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De l’actualité de la pensée d’Erich Fromm
Rainer Funk
Presentation donnée à la conférence à Aix en Provence en Décembre 2000.


Origine : http://www.erich-fromm.de/data/pdf/Funk,R.,2000e.pdf

Dans la première partie de mon exposé consacré à Erich Fromm à l’occasion du 100è anniversaire de sa naissance, j’ai essayé d’esquisser les grandes étapes de sa vie et de son oeuvre. Toutefois, l’importance réelle de Fromm ne se mani-feste pleinement que dans la perspective de l’actualité des ses connaissances et de ses découvertes. C’est ce que je voudrais illustrer ici à travers six exemples. La première découverte traite du marketing: de principe structurant de l’économie, celui-ci est aujourd’hui devenu un principe structurant de la société et de la culture.

1. Le marketing, nouveau principe structurant

Quelle que soit l’époque de l’histoire humaine, jamais comme aujourd’hui le mar-keting n’a connu une importance aussi décisive dans tous les domaines de la vie. Le marketing (au sens de „commercialisation”) est devenu non seulement un ins-trument visant à promouvoir la demande, mais aussi un instrument de la philoso-phie économique; il est même, pour beaucoup, devenu le sens de la vie. Tout tend vers la possibilité de „vendre”. Ceci vaut en premier lieu pour les produits de l’industrie: le développement d’un produit ne se fait plus qu’en fonction de ses perspectives de commercialisation: s’il peut réussir à conquérir un marché il mé-rite d’être fabriqué, indépendamment de sa véritable valeur pour l’usager.

Mais le marketing influence également la politique. Celle-ci se détermine au-jourd’hui presque exclusivement en fonction de ce qui „marche” auprès de l’électeur, et de ce qui valorise l’image personnelle. Il ne s’agit pas de savoir quelle politique est pratiquée, mais de quelle façon elle est présentée. La culture n’a plus grand chose à voir avec le Beau ou avec la création artistique; elle se mesure au chiffre d’affaires, et donc à sa facilité de vente. Et même quand il y va de nous-mêmes, il s’agit moins d’être un personnage que d’en afficher un (car on s’imagine alors avoir un „rayonnement”, un „charisme”).

Le marketing ne cède même pas devant la détresse de l’autre, car là aussi il s’agit de faire des affaires et d’avoir du succès. Les services sociaux eux-mêmes doivent s’adapter au client: pour qu’un médecin soit bien considéré et ait bonne réputation, il doit réaliser un bon chiffre d’affaires.

Même la connaissance scientifique doit d’abord et avant tout connaître le succès, et celui-ci se mesure à la quantité de publications et à la position atteinte sur le palmarès des universités. La formule magique est partout la même: réfé-rence absolue au marketing.

Tout était bien différent il y a encore 50 ans. A cette époque la vie économi-que, sociale et culturelle était encore déterminée par des exigences de „pouvoir”. Un pouvoir aux formes aussi diverses que le capital, le savoir, l’appartenance de classe et de condition, la puissance, la détention de la vérité, la compétence spécifique, etc. Fromm fut le premier psychologue à démontrer, dans les années trente, par le concept de „tendance autoritaire” que l’exigence de pouvoir domi-nait et structurait alors tous les domaines de la vie de l’homme. Ce que l’on dési-gne communément par le terme ‘d’année 68’ doit être compris comme une pro-tes-tation contre cette tendance autoritaire et constitue le préalable à l’évolution vers la suprématie de l’idéologie du marketing.

Par le concept d’’idéologie du marketing’ élaboré par Fomm dès les années 40 (en particulier dans son livre L’homme pour lui-même (1947) de nombreux „traits de notre époque” s’expliquent. Quand aujourd’hui tout un chacun parle de la nécessité d’être adaptable, flexible ou mobile, ou encore, lorsqu’on dit qu’il faut avoir un ego fort ou un caractère marqué, lorsqu’au lieu d’être sensible il faut être sentimental et cool, ces qualités sont actuellement devenues les valeurs directri-ces de l’homme moderne parce qu’elles comptent parmi les conditions in-contournables du succès du marketing, et parce que le marketing est devenu le principe structurant de presque tous les domaines de la vie.

