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Origine : http://www.erich-fromm.de/data/pdf/Funk,R.,2000e.pdf
Dans la première partie de mon exposé consacré
à Erich Fromm à l’occasion du 100è anniversaire
de sa naissance, j’ai essayé d’esquisser les
grandes étapes de sa vie et de son oeuvre. Toutefois, l’importance
réelle de Fromm ne se mani-feste pleinement que dans la perspective
de l’actualité des ses connaissances et de ses découvertes.
C’est ce que je voudrais illustrer ici à travers six
exemples. La première découverte traite du marketing:
de principe structurant de l’économie, celui-ci est
aujourd’hui devenu un principe structurant de la société
et de la culture.
1. Le marketing, nouveau principe structurant
Quelle que soit l’époque de l’histoire humaine,
jamais comme aujourd’hui le mar-keting n’a connu une
importance aussi décisive dans tous les domaines de la vie.
Le marketing (au sens de „commercialisation”) est devenu
non seulement un ins-trument visant à promouvoir la demande,
mais aussi un instrument de la philoso-phie économique; il
est même, pour beaucoup, devenu le sens de la vie. Tout tend
vers la possibilité de „vendre”. Ceci vaut en
premier lieu pour les produits de l’industrie: le développement
d’un produit ne se fait plus qu’en fonction de ses perspectives
de commercialisation: s’il peut réussir à conquérir
un marché il mé-rite d’être fabriqué,
indépendamment de sa véritable valeur pour l’usager.
Mais le marketing influence également la politique. Celle-ci
se détermine au-jourd’hui presque exclusivement en
fonction de ce qui „marche” auprès de l’électeur,
et de ce qui valorise l’image personnelle. Il ne s’agit
pas de savoir quelle politique est pratiquée, mais de quelle
façon elle est présentée. La culture n’a
plus grand chose à voir avec le Beau ou avec la création
artistique; elle se mesure au chiffre d’affaires, et donc
à sa facilité de vente. Et même quand il y va
de nous-mêmes, il s’agit moins d’être un
personnage que d’en afficher un (car on s’imagine alors
avoir un „rayonnement”, un „charisme”).
Le marketing ne cède même pas devant la détresse
de l’autre, car là aussi il s’agit de faire des
affaires et d’avoir du succès. Les services sociaux
eux-mêmes doivent s’adapter au client: pour qu’un
médecin soit bien considéré et ait bonne réputation,
il doit réaliser un bon chiffre d’affaires.
Même la connaissance scientifique doit d’abord et avant
tout connaître le succès, et celui-ci se mesure à
la quantité de publications et à la position atteinte
sur le palmarès des universités. La formule magique
est partout la même: réfé-rence absolue au marketing.
Tout était bien différent il y a encore 50 ans. A
cette époque la vie économi-que, sociale et culturelle
était encore déterminée par des exigences de
„pouvoir”. Un pouvoir aux formes aussi diverses que
le capital, le savoir, l’appartenance de classe et de condition,
la puissance, la détention de la vérité, la
compétence spécifique, etc. Fromm fut le premier psychologue
à démontrer, dans les années trente, par le
concept de „tendance autoritaire” que l’exigence
de pouvoir domi-nait et structurait alors tous les domaines de la
vie de l’homme. Ce que l’on dési-gne communément
par le terme ‘d’année 68’ doit être
compris comme une pro-tes-tation contre cette tendance autoritaire
et constitue le préalable à l’évolution
vers la suprématie de l’idéologie du marketing.
Par le concept d’’idéologie du marketing’
élaboré par Fomm dès les années 40 (en
particulier dans son livre L’homme pour lui-même (1947)
de nombreux „traits de notre époque” s’expliquent.
Quand aujourd’hui tout un chacun parle de la nécessité
d’être adaptable, flexible ou mobile, ou encore, lorsqu’on
dit qu’il faut avoir un ego fort ou un caractère marqué,
lorsqu’au lieu d’être sensible il faut être
sentimental et cool, ces qualités sont actuellement devenues
les valeurs directri-ces de l’homme moderne parce qu’elles
comptent parmi les conditions in-contournables du succès
du marketing, et parce que le marketing est devenu le principe structurant
de presque tous les domaines de la vie.
