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La colère est mauvaise conseillère.
Texte écrit dans la colère.
-1-
Les documents sont là, face à moi, étalés
sur mon bureau. Trois photocopies, trois malheureuses pages à
l’épair fragile. Elles relatent l’ardente dispute
qui oppose écoles d’orthophonie et ministère
de la Santé. L’instauration à venir, jugée
comminatoire, d’un exercice professionnel à deux étages
a suscité protestations serrées et râles convulsifs
chez nombre de mes collègues.
Alors, oubliant un temps l’apologue de Schopenhauer des
porcs-épics transis de froid – apologue repris par
Freud en sa Massenpsychologie -, les orthophonistes ont créé
assemblée. On y a chanté et célébré
l’être ensemble. On a pu crier à l’avanie,
haranguer les foules et pétitionner à tour de bras.
La sauce y était du spectacle. Il y a là, je l’assure,
nulle ironie de ma part. L’atmosphère épousait
simplement la banale manifestation de toute esthétique que
Gagnepain baptise chorale.
Un oubli pourtant. Simple, limpide presque. Si ces propositions
font en notre cénacle aujourd’hui irruption, c’est
que la porte leur a été ouverte.
Car invités tout d’abord, les actuaires ont progressivement
élu domicile dans le petit monde de la rééducation.
Mouvement lent, insidieux, sans véritable esclandre. Certains
s’en sont émus. Mais il s’agissait de philosophes,
de psychiatres, de psychanalystes, de sociologues, d’essayistes.
Qu’ils nous paraissaient loin de nos préoccupations
ces gens-là ! Nous ne leur avons donc pas prêté
notre écoute. Dîtes ce que vous voulez, nous n’en
avons que faire, cela nous est complètement égal,
cela ne nous intéresse en aucun cas. Nous ne voulons pas
le savoir. Et puis, après tout, notre territoire ne prenait-il
pas de la valeur à mesure que les statisticiens s’y
installaient ? D’abord à l’étroit, aux
clôtures évasives, le terrain a été entièrement
repensé par nos modernes architectes. Malgré un espace
quelque peu compté, ils ont su créer un véritable
jardin vertical où règnent désormais rythmes
et profusions végétales. Ils ont su jouer avec les
axes, masquer les haies, installer des dalles, contraster la matière.
Encore un effort, arguent-ils, et ce sera un somptueux jardin…à
la québécoise.
Certes, le constat peut sembler sévère, exagéré,
âpre ou captieux. Ainsi porterions-nous dans cette affaire
le masque de Jocrisse ? Soyons rassurés, nous ne sommes pas
les seuls. Ce mouvement embrasse de nos jours tout notre monde.
Et il n’est pas tout à fait d’hier. C’est
ce qu’il me faut à présent démontrer.
Or démontrer, tout cruciverbiste le sait, c’est démonter
sans manquer d’air. A ce désossement nécessaire,
la dyslexie me servira de modèle.
Car si la médecine a pu en constituer la poche et l’instiller
d’abord au « goutte à goutte », il appert
aujourd’hui que cette poche a cédé. Le poids
sans doute, le poids d’un remplissage incessant. Le contenu
s’est alors échappé de manière inextinguible.
Il s’étale désormais et semble s’incruster
sur les bureaux des différents spécialistes de l’enfant.
Centres du langage, classes spécialisées, SESSAD,
SEFFIS, CMPP, associations d’aide, médecins, neuropsychologues,
psycholinguistes, psychologues, orthophonistes, instituteurs spécialisés…
on ne compte plus de nos jours ce que la société met
en place pour y répondre. Sur mes cahiers d’écolier,
sur mon pupitre et les arbres, sur le sable sur la neige, j’écris
ton nom. Dyslexie.
L’accent ici est à mettre à sa place. La question
est sociale, éminemment sociale. Et, par là même,
évidemment clinique. Question de société donc,
et de son malaise inhérent. Et notre société,
un discours la soutient, celui de la science. Nous y errerons un
instant. Nous y rencontrerons en chemin notre sujet, la dyslexie.
-2-
Le discours de la science n’est pas la science. Le discours
de la science, c’est le gouvernement par la science. C’est
la science qui occupe une place privilégiée dans l’espace
du « vivre ensemble ».
Longtemps ce lieu a été occupé par Dieu. Mais
la science l’en a délogé. Allez, ouste ! Chassez-moi
d’ici ce charlatan ! Dehors ! Pousse-toi de là que
je m’y mette ! Vacillement des repères, soleil rendu
caduque. Par cette substitution, toute la logique collective s’est
trouvée bouleversée. Radicalement. Je lorgne ici,
on s’en doute, du côté de l’anthropologie.
Mais cette place, quelle est-elle ? Comment une société
peut-elle se dessiner, prendre telle figure à partir d’une
position, d’une simple position ? Comment définir cette
obscure forme qui donne contours à la vie ?
Son nom dans l’histoire a varié. Les auteurs qui ont
cherché à la circonscrire l’ont désignée
de mille manières. J’en ramasse les termes et les entasse
dans un même sac. Aucune subtilité dans mon geste.
Je vais vite. Je pantonymise à outrance. Disons que je l’appelle
la Référence, pour reprendre le terme à Pierre
Legendre. Mais de sa chanson, j’en garde simplement l’air.
Et dans ce grand sac, j’y inclus les grands récits
(Lyotard), le grand sujet (Dufour), le grand projet (Lipovetsky),
le Père, le Totem (Freud, Lévi-Strauss), l’idéal
(Pommier, Melman, Miller), la couveuse symbolique (Sloterdijk),
la transcendance, l’Au Nom de, l’Au-moins-un (Lacan,
Lebrun, Chemama, Pirard), voire l’idéologie (Althusser).
Autrement dit, la Référence, c’est l’exception,
l’exception qui fonde la règle, le « pour tous
».
C’est dire son importance dans la représentation de
notre rapport au monde, au corps, à la pensée, y opérant
tel ou tel type de catégorisation. La Référence
range en fait chacune de nos petites affaires. Elle classe. Elle
trie. Elle sépare. Elle découpe le grand fatras de
l’univers et l’organise. Logique du trait illustrée
autant par les trois clans de l’ours, de l’aigle et
de la tortue chez Lévi-Strauss, par l’anecdote du défaut
dans le tapis arabe (car Dieu seul fait des œuvres parfaites)
chez Legendre, que dans le rapport des primevères aux fleurs
chez Piaget !
Sa chair est langagière. Son sang est la parole. Production
discursive, métaphore géante, la Référence
se pose comme origo et auctoritas sur l’indicible que représentent
par exemple pour nous humains naître, vivre, mourir. Oui,
même mourir. Lacan avait raison, la mort est une croyance.
La Référence dit sans dire ce qu’est la vie,
ce qu’est la mort, comment il faut les déchiffrer,
arrachés que nous sommes de notre animalité. Nous
en sommes les enfants avant même d’être ceux de
nos parents. Enfants de Dieu et enfants de la Patrie ne portent
pas les mêmes langes, ne parlent pas la même langue.
Il n’est pas égal de naître sous les lois de
Manu, en compagnie des esclaves, des malades, des professions interdites,
et où la naissance est déjà la fin d’un
premier stade, ou de naître en Afrique Noire, déjà
ancien et petit à la fois. Non, il n’est pas égal
d’être né dans nos contrées au XVIème
siècle, allaité par d’autres seins que ceux
de sa mère, ou d’être né au XXème,
considéré déjà comme minorité
exploitée, personne savante, enfant de la Science trouvant
sa place sur une courbe de Gauss.