Du point de vue psychologique, l’idéologie du marketing signifie que l’individu, ses capacités, ses qualités, ses besoins, sentiments ou pensées réel-les ne sont pas l’essentiel. L’essentiel, c’est ce qui se vend, ce qui marche, ce qui est présenté de façon prometteuse. Ce ne sont ni l’individu ni le contenu réel qui importent, mais l’objectif à atteindre et la mise en scène. Ce ne sont pas les don-nées factuelles qui font avancer et apportent le succès, mais ce qui peut être produit et suggéré. C’est ainsi que l’idéologie du marketing conduit de fait à une dévalorisation de l’être humain et de son vécu authentique.

Ce manque d’être (soi-même) et de vécu personnel, la psyché humaine tente de les compenser de différentes façons. Fromm a mis en évidence quelques unes des tentatives de compensations. Une des formes privilégiées de la com-pensation est aujourd’hui encore la référence à l’avoir plutôt qu’à l’être. Nous al-lons expliquer brièvement ce deuxième apport de Fromm, dont les effets restent pleinement actuels.

2. Avoir au lieu d’être

Lorsqu’en 1976 Fromm présenta l’alternative „Avoir ou Etre dans un livre éponyme, elle fut d’abord comprise à tort (méprise) comme un appel au renonce-ment, à la non-possession. Mais elle ne revêt sa véritable signification que par la perte de soi-même résultant du renforcement de l’idéologie du marketing. Cette perte d’identité, cette sorte de „perte de soi” est vécue aujourd’hui par beaucoup comme un sentiment de vide intérieur et un besoin permanent d’appropriation.

Mais elle peut aussi prendre d’autres formes: celle d’un ennui insupportable dont on ne sait comment sortir, d’une incapacité à toute projection de soi sur l’extérieur, ou d’une apathie dépressive où plus rien ne „se passe” sans stimula-tion extérieure. Ce sont aussi parfois des angoisses de pertes, vécues comme des accès de panique dès que le sujet n’est plus en mesure de compenser la perte de lui-même.

Quelle que soit la façon dont le déficit d’être est ressenti, la compensation se manifeste, aujourd’hui encore, par une incapacité à produire quelque chose par soi-même. La tendance à l’avoir ne signifie pas dans ce cas que l’on remplace des biens immatériels absents par des biens matériels. Au contraire, l’avoir se rapporte de plus en plus à des biens immatériels comme la créativité, la santé, l’activité, la vitalité, la spontanéité, l’inventivité, etc. La tendance à l’avoir est tou-jours une justification compensatoire de l’être (-soi) par l’avoir, par la possession de valeurs, de convictions, de savoir, de réputation, ou de droit, de vérité, de beauté, ou parfois encore par l’appropriation personnelle d’un certain type de personnalité. La logique est toujours la même: l’important n’est pas ce que nous pouvons créer par nos propres capacités ou „exprimer”, (pro-ducere) de nous-mêmes, mais ce que nous pouvons intégrer (mettre en nous), en un mot, nous approprier. La possession ne provient pas de la réalisation de soi-même mais de l’appropriation de l’extérieur. C’est pourquoi la tendance à l’avoir est considérée comme supérieure à la référence à l’être: on substitue la volonté d’avoir à la vo-lonté d’être.

3. Le choix de la mise en scène de la réalité

Une troisième découverte de Fromm est directement liée à la compensation de l’être par la tendance à l’avoir. Le besoin d’avoir ne s’étend pas qu’aux marchan-dises, aux relations ou aux valeurs, il comporte aussi une nouvelle appréhension de la réalité. Pendant des siècles nous avons été habitués à vouloir vivre la réali-té de façon à percevoir et comprendre les lois qui la régissent, et à essayer de la façonner selon ces lois. Voilà pourquoi la perception de la réalité est devenue de plus en plus difficile. Ce qui compte, ce qui marche, c’est de mettre la réalité en scène et de donner la prééminence à cette prééminence à cette mise en scène de la réalité.