Du point de vue psychologique, l’idéologie du marketing
signifie que l’individu, ses capacités, ses qualités,
ses besoins, sentiments ou pensées réel-les ne sont
pas l’essentiel. L’essentiel, c’est ce qui se
vend, ce qui marche, ce qui est présenté de façon
prometteuse. Ce ne sont ni l’individu ni le contenu réel
qui importent, mais l’objectif à atteindre et la mise
en scène. Ce ne sont pas les don-nées factuelles qui
font avancer et apportent le succès, mais ce qui peut être
produit et suggéré. C’est ainsi que l’idéologie
du marketing conduit de fait à une dévalorisation
de l’être humain et de son vécu authentique.
Ce manque d’être (soi-même) et de vécu
personnel, la psyché humaine tente de les compenser de différentes
façons. Fromm a mis en évidence quelques unes des
tentatives de compensations. Une des formes privilégiées
de la com-pensation est aujourd’hui encore la référence
à l’avoir plutôt qu’à l’être.
Nous al-lons expliquer brièvement ce deuxième apport
de Fromm, dont les effets restent pleinement actuels.
2. Avoir au lieu d’être
Lorsqu’en 1976 Fromm présenta l’alternative
„Avoir ou Etre dans un livre éponyme, elle fut d’abord
comprise à tort (méprise) comme un appel au renonce-ment,
à la non-possession. Mais elle ne revêt sa véritable
signification que par la perte de soi-même résultant
du renforcement de l’idéologie du marketing. Cette
perte d’identité, cette sorte de „perte de soi”
est vécue aujourd’hui par beaucoup comme un sentiment
de vide intérieur et un besoin permanent d’appropriation.
Mais elle peut aussi prendre d’autres formes: celle d’un
ennui insupportable dont on ne sait comment sortir, d’une
incapacité à toute projection de soi sur l’extérieur,
ou d’une apathie dépressive où plus rien ne
„se passe” sans stimula-tion extérieure. Ce sont
aussi parfois des angoisses de pertes, vécues comme des accès
de panique dès que le sujet n’est plus en mesure de
compenser la perte de lui-même.
Quelle que soit la façon dont le déficit d’être
est ressenti, la compensation se manifeste, aujourd’hui encore,
par une incapacité à produire quelque chose par soi-même.
La tendance à l’avoir ne signifie pas dans ce cas que
l’on remplace des biens immatériels absents par des
biens matériels. Au contraire, l’avoir se rapporte
de plus en plus à des biens immatériels comme la créativité,
la santé, l’activité, la vitalité, la
spontanéité, l’inventivité, etc. La tendance
à l’avoir est tou-jours une justification compensatoire
de l’être (-soi) par l’avoir, par la possession
de valeurs, de convictions, de savoir, de réputation, ou
de droit, de vérité, de beauté, ou parfois
encore par l’appropriation personnelle d’un certain
type de personnalité. La logique est toujours la même:
l’important n’est pas ce que nous pouvons créer
par nos propres capacités ou „exprimer”, (pro-ducere)
de nous-mêmes, mais ce que nous pouvons intégrer (mettre
en nous), en un mot, nous approprier. La possession ne provient
pas de la réalisation de soi-même mais de l’appropriation
de l’extérieur. C’est pourquoi la tendance à
l’avoir est considérée comme supérieure
à la référence à l’être:
on substitue la volonté d’avoir à la vo-lonté
d’être.
3. Le choix de la mise en scène de la réalité
Une troisième découverte de Fromm est directement
liée à la compensation de l’être par la
tendance à l’avoir. Le besoin d’avoir ne s’étend
pas qu’aux marchan-dises, aux relations ou aux valeurs, il
comporte aussi une nouvelle appréhension de la réalité.
Pendant des siècles nous avons été habitués
à vouloir vivre la réali-té de façon
à percevoir et comprendre les lois qui la régissent,
et à essayer de la façonner selon ces lois. Voilà
pourquoi la perception de la réalité est devenue de
plus en plus difficile. Ce qui compte, ce qui marche, c’est
de mettre la réalité en scène et de donner
la prééminence à cette prééminence
à cette mise en scène de la réalité.
