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«Ceux qui s’en prennent aux Roms peuvent être des bobos» Eric Fassin
Pierre BENETTI 7 avril 2014

Origine : http://www.liberation.fr/societe/2014/04/07/ceux-qui-s-en-prennent-aux-roms-peuvent-etre-des-bobos_993779

Une Rom assise dans la rue après l'évacuation d'un campement, le 4 février 2014 à Villeurbanne.Une Rom assise dans la rue après l'évacuation d'un campement, le 4 février 2014 à Villeurbanne. (Photo Jeff Pachoud. AFP)

INTERVIEW

Un Parisien vient d'être jugé pour s'en être pris à des Roms qui dormaient dans la rue. Eric Fassin, sociologue, décrypte cette fausse opposition entre voisins en colère et bobos humanistes.

C'est un habitant du quartier de la place de la République, à Paris. Ce lundi matin, à la barre du tribunal correctionnel de Paris, cet homme d’un peu moins de 40 ans a affirmé avoir déversé le 16 janvier autour du matelas d’un couple de Roms un mélange d’eau de javel et de savon noir, qu’il utilisait pour nettoyer le trottoir en bas de chez lui, où s’étaient installées plusieurs personnes. «Ce qui me pose problème, c’est que tous ne sont pas respectueux de leur environnement», a-t-il expliqué au trtibunal. Trois mois de prison avec sursis et 1 500 euros d’amende ont été requis lundi à son encontre.

Le profil du prévenu a surpris : il a fait des études supérieures, se dit de gauche, a les cheveux longs. Donc plutôt bobo, loin des stéréotypes du riverain excédé par la présence des Roms. «Pourquoi cet étonnement ? C’est que les riverains ne sont pas censés être des bobos (et inversement) - ni sociologiquement ni politiquement», écrivait Eric Fassin dans Libération mi-mars. Le sociologue est co-auteur (avec Carine Fouteau, Serge Guichard et Aurélie Windels) de Roms & riverains. Une politique municipale de la race (Editions La Fabrique).

Entretien.

Dans le discours sur les Roms, quel rôle joue l’opposition bobos/riverains ?

Au début des années 2000 émergent en France deux termes symétriques : le «bobo», mot emprunté aux conservateurs américains, et le «riverain», que Nicolas Sarkozy mobilise alors contre la prostitution de rue. Aujourd’hui, pour parler des Roms, le populisme oppose les «vraies gens» (qu’on confond volontiers avec les «gens d’en bas»), avec leur proximité du terrain supposée, aux «belles âmes» censément éloignées de la réalité sociale (comme si les droits de l’homme étaient un privilège des beaux quartiers…). Les «riverains» seraient inévitablement exaspérés par la présence des Roms, que seuls défendraient des militants «bobos». Notre enquête met à mal cette opposition rhétorique. Ceux qui s’en prennent aux Roms, autant que des «prolos», peuvent être des «bobos». En outre, ce ne sont pas toujours des voisins, alors que les associations présentes sur le terrain sont généralement locales. Ainsi, les voisins, loin d’être unanimes dans le rejet raciste, sont partagés : pour ou contre les Roms. Voilà ce qu’occulte la rhétorique opposant «riverains» et «bobos».

Pourquoi parlez-vous d’une «politique municipale de la race» visant les Roms en particulier ?

Ce que nous appelons «race» dans ce livre, c’est ce qui nous permet de traiter de manière inhumaine des êtres humains, sans pour autant renoncer à notre sentiment d’humanité. Pour rendre la vie invivable à certains, il faut présumer une différence de nature entre «eux» et «nous» : on produit donc une différence qui finit par justifier un traitement différent. Mais nous sommes en France, et en Europe : la race n’existe plus officiellement depuis la Seconde Guerre mondiale. Dès lors, comment mener une politique de la race sans le dire ? La «municipalisation» se révèle une stratégie rhétorique de dépolitisation. On sait que la politique d’immigration est une politique qui implique l’État. Ne s’agit-il pas de frontières ? En revanche, tout se passe comme si les Roms relevaient d’une simple gestion. Les préfets s’abritent derrière les élus locaux, toujours mis en avant pour justifier les mesures de démantèlement des camps. Quant aux maires, ils se réfugient derrière leurs électeurs. Bref, l’État ne ferait que répondre à la demande des municipalités, qui répondraient elles-mêmes à celles des «riverains».

Qu’est-ce que l’élection de François Hollande a changé pour les Roms ?

La gauche au pouvoir, c’est le changement dans la continuité. En 2012, on se doutait bien qu’il y aurait une continuité avec la droite en matière économique. On savait aussi qu’il n’y aurait pas de rupture dans le domaine de l’immigration. Mais pour les Roms, on n’imaginait pas que les choses allaient empirer. C’est que les mêmes causes produisent les mêmes effets : la «question rom» apparaît comme l’envers de la politique néolibérale également menée par le président actuel et son prédécesseur. Manuel Valls ne propose-t-il pas d’ouvrir Schengen dans les aéroports, et pas sur les routes ? C’est dire oui aux businessmen roumains, et non aux Roms des bidonvilles, venus de Roumanie ou Bulgarie. Quand le néolibéralisme fait consensus, le racisme aussi. Résultat : la «question rom» n’est pas perçue comme une politique ; elle s’impose comme une (fausse) évidence.

Pierre BENETTI