L’alternative: perception et étude de la réalité ou construction et mise en scène de la réalité a toujours existé. (Il suffit d’évoquer la façon dont le religion a présenté une réalité illusoire à l’époque de l’absolutisme). Les progrès de la technique et de la production industrielle, mais surtout les techniques électroni-ques médiatiques et l’industrie du divertissement ont donné une fabuleuse force de séduction à la mise en scène de la réalité, au détriment de la perception du réel avec tout ce qu’elle comporte de difficulté, de souffrance et d’insuccès. „So-ciété de divertissement”, „société du sensationnel”, „société d’information” - quel-le que soit la terminologie à la mode aujourd’hui – tous ces termes reposent essentiellement sur la mise en scène de la réalité. L’univers artificiel de Dis-neyland ou de Miss Saigon est plus excitant, plus passionnant que l’expérience vécue de la nature ou que la relation avec son petit ou sa petite ami(e). L’information fournie est plus crédible que celle découverte par soi-même; on se sent davantage chez soi dans les mondes virtuels créés par l’homme que dans ses quatre murs. La fascination pour les drogues, les manipulations hallucinogè-nes et les substances actives s’explique par la préférence accordée à une réalité que l’on crée artificiellement. Le „cybermonde” est „in” parce que la réalité que l’on a fabriquée est considérée comme plus vraie et plus parfaite que la réalité concrète.

Derrière la faveur grandissante accordée à la mise en scène de la réalité, et en particulier à la mise en scène d’une réalité virtuelle, se cache une détresse croissante; celle de ne plus vouloir ou pouvoir percevoir ce qu’il y a de difficulté, de frustration, de souffrance, d’échec ou de destruction dans la relation avec la réalité et avec soi-même. De moins en moins d’hommes sont prêts à supporter les ambivalences et les frustrations, et donc à accepter que nous soyons à la fois nantis et en échec, que la réalité qui nous entoure soit à la fois belle et mena-çante, que d’autre êtres humains soient pour nous source de bonheur et de peine etc. La capacité à supporter l’ambivalence de la réalité et de notre propre vie est un signe de maturité psychologique, elle caractérise l’état adulte.

Quand de nos jours de plus en plus de gens préfèrent la mise en scène vir-tuelle de la réalité à la réalité vraie mais ambivalente, cela conduit à un affaiblis-sement significatif des fonctions dites ‘du moi’ et par là même à de graves déficits psychiques. Une des fonctions importantes de notre moi est, par exemple, le contrôle de la réalité; c’est à dire la capacité à distinguer ce qui est effectivement donné de ce qui relève de nos aspirations et de nos rêves. Si le contrôle de la réalité ne fonctionne plus, il est impossible de distinguer nettement le possible du probable, et l’on se sent alors menacé par tout un chacun; ou bien on est gou-verné par des pulsions non adaptées à la réalité et l’on se sent complètement „impulsif”. En réalité, les souhaits et les besoins ne sont aucunement l’expression de la spontanéité mais d’une incapacité à mesurer ses désirs aux exigences de la réalité.

Une autre fonction du moi est de pouvoir différer la satisfaction d’un besoin. Or celui qui opte pour la mise en scène de réalités virtuelles pourra toujours tout obtenir immédiatement. De plus, la préférence accordée à la mise en scène de la réalité a pour conséquence l’incapacité à supporter l’échec. Or la capacité à sur-monter les frustrations est une des conditions nécessaires à toute vie en société; elle est donc une fonction indispensable du moi.

La vérité psychologique est que l’ambivalence de toute expérience de la ré-alité est d’autant mieux supportée et surmontée que nous sommes plus aptes à vivre en fonction de nous-mêmes et à voler de nos propres ailes. Celui qui sait vivre selon ses propres capacités ressent mieux la stabilité de son moi („force du moi”) et se comporte mieux face à la réalité („sens de la réalité”); il peut supporter plus facilement les échecs („tolérance à la frustration”) et mieux accepter la fini-tude, la mort („aptitude à supporter la douleur”).

