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Origine : http://www.scribd.com/doc/45982905/Apex-no3-L-Argent-Excrement-du-Demon
Moïse a une testière à barbe vénérable,
et sur le front les deux rayons qui le caractérisent ; il
a une longue robe violette ; il porte les tables de la Loi qu'il
montre aux Juifs avec une baguette. - Le grand-prêtre est,
dans le costume ordinaire, avec le pectoral, etc. ; sa testière
est surmontée d'une tiare. - Les Juifs sont habillés
de noir, avec de petits manteaux noirs qui leur vont jusqu'aux genoux.
Leurs testières ont, aux deux côtés de la tête,
des renflements extraordinaires, qui forment urne assez laide coiffure.
" (Grégoire, pag. 89).
source : Gaspard Grégoire,
Explication des cérémonies de la Fête-dieu d'Aix
en Provence, 1777
Le jeu du Veau d'or, appelé plus ordinairement lou juec
d'oou Cat par le peuple, parce qu'un des Juifs qui adorent le veau
d'or jette en l'air un pauvre chat enveloppé dans un sac
de toile, ayant soin toutefois de ne pas le laisser tomber par terre
; ce jeu, disons-nous, représentait le Veau d'or adoré
par les Juifs qui, en roulant autour de lui, paraissaient mépriser
le Grand-Prêtre et Moïse leur montrant les Tables de
la loi, et leur criaient ouhoou ! ouhoou !
Que l'argent fasse partie du monde profane, nul n'en disconviendra.
A partir du moment où il est devenu l'équivalent général
suprême (celui auquel tout aboutit et tout se résume)
favorisant l'échange généralisé des
marchandises (et de tout service ou même de toute conduite
humaine susceptible d'être quantifiée, autrement dit
de prendre la forme d'une marchandise) jouant un rôle essentiel
dans les processus de distinction et de hiérarchie, il s'immisce
dans les pores de la société et lui donne son style
1. Une personne sans argent ne peut être ni un producteur
ni un consommateur. Elle perd donc, dans nos sociétés,
aux yeux de beaucoup, sa qualité d'être humain et se
voit reléguée au rang d'ustensile jetable. Mais on
ne peut s'arrêter à ce caractère banal voire
trivial (malgré les implications essentielles que celui-ci
produit), car l'argent participe, d'évidence, également
de la sphère du sacré. Quelques citations glanées
parmi les meilleurs auteurs et reprises dans de fort bon livres
sur l'argent 2 : l'argent est « le Dieu visible » (Shakespeare),
« l'argent est un mot du diable » (Luther), l'argent
est « le seul culte actuel » (Heine), l'argent est «
un des grands mystères du monde » (Ernst Jünger),
« les temples des temps modernes sont des bourses »
(Émile Zola). Terminons par deux phrases célèbres
: « Laisse-moi t'embrasser, toi qui es ce qu'il y a de mieux
dépassant toutes les formes de la joie... telles sont tes
beautés et nos amours », s'écrie le Volpone
de Ben Jonson; « Quand on ne nomme pas, c'est lui que l'on
nomme. Quand on ne le présente pas, c'est lui que l'on présente.
Quand on ne pense pas, c'est à lui qu'on pense », déclare
Péguy, analyste subtil des apparitions fantomatiques (et
pour cela particulièrement efficaces) de l'argent. L'argent
donc relève en partie du sacré, de ce qu'on doit vénérer
et qu'on ne doit pas toucher, de ce qui fomente le désir
de transgression, du « numineux » (pour reprendre le
terme de R. Otto 3), autrement dit de l'effrayant et de l'attirant,
de ce qu'il est impossible de maîtriser (malgré l'envie
qu'il suscite). Ce numineux, aussi lointain soit-il, peut toujours
par des rites appropriés être mis au service des personnes
et elles ne s'en privent pas. Dans De la horde à l'État,
nous avions insisté sur l'apparition de deux nouveaux sacrés
transcendants dans nos sociétés modernes (toujours
associés au règne de la Raison) : l'État et
l'argent, qui ont remplacé progressivement le Sacré
divin et le Sacré royal. Relevons que ces nouveaux sacrés
sont non seulement transcendants (en tant qu'ils régissent
nos conduites de manière impérative, sont les signes
d'une souveraineté qui peut tout exiger de nous et en tant,
qu'en cela, ils sont simultanément augustes et maudits) mais
également immanents, intervenant dans notre vie quotidienne
au travers d'appareils (banques, administrations, etc.) dont nous
devons avoir une connaissance intime. Ils sont donc dans une zone
intermédiaire où ne s'expriment directement ni la
loi divine (uniquement transcendante dans nos religions monothéistes)
ni la loi humaine, résultante des efforts collectifs de l'ensemble
des générations. Cette zone intermédiaire (qui
se compromet naturellement avec le profane) est particulièrement
inquiétante et menaçante. Elle ne nous permet pas
de distinguer la conduite adéquate à tenir (alors
que le respect de la loi divine s'exprime par une liturgie et un
rituel précis, et la loi humaine par le respect des conventions
— lois, normes, coutumes — sociales). Chacun se trouve
placé dans la même situation que le paysan de Kafka,
dans le récit Devant la loi, se demandant s'il doit entrer
par la porte ouverte, mais néanmoins gardée, ou s'il
doit attendre. Doit-on se soumettre aux appareils comme s'ils exprimaient
la loi divine ou les examiner de manière critique, s'ils
ne sont que l'incarnation de la loi humaine ? Doit-on manifester
un respect total pour l'État (qui met « l'unité
dans la diversité de la société civile »
et qui se présente comme réalisation de « l'Esprit
absolu » [Hegel]) ou peut-on le contester et proposer de nouvelles
institutions ? Les Sacrés transcendants-immanents jouent
de leur ambiguïté. A llons encore plus loin : si le
terme sacer a pris progressivement le sens de « inviolable,
non touchable, respectable », on doit se souvenir, fait remarquer
Giorgio A gamben, dans son livre remarquable 4, que, dans l'ancien
droit romain, l'homo sacer était celui qui était à
la fois exposé au meurtre licite et insacrifiable.