L’alternative: perception et étude de la réalité
ou construction et mise en scène de la réalité
a toujours existé. (Il suffit d’évoquer la façon
dont le religion a présenté une réalité
illusoire à l’époque de l’absolutisme).
Les progrès de la technique et de la production industrielle,
mais surtout les techniques électroni-ques médiatiques
et l’industrie du divertissement ont donné une fabuleuse
force de séduction à la mise en scène de la
réalité, au détriment de la perception du réel
avec tout ce qu’elle comporte de difficulté, de souffrance
et d’insuccès. „So-ciété de divertissement”,
„société du sensationnel”, „société
d’information” - quel-le que soit la terminologie à
la mode aujourd’hui – tous ces termes reposent essentiellement
sur la mise en scène de la réalité. L’univers
artificiel de Dis-neyland ou de Miss Saigon est plus excitant, plus
passionnant que l’expérience vécue de la nature
ou que la relation avec son petit ou sa petite ami(e). L’information
fournie est plus crédible que celle découverte par
soi-même; on se sent davantage chez soi dans les mondes virtuels
créés par l’homme que dans ses quatre murs.
La fascination pour les drogues, les manipulations hallucinogè-nes
et les substances actives s’explique par la préférence
accordée à une réalité que l’on
crée artificiellement. Le „cybermonde” est „in”
parce que la réalité que l’on a fabriquée
est considérée comme plus vraie et plus parfaite que
la réalité concrète.
Derrière la faveur grandissante accordée à
la mise en scène de la réalité, et en particulier
à la mise en scène d’une réalité
virtuelle, se cache une détresse croissante; celle de ne
plus vouloir ou pouvoir percevoir ce qu’il y a de difficulté,
de frustration, de souffrance, d’échec ou de destruction
dans la relation avec la réalité et avec soi-même.
De moins en moins d’hommes sont prêts à supporter
les ambivalences et les frustrations, et donc à accepter
que nous soyons à la fois nantis et en échec, que
la réalité qui nous entoure soit à la fois
belle et mena-çante, que d’autre êtres humains
soient pour nous source de bonheur et de peine etc. La capacité
à supporter l’ambivalence de la réalité
et de notre propre vie est un signe de maturité psychologique,
elle caractérise l’état adulte.
Quand de nos jours de plus en plus de gens préfèrent
la mise en scène vir-tuelle de la réalité à
la réalité vraie mais ambivalente, cela conduit à
un affaiblis-sement significatif des fonctions dites ‘du moi’
et par là même à de graves déficits psychiques.
Une des fonctions importantes de notre moi est, par exemple, le
contrôle de la réalité; c’est à
dire la capacité à distinguer ce qui est effectivement
donné de ce qui relève de nos aspirations et de nos
rêves. Si le contrôle de la réalité ne
fonctionne plus, il est impossible de distinguer nettement le possible
du probable, et l’on se sent alors menacé par tout
un chacun; ou bien on est gou-verné par des pulsions non
adaptées à la réalité et l’on
se sent complètement „impulsif”. En réalité,
les souhaits et les besoins ne sont aucunement l’expression
de la spontanéité mais d’une incapacité
à mesurer ses désirs aux exigences de la réalité.
Une autre fonction du moi est de pouvoir différer la satisfaction
d’un besoin. Or celui qui opte pour la mise en scène
de réalités virtuelles pourra toujours tout obtenir
immédiatement. De plus, la préférence accordée
à la mise en scène de la réalité a pour
conséquence l’incapacité à supporter
l’échec. Or la capacité à sur-monter
les frustrations est une des conditions nécessaires à
toute vie en société; elle est donc une fonction indispensable
du moi.
La vérité psychologique est que l’ambivalence
de toute expérience de la ré-alité est d’autant
mieux supportée et surmontée que nous sommes plus
aptes à vivre en fonction de nous-mêmes et à
voler de nos propres ailes. Celui qui sait vivre selon ses propres
capacités ressent mieux la stabilité de son moi („force
du moi”) et se comporte mieux face à la réalité
(„sens de la réalité”); il peut supporter
plus facilement les échecs („tolérance à
la frustration”) et mieux accepter la fini-tude, la mort („aptitude
à supporter la douleur”).