Car il en est aujourd’hui ainsi, le monde a depuis peu changé
de base. La base deux a remplacé la base trois, pour le dire
dans les termes de G. Pommier. Nulle odeur de naphtaline ne doit
cependant s’exhaler de cette constatation. L’époque
où l’on fréquentait les églises pour
écouter le ciel et apprendre à regarder ses chaussures
est révolue. Freud pensait même que la névrose
représentait un gain sur la religion. Et la Mère Patrie
n’agite dorénavant plus ses bras pour rythmer sous
son égide le pas cadencé des soldats. « Quand
tu entends les marches militaires, souviens-toi que tu boîtes
» disait un aphorisme surréaliste. Il s’agit
simplement de prendre la mesure que nous sommes passés de
« la chair à canon à la chair à consensus
et à la pâte à informer », comme l’écrivait
élégamment Gilles Châtelet.
-3-
Là où se déchire le silence du monde, où
les fumées de l’origine se précipitent croyant
y puiser leur source, là se sont posés les pieds de
la science en leur triomphale stabilité. Mais la conquête
fut rude, et l’histoire en garde quelques sillons. Son tracé
est complexe, sa lecture hasardeuse. J’en présente
les gros traits. J’en assume la caricature. J’y place
arbitrairement en effet des signes de ponctuation, ici les siècles.
Mais l’histoire n’est-elle pas toujours notre façon
de traiter le temps ? Et la signification que nous lui donnons ne
se noue-t-elle pas nécessairement par rétroaction
? En tout cas, ce balisage est essentiel pour mon propos.
Au XVIIème siècle, tout change, tout est en train
de changer. Bien sûr, chacun se livre à ses tâches
quotidiennes. On ne se doute de rien. Ou on croit ressentir quelque
chose. Ce sont les premiers frémissements, infimes, quasiment
obscurs dans leur appréhension. Comme dans sa chanson, au
moment où Roland agonise, tout un monde semble mourir avec
lui. Le bel ordre du monde chancelle, vacille en ses fondements.
Malgré les terrifiants tumultes des guerres de religion,
des épidémies et des famines, on peut entendre se
fissurer l’épaisse forteresse féodale. Dans
le fracas des pierres qui s’écroulent, on discerne
l’émergence de l’Etat de droit. Grégoire
VII, en ses dictatus papae, avait déjà instauré
la plenitudo potestatis sur l’Eglise et les royaumes. On commençait
alors à se frotter les yeux à la lecture du Droit
romain et reposer ses coudes sur les tables des neuves universités.
L’édit de Villers-Cotterêts imposait à
tous le flot de la langue française. Dans les campagnes de
l’Europe ont poussé des villes. Et dans ces villes
a poussé une bourgeoisie commerciale. Et avec elle tout un
peuple qui n’a plus pour subsister que sa force de travail
à vendre. L’ombre des manufactures naissantes commençait
à assombrir la pâle lueur des petites échoppes
et des régulations corporatistes. Un nouveau ciel d’argent
s’offrait également à la vue après la
découverte des Amériques. L’amertume de Du Bellay,
sensible en ses Regrets, souligne l’essor de cette nouvelle
économie qui pose alors ses premières pierres : «
Flatter un créditeur, pour son terme allonger » écrivait-il
(sonnet LXXXV). La Bruyère, plus cru, parlait des glorieux
de ce système naissant en terme de « parvenus ».
Selon Max Weber, le frisson pécuniaire qui parcourt et excite
peu à peu la surface planétaire trouve sa source dans
le mouvement chaste du protestantisme et sa lecture du mot Beruf.
Aux jouissances immédiates, on oppose désormais le
gain d’argent. Certes. Mais les débats ardents sur
l’attrition et la contrition du XVIIème siècle
au sein de l’Eglise montrent également que pour elle,
faute avouée, à moitié pardonnée. Le
Cur Deus homo ? de Saint Anselme (1097) avait déjà
reformulé la doctrine du pêché et du salut de
Saint Augustin (tous Adam !). C’est en fait une foi nouvelle
en l’homme, en sa valeur, qui apparaît. La littérature
elle-même devient moins anonyme, et le roman fait ses premières
rentrées littéraires. Le monde en somme se dé-substantialise.
René Descartes avait-il des antennes ? Descartes, «
ce mortel dont on eût fait un dieu chez les païens »
aurait dit La Fontaine, avait-il senti le vent tourner ? Copernic
et Galilée l’ont-ils porté au pied du mur ?
Leur regard avait en tout cas d’ores et déjà
desséché la claire cosmogonie de Ptolémée
et Aristote. Avec eux, l’aube de la modernité s’annonçait.
Car Galilée avait choisi sa voie, son modèle directeur
: les mathématiques. L’observation et l’experimentum
commençaient alors à défaire le monde. «
Ô mathématiques concises, par l’enchaînement
rigoureux de vos propositions tenaces et la constance de vos lois
de fer, vous faites luire, aux yeux éblouis, un reflet puissant
de cette vérité suprême dont on remarque l’empreinte
dans l’ordre de l’univers » (Lautréamont,
Les chants de Maldoror, chant deuxième, p.136 de l’édition
J.-C. Lattès, Paris, 1995).
Les mathématiques, nées en Grèce aux alentours
du VIIème siècle avant J.-C., nées de la coupure,
nées de l’arrachement du logos au mythos, nées
peut-être de l’appropriation du savoir pratique de l’esclave,
inauguraient une déchirante fin à la symbiose existant
à son époque. A. Comte considérait qu’à
l’explication théologique succédait alors l’explication
métaphysique. La vertu dynamique de l’air mettait fin
à la flamme courroucée des caprices d’Eole.
Les forces abstraites poussaient vers la sortie les dieux épiques
de la pensée grecque. Le Kosmos, désormais, trouvait
son explication de manière rationnelle. L’Organon d’Aristote,
par exemple, présente une élégante illustration
de cette création des mathématiques comme science
déductive. Dans l’agora, résonnaient à
présent la parole et la raison. Logique, dialectique et rhétorique
occupaient le cœur de la Cité. Les premiers livres apparaissaient.
Le monde lui-même se faisait grand livre ouvert. Chaque chose
en effet, de la terre jusqu’aux astres, était à
sa place, d’être ce qu’elles se devaient d’être
et d’obéir à la grande Loi. A charge dès
lors pour les grecs de réceptionner. L’adaequatio rei
et intellectus offrait à l’episteme son principe de
vérité. Le savoir à transmettre nécessitait
la création d’autres écoles que celles des scribes.
Mais les énonciateurs ne s’effaçaient pas encore
derrière leurs énoncés. En témoignent
les débats de Galilée et de Copernic avec leurs aînés
grecs (Cf. Feyerabend).
Du geste galiléen et du séisme politique qui s’annonce,
Descartes en reçoit le faire-part et en prend acte. Les écrits
métaphysiques ne dormant plus tranquilles dans leur sérénité,
le philosophe cherche à les apaiser. Il trouve alors par
son cogito de quoi fonder les sciences modernes. Dubito, cogito
ergo sum, et dès lors inspecter en mon esprit ce qui se donne
dans la plus parfaite évidence. Le truchement un temps d’un
partenaire peu fiable, le malin génie trompeur en sa toute
puissance, l’accompagne jusqu’au 2+2=4, puisqu’il
en plait ainsi à Dieu. Voilà la grande affaire ! Descartes
tient là entre ses mains une scie qui offre à la science
sa seconde naissance. Le savoir s’éloigne de la vérité,
déposée qu’elle est dans les mains de Dieu.
