"Un sanglant non-sens"
Élisabeth de Fontenay est professeur de philosophie à la
Sorbonne. Elle a notamment consacré un ouvrage à la représentation
philosophique des rapports entre les hommes et les animaux, des premiers
temps de la philosophie grecque jusqu'à nos jours : le silence
des bêtes (Fayard)
Le Figaro
Comment réagissez-vous face à toutes ces séries d'abattages
systématiques en Europe ?
Élisabeth de Fontenay
Ma première réaction est de stupéfaction. Comment
ne pas être frappé par l'insistance des médias sur
les problèmes de santé publique et par la désinvolture
qu'on manifeste face au destin cruel et absurde de ces bêtes abattues
massivement et brûlées par dizaines de milliers sur des bûchers.
Je prends la mesure de la difficulté qu'on rencontre à faire
partager ce sentiment d'un scandale. Je crois avoir montré dans
mon livre que tout dans cette civilisation productiviste et technicienne
oublieuse de l'être de l'animal, nous menait à la possibilité
de ce sanglant non-sens. Mais les choses ont pris de telles proportions
et la plupart de ceux qui ont droit à la parole sont dans une si
profonde inconscience de la signification de ce grand massacre que j'ai
réagi par un mutisme dont je ne serai pas sortie si vous n'étiez
pas venu me chercher. Ma seconde réaction est politique. Il faut
dénoncer les responsables de ce désastre : la FNSEA, le
Crédit agricole et le Ministère de l'agriculture en tant
qu'unique instance où se confondent deux fonctions nécessairement
conflictuelles : l'aide au développement de l'élevage, d'une
part, les instances de contrôle, de l'autre.
Le Figaro
Que pensez-vous des images et des photos qui montrent ces abattages ?
Élisabeth de Fontenay
On est envahi par des images et des dessins complaisants d'animaux frappés
de comportements erratiques dont on se moque, puis d'animaux morts tirés
par des grues, complètement désarticulés, encore
entiers mais grotesquement déformés, avec la langue pendante,
les yeux égarés. j'ai l'impression que l'on photographie
cela à la fois pour nous faire rire et pour nous faire peur : "
Regardez comme ces pauvres grands corps effrayants sont cocasses."serions-nous
tous devenus des équarrisseurs habitués et endurcis ? quand
Rembrand et Soutine peignent un boeuf écorché ou un quartier
de boeuf, ils pratiquent un humanisme de la forme, ils expriment une piété,
une piété de la peinture envers ceux qui ont été
tués pour que des hommes se nourrissent. Alors que ces photos et
ces dessins me semblent extrêmement déshumanisant. On oublie
la sensibilité qui caractérise tous ces "animés"
et la conscience du stress dont sont pourvus les mammifères, on
tient pour nul et non avenu le rapport immémorial, le lien symbolique
fort et profond, la communauté des vivants qui lie l'homme et l'animal
sur notre terre.
Le Figaro
N'impose-t-on pas aussi une image de la mort singulièrement atroce
? Ces images semblent renvoyer à une époque que l'on croyait
révolue.
Élisabeth de Fontenay
Les civilisations dont nous sommes issus pratiquaient le sacrifice : on
offrait un animal qui devait toujours être parfaitement sain à
Dieu ou aux dieux. On en brûlait une partie, en hommage à
la divinité, on en mangeait une autre. parfois on brûlait
tout l'animal et cela s'appelait un holocauste. C'est cela même
qu'on pratique en ce moment sauf que, premièrement, les animaux
sont malades, et que, deuxièmement il n'y a plus de dieux : notre
dieu unique c'est désormais notre sacro-sainte assiette. Sur le
plan symbolique, culturel, cela indique une déstructuration dont
personne, apparemment, ne veut rien savoir. Autre analogie trompeuse avec
l'antiquité : on appelait "hécatombe" l'abattage
sacrificiel de cent boeufs. Vous constatez que ce mot apparaît comme
un euphémisme face à l'extermination de millions de bovins,
d'ovins et de porcs. L'abattage industriel fait déjà de
la mort administrée un acte purement technique. mais cette démesure
dans la technicisation des vivants éclate au grand jour maintenant
que les animaux sont massacrés pour rien, pour que nous ne les
mangions pas.
Le Figaro
Les mobiles de ces abattages sont-ils clairement perçus ?
Élisabeth de Fontenay
Les gouvernants disent mettre en oeuvre actuellement une logique sanitaire.