Notre
sacré transcendant-immanent doit-il être révéré
ou au contraire tué, détruit pour que les hommes puissent
vivre suivant la loi humaine ? L'État et l'argent ne nous
préviennent-ils pas qu'en eux, dans leurs plis les plus intimes,
se cache le principe de leur destruction même ? Ou plus angoissant
encore, si on n'oublie pas ce que nous apprend la psychanalyse,
autrement dit que sadisme et masochisme ne s'opposent pas radicalement
et que la haine est l'expression autant du masochisme que du sadisme
(comme l'a montré magistralement M. Enriquez 5). A lors ce
principe d'autodestruction, cette pulsion de mort autoagressive,
peut s'accompagner, et s'accompagne souvent, d'allo-agressivité,
de déflexion vers l'extérieur. L'État comme
l'argent peuvent nous détruire d'autant mieux que, alors
que les sacrés purement transcendants n'interviennent pas
dans la vie humaine (ceci idéalement, quand un État
est théocratique c'est l'inverse qui se réalise),
ils peuvent envahir notre vie, gouverner notre vie nue « et
nous assaillir » d'autant plus que nous ne possédons
pas le corpus de réponses pertinentes pour nous protéger
de leur pouvoir. Il faut que nous gardions donc en mémoire
cette possibilité d'activité meurtrière de
leur part. Évoquer le sacré, ce n'est pas encore parler
du fétiche, malgré la proximité des deux notions.
En effet, « fétiche » vient du portugais fetisso
ou feitizo et signifie, comme dit Littré, un objet «
fée », enchanté et pour cette raison vénéré
(J. Pouillon 6). Dans son ouvrage sur les Cultes des dieux fétiches,
le président Des Brosses écrivait déjà
en 1760 7 : « Les Nègres de la côte occidentale
d'A frique, et même ceux de l'intérieur des terres
jusqu'en Nubie, contrée limitrophe de l'Égypte, ont
pour objet d'adoration certaines divinités que les Européens
appellent fétiches, terme forgé par nos commerçants
du Sénégal sur le mot Fetisso, c'est-à-dire
chose fée, enchantée, divine ou rendant des oracles,
de la racine latine fatum, fanum, fari. Ces fétiches divins
ne sont autre chose que le premier objet naturel qu'il plaît
à chaque nation ou à chaque particulier de choisir
et de faire consacrer en cérémonie par ses prêtres
: c'est un arbre, une montagne, la mer, un morceau de bois, un caillou,
etc. » C'est d'ailleurs le président Des Brosses qui,
le premier, a attiré l'attention des chercheurs sur ce phénomène
(cet objet) et sur le culte qui lui est adressé, en pensant
ainsi (bien qu'il l'ait repéré chez les Noirs) que
toutes les religions procèdent d'un fétichisme primitif,
stade archaïque de la religion. Hegel, quant à lui,
n'attribue le fétichisme qu'aux seuls Noirs : les A fricains,
écrit-il, « élèvent à la dignité
de génie toute chose qu'ils imaginent avoir de la puissance
sur eux... C'est en cela que consiste le fétiche ».
Mais « le pouvoir du fétiche et sur le fétiche
est illusoire » et « le pouvoir du Nègre sur
la nature est seulement une force de l'imagination, une domination
imaginaire 8 ». La conception de Des Brosses et plus encore
celle de Hegel exhale un parfum colonial. L'Africain incapable de
dépasser « l'antithèse initiale entre l'homme
et la nature » est et restera ce (bon ?) sauvage qu'il est
important de civiliser. Les véritables ethnologues sedéfieront
rapidement de cette notion et de cet imaginaire de l'infériorité
qu'elle véhicule. Marcel Mauss la condamnera définitivement
: « La notion de fétiche doit disparaître définitivement
de la science, elle ne correspond à rien de défini...