Le savoir peut s’inscrire désormais sans l’ombre
d’un remord envers les ancestrales connaissances. 2+2=4, cela
suffit. La volonté de Dieu qu’il en soit ainsi importe
peu à présent. La science qui prétendait jadis
plaire à la métaphysique ne s’en soucie plus
guère à présent. I. Kant, on le sait, faisant
du sujet la véritable origine du savoir, enfoncera le clou.
Se trouve congédié peu à peu le sujet essentialiste,
substantialiste.
Alors, évidée de toute subjectivité, au-delà
même de tout acte qui la fonde, la science devient jeu de
petites lettres. Désormais moderne, résolument moderne,
elle peut fonctionner. Formalisme qui roule pour lui-même,
énoncés objectifs qui s’annoncent comme indubitables,
pure opérativité qui s’emballe, priment dorénavant
sur l’effet de trouvaille qui les constitue. C’est un
progrès. Un pas de géant. Changement de décor,
changement de paradigme (Cf. Kuhn). La raison triomphe. Les méthodes
scientifiques se font de plus en plus fines. Et surtout, le désir
de répandre les connaissances se répand.
***
Dieu vient de recevoir une gifle. Le coup qui lui est porté
au XVIIIème siècle est plus rude encore.
C’est le siècle des lumières, du règne
de la raison. Les philosophes le savent. Ils le disent, ils le proclament
: la misère et l’archaïsme sont de funestes voiles
jetés sur le monde. Il faut en finir avec l’ignorance
et l’irrationnel. C’en est trop ! Arrachons cette étoffe
opaque ! Messieurs, Mesdames, l’éducation du peuple
devient une priorité. L’étendard de la Raison
est levé. A la conquête du bonheur ! Le futur nous
appartient. L’homme désormais doit prendre conscience
de sa force, de sa liberté, de son intelligence. Locke et
Newton fascinent. La géométrie est fièrement
dressée comme l’idéal de la connaissance. Sciences
physiques, botaniques, biologie et médecine se propagent
comme un écho fortuné dans tous les pays. C’est
l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert, c’est
l’Histoire naturelle de Buffon, c’est le traité
de chimie de Lavoisier. Ce sont aussi les ouvrages de vulgarisation
scientifique de la Bibliothèque bleue. On se réjouit
de l’espoir insatiable qui s’échappe des applications
concrètes de la science. Dans ses Entretiens sur la pluralité
des mondes, Bernard Le Bovier de Fontenelle claironne qu’il
ne peut plus « jurer qu’il ne puisse y avoir commerce
quelque jour entre la lune et la terre. » Un parfum libérateur
émane des sociétés savantes et des académies
qui fleurissent un peu partout. On voyage beaucoup aussi. Notamment
par la lecture. Les mille et une nuits et Voyage en Perse se feuillettent
et une porte s’ouvre sur la mer et les contrées lointaines.
Le livre est une arme. Voltaire écrit son pamphlet sur l’Horrible
danger de la lecture, et Rousseau arrache de ses rêveries
les idées de volonté générale et de
contrat social. Robespierre et Saint-Just, on le sait, en feront
leur petit livre rouge.
La révolution Française est un mythe précieux
pour notre démocratie a écrit quelque part Lévi-Strauss.
Michelet, sans nul doute, s’en est fait le scribe. Le 14 juillet
1789, Louis XVI est allé se coucher de bonne heure. L’histoire
ne dit pas si, comme Proust, à peine la bougie éteinte,
ses yeux se fermaient si vite qu’il n’avait pas le temps
de dire : « Je m’endors. » Pendant ce temps, la
Bastille est prise par les révolutionnaires. Le duc de Liancourt,
à pas feutrés j’imagine, réveille sa
Majesté. Il lui parle alors de la grandeur du mouvement :
« Mais quoi ? C’est donc une révolte ? –
Sire, c’est une révolution. »
Révolution, le terme n’est pas usurpé si l’on
songe à l’addition de Prévert (rêve +
évolution). Ecartant la lourde et triste monarchie, elle
amorce un monde nouveau. Pour la première fois sans doute,
nul recours à Dieu n’est invoqué. Le surplomb
religieux grimace. C’est la fin d’une logique collective
à partir d’une place d’exception extérieure.
Le monde moderne sourit de ne plus être suspendu à
la transcendance et de chercher en son sein l’instance Une
qui la soutient. La verticalité change de garant. L’index
jadis levé vers le ciel montre désormais la terre.
Le lieu du pouvoir devient un lieu vide, selon C. Lefort. Les têtes
tombent. Saint-Just en indique d’ailleurs la logique : si
on nie Dieu, alors il faut tuer le roi. « L’esprit avec
lequel on jugera le roi sera le même que celui avec lequel
on établira la République. » Camus l’a
fort bien analysé dans son Homme révolté.
La Révolution a donc défait la monarchie et inauguré
dans la célébration de la Raison la démocratie.
Ma présentation est rapide, simpliste même. Car on
n’évacue pas Dieu comme ça. « Aussi longtemps
que se dira quelque chose, l’hypothèse Dieu sera là
», prévenait Lacan en son vingtième séminaire
(Dieu, le dieur, le dire). Socialement en tout cas, Il reste dans
les parages de la Référence un certain temps. Mais
son déclin est d’ores et déjà amorcé.
De plus, la Révolution a permis d’asseoir le capitalisme
en étouffant les ombrageuses corporations et en agrafant
à la boutonnière de chacun la soucieuse liberté
du travail.
***
La science se lève et le capitalisme s’épanouit.
Ils se font signe et se rejoignent. C’est le XIXème
siècle. Alors, peu à peu, la raison instrumentale
l’emporte sur les hésitations et la raison critique.
La conception de l’action, écrit Arendt, prend pour
modèle celle de la fabrication. Et dans les mains de cette
dernière tout devient matériau. Un capitalisme moderne
qui s’appuie sur les moyens de la science succède au
capitalisme marchand. Weber notait que le capitalisme, reposant
maintenant sur une base mécanique, n’avait plus besoin
du soutien de l’ascétisme religieux. L’Homo Faber,
le pragmatisme dans les poches, se taille des statues à son
effigie. Une efficacité croissante est recherchée.
Elle exige une organisation rationnelle du travail. C’est
l’heure de l’ère industrielle, de la «
rationalisation généralisée de l’existence
» (M. Weber) qui fait de l’être ensemble un social
de plus en plus mécanisé et prédictible. Un
nouveau Sollen en quelque sorte. Le machinisme finit par briser,
par broyer en ses rouages, la concurrence des artisans. La production
s’énerve et s’enorgueillit de sa croissance.
Les découvertes scientifiques s’enchaînent.
Mille nouvelles techniques, mille luttes victorieuses contre la
maladie. Claude Bernard presse le pas de la médecine vers
la méthodologie scientifique. On chuchote encore l’espoir
d’un monde ouvert aux promesses heureuses. Zola décrit
cette foi dans le progrès : « la science fait table
rase, la terre est nue, le ciel est vide » (Docteur Pascal,
page 1162 de l’édition J.-C. Lattès). Tout doit
être scientifique en ce siècle. A Paris, on ouvre des
restaurants et des parfumeries dits scientifiques. Le socialisme
de Marx et Engels se fait lui-même scientifique. On prend
à cette époque encore les messies pour des lanternes.
