalité effective " , et, surtout, en ce que la plupart des individus sont à demi éveillés, à demi rêvant, et ne se rendent pas compte que la plus grande partie de ce qu’ils tiennent pour vrai et comme allant de soi n’est qu’une illusion produite par l’influence suggestive du monde social où ils vivent.

Connaître, alors, commence par l’éclatement des illusions, par la désillusion (Enttäuschun g). Connaître signifie qu’on perce la surface pour parvenir aux racines et, par conséquent, aux causes ; connaître signifie qu’on " voit " la réalité dans toute sa nudité. Connaître ne veut pas dire " être en possession de la vérité " , mais percer la surface et lutter de façon critique et active pour approcher de plus en plus prés la vérité.

Cette qualité de pénétration créative s’exprime dans le jadoa hébreu, qui signifie connaître et aimer, dans le sens de la pénétration sexuelle du mâle. Bouddha, 1’ " Eveillé" , appelle les gens à s’éveiller et à se libérer de l’illusion qui veut que l’attachement aux choses conduise au bonheur.

Les prophètes hébreux appellent eux aussi les gens à s’éveiller et à se rendre compte que leurs idoles ne sont rien d’autre que le produit de leurs mains, qu’elles ne sont qu’illusion. Jésus dit : " La vérité vous rendra libres ! " Maître Eckhart a exprimé à maintes reprises son concept de la connaissance; par exemple, il dit, en parlant de Dieu : " La connaissance n’est pas une pensée particulière ; il est juste de dire qu’elle enlève l’écorce (qui recouvre toute chose), qu’elle est désintéressée et qu’elle court nue vers Dieu, jusqu’à le toucher et l’étreindre " (Blakney, p. 243). (" Nudité " et " nu " sont les expressions préférées de Maître Eckhart et également de son contemporain, l’auteur anonyme de The Cloud of Unknowing.) Selon Marx, on doit détruire les illusions afin de créer les conditions qui les rendront inutiles. Le concept freudien de la connaissance de soi est fondé sur l’idée qu’il convient de détruire les illusions (" les rationalisations " ) pour prendre conscience de la réalité inconsciente. (Dernier penseur des Lumières, Freud peut être considéré comme un révolutionnaire dans les termes de la philosophie des Lumières du XVIIIe siècle, et non dans les termes du XXe siècle.)

Tous ces penseurs s’intéressaient au salut humain ; ils étaient tous hostiles aux modèles de pensée socialement acceptés. Pour eux, le but de la connaissance n’est pas la certitude de la " vérité absolue " , quelque chose qui permet de se sentir en sécurité, mais le processus autonome de la raison humaine. L’ignorance, pour celui qui sait, est aussi bonne que la connaissance, puisque les deux font partie du processus de la connaissance, même si l’ignorance ainsi entendue est différente de l’ignorance de celui qui ne pense pas. Dans le mode être d’existence, la connaissance optimale consiste à connaître plus profondément. Dans le mode avoir, à posséder davantage de connaissances.

Notre éducation s’efforce en général de former les individus à avoir des connaissances, en tant que possessions, en les proportionnant dans l’ensemble à la quantité de biens matériels et de prestige social qu’ils auront dans leur vie. Le minimum qu’ils reçoivent correspond à la somme dont ils auront besoin pour pouvoir se comporter convenablement dans leur travail. Chacun reçoit en surplus un " bagage de connaissances de luxe " qui renforce le sentiment de sa valeur, la taille de ce bagage étant en rapport avec le prestige social probable de l’individu. Les établissements scolaires sont les usines où sont produits ces bagages dans leur ensemble, bien que, d’ordinaire, ils prétendent mettre les élèves en contact avec les plus hauts accomplissements de l’esprit humain.

Bien des collèges sont particulièrement habiles à entretenir ces illusions. Depuis la pensée et l’art des Indes, jusqu’à l’existentialisme et au surréalisme, un vaste " smörgasbord " de connaissances est offert aux élèves qui peuvent picorer par-ci par-là et qui, au nom de la spontanéité et de la liberté, ne sont pas incités à se concentrer sur un sujet ni même à terminer entièrement la lecture d’un livre. (La critique radicale du système scolaire proposée par Ivan Illich met en relief un grand nombre de ces lacunes.)