Dans son premier ouvrage La peur de la liberté (1941), Fromm
avait montré que les hommes dont le moi est affaibli compensent
ce manque en élaborant des „pseudo-réalités”.
Il illustra alors cette démarche en la rapprochant de l’expérience
hypnotique, parlant de pseudo-pensée, de pseudo-sentiments,
de pseudo-volonté et de pseudo-action. De façon provocante,
on pourrait dire au-jourd’hui que la réalité
qui nous est présentée à travers la publicité
et les médias conduit à une hypnose collective; et
qu’il n’est pratiquement plus possible de dé-terminer
si ce que la majorité pense ou ressent est le produit d’une
hypnose de masse ou le résultat d’une connaissance
vraie de la réalité. C’est pourquoi les postmodernes
rejettent comme illusoires et démodées la question
de la vérité et la recherche de la réalité.
Dans les années 70, Fromm parlait de l’homme „cy-bernétique”
comme d’un homme piloté de l’extérieur.
Et il établissait un rapport entre le fonctionnement de l’homme
cybernétique et les réactions schizophrènes
(La passion de détruire, 1973, p. 354.). Ainsi Fromm en arriva-t-il
même à parler d’une „société
aliénée” („insane society”, ibidem.),
car le schizophrène préfère lui aussi la réalité
virtuelle, reconstruite, à la réalité donnée.
On ne doit qu’aux cir-constances actuelles que la réalité
virtuelle soit devenue une réalité collective si largement
répandue, que ceux qui s’y soumettent ne se considèrent
plus comme fous et ne sont plus, de ce fait, des psychotiques au
sens clinique. L’affection provenant de leur rapport dé-placé
à la réalité est une „pathologie de la
normali-té”.
4. Fantasmes collectifs de grandeur narcissique et mise
au ban des faibles
La quatrième découverte de Fromm dont l’importance
persiste, est son concept de narcissisme, c’est à dire
du besoin qu’ont les hommes de compenser leur im-puissance
et leurs faiblesses en fantasmant sur leur propre grandeur ou sur
la grandeur de certains aspects d’eux-mêmes. Fromm a
appliqué cette connais-sance de l’individu au groupe
et l’a étendue à sa dimension sociale, en démon-trant
que les groupes tendent justement à compenser leur sentiment
d’infériorité par des fantasmes collectifs de
grandeur narcissique.
La découverte – au début des années
70 – de l’importance des fantasmes collectifs de grandeur
narcissique n’est véritablement prise en compte qu’aujourd’hui,
où de plus en plus de gens souffrent de dépression,
d’ennui ou d’un sentiment de nullité. Si le manque
d’être ou de capacité personnelle n’est
pas compensé par la mise en scène d’une réalité
moins frustrante et moins dou-loureuse, il arrive de plus en plus
souvent que l’affaiblissement de la conscience de soi soit
compensé par le fantasme de sa propre grandeur. On met alors
en scène, non une réalité paradisiaque et manipulée
par soi-même, mais plutôt un personnage de grandeur
permettant d’oublier le sentiment de sa propre infériori-té.
Cette compensation narcissique ne conduit pas seulement à
se sentir majestueux („grandios”), infaillible, parfait
et vainqueur sur toute la ligne, elle nécessite obligatoirement
la présence de tiers sur lesquels on projette les échecs
person-nels, les erreurs, la noirceur, la laideur et l’imper-fection
qui ne peuvent plus être ressenties en soi-même. Les
êtres narcissiques éliminent tout bonnement d’eux-mêmes
les manques de leur être et les reportent sur leur entourage
pour les y combattre. Cette rupture dans le ressenti de l’ambivalence
de soi-même vient en premier lieu de l’édification
d’un mur épais (mais invisible) dont ils s’entourent
pour se protéger de toute critique et de toute mise en cause
de leur grandeur. Elle découle par ailleurs d’une diabolisation
aiguë de ceux sur qui ils projettent leurs propres „déchets”
pour les éloigner d’eux-mêmes.