C’est également l’ère de la prise en
compte de la vie par le pouvoir. Selon M. Foucault, Faire vivre
et laisser mourir devient le nouveau credo politique. Il nomme cette
gigantesque affaire la Biopolitique. L’être humain en
effet passe au crible des nouveaux procédés de la
connaissance. Devenu objet de science, l’homme se tait. Du
moins est-il censé se taire. Sa vérité s’épuise,
pense-t-on, dans son être naturel. Apprentissage, éducation,
santé et social préoccupent le pouvoir. L’hygiénisme
affiche ses préceptes sur tous les pans de mur de la Cité.
Disqualifiée, la mort comme idée bat la retraite,
entraînant dans sa chute les grands rites. L’hôpital
annexe des territoires qui lui étaient autrefois interdits
et s’offre comme un temple moderne où l’on vient,
comme l’écrit J. Clavreul, naître, prier et mourir.
L’école devient obligatoire et gratuite : 1880 en Grande-Bretagne
dans la lutte entre les Whigs et les Tories, 1882 en France dans
sa lutte laïque. S’étant approprié l’enfant,
l’école le définit ensuite comme objet d’étude
pour la psychologie. Ainsi A. Binet crée-t-il les «
débiles d’école », ces gamins aux lèvres
tristes de ne pas savoir lire.
Une ample activité disciplinaire tisse à présent
le quotidien de ses contemporains. Elle affirme la nécessité
de rentabiliser le travail humain sur le modèle péremptoire
de la mécanique. Sa fonction est le contrôle. C’est
le triomphe de l’individu individualisé. Et on entend
qu’il garde sa place ! Le regard dès lors devient central.
Le neurologue Babinsky le place même aux cimes de la clinique.
Les comportements et leur évolution deviennent à présent
descriptibles. Et les comparaisons rendues par ce geste possibles
éblouissent en donnant les moyens d’établir
des normes. M. Foucault argumente sa thèse et souligne combien
cette généralisation du contrôle est importante,
en son échelle, en son objet, en ses modalités.
F.W. Taylor, pendant ce temps, promeut l’OST, l’Organisation
Scientifique du Travail. Chaque tâche de chaque exécutant
se voit décomposée en mouvements élémentaires
recomposés ensuite en séquences jugées plus
rationnelles. The one best way, argue-t-on aux ateliers.
Un exemple de tous ces remaniements : le temps. Car l’écorce
millénaire du temps a changé. On vit en ces jours
sous l’œil du cadran. Les indications du soleil ou des
saints ont cessé d’exister. Le temps, paraît-il,
est assassin. Chacune de ses élaborations s’est effectivement
payée d’un crime. Car croire en l’existence d’un
temps vrai est affaire de foi et non de science, rappelle judicieusement
A. Jacquard dans son essai Voici le temps du monde fini. Parménide
pensait que tout ce qui existe au monde est éternel. La création
ex-nihilo du Dieu du monothéisme a sans doute permis de créer
une faille dans le bel ordre des choses et d’amorcer une linéarité.
Le temps social est cependant resté longtemps la durée.
Le soleil se lève, puis il se couche sur une terre plate
et gelée en ses mouvements. L’ébranlement opéré
par l’héliocentrisme a frappé la durée
religieuse et l’a transformé en temps scientifique.
Si la non oisiveté réglait l’utilisation du
temps, il règne à partir de là un principe
d’utilisation croissante. L’emploi du temps détermine
les comportements. On se met à compter en heure, en minute,
en seconde. Le corps, en ses gestes et en ses attitudes, devient
décomposable. Sur ce découpage chiffré, sur
ce dépeçage comptable, s’élève
une pédagogie scientifique, c’est-à-dire une
pédagogie analytique. On nie les pauses, on exige une exécution
rapide. Time is money. Par le jeu du regard, on différencie,
on sépare, on dissocie. Une notion prend alors de l’épaisseur,
celle de l’exercice. Ce n’est plus le lourd temps initiatique
de la forme traditionnelle qui prévaut, mais le temps des
séries, nombreuses et progressives, répétitives
et graduées. M. Foucault – toujours lui – donne
ainsi l’exemple du « Règlement pour les écoles
de Lyon » écrit par Demia en 1716 (voir son ouvrage
: Surveiller et punir, Tel Gallimard, p.187). Demia divise l’apprentissage
de la lecture en sept niveaux : « Le premier pour ceux qui
apprennent à connaître les lettres, le second pour
ceux qui apprennent à épeler, le troisième
pour ceux qui apprennent à joindre les syllabes, pour en
faire des mots, le quatrième pour ceux qui lisent le latin
par phrase ou de ponctuation en ponctuation, le cinquième
pour ceux qui commencent à lire le Français, le sixième
pour les plus capables dans la lecture, le septième pour
ceux qui lisent des manuscrits. » Cette organisation s’accompagne
de subdivisions : apprentissage des lettres simples, des lettres
mêlées, des lettres doubles, etc. Un ordre bat dans
la poitrine de cette conception. Ce qu’elle vise, L. Lurçat
l’appelle la « connaissance totale de l’enfant
». Tous les écarts, tous les manques, toutes les fautes
sont scrutés, soulignés, mesurés, archivés.
Ceux de l’enfant, mais aussi ceux de sa famille. A la suite
de Ph. Ariès ou de J.-C. Quentel, je situe là une
nouvelle manière d’envisager l’enfant et la lecture.
-4-
Tel est donc le contexte qui préside à la naissance
de la dyslexie.
En novembre 1896, le British Medical Journal publie un article
d’un médecin, Pringle Morgan, relatant le cas d’un
garçon incapable de lire. Il a 14 ans. Je rappelle que l’école
est obligatoire depuis 16 ans déjà pour les petits
sujets de la reine Victoria. « Je ne sais pas ce que j’ai,
déclare-t-il. Je suis intelligent, doué pour les mathématiques
; si mon professeur ne cotait que mes réponses orales, je
serais le premier de la classe ; mais malheureusement, je suis le
dernier parce que mes camarades même peu doués apprennent
sans difficulté ce qui malgré tous mes efforts m’est
impossible : lire et écrire » (cité par Estienne
et Van Hout, in Les dyslexies, Masson, 1996). Il ne peut, nous dit-on,
combiner les sons des mots simples, pas même deux syllabes.
Pringle Morgan n’en doute pas, son diagnostic est celui d’un
fonctionnement anormal de certains centres très localisés
du cerveau : le « centre de la lecture » est touché,
anomalie congénitale du gyrus angulaire gauche. Un nom est
apposé sur cette pathologie : « cécité
verbale congénitale ». Faut-il voir en cette cécité
un doux retour à la clinique contemporaine du regard ?
1896, nous ne sommes pas à l’aube de l’analyse
du « je mens » d’Epiménide le Crétois
par J. Lacan et de sa dichotomie énoncé/énonciation.
Non, 1896, nous sommes en plein essor de la neurologie et du scientisme.
La courbe de la science fait alors allégrement le tour du
social. C’est l’ « auréole du temps »
(Eluard).
Devant les corps fanés ou devant les corps aux poings serrés,
Hippocrate et Galien faisaient déjà du cerveau l’organe
privilégié des sensations et de l’intelligence.