La foi

Dans le sens religieux, politique ou personnel, le concept de la foi peut avoir deux significations totalement différentes suivant qu’on l’entend selon le mode avoir ou le mode être. La foi, selon le mode avoir, est la possession d’une solution pour laquelle on n’a aucune preuve rationnelle. Elle consiste en formulations créées par les autres et que l’on accepte parce qu’on est soumis à ces autres - en général une bureaucratie. Elle comporte un sentiment de certitude en raison du pouvoir réel (ou seulement imaginaire) de la bureaucratie. Elle est le billet d’entrée qui permet de rejoindre un groupe important d’individus. Elle évite la tâche difficile de penser pour soi-même et de prendre des décisions.

On devient un des beati possidentes, les heureux détenteurs de la seule vraie foi. La foi, selon le mode avoir, offre la certitude ; elle prétend édicter une connaissance maximale, inébranlable, et cela peut paraître croyable parce que le pouvoir de ceux qui propagent et protègent la foi semble lui-même inébranlable. En fait, qui refuserait de choisir la certitude s’il suffit, pour l’acquérir, d’abandonner son indépendance?

Dieu qui, à l’origine, symbolise la valeur la plus élevée que nous puissions expérimenter en nous, devient, dans le mode avoir, une idole. Selon le concept des prophètes, une idole est un objet que nous fabriquons nous-mêmes et dans lequel nous projetons nos propres pouvoirs, ce qui nous appauvrit. Nous nous soumettons alors à notre création et, par cette soumission, nous sommes en contact avec nous-mêmes sous une forme aliénée. Alors que je peux avoir l’idole parce qu’elle est un objet, en me soumettant à elle, je lui permets de m’avoir, moi.

Dès que Dieu devient une idole, ses prétendues qualités ont aussi peu à voir avec mon expérience personnelle que n’importe quelle doctrine politique aliénée. L’idole peut être vénérée comme un Dieu de miséricorde, mais toutes les cruautés peuvent être commises en son nom, de même que la foi aliénée en la solidarité humaine peut nous faire commettre, sans aucune hésitation, les actions les plus inhumaines. La foi, selon le mode avoir, est une béquille pour qui veut détenir la certitude, pour ceux qui veulent une solution à la vie sans oser la rechercher en eux-mêmes.

Selon le mode être, la foi est un phénomène totalement différent. Pouvons-nous vivre sans la foi? Le nourrisson ne doit-il pas mettre toute sa foi dans le sein de sa mère? N’avons-nous pas tous foi dans les autres êtres humains, en ceux que nous aimons, et en nous-mêmes? Pouvons-nous vivre sans avoir foi en la validité des normes qui régissent notre vie? En effet, sans la foi, nous serions stériles, sans espoir, effrayés au cœur même de notre être.

La foi, selon le mode être, n’est pas, en premier lieu, une croyance en certaines idées (bien qu’elle puisse être également cela) mais une orientation intérieure, une attitude. Il serait préférable de dire que l’on est en foi plutôt que l’on a la foi. [La distinction théologique entre la foi qui est croyance (fides quae creditur) et la foi en tant que croyance (fides qua creditur) reflète une distinction comparable à celle qui existe entre le contenu de la foi et l’acte de foi.] On peut " être en foi " envers soi-même et envers les autres et la personne religieuse peut être en foi envers Dieu. Le Dieu de l’Ancien Testament est avant tout la négation des idoles, des dieux que l’on peut avoir. Bien que conçu par analogie avec un roi oriental, le concept de Dieu se transcende lui-même dés l’origine. Dieu ne doit pas avoir de nom; l’homme ne doit pas fabriquer des images de Dieu.

Plus tard, au cours de l’évolution juive et chrétienne, on tente de parfaire la dé-idolisation de Dieu en postulant que les qualités mêmes de Dieu ne doivent pas être énoncées. Ou, plus radicalement, dans le mysticisme chrétien, du (pseudo) Denys l’Aréopagite à l’auteur inconnu de The Cloud of Unknowing et à Maître Eckhart, le concept de Dieu tend à être celui de l’Unique, de la " Divinité " (le " Non-Chose " - " No- Thing" , concept qui rejoint les idées exprimées dans les Veda et dans la pensée néoplatonicienne. Cette foi en Dieu est attestée par l’expérience intérieure des qualités divines que l’on a en soi; c’est un processus actif, perpétuel, d’auto-création ou, comme le dit Maître Eckhart, une naissance éternelle du Christ en soi.