l'objet qui sert de fétiche n'est jamais un objet quelconque,
choisi arbitrairement, mais il est toujours défini par le
code de la magie ou de la religion », et il ajoute : «
Quand on écrira l'histoire de la science des religions et
de l'ethnographie, on sera étonné du rôle indu
et fortuit qu'une notion du genre de celle de fétiche a joué
dans les travaux théoriques et descriptifs. Elle ne correspond
qu'à un immense malentendu entre deux civilisations, l'africaine
et l'européenne ; elle n'a d'autre fondement qu'une aveugle
obéissance à l'usage colonial, aux langues franques
parlées par les Européens à la côte occidentale
9. »
Dans ces conditions, pourquoi continuer à se référer
au fétiche et au fétichisme ? Sans doute, pour une
de ces ruses de la raison dont l'histoire est friande : cette notion
élaborée pour essayer de comprendre et de caractériser
des sociétés primitives a opéré un véritable
retour (ou un retournement) pour tenter d'éclairer certains
aspects méconnus (primitifs, archaïques ?) des sociétés
occidentales. A . Comte a élaboré une théorie
du fétichisme pour essayer de savoir « la signification
permanente d'une réaction de l'homme à sa situation
originaire », ce qui va lui permettre « d'affirmer qu'il
n'y a qu'un esprit humain et que sa logique admet des variations
et non pas des variantes », le fétichisme, s'il reconnaît
(et c'est une erreur) la prédominance de l'affectivité
sur l'intelligence exprime néanmoins une « activité
spéculative » qui ne sera dépassée que
« dans l'état scientifique 10 ». Les primitifs
font donc partie de l'humanité commune et le fétichisme
peut être considéré comme « le premier
essor » de l'activité de l'esprit humain. Pour comprendre
les sociétés occidentales, il faut donc d'abord comprendre
l'activité fétichiste comme relevant des lois logiques
qui « s'observent jusque dans les songes » (les psychanalystes
ne sauraient mieux dire !). Le fétichisme n'est pas une croyance
absurde, irrationnelle. Un psychologue comme A . Binet 11 remarquera,
plus tard, en étudiant le fétichisme amoureux, que
celui-ci révèle une tendance à l'abstraction.
Pourtant ce ne sont ni Comte ni Binet (malgré l'intérêt
de leurs travaux) qui ont donné au fétiche et au fétichisme,
en Occident, ses lettres de noblesse, mais les deux plus grands
penseurs du monde occidental qui ont définitivement changé
notre vision du monde : Marx et Freud. Souvenons-nous des phrases
célèbres de Marx analysant le caractère fétiche
de la marchandise : « Mais la forme valeur et le rapport des
produits du travail n'ont absolument rien à faire avec leur
nature physique. C'est seulement un rapport social déterminé
des hommes entre eux qui revêt ici la forme fantastique d'un
rapport des choses entre elles. Pour trouver une analogie à
ce phénomène, il faut la chercher dans la région
nuageuse du monde religieux. Là, les produits du cerveau
humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués
de corps particuliers en communication avec les hommes et entre
eux. Il en est de même des produits de la main de l'homme
dans le monde marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme
attaché aux produits du travail, dès lors qu'ils se
présentent comme marchandises 12. » A insi pour Marx
le fétichisme évacue et réifie (il naturalise)
un rapport social, ce qui est d'ailleurs la tendance constante de
la société capitaliste qui dénie les rapports
sociaux réels (toujours à décrypter), qui les
masque par l'idéologie pour les transformer en lois naturelles
incontestables (ainsi la loi de l'offre et de la demande et les
contraintes « naturelles » du marché qui occultent
les processus de domination, d'exploitation et d'aliénation).
Marx ainsi nous permet de percevoir directement la dynamique sous-jacente
à la société bourgeoise capitaliste. Freud,
de son côté, lui aussi, étudie la société
bourgeoise cette fois-ci non dans ses aspects économiques,
mais dans ce qui lui donne une autre impulsion (tout aussi nécessaire)
: la relation sexuelle. Il connaissait le travail de Binet sur «
le fétichisme en amour » et avait lu avec intérêt
sa phrase disant que « tout le monde est plus ou moins fétichiste
en amour et qu'il y a une dose constante de fétichisme dans
l'amour le plus régulier ». Certes, il ira plus loin
et il indiquera que « le fétiche quand il est rencontré
pour la première fois a déjà su attirer l'intérêt
sexuel », il montrera que les substituts sexuels « peuvent
en vérité être comparés au fétiche
dans lequel le sauvage incarne son dieu 13 » et que «
le fétiche — substitut du phallus de la femme —
dénie une absence 14 ». Le fétichisme se trouve
donc au centre des rapports amoureux et, s'il a existé «
chez les sauvages », il continue, de manière centrale,
de jouer son rôle dans nos sociétés. Dire que
les sociétés occidentales sont (en partie tout au
moins) des sociétés fétichistes signifie donc
qu'elles aussi présentent des aspects masqués des
« continents noirs », pour reprendre le terme de Freud.
A lors qu'elles se voyaient vêtues de « lin blanc »
(Hugo) resplendissant, elles se trouvent confrontées à
ce qu'elles avaient projeté tout d'abord sur les Noirs (d'après
Des Brosses et Hegel en particulier) et qu'elles n'avaient pas voulu
voir comme un des éléments de leur texture. Retournement
prodigieux qui, comme tout retournement, n'a pas encore cessé
de produire des effets.
Mais que les Occidentaux actuels (et non dans le temps, comme le
pensait Comte) puissent avoir des activités fétichistes,
n'indique pas encore que l'argent soit devenu ce fétiche
sacré transcendant-immanent dont nous avons relevé
la trace. Il nous faut donc aller plus loin et examiner certaines
caractéristiques de l'argent pour voir en quoi celui-ci peut
devenir un fétiche, c'est-à-dire se transformer en
un dieu dans lequel les individus sont susceptibles de s'investir.
L'argent comme cristallisation du désir
Marx, analyste perspicace, avait déjà insisté
dans les manuscrits de 1844 sur l'argent comme « réalisation
du désir » et dans les grundrisse sur l'argent comme
« rêve réalisé ». Posons, comme
le dit Bachelard, et d'ailleurs tous les psychanalystes, que «
l'homme est un être de désir et non de besoin ».
Nous n'expliciterons guère ce postulat qui est à la
racine même de l'interprétation actuelle du psychisme
(même si c'est à Hegel qu'on doit cette vision de l'homme).
