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Femmes seules
La réappropriation de l'espace et du temps comme élément d'un processus d'individuation.
Erika Flahault



La femme seule - qui occupe seule son lieu de vie indépendamment de son statut matrimonial et maternel - déroge à la norme de la conjugalité cohabitante. Elle constitue une anomalie sociale dans une société qui, de tout temps, a prôné l'union et la procréation. Ainsi s'inscrit-elle en marge des rôles traditionnellement dévolus à la femme et des espace-temps qui lui sont assignés. On peut penser que cette situation particulière favorise l'apparition d'un phénomène d'individuation, particulièrement lisible dans la façon dont la femme parvient ou non à s'approprier l'espace et le temps.

De la norme conjugale à la solitude résidentielle.

"C'est dans la vie conjugale que commence la vraie existence de la femme, celle à laquelle sa jeunesse n'a fait que la préparer." [1]
Cette formule archaïque émane d'un ouvrage destiné aux jeunes filles qui font leur entrée dans la vie adulte; son auteur n'est pas un moraliste du siècle dernier mais une avocate parisienne des années soixante. Elle exprime clairement la place réservée à la femme dans la vie sociale et signifie l'anormalité de celle qui transgresse la règle.

Aujourd'hui, on ne formule plus les choses de façon aussi péremptoire et le couple a perdu une partie des multiples fonctions productives, économiques et familiales qu'il remplissait autrefois, mais il demeure un facteur d'intégration hautement valorisé. L'injonction sociale de mise en ménage perd en précision et en évidence; elle porte davantage sur l'entrée en couple que sur l'institutionnalisation. Mais la dépréciation de cette dernière produit une illusion de liberté alors même que le comportement se conforme à la norme. L'entrée en couple consacre le statut social des individus; elle fixe leur place dans la société et les fonde dans des rôles préconstruits et reconnus. Elle produit le sujet social à travers des valorisations et des rôles différents pour les hommes et les femmes, leur assignant des espace-temps spécifiques. En outre, le couple conserve son caractère d'association économique et demeure un passage obligé pour les femmes les moins dotées, démunies des moyens de leur subsistance, mais aussi profondément attachées à ces rôles sociaux reconnus qui représentent leurs seuls repères pour construire une identité positive[2].

Que la solitude résidentielle survienne après une expérience de vie conjugale ou qu'elle succède à une vie familiale - avec ou sans conjoint -, qu'elle soit subie ou qu'elle relève d'un choix de vie, qu'elle touche des femmes jeunes ou des femmes âgées, elle entraîne un bouleversement de l'existence qui conduit souvent à une perte des référents identitaires et des repères spatio-temporels. En rompant les limites du cercle familial et familier, elle suscite une complexification de la vision du monde et place les femmes devant la nécessité d'une redéfinition de leur identité.

Un rapport sexué à l'espace et au temps

Les rapports masculin et féminin au temps et à l'espace relèvent de logiques différentes, voire opposées, car ils sont le produit d'une socialisation marquée par la division sexuelle des rôles.

Par cette socialisation spécifique, la femme est supposée entretenir un rapport privilégié à l'espace privé. Mais elle est associée à cet espace dans le cadre bien précis de la vie familiale. C'est une fonction sociale, celle de mère de famille affectée à la reproduction, à l'entretien des corps et à la création de bien-être, qui s'y trouve liée; et non un individu singulier. Isolée de ce contexte, la femme perd cette fonction et par là même le modèle d'appropriation de l'espace et du temps dans lequel elle a été socialisée. Elle a moins appris à habiter un lieu qu'à le rendre fonctionnel et confortable pour permettre aux siens de l'habiter. Elle est responsable de l'espace domestique dans sa globalité, mais est généralement privée de la jouissance d'une "chambre à soi", ou même d'un "coin à soi", et son temps est largement assujetti aux intérêts du groupe domestique.

En outre, le temps féminin présente la spécificité d'une double forme d'aliénation. A l'instar des hommes, les femmes sont dépossédées de la gestion de leur temps par le travail, activité chronophage par excellence. D'autre part, la famille et les devoirs "féminins" qui s'y rattachent s'ajoutent à cette commune aliénation pour définir une double structuration du temps, riche en conflits et en tiraillements. Les travaux d'Annette LANGEVIN sur le caractère sexué des temps sociaux[3] témoignent de la spécificité féminine du rapport au temps et de l'inégalité des hommes et des femmes devant l'accès au temps libre et a fortiori au temps à soi[4].