Franz Joseph Gall y trouve un fondement scientifique mais ouvre
un horizon à la phrénologie. On s’attache désormais
à trouver une lumière dans les masses cérébrales
des corps allongés. En 1861, le chirurgien et anatomiste
Paul Broca est salué à la Société anthropologique
de Paris pour sa description d’un patient aphasique nommé
M. Leborgne (sic !). Elevant le niveau, il inaugure la recherche
sur les troubles du langage dus à une lésion de l’hémisphère
gauche. Treize années plus tard, c’est au tour de Karl
Wernicke de rapporter le cas d’un autre patient aphasique,
mais atteint de symptômes différents du susdit M. Leborgne.
Sa description nage dans les eaux ouvertes par Lichteim et son associationnisme
(souvenez-vous du schéma de la maison), inspiré par
Etienne Bonnot de Condillac (souvenez-vous de l’image de la
statue de marbre). De ces initiatives, il naîtra mille études.
Ce sont les jours glorieux de la neurologie, avec Jackson, Head,
mais également Charcot et Babinsky. En 1892, Dejerine décrit
l’alexie pure, autrement nommée « cécité
verbale ».
L’hypothèse d’une anomalie cérébrale
se généralise et dépasse largement son domaine.
La psychiatrie elle-même évoquait la dégénérescence
avant que Freud lance dans l’air du temps la question de la
cause subjective. Mais la médecine hygiéniste trouve
dans l’organique une interminable nourriture pour sa faim
vorace. L’échec scolaire est rapidement médicalisé.
En 1896, James Kerr publie son essai sur l’ « Hygiène
scolaire, dans ses aspects mentaux, moraux et physiques ».
En Ecosse, dans les débuts du XXème siècle,
l’ophtalmologiste Hinshelwood se passionne pour ces enfants
en difficulté dans l’apprentissage de la lecture et
en donne de nombreuses observations dans ses monographies intitulées
: « Lettres, mots et cécité verbale »
et « cécité verbale congénitale ».
Il suppose comme ses confrères une atteinte fonctionnelle
bilatérale et congénitale du gyrus angulaire. Malgré
le scepticisme d’un Hollingworth dès 1900, la dyslexie
est reconnue comme maladie. Les dénominations se succèdent,
de l’ « analphabétisme partiel » de Wolff
(1903), à l’alexie de développement (Schmitt,
1918), en passant par la « stréphosymbolie »
d’Orton (1937). Le terme de dyslexie est utilisé dès
1909, notamment par Rutherford qui l’a repris à l’aphasiologie
de Berlin (1887). Un remous s’est produit ; les observations
s’accroissent.
La dyslexie, considérée comme maladie, a donc acquis
statut scientifique. Nommée comme entité, la voilà
qui se fait objet scientifique dont l’être se sépare
et oublie le sujet malade. L’index « stéthoscopique
» se moque bien de la subjectivité. Ouvrez la bouche
et dîtes trente-trois ! Le malade s’efface alors devant
l’étrange et véhémente maladie qui le
dérange. Seule compte la lecture des infinis replis du corps
du non lecteur, dès lors désengagé de ses apprentissages.
Car le discours de la science ne se soutient ici que de son unique
objectivité. Ayant comme dessein de mettre en équation
l’être humain, il appréhende le malade comme
une égalité : malade = homme + maladie (Cf J. Clavreul,
L’ordre médical, Seuil).
Il ne s’agit pas de faire grief à l’art médical.
Que le perçu qui remonte à la surface de leurs palpations
vienne immédiatement s’ordonner en tableau et se loger
dans un discours qui lui préexiste ne me choque pas. Ce qui
me trouble, et j’y reviendrai plus bas, c’est lorsque
la médecine ne prend pas en compte non seulement que l’enfant
qu’elle ausculte dans cette circonstance est l’enfant
de la science mais également la spécificité
de son objet, à savoir son aspect culturel. Ici le primat
du biologique vient écraser le culturel. Le savoir constitué
se transmet alors sans emporter avec lui le lieu d’où
il provient.
Ainsi s’en sont allées les hypothèses neurologiques
vers d’autres pays. Aux Etats-Unis, Samuel Torry Orton, neuropsychiatre
et neuropathologiste, se passionne pour cette question et entame
une intense activité de recherche. Il recueille moult observations
et guide les regards vers les troubles de la latéralisation.
Et pour donner un peu de substance à son diagnostic, il trouve
une « anomalie de dominance hémisphérique d’origine
génétique ». L’idée prospère.
En France, J. Ajuriaguerra et la fondatrice de l’orthophonie
S. Borel-Maisonny décrivent également un même
trouble de l’organisation spatio-temporelle chez ces enfants
qui se perdent dans la lecture. Face à cette nouvelle clinique,
on cherche à ne plus être borgne et on multiplie les
études jusqu’à pouvoir présenter un portrait-robot
du dyslexique : majoritairement de sexe masculin, le dyslexique
est gaucher de l’œil et de la main, en difficulté
dans la structuration du temps et de l’espace, peu à
l’aise dans la répétition de rythmes, etc. On
évoque des lésions cérébrales minimes
ou des dysfonctionnements cérébraux mineurs. En 1958,
sous l’impulsion de C. Chassagny, élève de F.
Dolto, est fondée l’Ecole de formation des rééducateurs
de la dyslexie. Comme R. Diatkine, tout en dénonçant
la causalité neurologique, pour y substituer un problème
affectif, il consacre tout autant le terme.
Bref, la dyslexie existe désormais, son échafaudage
bigarré ne la rendant que plus solide. Car, s’il y
a les pour, les contre, et les « peut-être bien que
oui, peut-être bien que non », il demeure qu’elle
est reconnue comme entité. Mais cela ne se crie pas encore
sur tous les toits. « Amie du silence » (Ph. Soupault),
son arrivée sur la scène est discrète, son
pas léger. Il en faudra plus pour qu’elle devienne
célèbre.
***
« Avez-vous déjà giflé un mort ? »
demandait Aragon en sa période surréaliste. Le XXème
siècle l’a fait. Bourre-pif prodigieux dans la face
du cadavre. Les idéaux s’écroulent. Dieu est
mort, on connaît l’aphorisme célèbre de
Nietzsche. Mais il n’est pas le seul dans l’affaire.
Car à sa suite seront entraînés dans sa chute
tous les « grands sujets » (Dufour). Oui, au XXème
siècle, la Référence, cette vieille baudruche
anthropologique, explose. La religion, le communisme se délitent
d’abord et deviennent blêmes. Puis ils crèvent.
Les lendemains qui chantent sont dorénavant aphones. Une
démythification du monde a lieu. Gramsci l’avait noté,
les mythes sont devenus folklores (folklorisation du Nom-du-Père
?). L’orage des énoncés de granit a grondé
jusqu’à faire chanceler les préceptes des Livres.
Ils en ont assourdi les voix. On ne les entend plus.
Aujourd’hui Narcisse entend la nymphe Eco. Son moi se reflète
dans les mille objets qui s’offrent à sa consommation.
Son corps brille alors des apparats kaléidoscopiques de la
marchandise. Science et Capitalisme se tiennent la main et tiennent
les manettes. « Prends garde à la lumière livide
de l’utilité » prévenaient Breton et Eluard.
Mais une anthropophagie mercantile et vulgaire a étouffé
leur cri.
De la tombée en abîme de toute référence,
c’est le nazisme en son horreur qui en a anticipé le
mouvement. Aucun Autre n’est venu au secours des hommes et
des femmes qui mouraient à Auschwitz. Aucun. Ce que Brasillach
osait appeler « la poésie même du XXème
siècle » était un crime organisé, un
crime produit froidement par un système méthodique
et rationnel. Car les nazis se référaient à
la science. Ils s’en légitimaient.