Ma foi en moi-même, dans les autres, en l’humanité, en notre capacité de devenir pleinement humains implique également la certitude, mais une certitude fondée sur ma propre expérience et non sur ma soumission à une autorité qui édicte une certaine croyance. C’est la certitude d’une vérité qui ne peut être démontrée par des preuves rationnelles contraignantes mais dont je suis certain en raison de mes preuves expérientielles, subjectives. (Le mot hébreu qui correspond à " foi " est emunah, " certitude " : amen signifie " certainement " .)

Tout en étant certain de l’intégrité d’un certain homme, je serais incapable de prouver qu’il restera intègre jusqu’à son dernier jour; strictement parlant, si son intégrité demeure inviolée jusqu’à l’heure de sa mort, même alors je ne pourrais exclure le point de vue positiviste selon lequel il aurait pu violer son intégrité s’il avait vécu plus longtemps. Ma certitude s’appuie sur la connaissance en profondeur que j’ai de l’autre et de ma propre expérience de l’amour et de l’intégrité. Ce genre de connaissance n’est possible que dans la mesure où je peux ignorer mon propre moi et voir l’autre dans sa spécificité, reconnaître la structure des forces qui existent en lui, le voir dans son individualité et, en même temps, dans son humanité universelle. Je sais alors ce que l’autre peut faire, ce qu’il ne peut pas faire et ce qu’il ne fera pas. Evidemment, je n’entends pas par là que je peux prédire tout son comportement futur, mais seulement les lignes générales de comportement qui sont enracinées dans ses traits de caractère fondamentaux, tels que l’intégrité, le sens des responsabilités, etc.

Cette foi repose sur les faits ; elle est donc rationnelle. Mais les faits ne sont pas identifiables ni " prouvables " par les méthodes de la psychologie conventionnelle, positiviste ; je (être vivant) suis le seul instrument qui puisse les " enregistrer " .

Aimer

" Aimer " a aussi deux significations, selon que le mot est exprimé sur le mode avoir ou sur le mode être. Peut-on avoir un amour? Si c’était possible, l’amour serait nécessairement un objet, une substance que l’on a, que l’on possède. En réalité, il n’existe pas d’objet qui s’appelle " amour " . L’" amour " est une abstraction, peut-être une déesse, ou un être étranger, mais personne n’a jamais vu cette déesse.

En réalité, seul existe l’acte d’aimer. Aimer est une activité productive, qui suppose qu’on ait un penchant, qu’on connaisse, qu’on réagisse, qu’on affirme, qu’on prenne plaisir ; qu’il s’agisse d’une personne, d’un arbre, d’une peinture, d’une idée. Aimer signifie donner vie, accroître l’intensité de sa propre vie. C’est un processus qui renaît et s’accroît de lui-même.

Quand l’amour est expérimenté selon le mode avoir, cela signifie qu’on limite, qu’on emprisonne, qu’on contrôle l’objet " aimé " . C’est étrangler, étouffer, asphyxier, ce n’est pas donner vie. Ce que les gens appellent amour est le plus souvent un mauvais usage du mot, en vue de cacher la réalité du fait qu’ils n’aiment pas. Il est impossible de dire si les parents sont nombreux à aimer leurs enfants. Lloyd de Mause a établi que tout au long des deux millénaires de l’histoire occidentale on a connu des cas de cruauté envers les enfants, des tortures aussi bien psychiques que physiques, des actes de négligence, de possessivité et de sadisme, si révoltants qu’on est en droit de penser que les parents aimants sont l’exception plutôt que la règle.

On peut en dire autant des mariages. Qu’ils soient fondés sur l’amour, ou, comme les unions traditionnelles du passé, sur les convenances sociales ou sur la coutume, les couples qui s’aiment vraiment semblent être l’exception. Ce qui n’est que convenance sociale, usage, communauté d’intérêts économiques, souci partagé des enfants, dépendance mutuelle ou haine et peur réciproques est consciemment expérimenté comme " amour " - jusqu’au moment où l’un des partenaires, ou les deux, se rendent compte qu’ils ne s’aiment pas et même qu’ils ne se sont jamais aimés.