La compensation narcissique fait disparaître toute forme
de proximité et toute solidarité à l’égard
des autres; ceux-ci sont au contraire vécus comme une me-nace
– à une exception toutefois: quand l’un ou l’autre
partage, favorise, reflète ou ajoute au sentiment de la grandeur
de l’être narcissique. Les autres ne sont acceptés
de lui qu’en tant que groupes d’adorateurs ou fan-clubs,
qu’esclaves ou miroirs de sa propre grandeur. Tant qu’ils
satisfont à cette fonction et participent à l’accroissement
de sa glorification personnelle, leur présence est appréciée
et ils vont jusqu’à recevoir quelques miette de sa
propre splendeur. Mais qu’ils se révèlent critiques,
susceptibles de dire du mal de son parti, de penser et d’agir
par eux-mêmes ou d’éprouver des sentiments personnels,
et ils sont aussitôt re-légués au fin fond du
désert.
Comme nous l’avons dit déjà, Fromm a appliqué
cette dynamique narcissi-que à la dimension sociale (in Le
Coeur de l’homme,1964). On comprend alors pourquoi ceux qui,
par la marketing, ont atterri dans le camp des perdants –
tels par exemple les jeunes gens sans avenir – tendent à
des excès de violence ou à la xénophobie. Grâce
au concept de narcissisme collectif élaboré par Fromm,
on peut expliquer ce qui est à l’origine de mouvements
nationalistes, racistes et fon-damentalistes, et comprendre comment,
après la fin de la guerre froide et la chu-te du rideau de
fer, de nouvelles formes de xénophobie ont surgi en Europe.
Comment des êtres humains dévalorisés jusqu’à
l’insignifiance peuvent, par l’agression et les fantasmes
de grandeur racistes et nationalistes, se vivre à nou-veau
comme importants et valeureux – au détriment, certes,
de ceux qu’ils agressent et rejettent.
On peut même retrouver cette exagération narcissique
de l’ego et cette dé-valorisation, cette stigmatisation
de l’autre dans la micro-société du couple et
des relations familiales. Le bonheur intime et familier ne vit que
trop souvent de la projection de son agressivité sur le méchant
entourage. L’harmonie de la vie de famille repose sur la dévalorisation
de tous ceux qui ne font pas partie de son propre clan. De la même
façon, les géants de l’industrie chimique sont
une né-cessité vitale pour la cohésion des
groupes alternatifs qui voient en eux les en-nemis de l’environnement.
De même les puissants de l’économie et de la
politi-que ont-ils besoin de l’exclusion des non-performants
pour se dissimuler leurs propres échecs.
5. L’attraction de la chose, de l’inanimé
Outre l’idéologie du marketing, Fromm a découvert
dans les année 60 une autre tendance fondamentale, de plus
en plus nette aujourd’hui: la fascination pour la chose, pour
l’inanimé. Cette – cinquième – découverte
de Fromm garde toute sa permanence.
Comme les autres compensations déjà évoquées,
il s’agit là encore de concurrencer un manque d’être
(soi-même) et de vécu personnel. Quiconque ne vit pas
selon son être et se capacités personnelles se sent
vide intérieurement et dépendant de stimuli revigorants.
Une des échappatoires les plus fréquentes à
cet état de manque est de s’identifier à tout
ce qui est inanimé et de se laisser at-tirer par tout ce
qui est ou peut être chosifié.
Fromm a longtemps hésité avant d’exprimer (in
Le Coeur de l’homme,1964, puis in La passion de détruire,
1973) la tendance fondamentale à ce type de „nécro-philie”
(de „nekros” = le cadavre, l’inanimé) dans
les sociétés industrielles; ten-dance qui consiste
à trouver tout ce qui est mort ou inanimé plus attrayant
que ce qui est vivant. Une des expressions spectaculaires de la
nécrophilie, se sont par exemple les excès de violence
de certains groupes tels que les autonomes, les hooligans, les extrémistes
de droite, les terroristes, les fondamentalistes incita-teurs à
la violence ou les opposants fanatiques à l’avortement.
Ils exercent la vio-lence „sans motif”, c’est
à dire par pure fascination de l’acte de violence.