Ainsi, lors de son procès en 1961, Eichmann est parfois
debout, et autour de lui toute sa réalité parle. Il
y a chez cet expert des transports, chez ce spécialiste des
tâches logistiques et administratives toute une langue qui
peint une conception de la raison se dévorant elle-même.
Cas d’école pour H. Arendt de la banalité du
mal. Figé dans son serment, il semble tout ignorer de sa
faculté de juger. Son serment est une voûte compacte
qui fait de lui un simple agent devant suivre à la lettre
les ordres de ses supérieurs (H et M : Heydrich et Muller).
« Je n’étais qu’un rouage du système
» clame-t-il pour sa défense. Entouré de ses
documents, il répond méticuleusement aux questions,
présente ses graphiques, ses tableaux qui l’aidaient
à comparer, évaluer ses performances, suivre sa comptabilité
selon la méthodologie mise au point par les pontes cyniques
de la NSDAP.
Au sortir de la guerre, on crie « plus jamais ça ».
On veille tard et on s’enivre sur les ruines éparses
des villes aux gueules cassées. Le monde est à reconstruire.
Mais ça ne sera plus jamais pareil. Si l’on cherche
encore un temps à ne pas désespérer Billancourt,
déjà se révèle en sourdine la chute
des espoirs dans le progrès.
La mécanisation et la parcellisation du travail se répand
et dresse progressivement un nouveau portrait au paysage socioprofessionnel
des pays occidentaux (l’ « ouvrier-masse » de
Negri). Une tertiarisation s’opère. Les anciennes identifications
s’effacent peu à peu et le visage du consommateur anonyme
commence à s’afficher dans les regards. Une nouvelle
norme de consommation s’impose et se fait de solides attaches,
notamment par l’accès aux crédits. Les volets
s’ouvrent, et l’on aperçoit dans les villes en
expansion de nouveaux logements, des automobiles, des équipements
urbains. Sur les étagères, on commence à ranger
les appareils électroménagers et tous les objets issus
de la science qui se rabat de plus en plus vers ses possibilités
techniques. La famille, écrivent les sociologues, devient
unité de consommation, et non plus de production. Une autre
forme de revendication monte, délestée désormais
de ses anciennes racines culturelles. L’Etat-Providence se
porte encore garant du lien social.
A partir des années soixante-dix, le discours capitaliste
accouplé au discours de la science annonce la fin des temps
précédents. Leurs griffes fécondes imposent
un nouvel ordre productif. Tout devient marchandise. Le discours
de la science, formalisme acéphale, est la référence
incontestable de la politique. Car tout doit aujourd’hui passer
sous les fourches caudines des énoncés objectifs,
fichus énoncés qui croient chiffrer le sujet mais
le forclôt du même coup. Voyez les prérogatives
statistiques, comptables et procédurales qui ne cessent de
prendre de l’ampleur. Voyez comme elles font les belles, comme
elles paradent. « Ma vie finira par a, je suis b-a, mes prévisions
d’avenir sont : de/(cb-a) » ironisait Péret.
Des murs comprimés des anciennes manufactures jaillit l’usine
nouvelle, diffuse, fluide et flexible. Le grand procès de
la déterritorialisation est en marche. Sous l’exaltation
de l’implication et des tracés expertisés, se
dissimule la fracture qui s’opère entre le travail
et le travailleur. Selon A. Gorz, l’ouvrier assiste et se
prête au travail qui se fait, mais il ne le fait plus. Dans
cet émiettement, l’indifférence du travail engendre
l’indifférence au travail. Une « culture d’opportunité
tactique » (M. Verret) chasse progressivement les réseaux
de solidarité que l’on croyait éternels. Les
signifiants-maîtres se sont effondrés et le relativisme
a écrasé la relativité. L’espoir est
devenu denrée rare. Peut-être pour ne pas tomber d’inanition,
on s’accroche aux objets qui circulent, de la télévision
au téléphone portable, et on se plaît à
voir nos pulsions sponsorisées. Sans parler des mâchoires
obscures et féroces des petits récits sectaires !
A l’encontre de Freud – considéré désormais
comme penseur obscurantiste – on élève le moi
au statut de maître dans sa maison. Et pour qu’il s’étende,
lui sont offertes les grandes herbes folles de l’accomplissement
de soi et du coaching moral et corporel. Qu’il contemple enfin
les promesses inépuisables de la compétence, de la
flexibilité et de l’efficacité ! Au besoin,
des médicaments peuvent l’aider. La contingence se
fait trauma et jette dans les ténèbres l’idée
que nous puissions être des « hommes à la tête
d’accident » (Brauner). Corrélativement, les
sociologues remarquent un rétrécissement des sphères
de rencontre.
Devant l’inanité des banderoles existentielles, la
famille se replie donc sur elle-même (C. Meillassoux). Les
mains se resserrent alors sur le dernier point d’ancrage qui
s’offre à elle, « His majesty the Baby ».
On s’émerveille devant le nourrisson satisfait et on
le palpe pour recueillir son chant coloré de valeur refuge.
Que sa voix s’obscurcisse et les visages se fêlent.
Les sciences de l’éducation s’élèvent
à ce moment en guerrière triomphante et égrènent
leur savoir bouillonnant au sein de l’école. Elles
placent au cœur du système les enfants aux têtes
couronnées, mais au profil calibré, et déploient
leurs dépistages précoces sans s’émouvoir
des traces qu’elles peuvent laisser sur leur front (travaux
de Rutherford ?).
J’ai écrit : le discours capitaliste accouplé
au discours de la science. En effet, depuis 1942, date à
laquelle de l’agitation enfiévrée des laboratoires
de la Bell Corporation, soumis aux nécessités de la
guerre, a commencé à s’agiter la notion d’information.
Les technosciences deviennent une solide vague qui roule et semble
ne connaître aucune grève pour l’arrêter.
L’essor est considérable. Facilitant la production
de biens et de services, de longs câbles tentaculaires commencent
à s’entrecroiser en de colossaux lacis dans le paysage
de l’après-guerre. Le 0-1 binaire qui l’accompagne
laisse entrevoir l'espérance d’un langage enfin débarrassé
de ses équivoques. En 1990, une nouvelle vague informatique
intarissable vient abreuver de sa robotique, de sa télécommunication,
de sa biotechnologie, de ses logiciels ultra performants et de ses
systèmes experts, nos continents industriels désormais
abonnés à l’immédiateté des actes.
Kairos nouveau dieu, écrit Maffesoli.
On assiste alors à l’émergence du cognitivisme.
Car pour son éveil, il lui fallait ce vertige de découvertes.
Il y a derrière son dos, certes Shannon et Wiener, mais également
Türing, le « Math Brain » qui, dès 1937,
avait dans son trouble solitaire déjà inauguré
la comparaison du cerveau et de la machine avec sa question sur
la mécanisation de l’intelligence. Mais le cognitivisme
ne prend vraiment corps qu’en 1956 avec le « Symposium
on Information Theory » auquel participent Newell et Simon
qui présentent leur système de traitement de l’information
dans la résolution de problèmes, et le linguiste Chomsky
qui expose sa GGT. L’intelligence artificielle est née.