L'exercice d'une activité professionnelle joue un rôle distinctif important dans la manière dont les femmes considèrent le temps et l'espace. Il introduit une diversité, une ouverture, l'accès à de nouveaux espaces-temps et de nouveaux modes de perception, mais aussi un régime de contraintes plus ou moins coercitif selon le milieu social et le type de travail. En effet, si le travail professionnel permet aux femmes des milieux privilégiés d'atteindre à un épanouissement personnel par l'accès à une autonomie financière et relationnelle valorisante, il contribue à déposséder les femmes des milieux modestes de la gestion de leur espace et de leur temps.

Le passage de la vie familiale ou conjugale à la solitude résidentielle provoque une déstructuration souvent profonde de l'organisation spatio-temporelle de la vie des femmes. Elles se trouvent alors face à un espace-temps vidé de sa substance, auquel il leur faut redonner sens. Mais tout concourt à ce que la liberté de temps et d'espace dont elles se trouvent soudain créditées les déroute. Sur ce thème, leur expérience personnelle apparaît bien souvent inexistante car, dès le plus jeune âge, leur vie est planifiée par des instances extérieures - qu'il s'agisse des parents, des enseignants, des employeurs ou du conjoint et des enfants - et leur socialisation, marquée par la division sexuelle des rôles, les porte à privilégier les besoins et désirs des autres plutôt que de développer une identité individuelle requérant et légitimant la disposition d'un espace-temps privé.

La solitude résidentielle est vécue de façon différente par chaque femme car chaque trajectoire est singulière. On peut toutefois dégager trois grands modèles dans la variété des réactions et des comportements.

Une contrainte intériorisée.

Le premier type concerne les femmes les plus profondément marquées par les rôles féminins traditionnels. Il s'agit essentiellement de mères de famille mariées pendant de nombreuses années et de femmes célibataires n'ayant jamais vécu en couple. Les premières étaient généralement des mères au foyer tandis que les secondes exercent une activité professionnelle qui, associée à leur statut de célibataire, favorise une promotion sociale marquée par rapport à leur milieu d'origine.

Leur espace de vie témoigne du souci constant de se conformer aux normes sociales de leur sexe et de leur milieu; un espace archétypal, souvent impersonnel, privilégiant les marques d'appartenance sociale plutôt que les traces d'une histoire singulière. Ici, les fonctions de représentation des compétences domestiques de la femme sont particulièrement prégnantes, surtout lorsque celle-ci se trouve en situation d'ascension sociale. Dans ce cas, l'espace privé cristallise cette progression et constitue un repère nécessaire, pour soi au moins autant que pour autrui.

En outre, plus le travail domestique représente une part importante de l'identification des femmes, plus il monopolise le processus de construction identitaire, et plus elles semblent se replier sur leur intérieur, leur chez-soi; au sein d'un cercle d'intimes et de familiers souvent restreint. Cette attitude tend d'ailleurs à s'accentuer lorsque leur vie professionnelle atteint son terme, supprimant d'un coup toute une partie du réseau relationnel dont elles disposent.

L'utilisation de l'espace public répond aux mêmes critères de fonctionnalité. La rue est un passage obligé pour se rendre d'un point à un autre, nulle flânerie ne vient agrémenter son usage. Toute sortie vise à satisfaire un besoin précis et exclut les notions d'imprévu et de divertissement.

A cet espace stéréotypé correspond une organisation du temps tout aussi stéréotypée. Les femmes de cette catégorie se conforment avec soin aux modèles temporels communs et s'appliquent à occuper chaque instant de leur vie sans laisser la moindre place au hasard ou à la fantaisie. Une socialisation fondée sur des valeurs laborieuses et maternelles a imprimé en elles le mépris de l'inactivité et du loisir - excepté lorsqu'ils font partie des fonctions sociales féminines de représentation - et le besoin social, mais ressenti comme naturel, de se consacrer aux autres.

Aussi, le temps à soi est-il perçu comme un temps illégitime, détourné, gaspillé; un "temps volé" incompatible avec leur recherche de normalité.

On observe alors une tendance à la ritualisation du temps, à l'établissement d'une stricte discipline dont Christian LALIVE D'EPINAY a montré les fonctions de conjuration du malheur, mais aussi de l'imprévu et de l'ennui[5] . Cette ritualisation s'accompagne d'un encombrement du temps qui se manifeste différemment selon l'appartenance sociale de la femme et les rôles qui y sont attachés. En bas de l'échelle sociale, ce remplissage intègre toutes les activités domestiques, les activités de loisirs entachées d'utilité domestique, telles que le tricot, la couture, la broderie, le jardinage, voire le bricolage, et les activités traditionnellement déléguées à la femme dans le couple telles que les pratiques religieuses, l'entretien des relations sociales, l'assistance aux personnes âgées de la famille ou du voisinage. Face à la constante activité des femmes des milieux populaires et intermédiaires, les femmes de milieu bourgeois se distinguent par un loisir ostentatoire, là encore très planifié.