Beau-coup d’excès de violence (liés à
la xénophobie, aux matchs de football, aux mes-ses noires
ou aux suicides collectifs, ainsi que les actes de violence totalement
immotivés, nés du seul ennui, „parce qu’il
ne se passe rien”), peuvent être expli-qués comme
des compensations à l’incapacité d’aimer
la vie; incapacité dont souvent on ne se reconnaît
pas responsable – selon le principe: si mes propres déficiences
m’empêchent d’aimer ou de donne la vie, qu’au
moins je me sente exister par des ravages destructeurs.
Si la nécrophilie est nettement enracinée dans un
déficit de conscience de soi et de ses aptitudes à
la vie, on ne peut en revanche justifier entièrement ce déficit
par l’idéologie du marketing – pourtant largement
répandue de nos jours -. Les racines de la violence sont
plus profondes, elles tiennent à l’attrait croissant
mais séculaire de ce qui est évaluable. Néanmoins,
seuls les objets ou les pro-cessus vivants réifiés,
chosifiés, peuvent être évalués. Il est
bien connu au-jourd’hui que ce qui est inanimé et évaluable
est plus attrayant que ce qui est vi-vant, cela correspond à
„l’esprit du temps” et est dicté par le
„bon sens commun”.
L’attrait pour la chose, pour se qu’elle offre d techniquement
réalisable, tra-verse toute notre vie sociale et privée.
Même et surtout là où interviennent les capacités
intellectuelles, morales, artistiques, communicatives, conceptuelles
et affectives de l’homme. On vise la technique juste, le know-how.
Et à travers l’application du concept économique
de qualité et de rendement au social et au culturel, on en
vient le plus souvent à évaluer et à chosifier
les facultés propres à l’homme.
Les effets pas si spectaculaires finalement de cette fascination
pour la chose et pour l’inanimé représentent
une menace au moins égale, pour la vie et la culture, que
les excès des groupes autonomes ou néonazis. Devant
l’incompréhension généralisée
d’une telle fascination, et face à l’incapacité
à trouver des stratégies visant à l’enrayer,
les révélations de Fromm sur la dynami-que psychique
et la nécrophilie sont de la plus grande actualité.
Cette dernière preuve de l’actualité de Fromm
nous incite à nous demander ce qu’il a à proposer,
s’il connaît des réponses et, dans l’affirmative,
si ces ré-ponses sont encore d’actualité. Notre
sixième et dernier point traitera donc de sa connaissance
de l’art de vivre.
6. La connaissance de l’art de vivre
Fromm, n’a cessé de rechercher des stratégies
pour maîtriser les erreurs de dé-veloppement qu’il
avait discernées. Ce qui ne signifie pas , bien sûr,
qu’il ait ap-porté des recettes ou désigné
des normes comportementales dont l’application apporterait
des solutions. Par „stratégies de solution” il
faut entendre des orienta-tions, des objectifs et des modèles
de la volonté humaine susceptible de donner, au comportement
habituel concret, une certaine orientation et une certaine quali-té.
Pour citer quelques exemples: quand un certain type de comportement
se ré-fère à l’avoir, Fromm propose une
stratégie alternative, consistant à organiser le comportement
de telle sorte que l’être et les capacités personnelles
de chacun puissent s’y exprimer. Si par une réaction
concrète du comportement on contourne son aptitude à
supporter l’échec, en fuyant par exemple dans une réalité
virtuelle ou en cherchant refuge dans des fantasmes de grandeur,
Fromm propose comme alternative de supporter l’échec
et la déception et de transformer ainsi sa capacité
de tolérance à la frustration. Cette démarche
n’a rien de com-mun avec un idéal de renoncement: c’est
un plaidoyer en faveur du renforcement de la connaissance de soi.
Par ailleurs: quand un comportement donné a pour objectif
l’asservissement d’une personne à l’autorité,
Fromm propose la déso-béissance comme solution alternative,
afin d’éviter que le sujet ne se prive lui-même
de son autonomie. Là encore, l’incitation à
la désobéissance n’a rien de commun avec l’émeute
ou la rébellion; bien au contraire, elle doit aider à
assurer l’autonomie, expression de ses propres capacités.