D’étranges automates et de froides cages informatiques
se succèdent pour répondre aux défis des chercheurs
(Cf. Minsky et Papert, Mc Carthy et Rosen, par exemple) qui secouent
leur capacité inventive pour formaliser les opérations
logiques, déployées en maintes étapes dans
le traitement de l’information. Enfin, pense-t-on, va-t-on
pouvoir régler son compte à cette vieille «
boîte noire », secondés en cela par les IRM.
Des psychologues comme Fodor s’emparent de cet effort et cherchent
à formaliser l’esprit. Toute fonction se voit dès
lors décomposée en différents processus, autonomes
et interactifs. Théorie venant par là se suspendre
aux fils tendus par le discours ambiant qui rêve d’un
sujet fonctionnant comme une commande automatique. D’abord
d’un tissu fragile, la broderie s’enrichit peu à
peu jusqu’à connaître un vif succès dans
les années soixante-dix. Très vite, les laboratoires
déploient leurs rets combatifs sur les contorsions de l’ânonnement
des non lecteurs. Les banques de données médicales
et psychologiques notent à cet effet un accroissement infini
de la littérature spécialisée sur la dyslexie
à partir de 1973-1977, notamment dans les pays anglo-saxons.
Bientôt sortie des sombres bureaux des universités,
la dyslexie gagne la terrasse et devient visible. Bruyante même.
Célèbre enfin.
En tout cas, l’étincelle prend. En 1968 déjà,
la « World Federation of Neurology » élaborait
une définition de la dyslexie, dynamisée en cela par
l’énergie de Mac Donald Critchley. Epousant les thèses
cognitivistes, la définition stipulait que ce trouble «
dépend d’une perturbation d’aptitudes cognitives
fondamentales souvent d’origine constitutionnelle ».
Puis l’enchantement de l’impulsion des recherches aboutit
aux Etats-Unis à la reconnaissance de l’existence de
la dyslexie comme trouble spécifique par une loi publique
en 1970, actée en 1978 par un paragraphe de l’ «
education for all handicapped children act ».
***
L’importance donnée de nos jours à la dyslexie
est sans conteste liée au cognitivisme, ce produit du discours
de la science qui s’insère comme une bague au doigt
au discours capitaliste. La définition communément
acceptée aujourd’hui est directement issue de cette
approche. On appelle en effet dyslexie un trouble spécifique
de l’acquisition et de l’utilisation du langage écrit,
durable voire permanent. On requiert un décalage de dix-huit
à vingt-quatre mois entre l’âge de l’enfant
et l’âge obtenu aux différentes épreuves.
On parle ainsi de trouble spécifique pour la simple raison
que sont écartées pour le diagnostic toutes les déficiences
intellectuelles, auditives, verbales, psychiatriques ou psychologiques
et toute lésion cérébrale acquise.
Depuis Critchley, on oppose dyslexie développementale à
ce que dans le jargon anglo-saxon on nomme dyslexie acquise. Cette
incapacité trouverait son explication dans l’existence
d’anomalies cérébrales (Habib, 1987), sans doute
d’origine génétique (déficit du chromosome
15, selon Shelley Smith).
Le modèle le plus célèbre est celui qui a
été proposé par Marshall et Newcombes en 1973,
baptisé depuis modèle à deux voies. Les indications
et les schémas ont depuis été affinés,
épurés ou enrichis. Qu’on se réfère
ainsi par exemples à l’ajout d’une troisième
voie par les mêmes Marshall et Newcombes, aux réflexions
de Morton et Patterson, de G. Gelbert, de Caramozza, de Scidenberg
et Mac Clelland, ou encore aux travaux sur la conscience phonologique
de Morais, Alegria et Content. Globalement pourtant, l’approche
est sensiblement la même, car toutes formées au moule
du « input-traitement de l’information-output ».
Après Boder (1973), la dyslexie a été qualifiée,
en fonction des voies perturbées, de dysphonétique,
dyséïdétique, de mixte…
J’abandonne ici un travail de réécriture, et
je cite sincère un passage explicatif tiré d’un
article de S. Carbonnel et B. Ans (Revue de Neuropsychologie, 1996,
vol. 6, n°2, p.134-135). On nous y présente le schéma
suivant, accompagné d’un exemple :
Mot écrit <château>
Analyse visuelle Analyse visuelle
Représentation orthographique ch/â/t/eau
Lexique orthographique conversion table travail pour /ch/ /a/ /t/
/o/
Graphèmes- château libre
Phonèmes /chato/
Système sémantique système sémantique
Lexique phonologique /pur/ /travaj/ /chato/
Buffer phonémique Buffer phonémique
Production « château »
« La voie lexicale. Considérons un stimulus écrit
: un module d’analyse visuelle permet d’identifier la
séquence des lettres (ou graphèmes) présentée,
c’est-à-dire d’établir une représentation
orthographique mentale du stimulus. Cette représentation
peut alors contacter le lexique orthographique qui contient des
unités de reconnaissance (ou logogènes, Morton et
Patterson, 1980) pour tous les mots connus. Si le stimulus est un
pseudo-mot, aucune unité de reconnaissance ne sera activée,
ce qui interrompra le traitement par la voie lexicale. Mais dans
l’exemple illustré sur le schéma, l’unité
correspondant au mot château devrait être activée
et elle constituera la clé d’accès aux autres
informations concernant ce mot. Cette activation rend en effet possible
l’accès à la fois à la signification
du mot dans le système sémantique et à sa forme
orale (…) stockée dans le lexique phonologique préalablement
établi par l’apprentissage de la parole (…) Enfin
celle-ci [la représentation phonologique] est transmise à
un buffer phonémique pour un maintien temporaire au cours
de la production orale proprement dite.
La voie non-lexicale (ou phonologique). La représentation
orthographique du stimulus issue de l’analyse visuelle donne
lieu parallèlement à un traitement non lexical.
Elle est tout d’abord segmentée en unités graphémiques
auxquelles seront successivement appliquées des règles
générales de conversion graphèmes-phonèmes
(CPG). La séquence de phonèmes ainsi produite est
alors transmise au buffer phonologique en vue de son assemblage
et de sa production orale (…) »
Dans cette descente pareille à celle d’une pièce
de monnaie dans un distributeur de boissons, la lecture est une
reconnaissance de forme, une comparaison entre une observation et
un modèle connu.
Bien plus, dans la définition, on trouve également
un principe développementaliste puisque l’enfant est
à situer à un stade de développement. La référence
est alors le modèle proposé par U. Frith qui distingue
trois étapes :
- Le stade logographique : l’enfant reconnaît les mots
écrits instantanément sur la base de leurs caractéristiques
graphiques (ex : Coca-Cola).
-
- Le stade alphabétique : l’enfant utilise les règles
de conversion graphèmes-phonèmes enseignées
à l’école.
-
- Le stade orthographique : l’enfant possède un stock
de phonographèmes complexes.
-
Les dyslexiques phonologiques n’atteindraient pas le stade
alphabétique quand les dyslexiques dyséïdétiques
ne le dépasseraient pas.
***
Dyslexie, ce mot est aujourd’hui de marbre. Il explique la
marche lourde des apprentis-lecteurs.
Il fallait cependant pour son succès non seulement en constituer
la corde, mais également trouver la caisse de résonance.
Il fallait donc que la Science, en sa démarche objectivante,
se penche sur l’humain, et dans sa rigueur le constitue comme
proposition évidente sur laquelle appuyer ses enchaînements
discursifs et linéaires. Accroupie autour de l’enfant,
elle le hache en mesurant chacune de ses paroles, en cotant chacun
de ses gestes. Par là éclôt l’idéal
d’un enfant parfait.