Que ce désir soit fondé sur le manque, comme le pensent
les psychanalystes, manque insupportable qui vise toujours la complétude
et ne l'atteint jamais, ce qui empêche le désir de
pouvoir trouver un jour l'objet ultime de sa satisfaction et l'oblige
à rebondir constamment, ou qu'il soit la marque de la volonté
humaine de rechercher toujours plus de jouissance, il est incontestable
que l'homme est moins mû par des idéaux que par sa
tendance à réaliser le programme du principe de plaisir
qui l'assure de son existence et de son identité. En tant
qu'être de désir, l'homme est mû par le désir
de reconnaissance de la part des autres (il désire le désir
des autres) ; il aspire à ce que ses désirs, quels
qu'ils soient, puissent être acceptés et pris en charge
par les autres, ce qui renforce son narcissisme de vie comme de
mort ; il veut même mettre en oeuvre son rêve de toute-puissance
narcissique, sa volonté de maîtrise du monde et des
autres qui pourra se sublimer plus ou moins bien dans des activités
sociales valorisées. Ce sont donc ses fantasmes (mise en
scène des désirs), son imaginaire, ses pulsions de
vie comme de mort qui l'amènent à affronter les difficultés,
à travers les mers inquiétantes, à transformer
la nature hostile et à la rendre faste, à inventer
les mythes qui l'assurent d'une généalogie prestigieuse.
Or que fait l'argent ? L'argent est un transformateur (ou si on
préfère un opérateur de transformation). Il
change tous les désirs qui sont de l'ordre de la qualité,
de l'intuition, du non dicible ou du difficilement dicible, affectés
par un mouvement permanent qui, à la fois, fonde l'être
humain mais l'ébranle (car la quête effrénée
est fatigante et périlleuse) en besoins qui sont de l'ordre
de la quantité, du rationnel, de l'exprimable. Si le désir
est poétique (en tant qu'il manifeste la capacité
autopoétique des sujets, leur aptitude à se créer
« de façon continue » et à l'édification
de formes nouvelles, le besoin est prosaïque. Si le désir
fait partie du champ de l'imaginaire, le besoin fait partie du champ
du réel immédiat. Cette transformation est opérée
par l'argent au moment même où il devient un équivalent
général. Rien ne peut plus, alors, se dire qui ne
soit un jour traduisible en argent et être mis sur un marché
(même les relations affectives peuvent être comptabilisées,
nous a appris Garry Becker). Le désir est donc canalisé
et investi dans ce qui est simultanément l'instrument, le
langage et l'objet commun. En s'investissant ainsi, le désir
devient mesurable et s'abolit lui-même en tant que désir.
Il va donc plus s'exprimer dans sa vérité, c'est-à-dire
dans son aspect mouvant, fluctuant, voire totalitaire, il va prendre
l'aspect réglé, systématique, aseptisé
lui permettant d'être reconnu et acceptable par la société.
Il va perdre ses qualités de rapport entre des individus
et des groupes situés historiquement et socialement pour
devenir un rapport entre les choses (interchangeabilité des
individus, interchangeabilité des objets). Et si c'est un
rapport entre les choses, c'est que l'argent est d'abord et fondamentalement
un objet. Toute centration sur l'objet met en avant l'idée
d'objet de satisfaction ; qui dit objet de satisfaction renvoie
à la satisfaction du besoin et donc à la mort progressive
du désir. (Hegel ne s'était pas trompé qui
écrivait que les marchandises et l'argent représentaient
le désir mort). Ce mouvement est, aux dires de G. Simmel
15 « une des tendances majeures de la vie : la réduction
de la qualité à la quantité, retrouve sa représentation
à la plus haute dans et d'uneperfection unique dans l'argent
». Mais l'argent n'est pas seulement un opérateur de
transformation, un objet (susceptible d'être aimé),
c'est également un embrayeur. Si on ne tient pas compte de
cette caractéristique, on rate l'essence même de l’argent.L'argent
n'est jamais un objet inerte dans lequel va s'épuiser la
satisfaction du besoin. Il est un objet vivant qui produit des effets.
L’argent a une énergétique propre. B. Franklin
l'avait bien repéré, et ce n'est pas pour rien que
Weber a rappelé sa parabole : « Rappelle-toi que la
puissance génitale et la fécondité appartiennent
à l'argent. L'argent engendre l'argent et les rejetons peuvent
en engendrer davantage à tour de rôle et ainsi de suite
16. » L'argent surgit comme substitut de ce phallus que tout
le monde cherche et que personne n'attrape. Il permet de dénier
la castration symbolique, de ce fait de réengendrer le fantasme
de toute-puissance (plus ou moins mis à mal par le principe
de réalité) et de donner une satisfaction illusoire
aux exigences du moi idéal qui poursuit toujours la réalisation
des désirs infantiles de toute-puissance. Il renforce ainsi
un narcissisme incapable de se remettre en question (et d'accepter
la finitude) et la volonté de maîtrise rageuse et haineuse.
Mais il ne rassure pas seulement l'individu sur son identité,
il lui offre en prime le bénéfice le plus appréciable
: l'emprise sur les autres. Car dans une société d'argent,
celui qui a de l'argent, qui fait de l'argent, met les autres, plus
ou moins, à sa merci. C'est pour cela que l'argent doit engendrer
de l'argent. Et cela de n'importe quelle manière.