Enfin, leur vision du lendemain se révèle totalement passive et terne. Les projets qu'elles formulent, éventuellement, ne se situent pas précisément dans le temps. Ils restent imprécis, sans consistance, comme si elles hésitaient à les concrétiser, redoutant qu'ils soient les derniers. Elles perçoivent leur avenir comme une pente descendante, comme une soustraction. Plus rien ne semble devoir leur arriver de constructif, si ce n'est au travers de leur famille.

De façon générale, le besoin de légitimation par la fonction sociale ou par autrui se rencontre chez les femmes les plus exclusivement attachées aux rôles féminins traditionnels, quelle qu'en soit leur expérience. Cette adhésion sans réserve se manifeste dans l'absence de prise de conscience des aspects libératoires de la solitude résidentielle ou dans leur désaveu. Elle trouve son origine dans une socialisation marquée par la division sexuelle des rôles et l'inexistence ou la non reconnaissance sociale du travail professionnel de la femme - mères agricultrices, commerçantes sans statut propre ou au foyer.

Mais selon leur statut, l'attitude de ces femmes envers le temps et l'espace relève de logiques différentes. Pour les mères de famille, l'absence d'appropriation personnelle de l'espace et du temps traduit un besoin de continuité; la nécessité affective et sociale d'une permanence des gestes, des rythmes et des espaces quotidiens face au bouleversement de leur vie. Leur réseau relationnel se resserre alors autour de la famille, à laquelle elles consacrent un espace et un temps qu'elles ne savent plus s'approprier. Pour les femmes célibataires, il traduit un besoin de normalité face à la dévalorisation de leur statut. Elles se sont installées dans un "confort des habitudes" au sein duquel elles s'attachent à manifester leur féminité par la multiplication des signes de leur adhésion aux rôles traditionnels. Chez elles, l'exécution des tâches domestiques peut prendre des proportions importantes car elle établit leur intériorisation des rôles féminins et leur utilité sociale. D'autre part, leur conception du loisir se teinte souvent d'utilité domestique. Elles sont les plus assidues dans la pratique des activités féminines d'intérieur: tricot, crochet, couture, broderie. Comme si ces pratiques, très fortement marquées par la division sexuelle des rôles, servaient à asseoir ces femmes au statut incertain dans leur situation de femmes, à compenser l'absence de statut social par les marques de ce statut.

Ces femmes se caractérisent par un fort besoin d'appartenance et l'attente d'une reconnaissance sociale fondée sur les rôles féminins traditionnels. Aussi, la solitude résidentielle représente pour elles un déclassement social et elles se trouvent dans l'incapacité de se réapproprier un espace et un temps trop profondément marqués par ces rôles.

Des éléments d'individuation dans un cadre normé.

Le deuxième grand modèle de rapport à l'espace et au temps que nous avons défini est le plus répandu. Il se caractérise par la présence d'éléments d'appropriation personnelle au sein d'une existence encore plus ou moins profondément structurée sur les rôles et les stéréotypes communs.

Ces femmes ont construit leur identité sur les mêmes valeurs et les mêmes principes que les précédentes, mais elles sont parvenues à s'en affranchir, au moins partiellement, après une expérience plus ou moins longue de la vie familiale ou après s'être longtemps consacrées à leurs parents. Elles ont des expériences très variées de la conjugalité et de la maternité, mais une expérience commune de l'activité professionnelle et des modèles maternels non cantonnés à la sphère domestique. Grâce à ce contexte, elles ont elles-mêmes échappé au confinement dans les rôles traditionnels et su se ménager des centres d'intérêt extérieurs à la cellule familiale.
Malgré une soumission certaine à la norme de leur milieu, elles intègrent à leur espace des marques plus personnelles et expriment un désir réel de s'approprier le temps. Pour cela elles sollicitent l'assistance de cadres préétablis qui les aident à structurer un espace-temps qu'elles ne parviennent pas à investir seules.

Leur intérieur présente au visiteur des témoignages directs de leur vie personnelle, mais dans un cadre encore souvent conventionnel. Cette amorce d'appropriation person-nelle se prolonge jusque dans l'espace public qui ne représente pas pour elles un simple intermédiaire, mais une fin en soi. Nombreuses sont les femmes de ce groupe qui sortent de chez elles sans autre but que le plaisir de la promenade. Elles traînent, découvrent, admirent, musardent; fréquentent les cafés et les salons de thé, les cinémas et les galeries marchandes. En un mot, elles investissent l'espace public et en font un élément à part entière de leur espace de vie.