Mais il fallait également que la Science occupe le trône
référentiel jusqu’à se faire scientisme.
Car on le sait, hélas, la flamme de la raison instrumentale
a brûlé vif le tissu de la raison pure (Cf. Dufour).
Mon hypothèse est que le triomphe actuel du cognitivisme
vient de là. Et du même coup, celui du terme de dyslexie.
-5-
Les bases de mon questionnement étant jetées, ma
conclusion peut être rapide. Je l’étaye simplement
d’une note épistémologique.
Je constate tout d’abord qu’au matin de chaque article,
de chaque ouvrage publié, de chaque intervention publique,
on présente la dyslexie comme quelque chose qui existe. On
brise la probable opacité d’une construction par la
recension de travaux qui la présente comme objet d’un
consensus, voire par la description d’expériences de
laboratoire sur les animaux ou par la présentation d’études
décrivant des malades neurologiques se comportant devant
la lecture de manière identique.
De plus, dans les schémas proposés, la lecture est
considérée comme une pluie de lettres ou un bouquet
de mots écrits qui passent aux cribles d’une comparaison
avec des étalons. Lettre parmi les lettres stockées,
la comparaison en permet alors la traduction. Cette description
est forte et tenace, mais oublie qu’elle épingle par
là l’écrit comme un objet matériel, du
déjà-là. Prêt à cueillir, l’écrit
pourrait être ainsi érigé en objet scientifique.
Ne pas en oublier une miette dans la description, dans le but d’en
induire les lois qui le détermine, constituerait le sel de
la démarche scientifique. Soit.
Mais G. Bachelard brise cet heureux rouage en nous ramenant à
la mémoire qu’il n’y a pas de phénomènes
simples. A l’attention guidée vers la compréhension
du monde, l’éminent épistémologue martèle
que tout objet est construit et que c’est la question qui
l’inaugure. Il n’y a donc jamais d’objet déjà-là,
d’objet donné d’avance. Et tel est bien le soucis
permanent de toute démarche se voulant scientifique : construire
et délimiter son objet. C’est pourquoi l’esprit
ne se forme qu’en se réformant selon Bachelard. Car
dans la main qui se tend comme pour prendre à la gorge l’épais
feuillage de ce que l’on pense comme un phénomène
importe la question que l’on se donne. « La nature est
muette » écrivait M. Foucault, et seule une certaine
logique de dire conceptualisant permet de la faire parler. Expliquer
le monde n’est donc pas laisser le monde s’exprimer.
Si la nature est muette – ou s’il n’y a que Tohu-Bohu
(Serres) – on ne l’entend alors qu’au travers
de notre appareil auditif conceptuel. Heidegger rappelait ainsi
que voir le monde de manière physicienne est affaire de philosophie.
Dès lors, considérer l’écriture comme
une source d’information comme une autre, c’est se contenter
d’une évidence. La présence du sensualisme se
cache dans cette optique. Quand le percipiens est fait maître
du perceptum, d’y introduire de l’ordre pour en construire
l’unité, on plonge tout droit dans un retour à
l’immédiateté, et on jette l’humain dans
le bain leurrant du Un. Le cognitivisme fredonne ainsi l’air
de l’espoir d’un rapport naturel à l’objet,
syntone en cela aux discours publicitaires.
Je crains également qu’on se laisse éblouir
par la pureté de l’évidence du développementalisme.
Cet abord en effet s’accompagne nécessairement d’une
certaine représentation de l’enfant. C’est malheureusement
oublier que le concept d’enfant n’est pas un universel.
L’enfant varie, il varie au gré des Références.
Dès lors, quelle réalité les stades de développement
peuvent-ils recouvrir ? Appuyons-nous sur l’idée que
tout découpage est toujours l’œuvre de celui qui
tient les ciseaux. Ce qu’indiquent assez les différentes
délimitations et identifications des stades selon les auteurs.
Elles sont en somme fonction des théories. Je dirai alors
que faire de l’enfant une donnée immédiate (retour
à la question posée plus haut), c’est avoir,
non pas à l’horizon, mais comme soubassement même
à la recherche, l’adulte comme référence.
C’est pourquoi d’ailleurs, il s’agit de pointer
ses manques et ses ratés par rapport à ce même
adulte. Autrement dit, c’est Narcisse qui veille sur son image.
S’aperçoit le pont qui lie la tentative de maîtriser
l’enfant comme objet, d’en obtenir une compréhension
complète et la « pédofolie » ambiante
(A. Raffy).
Enfin, l’aiguille aimantée du cognitivisme qui impose
avec tant d’insistance tous les axes actuels des recherches
me semble dissiper en ses descriptions ce que l’écrit
a de spécifiquement culturel. Elle ne prend pas la mesure
qu’elle rencontre du même coup une question anthropologique,
voire un paradoxe intrinsèque. C’est qu’en effet,
d’être objet culturel, l’humain y intervient par
deux fois. D’abord comme auteur d’une conception explicative,
puis comme objet à expliquer. Transférer les méthodes
qui composent les sciences de la nature sur l’humain sans
prendre en compte l’irréfragable discontinuité
qui s’inscrit, c’est croire trouver la vérité
de ce dernier dans celle de la viande. Or la science ne peut dire
l’acte qui la crée, ne peut expliquer ce qui a permis
un jour l’invention par exemple de l’ordinateur. Toute
science fait taire son objet disait A. Koyré, ce qui est
fort gênant pour des orthophonistes…
Mais le discours de la science, soit ce formalisme brut mis en
place de référence, rêve d’un savoir complet
sur le sujet, d’un savoir qui mettrait fin à l’
« insociable sociabilité » de l’humain
(Kant). Qu’il serait beau que les cloches se mettent à
sonner l’avènement d’un « vivre ensemble
» mécanisé, prédictible et entièrement
rationalisé. En quoi le cognitivisme, d’en être
la progéniture, vient parfaitement se lover dans les bras
du discours ambiant. Car à la question de savoir qui est
donc cet être cognitif, A. Weil-Barais, dans son ouvrage L’homme
cognitif, répond : « L’homme dont il est question
dans ce volume est en effet un homme « cognitif » passablement
asexué et, le plus souvent, délocalisé dans
le temps et dans l’espace. » Et quant à la question
de connaître le but poursuivi par ces études, Rui Da
Silva Neves apporte la réponse suivante : « la connaissance
des programmes par lesquels nos capacités de traitement se
développent doit permettre de programmer de nouvelles fonctions
ou de corriger des programmes mentaux peu efficaces ou déficients.
» Excluant le sujet, le cognitivisme se fait l’écho
d’un rêve machinique. Découpant le savoir en
mille unités de valeur, il ouvre la possibilité de
croire en une gestion possible de la vie où chacun s’exposerait
en technicien de son corps ou de sa pensée. Toute pratique
se doit alors être mesurable, évaluable, contrôlable
; tout trouble prévenu, repéré, puis réduit
ou supprimé. Ce sujet sans sexe et sans histoire qui surgit
de ce songe est le sujet qui peut naviguer librement sur les eaux
du monde marchandisé, au gré des marchés, au
gré des mouvements de capitaux (Cf. Dufour).
On comprend mieux ainsi, me semble-t-il, que la dyslexie ait pu
faire mouche.
Fin de la première partie
R. GABORIAU
Texte écrit en 2005
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