Du temps
de Marx on pouvait écrire : A (argent) —> M (marchandises)
—> A rgent. Maintenant où le monde est devenu un
véritable « casino fmancier » (pour reprendre
le terme popularisé par M. A llais et C. Castoriadis), il
s'agit de faire de l'argent sans passer par le truchement de la
marchandise. L'argent produit de l'argent sans produire de richesses.
Il donne ainsi à celui qui en est le maître la puissance
et le pouvoir sur les autres. L'argent va donc être aimé
comme symbole de la puissance phallique. A ce moment-là il
est devenu un fétiche et un dieu incarné. Par un paradoxe
extraordinaire, cet argent qui avait tué le désir,
le fait renaître de ses cendres. Car l'argent obtenu peut
être aimé (comme tout dieu) avec passion, avec démesure.
Car il procure des satisfactions énormes et il engendre le
désir de nouvelles satisfactions. Le désir continue
à poser ses exigences et ne s'arrête jamais. Sombart,
l'économiste autrichien, disait : « Le capitaliste
n'a qu'un ventre. » Il oubliait que celui-ci ne cherche pas
seulement à se nourrir. Il recherche la puissance et il l'obtient.
Il recherche la jouissance et il croit l'obtenir. Il est en cela
semblable aux libertins de Sade qui s'aperçoivent qu'ils
sont toujours « floués » et qu'ils doivent continuellement
multiplier les orgasmes et les meurtres, sans pouvoir s'arrêter.
Car la jouissance se refuse à celui qui la cherche éperdument.
Mais bien peu le savent et dans une société capitaliste
encore moins. L'argent devient ainsi un embrayeur total, mais parfaitement
dysfonctionnel, possédé lui-même par l'ubris
qu'on a projeté en lui et qui peut amener aux situations
les plus folles (la domination comme la faillite). On peut, sans
qu'il s'agisse pourtant d'une comparaison hasardeuse, établir
une comparaison entre l'argent et le mythe. Nous savons, en particulier
grâce aux beaux travaux de J.-P. Vernant 17, que si le mythe
est par un de ses aspects une parole affective provoquant chez l'auditeur
« un processus de communication affective avec les actions
dramatiques qui forment la matière du récit »
et une mise en acte, conséquences de la mimesis dans la vie
quotidienne du message contenu dans le mythe, s'il est également
la traduction des fantasmes individuels et collectifs les plus primitifs
concernant la possibilité même de l'existence, s'il
ouvre enfin au jeu du vertige et de l'excès, il est, par
un autre aspect, un système conceptuel permettant aux individus
d'une société de penser de manière ordonnée
les relations de la nature et de la société et d'assurer
L'argent comme une forme permettant la corticalisation
de la société
la fonction symbolique. Sans celle-ci, les membres d'un groupe
seraient incapables de penser de manière unifiée,
de se soumettre à la même epistemé, de développer
un même paradigme pratique, de mettre en oeuvre un imaginaire
social commun. L'argent de son côté n'est pas que l'objet
des pulsions et des désirs ni l'embrayeur des passions les
plus démentes, comme nous l'avons indiqué plus haut,
il est le signe de l'intellectualisation de la société,
ce qu'avaient perçu Comte et Binet et même antérieurement
Balzac qui s'était rendu compte que « l'exploitation
de l’homme par l'homme était remplacée progressivement
par l'exploitation de l'homme par l'intelligence 18 ». C'est
à G. Simmel que nous devons la mise en pleine lumière
de cette caractéristique. Il écrit : « Pour
autant que l'argent devient absolument commensurable et l'équivalent
de toutes les valeurs, il s'élève à des hauteurs
abstraites bien au-dessus de l'entière diversité des
objets. Il en devient d'autant plus étranger, si bien que
les choses les plus éloignées y trouvent un commun
dénominateur et entrent en contact des unes avec les autres
19. » Comme le disait Comte de manière imagée,
les hommes passent « de l'arbre de chacun à la forêt
et au Dieu de la forêt ». Ce processus d'abstraction
(qui permet le passage des bracelets de cuivre aux pièces
lydiennes, à la monnaie fiduciaire et aux cartes de crédit,
si nous pouvons nous permettre un tel raccourci) est puissamment
aidé par l'étrange complicité que l'argent
noue avec les deux catégories essentielles de l'entendement
humain : le temps et l'espace. Tout le monde connaît bien
maintenant l'adage de Franklin : « Le temps, c'est de l'argent
», largement commenté par Max Weber. Mais tout le monde
n'en a pas perçu les implications réelles. Une implication
est évidente : chaque homme, dans une économie capitaliste
(et non dans une économie de marché qui existe depuis
les Phéniciens), peut vendre sa force de travail intellectuelle
ou manuelle, à chaque moment, contre une rémunération,
plus ou moins proportionnelle à ses efforts. Une autre implication
est assez bien perçue depuis l'invention de l'usure et ensuite
du crédit; chaque moment peut permettre à celui qui
dispose de sommes monétaires de voir celles-ci fructifier,
sans travail attenant, sous le seul effet du temps d'exercice de
l'usure et du crédit. Le temps ainsi se convertit en argent
et l'argent devient la mesure du temps. Mais ce qui est moins bien
perçu ou même totalement occulté, c'est que
l'argent est créateur de temps. Certes, nous percevons bien
que la possession de l'argent permet de dégager du temps
de loisir, du temps de réflexion (si les citoyens grecs faisaient
travailler les esclaves, c'était aussi pour avoir du temps
à eux, pour ne pas être assujettis au temps qui passe),
du temps pour la convivialité et pour la vie domestique.