Dans son premier ouvrage La peur de la liberté (1941), Fromm avait montré que les hommes dont le moi est affaibli compensent ce manque en élaborant des „pseudo-réalités”. Il illustra alors cette démarche en la rapprochant de l’expérience hypnotique, parlant de pseudo-pensée, de pseudo-sentiments, de pseudo-volonté et de pseudo-action. De façon provocante, on pourrait dire au-jourd’hui que la réalité qui nous est présentée à travers la publicité et les médias conduit à une hypnose collective; et qu’il n’est pratiquement plus possible de dé-terminer si ce que la majorité pense ou ressent est le produit d’une hypnose de masse ou le résultat d’une connaissance vraie de la réalité. C’est pourquoi les postmodernes rejettent comme illusoires et démodées la question de la vérité et la recherche de la réalité. Dans les années 70, Fromm parlait de l’homme „cy-bernétique” comme d’un homme piloté de l’extérieur. Et il établissait un rapport entre le fonctionnement de l’homme cybernétique et les réactions schizophrènes (La passion de détruire, 1973, p. 354.). Ainsi Fromm en arriva-t-il même à parler d’une „société aliénée” („insane society”, ibidem.), car le schizophrène préfère lui aussi la réalité virtuelle, reconstruite, à la réalité donnée. On ne doit qu’aux cir-constances actuelles que la réalité virtuelle soit devenue une réalité collective si largement répandue, que ceux qui s’y soumettent ne se considèrent plus comme fous et ne sont plus, de ce fait, des psychotiques au sens clinique. L’affection provenant de leur rapport dé-placé à la réalité est une „pathologie de la normali-té”.

4. Fantasmes collectifs de grandeur narcissique et mise au ban des faibles

La quatrième découverte de Fromm dont l’importance persiste, est son concept de narcissisme, c’est à dire du besoin qu’ont les hommes de compenser leur im-puissance et leurs faiblesses en fantasmant sur leur propre grandeur ou sur la grandeur de certains aspects d’eux-mêmes. Fromm a appliqué cette connais-sance de l’individu au groupe et l’a étendue à sa dimension sociale, en démon-trant que les groupes tendent justement à compenser leur sentiment d’infériorité par des fantasmes collectifs de grandeur narcissique.

La découverte – au début des années 70 – de l’importance des fantasmes collectifs de grandeur narcissique n’est véritablement prise en compte qu’aujourd’hui, où de plus en plus de gens souffrent de dépression, d’ennui ou d’un sentiment de nullité. Si le manque d’être ou de capacité personnelle n’est pas compensé par la mise en scène d’une réalité moins frustrante et moins dou-loureuse, il arrive de plus en plus souvent que l’affaiblissement de la conscience de soi soit compensé par le fantasme de sa propre grandeur. On met alors en scène, non une réalité paradisiaque et manipulée par soi-même, mais plutôt un personnage de grandeur permettant d’oublier le sentiment de sa propre infériori-té.

Cette compensation narcissique ne conduit pas seulement à se sentir majestueux („grandios”), infaillible, parfait et vainqueur sur toute la ligne, elle nécessite obligatoirement la présence de tiers sur lesquels on projette les échecs person-nels, les erreurs, la noirceur, la laideur et l’imper-fection qui ne peuvent plus être ressenties en soi-même. Les êtres narcissiques éliminent tout bonnement d’eux-mêmes les manques de leur être et les reportent sur leur entourage pour les y combattre. Cette rupture dans le ressenti de l’ambivalence de soi-même vient en premier lieu de l’édification d’un mur épais (mais invisible) dont ils s’entourent pour se protéger de toute critique et de toute mise en cause de leur grandeur. Elle découle par ailleurs d’une diabolisation aiguë de ceux sur qui ils projettent leurs propres „déchets” pour les éloigner d’eux-mêmes.