Outre le rapport immédiat du piéton à cet espace essentiellement urbain, elles étendent leur appropriation au-delà des limites de l'agglomération grâce à la voiture, élément d'autonomie indispensable pour la plupart d'entre elles. Dans ces circonstances, la voiture est plus qu'un véhicule facilitant les déplacements; elle est un lien social, un facteur d'indépendance, un outil de connaissance.
Cependant, l'appropriation personnelle du temps apparaît plus avancée encore. Avec l'aide de cadres destinés à structurer et guider des activités sans eux vouées au voeu pieu, les femmes les moins solides, les moins sûres d'elles-mêmes, comblent leur temps libre en donnant corps à leurs envies, en assouvissant leur désir de connaissance, en réalisant leurs ambitions créatrices.

Malgré la diversité de leurs appartenances sociales, ces femmes intègrent finalement les notions de temps libre et de temps à soi. Peut-être le cadre institutionnel dans lequel elles les conçoivent sert-il également à légitimer cette audace et à préserver leurs loisirs contre les assauts innocents des proches, auxquels on cède trop aisément. Mais l'essentiel demeure cette conviction nouvelle que le temps libre est aussi pour elles, que leurs loisirs sont légitimes et que penser à soi n'est pas une tare. Enfin, certaines des femmes de ce groupe découvrent le plaisir du farniente, de la paresse, de la flânerie intellectuelle; le temps à soi par excellence, celui de la réflexion et de la rêverie.
Ces femmes goûtent les charmes de la solitude résidentielle car elles ont pris conscience de ses aspects libératoires, mais elles sont encore incapables de s'approprier totalement leur nouvelle existence car leur socialisation les a privées de l'apprentissage de la solitude. Toutefois, grâce à cette prise de conscience, elles découvrent le plaisir de s'occuper de soi sans éprouver de sentiment de culpabilité ou d'inutilité.

Une liberté revendiquée

Une dernière catégorie regroupe les femmes qui sont parvenues au degré le plus achevé d'appropriation du temps et de l'espace. Ces femmes, qui se sont délibérément détournées de la relation conjugale cohabitante, ont bénéficié d'une socialisation moins marquée par la division traditionnelle des rôles et l'encadrement systématique des individus. Elles ont ainsi pris conscience des différentes formes d'aliénation inhérentes à la vie conjugale et familiale.
Qu'elles aient choisi la solitude résidentielle très tôt ou qu'elles l'aient adoptée à la suite d'une expérience malheureuse, elles ont pris conscience suffisamment tôt des risques d'aliénation liés à une maternité incontrôlée et ont su maîtriser leur fécondité, y compris pour les plus âgées.

Leurs lieux de vie révèlent, au premier regard, leurs passions et leurs pratiques. Sans afficher de traces de malpropreté, ils dérogent à la norme du net et du rangé. Ils ne servent aucunement de vitrine aux compétences domestiques et aux distinctions de goût de leurs occupantes. En revanche, ils sont imprégnés de vie, témoignent de la personnalité qui les habitent et constituent de véritables foyers, chaleureux, conviviaux.
Leur appropriation de l'espace public s'apparente à celle décrite pour le modèle précédent, souvent prolongé par de lointains voyages en solitaire.

Ces femmes ont compris, parfois tardivement, l'importance du développement d'une identité individuelle et la valeur de leur propre existence. Aussi, s'attachent-elles à s'éloigner des modèles spatio-temporels communs et à découvrir quels sont leurs désirs et leurs plaisirs en la matière. Leurs conceptions s'intègrent parfaitement à la notion de temps à soi définie par Joseph LEIF: "Le temps à soi et pour soi, c'est celui du temps dominé, utilisé, vécu par décision individuellement réfléchie."[6]

Elles refusent les assignations de l'emploi du temps et élaborent des projets précis, quel que soit leur âge.
Contrairement aux autres femmes, à aucun moment elles ne se sont exclusivement définies par les rôles féminins traditionnels. Elles ont développé une identité fondée sur la multiplication des rôles et des centres d'intérêt. Là où d'autres femmes se laissent porter par leur histoire, elles en sont les actrices enthousiastes. Ce qui les différencie fondamentalement est leur rapport à la création. Selon les termes de Simone de BEAUVOIR, elles se sont "réalisées dans des oeuvres ou des actes"[7]. Par la création plastique, théâtrale ou intellectuelle, par l'action pédagogique ou politique, elles se sont pleinement approprié leur existence.

Ces femmes s'inscrivent dans une dynamique d'autonomisation et apparaiss

Erika Flahault

GRSS - 26 septembre 1997.Erika Flahault
Femmes seules
La réappropriation de l'espace et du temps comme élément d'un processus d'individuation.

Le lien d'origine : http://palissy.humana.univ-nantes.fr/LABOS/FUN/TXT/femseul.html

Le lien où sont répertoriés les articles des femmes de l'Université de Nantes sur les rapports sociaux de sexe :
http://palissy.humana.univ-nantes.fr/LABOS/FUN/