Mais il y a bien plus : l'argent crée du temps historicisé.
Les sociétés développées où les
gens ont de l'argent ne vivent pas dans le même temps que
les sociétés non développées ou en développement.
Les premières vivent au XXIe siècle, les autres vivent
au XVIIIe ou au Moyen Age. Les premières vivent au rythme
des e-mail, du fax, du téléphone portable, du transport
aérien, les autres au rythme des saisons et de la charrue.
Les sociétés développées vivent et dans
l'urgence (les Italiens le disent souvent : l'avenir sera construit
par les nations les plus rapides, cf. également les travaux
de P. Virilio 20) et dans le futur. Les autres vivent dans une certaine
« lenteur » et dans l'instant présent. (Les habitants
des favelas au Brésil ne pensent pas au futur. « Le
futur c'est aujourd'hui ou demain, après... on ne sait pas
», nous dit un favelado.) Les premières vivent dans
un monde de services et dans un univers de plus en plus imaginaire
et virtuel, les autres dans un monde de la production et dans un
univers terriblement réel. Les Occidentaux vivent dans un
temps monochrone (E.T. Hall 21) et les autres sont pris dans un
temps polychrone. Si le temps monochrone est celui des horloges,
temps linéaire qui s'impose à tous et s'inscrit dans
une perspective pragmatique et non ontologique de l'existence, le
temps polychrone porte l'empreinte de la symbolique sociale et se
caractérise par la multiplicité des faits se déroulant
simultanément. Le deuxième temps signifie que la vocation
de l'homme est de mener à bien toutes ses « transactions
», en respectant les normes de la société (s'exprimant
dans les fêtes, les rites et une conception du sacré),
plutôt que par une adhésion à des horaires fixes,
sans signification existentielle. Enfin les Occidentaux peuvent
et veulent vivre ; le temps est le temps de la carrière,
de la jouissance, de la vie tout court, les autres luttent, le plus
souvent, pour leur simple survie. A chaque moment ils se demandent
: comment continuer ? Le temps n'est plus un temps « vécu
», il est un temps « combattu » et il risque toujours
d'amener de nouvelles douleurs et de déboucher sur la mort.
« Le temps, c'est de l'argent » signifie donc que l'argent
est l'élément discriminant de la vie et de la mort.
Il engendre donc une conception de l'histoire de l’humanité,
et désigne donc rationnellement ceux qui ont le droit de
vivre et ceux qui luttent encore pour ce droit. L'argent a aussi
un rapport à l'espace et sur ce point encore G. Simmel (bien
commenté par J.-Ph. Bouilloud 22) a été un
précurseur. La vie de l'argent se développe dans des
espaces appropriés : espaces marchands, banques, assurances,
institutions de protection sociale. L’argent crée aussi
des espaces. Il éloigne les pauvres des riches (banlieues
et zones résidentielles), les hommes à haut statut
de ceux à bas statut (renforçant ainsi les distinctions).
Chaque personne dans sa classe sociale connaît ses «
périmètres » d'existence et ne va pas sur les
territoires des autres (certains vont à l'Opéra, d'autres
dans les bistrots, etc.). Personne n'habite le même territoire
et tout un chacun sait où il sera bien accueilli ou au contraire
rejeté. Par le truchement du temps et de l'espace, l'argent
crée ainsi un monde ordonné, où chacun trouve
une place (qui ne lui sied pas toujours naturellement), une manière
d'être qui satisfait le besoin de classement et de prévision
des êtres humains. Sans l'opérateur argent, la société
occidentale n'aurait jamais pu faire de la rationalité instrumentale
l'ordonnatrice de la vie sociale. Cristallisation du désir,
agent d'abstraction, l'argent possède une force considérable.
Il devient, comme le pensait Simmel, « la valeur la plus absolue
». « La valeur de l'argent en tant que moyen augmente
avec sa valeur en tant que moyen jusqu'au moment où il devient
une valeur absolue et où s'achève la conscience du
but en lui 23. » Le moyen est devenu fin. La hiérarchie
sociale n'a plus besoin de s'appuyer sur l'affection, la reconnaissance,
la déférence ou le prestige mais sur la capacité
des individus à maîtriser une science des moyens (cf.
le lumineux commentaire de S. Moscovici sur Simmel 24). L'argent
permet donc de favoriser une centration sur les moyens, sur la question
« comment » et d'évacuer la question existentielle
fort préoccupante et à laquelle les hommes n'aiment
guère répondre : « Pourquoi ? », quel
est le sens de ce qui est entrepris ?
En permettant d'oublier la
question des fins ou plus exactement en faisant du moyen une fin
en soi, l'argent a favorisé la victoire de la rationalité
instrumentale au détriment de la rationalité des fins
(bien plus complexe à définir et à établir).
Ce faisant, il permet, comme le montrent Simmel et Moscovici, une
économie d'effort (il est bien plus simple de s'intéresser
à un moyen, dont l'essence est manipulable, qu'à une
fin qui peut toujours être l'objet de réflexion infinie).