La compensation narcissique fait disparaître toute forme de proximité et toute solidarité à l’égard des autres; ceux-ci sont au contraire vécus comme une me-nace – à une exception toutefois: quand l’un ou l’autre partage, favorise, reflète ou ajoute au sentiment de la grandeur de l’être narcissique. Les autres ne sont acceptés de lui qu’en tant que groupes d’adorateurs ou fan-clubs, qu’esclaves ou miroirs de sa propre grandeur. Tant qu’ils satisfont à cette fonction et participent à l’accroissement de sa glorification personnelle, leur présence est appréciée et ils vont jusqu’à recevoir quelques miette de sa propre splendeur. Mais qu’ils se révèlent critiques, susceptibles de dire du mal de son parti, de penser et d’agir par eux-mêmes ou d’éprouver des sentiments personnels, et ils sont aussitôt re-légués au fin fond du désert.

Comme nous l’avons dit déjà, Fromm a appliqué cette dynamique narcissi-que à la dimension sociale (in Le Coeur de l’homme,1964). On comprend alors pourquoi ceux qui, par la marketing, ont atterri dans le camp des perdants – tels par exemple les jeunes gens sans avenir – tendent à des excès de violence ou à la xénophobie. Grâce au concept de narcissisme collectif élaboré par Fromm, on peut expliquer ce qui est à l’origine de mouvements nationalistes, racistes et fon-damentalistes, et comprendre comment, après la fin de la guerre froide et la chu-te du rideau de fer, de nouvelles formes de xénophobie ont surgi en Europe. Comment des êtres humains dévalorisés jusqu’à l’insignifiance peuvent, par l’agression et les fantasmes de grandeur racistes et nationalistes, se vivre à nou-veau comme importants et valeureux – au détriment, certes, de ceux qu’ils agressent et rejettent.

On peut même retrouver cette exagération narcissique de l’ego et cette dé-valorisation, cette stigmatisation de l’autre dans la micro-société du couple et des relations familiales. Le bonheur intime et familier ne vit que trop souvent de la projection de son agressivité sur le méchant entourage. L’harmonie de la vie de famille repose sur la dévalorisation de tous ceux qui ne font pas partie de son propre clan. De la même façon, les géants de l’industrie chimique sont une né-cessité vitale pour la cohésion des groupes alternatifs qui voient en eux les en-nemis de l’environnement. De même les puissants de l’économie et de la politi-que ont-ils besoin de l’exclusion des non-performants pour se dissimuler leurs propres échecs.

5. L’attraction de la chose, de l’inanimé

Outre l’idéologie du marketing, Fromm a découvert dans les année 60 une autre tendance fondamentale, de plus en plus nette aujourd’hui: la fascination pour la chose, pour l’inanimé. Cette – cinquième – découverte de Fromm garde toute sa permanence.

Comme les autres compensations déjà évoquées, il s’agit là encore de concurrencer un manque d’être (soi-même) et de vécu personnel. Quiconque ne vit pas selon son être et se capacités personnelles se sent vide intérieurement et dépendant de stimuli revigorants. Une des échappatoires les plus fréquentes à cet état de manque est de s’identifier à tout ce qui est inanimé et de se laisser at-tirer par tout ce qui est ou peut être chosifié.

Fromm a longtemps hésité avant d’exprimer (in Le Coeur de l’homme,1964, puis in La passion de détruire, 1973) la tendance fondamentale à ce type de „nécro-philie” (de „nekros” = le cadavre, l’inanimé) dans les sociétés industrielles; ten-dance qui consiste à trouver tout ce qui est mort ou inanimé plus attrayant que ce qui est vivant. Une des expressions spectaculaires de la nécrophilie, se sont par exemple les excès de violence de certains groupes tels que les autonomes, les hooligans, les extrémistes de droite, les terroristes, les fondamentalistes incita-teurs à la violence ou les opposants fanatiques à l’avortement. Ils exercent la vio-lence „sans motif”, c’est à dire par pure fascination de l’acte de violence. Beau-coup d’excès de violence (liés à la xénophobie, aux matchs de football, aux mes-ses noires ou aux suicides collectifs, ainsi que les actes de violence totalement immotivés, nés du seul ennui, „parce qu’il ne se passe rien”), peuvent être expli-qués comme des compensations à l’incapacité d’aimer la vie; incapacité dont souvent on ne se reconnaît pas responsable – selon le principe: si mes propres déficiences m’empêchent d’aimer ou de donne la vie, qu’au moins je me sente exister par des ravages destructeurs.