Fromm ne cessa de chercher à mettre en lumière de
telles solutions. Sa connaissance des alternatives et sa capacité
à les rendre plausibles sont certai-nement une des raisons
fondamentales de l’impact durable de sa pensée. Mais
à mon avis, il existe à cela une raison plus profonde:
Fromm s’est efforcé, de son vivant, de travailler sur
lui-même pour renforcer sa connaissance de lui-même
en se libérant des refoulements et projections qui limitaient
son être. Cependant, ce que Fromm reconnut comme une aliénation
et comme un déficit de son vécu personnel n’était
pas pour lui uniquement le résultat d’une analyse de
la société, mais également la reconnaissance
d’une part de lui-même. Il se considérait lui-même
comme une manifestation de la société, de sorte que
la transformation de celle-ci devait commencer par la transformation
des déficits perceptibles en lui-même, en son être.
En ce sens Fromm est plus proche des hommes de lettres et des artistes
qui, par leur activité artistique, tentent de reconnaître
leur souffrance au sein de la société et essayent
de l’exprimer par la mise en oeuvre de leur talent artistique.
C’est là le dénominateur commun de toutes les
stratégies proposées par Fromm pour parvenir à
des solutions: arriver à ressentir et à vivre le déficit
par soi-même et selon ses propres capacités, à
en accepter la souffrance et à y répondre par l’actualisation
créatrice – ou «pro-ductive“ comme dit
Fromm – du potentiel créa-tif présent en chaque
être humain.
Ces „stratégie de solution” ou, pour utiliser
l’expression de Fromm, de ces schémas d’orientation
„pro-ductifs” signifient que les forces et les potentialités
physiques, psychiques et intellectuelles de l’homme, doivent
être actualisées et réalisées comme elles
le sont dans l’art. Pour prolonger la comparaison avec le
travail de l’artiste: ce qui naît de la mise en oeuvre
de nos propres forces, ce „produit” est: l’art
de vivre.
Cet art de vivre se caractérise par:
• l’aptitude à se relier aux autres
par des rapports d’amour, à s’intéresser
à leur différence et à savoir respecter leur
identité
(= aptitude à l’amour);
• l’aptitude à voler de ses propres
ailes malgré son besoin des autres (qui n’est pas:
dépendance), et à imposer les exigences de son autonomie
(qui n’est pas: autarcie) et donc à décevoir
éventuellement les autres
(aptitude à l’autonomie);
• l’aptitude à se reconnaître
jusque dans les aspects les plus refoulés et les plus reniés
de sa personnalité
(= connaissance de soi);
• l’aptitude à se vivre dans son ambivalence
comme un être capable et faillible, créatif et éphémère
(= ambivalence du sentiment d’identité: conscience
de soi; assurance; amour de soi-même; tendance à l’angoisse,
à la culpabilité, à la honte);
• l’aptitude à percevoir la réalité
dans sa nudité sans la déformer par des chimè-res,
ni la rejeter du fait de ses angoisses
(= sens de la réalité; aptitude à la raison);
• l’aptitude à vivre la réalité
aussi bien sous ses aspects satisfaisants et réjouis-sants,
que frustrants et menaçants
(= expérience de l’ambivalence de la réali-té;
force du moi; aptitude à la souffrance;
tolérance de la frustration; joie de vivre)
L’humanisme de Fromm est un sujet sur lequel les esprits
divergent. Les uns le tiennent pour un innocent illusionniste ou
le traitent de pessimiste en raison de sa critique de la société;
les autres se sentent concernés, dans ses découvertes
et ses écrits, par sa foi inébranlable en la vie et
en l’homme vivant. „Ce qui est vi-vant” dit Fromm
„attire, et ce, non parce que c’est grand ou puissant,
mais parce que c’est vivant”. („Do We Still Love
Life?”, in: Mc Calls, New York (August 1967), p. 57, 108-110.)
Cette foi en la vie est perceptible - aujourd’hui encore –
pour beaucoup de ses lecteurs, et leur confère le courage
d’une recherche person-nelle de l’art de vivre. Ainsi
la permanence de l’actualité de Fromm réside
en fait dans l’actualité de l’art de vivre.
E-mail: frommfunk[at-symbol]aol.com
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