Il permet de faire fonctionner le principe du moindre effort énoncé
par Zifp selon lequel tout homme essaie de minimiser les efforts
à accomplir pour atteindre un but déterminé
ou encore le principe de tendance à la réduction de
tension évoqué par Freud. Cette focalisation sur le
moyen devenu fin-valeur absolue renforce le caractère fétiche
de l'argent qui s'étaye, de plus, dans nos sociétés
sur la transformation progressive, opérée par l'argent
lui-même, des relations humaines et sociales en rapports réifiés,
chacun s'identifiant au moyen vénéré et se
transformant en moyen (les hommes actuellement sont obsédés
par une idée : sont-ils toujours vendables et monnayables
?) et oubliant qu'il est une fin en soi. Cette transformation de
l'argent en fin et de l'homme en moyen est la plupart du temps masquée.
Si on peut comprendre que Montesquieu puisse écrire : «
C'est presque une règle générale que partout
où il y a des moeurs douces il y a du commerce et que partout
où il y a du commerce il y a des moeurs douces » appuyé
par le célèbre S. Johnson qui s'exclamait : «
Il est peu de façons plus innocentes de passer son temps
que de l'employer à gagner de l'argent », il est plus
étonnant de lire chez Keynes ces lignes : « La pos-
Le triomphe des moyens sur les fins ou comment le moyen
devient fin
-sibilité de gagner de l'argent et de constituer une fortune
peut canaliser certains penchants dangereux de la nature humaine
dans une voie où ils sont relativement inoffensifs... Il
vaut mieux que l'homme exerce son despotisme sur son compte en banque
que sur ses concitoyens 25. » Comme quoi, le fétiche
a une vertu extraordinaire : de pouvoir être adoré
et en même temps dénié, ce qui lui donne une
force incommensurable. Nos sociétés judéo-chrétiennes
sont des sociétés de la culpabilité. Depuis
Luther, Calvin et plus récemment Freud, c'est devenu une
évidence pour chacun. La dette infinie contractée
envers Dieu est motrice. Elle oblige à la rembourser et à
savoir qu'il faudra continuer à payer, sans espérer
voir un jour la créance éteinte. Il faut prendre le
mot dette dans son sens littéral. Si au début du judaïsme
comme du christianisme il s'agit d'une dette mystique, d'une dette
morale fondée sur la faute originelle pour laquelle il n'y
a aucune rédemption et qui condamne l'homme au travail et
la femme à la souffrance (« Tu travailleras à
la sueur de ton front », « Tu enfanteras dans la douleur
», nous dit la Bible), il n'est plus question de nos jours
que d'une dette laïcisée, d'une dette d'argent puisque
« l'histoire capitaliste est calquée sur le mythe théologique
» (A . A mar 26). D'ailleurs cette dette est concrétisée
dans la comptabilité en partie double inventée par
les Lombards : « L'argent, nous dit A . A mar, est affecté
du signe de la dette. Là où il se trouve, là
il est inscrit avec le signe moins. La négation qu'il contient
est révélée par la notation même qui
l'exprime. Dans la comptabilité en partie double, l'argent
matériellement reçu est inscrit au débit du
compte caisse ; le capital, les réserves, les bénéfices,
c'est-à-dire les biens propres d'une entreprise, sont inscrits
au passif du bilan, dans la colonne des dettes. » «
Celui qui reçoit, doit », telle est la règle
fondamentale, péniblement élaborée vers le
XVIe siècle. (Et d'ailleurs qu'est le capitalisme sinon un
immense système d'endettement ?) Il faut donc travailler
chaque jour, faire toujours plus d'argent pour rembourser ce qui
ne peut pas être remboursé. Calvin a insisté
sur ce point : le pécheur ne sait pas s'il fera partie des
élus, il ne peut que travailler à la plus grande gloire
de Dieu et s'il réussit, il considérera cette réussite
comme un indice possible de son élection. Dieu ne pouvant
oublier que triomphent sur terre ceux qu'il n'appellera pas près
de lui. A insi grâce à cet espoir, le protestant (et
tous ceux qui se comporteront comme lui) peut reprendre la maîtrise
de son destin. Il travaillera, il s'endettera mais en même
temps, en faisant de l'argent, il escompte piéger le désir
de Dieu à son égard. L'argent devient bien ce que
J. Pouillon, dans une belle formule, a appelé « le
fétiche, piège à dieux », car il s'agit
toujours d'essayer de maîtriser, en le manipulant, ce qui
de façon fondamentale nous surplombe et nous gouverne. La
culpabilité, signe d'une dette, favorise ainsi le désir
de créer de l'argent, de lui donner un pouvoir car il semble
toujours possible d'user de ce pouvoir (du moins les gens le pensent)
pour se concilier Dieu ou maîtriser les hommes. Mais en fait
l'aventure capitaliste, liée à l'éclosion de
l'individualisme, qui rend chaque homme (et non chaque collectivité,
comme le pensait le peuple juif) coupable, a contribué à
l'instauration de l'argent comme fétiche, qui comme tout
fétiche fait semblant de servir, mais asservit les homme
à sa loi. Marx avait noté la disparition de tous les
liens sociaux et leur remplacement par le « paiement au comptant
» et avait dénoncé « les eaux glacées
du calcul égoïste ». Simmel a insisté sur
la mise à distance des êtres humains : « Tandis
qu'au cours d'une période antérieure au développement
l'homme devait payer ses rares relations de dépendance par
l'étroitesse de ses liens personnels et souvent par le fait
qu'un individu était irremplaçable, nous trouvons
maintenant une compensation à la multiplicité des
relations de dépendance dans l'indifférence que nous
pouvons manifester aux personnes avec qui nous
La culpabilité devient motrice
sommes en rapport et par la liberté où nous sommes
de les remplacer », écrit-il 27. On peut aller plus
loin et dire que l'argent nous fait entrer dans le règne
de la perversion, où les autres nous sont non seulement indifférents
mais deviennent des êtes manipulables, jetables ou niables
au besoin et où il nous éloigne de la névrose.