Si la nécrophilie est nettement enracinée dans un déficit de conscience de soi et de ses aptitudes à la vie, on ne peut en revanche justifier entièrement ce déficit par l’idéologie du marketing – pourtant largement répandue de nos jours -. Les racines de la violence sont plus profondes, elles tiennent à l’attrait croissant mais séculaire de ce qui est évaluable. Néanmoins, seuls les objets ou les pro-cessus vivants réifiés, chosifiés, peuvent être évalués. Il est bien connu au-jourd’hui que ce qui est inanimé et évaluable est plus attrayant que ce qui est vi-vant, cela correspond à „l’esprit du temps” et est dicté par le „bon sens commun”.

L’attrait pour la chose, pour se qu’elle offre d techniquement réalisable, tra-verse toute notre vie sociale et privée. Même et surtout là où interviennent les capacités intellectuelles, morales, artistiques, communicatives, conceptuelles et affectives de l’homme. On vise la technique juste, le know-how. Et à travers l’application du concept économique de qualité et de rendement au social et au culturel, on en vient le plus souvent à évaluer et à chosifier les facultés propres à l’homme.

Les effets pas si spectaculaires finalement de cette fascination pour la chose et pour l’inanimé représentent une menace au moins égale, pour la vie et la culture, que les excès des groupes autonomes ou néonazis. Devant l’incompréhension généralisée d’une telle fascination, et face à l’incapacité à trouver des stratégies visant à l’enrayer, les révélations de Fromm sur la dynami-que psychique et la nécrophilie sont de la plus grande actualité.

Cette dernière preuve de l’actualité de Fromm nous incite à nous demander ce qu’il a à proposer, s’il connaît des réponses et, dans l’affirmative, si ces ré-ponses sont encore d’actualité. Notre sixième et dernier point traitera donc de sa connaissance de l’art de vivre.

6. La connaissance de l’art de vivre

Fromm, n’a cessé de rechercher des stratégies pour maîtriser les erreurs de dé-veloppement qu’il avait discernées. Ce qui ne signifie pas , bien sûr, qu’il ait ap-porté des recettes ou désigné des normes comportementales dont l’application apporterait des solutions. Par „stratégies de solution” il faut entendre des orienta-tions, des objectifs et des modèles de la volonté humaine susceptible de donner, au comportement habituel concret, une certaine orientation et une certaine quali-té. Pour citer quelques exemples: quand un certain type de comportement se ré-fère à l’avoir, Fromm propose une stratégie alternative, consistant à organiser le comportement de telle sorte que l’être et les capacités personnelles de chacun puissent s’y exprimer. Si par une réaction concrète du comportement on contourne son aptitude à supporter l’échec, en fuyant par exemple dans une réalité virtuelle ou en cherchant refuge dans des fantasmes de grandeur, Fromm propose comme alternative de supporter l’échec et la déception et de transformer ainsi sa capacité de tolérance à la frustration. Cette démarche n’a rien de com-mun avec un idéal de renoncement: c’est un plaidoyer en faveur du renforcement de la connaissance de soi. Par ailleurs: quand un comportement donné a pour objectif l’asservissement d’une personne à l’autorité, Fromm propose la déso-béissance comme solution alternative, afin d’éviter que le sujet ne se prive lui-même de son autonomie. Là encore, l’incitation à la désobéissance n’a rien de commun avec l’émeute ou la rébellion; bien au contraire, elle doit aider à assurer l’autonomie, expression de ses propres capacités.