On peut aujourd’hui noter un certain progrès à cet égard: les gens sont devenus plus réalistes, plus sérieux et beaucoup n’ont plus l’impression que l’attrait sexuel est obligatoirement de l’amour, ni qu’une relation amicale, dans un esprit d’équipe, mais distante, est nécessairement une manifestation de l’amour. Cette nouvelle attitude a permis plus de franchise... de même que des changements plus fréquents de partenaires. Elle n’a pas forcément conduit à davantage d’amour et les nouveaux partenaires s’aiment probablement aussi peu que les anciens.

Le passage de " tomber amoureux " à l’illusion d’" avoir " un amour peut facilement être observé en détail dans l’histoire des couples dont les partenaires sont " tombés amoureux " l’un de l’autre. (Dans L’art d’aimer, j’ai noté que le mot " tomber " , dans l’expression " tomber amoureux " , est en soi-même une contradiction. Puisque aimer est une activité productive, on ne peut que se tenir debout en amour, ou marcher, mais certainement pas " tomber " , ce qui dénoterait une passivité.)

Pendant la cour, aucun des deux partenaires n’est encore sûr de l’autre, mais chacun cherche à gagner l’autre. Les deux sont éveillés, séduisants, intéressants et même beaux - dans la mesure où l’éveil, la vie donnent toujours de la beauté à un visage. Aucun des deux n’a encore l’autre; de telle sorte que l’énergie de chacun le pousse à être, c’est-à-dire à donner et à stimuler l’autre. Quand vient l’acte du mariage, la situation change souvent du tout au tout. Le contrat de mariage donne à chacun des partenaires la possession exclusive du corps de l’autre, de ses sentiments, de ses attentions.

Aucun des deux ne doit plus gagner l’autre, parce que l’amour est devenu quelque chose que l’on a, une propriété. Les deux cessent de faire des efforts pour être " aimables " et pour susciter l’amour, si bien qu’ils deviennent ennuyeux et que leur beauté disparaît. Ils sont déçus, désempares. Ne sont-ils plus les mêmes personnes ? Se sont-ils trompés dés le début? Le plus souvent, chacun cherche dans l’autre la cause du changement et s’estime dupé. Ce qu’ils ne voient pas, c’est qu’ils ne sont plus ce qu’ils étaient quand ils s’aimaient; que l’erreur qu’ils ont commise en pensant que l’on peut avoir un amour les a conduits à ne plus s’aimer. Maintenant, au lieu de s’aimer l’un l’autre, ils décident de posséder ensemble ce qu’ils ont : l’argent, le standing social, une maison, des enfants.

Ainsi, dans certains cas, le mariage qui a été inauguré sur la base de l’amour se transforme en une copropriété amicale, une société du type commercial où les deux égoïsmes sont mis en commun ; cette société est la " famille " .

Quand le couple ne parvient pas à retrouver le désir de faire revivre les anciens sentiments d’amour, l’un ou l’autre peut avoir l’illusion qu’un nouveau partenaire (ou de nouveaux partenaires) pourra satisfaire ses aspirations. Il a l’impression qu’il ne désire avoir qu’une chose: l’amour. Mais l’amour, pour eux, n’est pas l’expression de leur être ; il est une déesse à laquelle ils veulent se soumettre. Leur amour court inévitablement à l’échec, parce que " l’amour est enfant de bohème " (comme le chantent les Français), l’enfant de la liberté; et l’adorateur de la déesse de l’amour devient si passif, si ennuyeux, qu’il perd tout ce qui lui reste de son ancienne séduction.

Ce tableau n’a pas l’intention de prétendre que le mariage ne peut pas être la meilleure solution pour deux êtres qui s’aiment. La difficulté ne se situe pas dans le mariage lui-même, mais dans la structure possessive, existentielle des deux partenaires et, en dernière analyse, dans la société où ils vivent. Les partisans des formes modernes de la vie du couple, tels que mariages de groupe, échanges de partenaires, sexe de groupe, etc., essaient seulement, d’après ce que je peux observer, d’esquiver les problèmes posés par leur difficulté d’aimer en soignant leur ennui avec des stimuli toujours nouveaux et en voulant avoir davantage d’ " amants" au lieu d’être capables de n’en aimer qu’un.