Pervers sadiques, pervers apathiques, tels les libertins de Sade,
croissent à loisir dans notre société. Sade
avait prévu le monde de la « vénalité
généralisée ». Nous n'en sommes pas loin.
Si les femmes, pour Sade, devaient être les premières
touchées, entrer dans le monde de la prostitution, il se
rendait compte que, si sont rejetées celles qui, par essence,
sont l'exemple même de l'altérité, les hommes
aussi seront pris un jour dans la tourmente. Car le règne
de l'argent, c'est bien de faire disparaître l'humain de la
scène sociale et de lui substituer des rapports d'objets,
des rapports aseptisés, propres, alors que les êtres
humains ont un corps qui respire, qui sent, qui transpire, qui éructe.
Nouveau renversement : l'argent, assimilé par les psychanalystes
à de la matière fécale, rend, comme nous venons
de voir, les rapports sociaux inodores sinon inexistants. L'argent
en définitive se venge des humains qui avaient cru le dominer
: il se comporte comme un vampire qui comme tout vampire (c'est-à-dire
comme être immortel, sans image de lui et tout-puissant) sait
tout prendre et ne rien donner. La seule différence pourtant
(mais elle est de taille), c'est que le vampire est le seul produit
de notre imagination, alors que l'argent est un produit de notre
action qui a pris son autonomie, qui s'est constitué en fétiche
et qui d'un « piège à dieux » s'est transmué
subtilement en un « piège à hommes ».
Notes :
1. Tocqueville rend bien compte de ce processus. « Dans nos
sociétés, comme l'argent y a acquis une mobilité
singulière, passant de mains en mains sans cesse, transformant
la condition des individus, élevant ou abaissant la famille,
il n'y a presque personne qui ne soit obligé d'y faire un
effort désespéré et continuer pour le conserver
ou l'acquérir. L'envie de s'enrichir à tout prix,
le goût des affaires, l'amour du gain, la recherche du bien-être
et des jouissances matérielles y sont donc les passions les
plus communes. » De la démocratie en mérique
(1835), Paris, Gallimard, Folio.
2. Citons en particulier : E. BORNEMA N, Psychanalyse de l'argent,
tr. fr., Paris, Gallimard, 1978 ; P. LA NTZ, L' rgent, la Mort,
Paris, L'Harmattan, 1988 ; S. Moscovic, La Machine à faire
des dieux, Paris, Fayard, 1988.
3. R. Otto, Le Sacré, Paris, Payot, 1949 4. G. A GA MBEN,
Homo Sacer, Paris, Le Seuil, 1997.
5. M. ENRIQUEZ, ux carrefours de la haine, Paris, Épi, 1984.
6. J. POUILLON, Fétiches sans fétichisme, Paris,
Gallimard, 1970. Nous avons d'ailleurs fort utilisé ce remarquable
numéro auquel nous ferons souvent allusion. Nous nous sommes
également inspirés du bel article de M. TIBON-CORNILLOT:
« Fétiches d'Occident », Connexions, n° 30,
1980.
7. Cité in Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 2, op
cit.
8. Cité in M. TBION-CORNILLOT, « Fétiches d'Occident
», op. cit.
9. Cité in J. POUILLON, Fétiches sans fétichismes,
op. cit.
10. Cité in Nouvelle Revue de pyschanalyse, n° 2, op.
cit.
11. A . Binet, « Le Fétichisme dans l'amour »,
cité in J.-B. PONTA LIS, Présentation, Nouvelle Revue
de pyschanalyse, n° 2, op. cit.
12. K. MA RX, Le Capital, 1re section, partie IV, Œuvres complètes,
Paris, Gallimard, La Pléiade.
13. S. FREUD, Trois Essais sur la théorie sexuelle (1905),
nouv. tr. fr., Paris, Gallimard, 1987.
14. S. FREUD, « Le Fétichisme » (1929), in La
Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969.
15. G. SIMMEL, Philosophie de l'argent, tr. fr., Paris, PUF, 1987.
16. Cité in M. WEBER, L'Éthique protestante et l'esprit
du capitalisme, tr. fr., 1964 ; tr. remaniée, Paris, Plon,
1967.
La disparition de l'altérité et l'effacement de l'homme
17. J.-P. VERNA NT, « Raisons du mythe », in Mythe
et société en Grèce ancienne, Paris, Maspero,
1974.
18. H. DE BA LZA C, cité in S. Moscovici, La Machine à
faire des dieux, op. cit.
19. G. SIMMEL, Philosophie de l'argent, op. cit.
20. Citons son dernier livre : La Bombe informatique, Paris, Galilée,
1998.
21. E.T. HA LL, La Dimension cachée, Paris, Le Seuil, 1971.
22. Cf. dans ce livre l'article de J.-Ph. Bouilloud.
23. G. SIMMEL, Philosophie de l'argent, op. cit.
24. S. Moscovici, La Machine à faire des dieux, op. cit.
25. Ces trois citations sont extraites de A .O. HIRSCHMA N, Les
Passions et les Intérêts, tr. fr., Paris, PUF, 1980.
26. A . A MA R, « Essai psychanalytique sur l'argent »,
in E. BORNEMA N, Psychanalyse de l'argent, op. cit.
27. G. SIMMEL, Philosophie de l'argent, op. cit.
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