De surcroît, les éleveurs se soumettent à une logique
économique qui consiste, en ce moment de crise du marché,
à gagner de l'argent en abattant. Il y a derrière ces cohérences
quelque chose de magique qui ne relève donc pas seulement de la
rationalité purement instrumentale qui nous a amenés à
cette situation insensée. Les gouvernants européens en viennent
à des conduites archaïques constatant une contradiction à
peine imaginable, à savoir que des politiques démocratiques
fondées sur la pensée du futur, la planification, le progrès
n'ont pas su prévoir, pire ont contribué à provoquer
un tel danger pour les populations. Ils multiplient des simulacres d'holocauste
comme pour expier le crime qui aura consisté à ne plus traiter
que de manière industrielle la naissance, la vie et la mort de
ces vivants qui ne sont pas des biens comme les autres, qui ne sont pas
des choses dont on peut faire n'importe quoi suivant les caprices d'un
anthropocentrisme forcené. De la faute ou de l'expiation, on se
demanderait ce qui a les plus terribles effets.
Le Figaro
Contestez-vous le principe de précaution qui est aujourd'hui invoqué
?
Élisabeth de Fontenay
On dirait que le principe de précaution est, comme la pauvre vache,
devenu fou. On le pousse, peut-être pour des raisons politiciennes,
à un excès de radicalité qui l'apparente à
de l'imprudence. pourquoi, par exemple, faudrait-il abattre les troupeaux
dans lesquels des animaux sont affectés par la vieille fièvre
aphteuse de nos campagnes, puisque cette maladie n'est pas mortelle et
qu'elle ne contamine pas l'homme ? N'est-on pas inconséquent dans
l'excès de précaution comme on l'a été dans
le productivisme de l'industrie agroalimentaire. Dans les deux cas, on
fait preuve d'irresponsabilité envers des bêtes dont nous
avons la garde et envers les hommes. Cette extermination industrielle
d'animaux peut en effet avoir des conséquences qui, sur le plan
symbolique, se révéleront, je le répète, déshumanisant.
bien sûr, il faut prioritairement veiller sur la santé des
êtres humains, mais il ne suffit pas de prendre soin des corps,
il faut veiller aussi sur nos représentations et nos pratiques
de la vie et de la mort. Nos traditions étant dorénavant
abolies par le progrès des techniques d'élevage et par le
marché mondial, il aurait fallu introduire des règles éthiques
dans nos relations avec les bêtes. Au XIX me siècle, les
défenseurs des animaux étaient tous des républicains
: Michelet, Hugo, Scoelcher, Clémenceau. C'est au nom de la République
et de la démocratie qu'ils demandaient que l'on traite moins mal
"nos frères inférieurs". Ils nous ont fait comprendre
que la question animale est une question politique et qu'elle recoupe
celle du genre de vie des hommes. Mais on dirait que de cette tradition-là
aussi nous ne voulions plus rien savoir.
Le Figaro
Sommes-nous condamnés à être végétariens
?
Élisabeth de Fontenay
Je ne le suis pas, par paresse et par crainte de la désocialisation
qu'implique le fait de ne pas se nourrir comme les autres. J'essaie donc
de partir d'un consensus selon lequel il est plutôt bon pour les
hommes de manger un peu de viande. Mais il faut reconnaître que
l'état des choses actuel donnerait raison à ceux qui voudraient
qu'on s'abstienne de tuer pour manger puisqu'on en est venu à tuer
pour ne pas manger. Toutes ces vies animales interrompues en pure perte
montrent en tout cas que notre culture de technicisation du vivant est
fondamentalement nihiliste. Nous empestons la mort. C'est seulement en
changeant complètement les modes d'élevage qu'on aboutira
à un abattage moins inhumain.
Le Figaro
Les animaux de ferme sont-ils encore des animaux comme les autres ?
Élisabeth de Fontenay
Il n'y a plus d'animaux domestiques. Les animaux de ferme ne se reproduisent
en quelque sorte plus, on les produit désormais en série.
Bientôt, sans doute, on les clonera systématiquement. Depuis
que nous n'avons plus besoin des bêtes comme compagnons de travail
ou pour nous transporter, leur engendrement leur vie n'ont plus de valeur
autre qu'alimentaire ou pharmaceutique, ce ne sont plus que des matières
premières ou des laboratoires. Mais si nous devons continuer d'aller,
plus ou moins allégrement vers un mode de vie entièrement
technicisé, il serait sans aucun doute plus simple d'éliminer
complètement et définitivement de nos existences tout rapport,
même d'ingestion, avec l'impure, angoissante et merveilleuse effervescence
de la vie dans les vivants.
Interview d'Élisabeth de Fontenay dans le journal "Le Figaro"
du 6 mars 2001.
Le lien d'origine http://www.oedipe.org/
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