Fromm ne cessa de chercher à mettre en lumière de telles solutions. Sa connaissance des alternatives et sa capacité à les rendre plausibles sont certai-nement une des raisons fondamentales de l’impact durable de sa pensée. Mais à mon avis, il existe à cela une raison plus profonde: Fromm s’est efforcé, de son vivant, de travailler sur lui-même pour renforcer sa connaissance de lui-même en se libérant des refoulements et projections qui limitaient son être. Cependant, ce que Fromm reconnut comme une aliénation et comme un déficit de son vécu personnel n’était pas pour lui uniquement le résultat d’une analyse de la société, mais également la reconnaissance d’une part de lui-même. Il se considérait lui-même comme une manifestation de la société, de sorte que la transformation de celle-ci devait commencer par la transformation des déficits perceptibles en lui-même, en son être.

En ce sens Fromm est plus proche des hommes de lettres et des artistes qui, par leur activité artistique, tentent de reconnaître leur souffrance au sein de la société et essayent de l’exprimer par la mise en oeuvre de leur talent artistique. C’est là le dénominateur commun de toutes les stratégies proposées par Fromm pour parvenir à des solutions: arriver à ressentir et à vivre le déficit par soi-même et selon ses propres capacités, à en accepter la souffrance et à y répondre par l’actualisation créatrice – ou «pro-ductive“ comme dit Fromm – du potentiel créa-tif présent en chaque être humain.

Ces „stratégie de solution” ou, pour utiliser l’expression de Fromm, de ces schémas d’orientation „pro-ductifs” signifient que les forces et les potentialités physiques, psychiques et intellectuelles de l’homme, doivent être actualisées et réalisées comme elles le sont dans l’art. Pour prolonger la comparaison avec le travail de l’artiste: ce qui naît de la mise en oeuvre de nos propres forces, ce „produit” est: l’art de vivre.

Cet art de vivre se caractérise par:

• l’aptitude à se relier aux autres par des rapports d’amour, à s’intéresser à leur différence et à savoir respecter leur identité
(= aptitude à l’amour);

• l’aptitude à voler de ses propres ailes malgré son besoin des autres (qui n’est pas: dépendance), et à imposer les exigences de son autonomie (qui n’est pas: autarcie) et donc à décevoir éventuellement les autres
(aptitude à l’autonomie);

• l’aptitude à se reconnaître jusque dans les aspects les plus refoulés et les plus reniés de sa personnalité
(= connaissance de soi);

• l’aptitude à se vivre dans son ambivalence comme un être capable et faillible, créatif et éphémère
(= ambivalence du sentiment d’identité: conscience de soi; assurance; amour de soi-même; tendance à l’angoisse, à la culpabilité, à la honte);

• l’aptitude à percevoir la réalité dans sa nudité sans la déformer par des chimè-res, ni la rejeter du fait de ses angoisses
(= sens de la réalité; aptitude à la raison);

• l’aptitude à vivre la réalité aussi bien sous ses aspects satisfaisants et réjouis-sants, que frustrants et menaçants
(= expérience de l’ambivalence de la réali-té; force du moi; aptitude à la souffrance;
tolérance de la frustration; joie de vivre)

L’humanisme de Fromm est un sujet sur lequel les esprits divergent. Les uns le tiennent pour un innocent illusionniste ou le traitent de pessimiste en raison de sa critique de la société; les autres se sentent concernés, dans ses découvertes et ses écrits, par sa foi inébranlable en la vie et en l’homme vivant. „Ce qui est vi-vant” dit Fromm „attire, et ce, non parce que c’est grand ou puissant, mais parce que c’est vivant”. („Do We Still Love Life?”, in: Mc Calls, New York (August 1967), p. 57, 108-110.) Cette foi en la vie est perceptible - aujourd’hui encore – pour beaucoup de ses lecteurs, et leur confère le courage d’une recherche person-nelle de l’art de vivre. Ainsi la permanence de l’actualité de Fromm réside en fait dans l’actualité de l’art de vivre.

 

E-mail: frommfunk[at-symbol]aol.com