Pour la première fois, la communauté internationale a reconnu que
la traite esclavagiste constituait «un crime contre l'humanité»
Si ! la conférence de Durban a été un succès…
Pierre Sané, sous-directeur général du secteur des sciences sociales
et humaines de l'UNESCO, ancien secrétaire général d'Amnesty International.
«Fiasco retentissant», «grand-messe fourre-tout»: la presse n'a pas
ménagé ses critiques à l'encontre de la conférence de Durban contre
le racisme. Injuste, rétorque Pierre Sané, qui conduisait la délégation
de l'UNESCO.
De nombreux Etats ont pris prétexte de la fin de la ségrégation
raciale, aux Etats-Unis, et de la fin de l'apartheid, en Afrique du
Sud, pour nier la persistance du racisme dans le monde et, en particulier,
chez eux. Or, une Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination
raciale, la xénophobie et l'intolérance organisée à Durban (Afrique
du Sud, du 31 août au 8 septembre 2001), est parvenue à réunir 170 Etats!
De facto, c'est une reconnaissance éclatante, par tous les participants,
que le racisme existe dans toutes les sociétés.
Il fallait pointer du doigt ces nouvelles formes de racisme1 qui touchent
aujourd’hui des travailleurs migrants, des demandeurs d'asile,
des réfugiés, des déplacés, des personnes affectées par le sida, pour
ne mentionner que ceux-là. Il fallait aussi que soient dénoncées les
dérives vers un «racisme génétique», lorsqu’une entreprise, par
exemple, exige le code génétique d'un candidat à l'embauche, sous le
prétexte de déceler d'éventuelles «anomalies». Durban a fait ce travail
de mise au jour.
Certes, ces conférences politiques, où s’expriment des rapports
de force, ont leurs lacunes. Les documents finaux de Durban ne mentionnent
pas, dans leur liste de victimes, le plus important des groupes humains
affectés par la discrimination: les 260 millions de dalits (intouchables),
en Asie du Sud. Pas un mot, non plus, sur les Noirs dans les pays arabes,
ou sur les Palestiniens.
Nombre de victimes ont été identifiées, nommées
Mais il reste qu'à Durban, les victimes invisibles se sont montrées
aux yeux du monde. Cela peut paraître anecdotique, mais c'est, en réalité,
tout à fait symptomatique. Pour la première fois dans une Conférence
mondiale, une délégation de «Pygmées» a fait connaître les menaces qui
pèsent sur leur société, du fait de la guerre en Afrique centrale. De
même, les Afro-Latins, — des Colombiens, des Vénézuéliens d'ascendance
africaine —, ont fait reconnaître leur souffrance. La présence
de délégations de Roms, Gitans, Sindis, Gens du voyage, tous victimes
d'un racisme négligé par la communauté internationale, ont pu, en lien
avec les ONG qui les défendent, inscrire leur message dans les textes
de la Déclaration finale et du Plan d'action. Ainsi, nombre de victimes
ont été identifiées, nommées. Aux Etats, maintenant, de se pencher sur
leur sort. Ce résultat n'est pas non plus négligeable.
On a critiqué l'aspect «fourre-tout» de la conférence et, surtout, le
fait qu'elle ait été submergée par des débats qu'on a pu juger marginaux,
voire étrangers à son objet: la réparation, ou non, de l'esclavage,
la condamnation d'Israël, au nom de l'équation «sionisme égale racisme».
Il était du devoir de la conférence d'identifier les causes du racisme.
Et c'est sous cet angle-là qu'elle devait aborder l'esclavage. La traite
esclavagiste, ainsi que la colonisation ont sans doute été légitimées
par le racisme et l'ont nourri en retour. Elles ont été dénoncées comme
telles. Et pour la première fois, la communauté internationale a reconnu
que la traite esclavagiste avait été «une tragédie dans l'histoire de
l'humanité» et qu'elle constituait «un crime contre l'humanité».
Tout cela n'est qu'un début. l'UNESCO, par exemple, insiste sur le devoir
de mémoire, et demande que les chercheurs aient accès à toutes les archives
afin d'évaluer enfin l'ampleur et l'impact de la traite. De même, l'UNESCO
réclame que tous les manuels scolaires reflètent l'importance de cette
tragédie dans sa dimension criminelle.
En ce qui concerne la question controversée des réparations, il n'était
pas du ressort de la conférence d'en régler, en dix jours, les modalités.
En revanche, elle a parfaitement accompli sa mission en émettant une
déclaration de principe sur le «devoir moral» de réparer les torts causés,
ce qui, pour moi, est plus exigeant qu'un «devoir légal». Reconnaître
aux Africains, qui furent l'objet de ce commerce, le statut de victime,
permet enfin à leurs descendants de relever la tête et aux descendants
de ceux qui ont commis le crime d'en finir avec le non-dit. J'ai toujours
analysé l'aide au développement comme le fruit malsain d'un sentiment
inavoué de culpabilité. Dès lors que le crime est reconnu, on peut remplacer
cette aide par de justes réparations qui mettent les protagonistes sur
un pied d'égalité.
Quant à la question palestinienne, que certains ont jugée «envahissante»,
il était inévitable qu'elle surgisse à Durban, dans l'enceinte de cette
conférence organisée par le Haut commissariat aux droits de l'homme
des Nations unies. Pour les délégations des pays arabes et musulmans,
cette question touche en effet aux droits humains, à la violation du
droit à l'autodétermination, à la discrimination (il existe des lois
discriminatoires en Israël), aux violences faites à un peuple…
c'est une actualité incontournable, comme l'était en son temps l'apartheid.
Les Etats-Unis et Israël, qui s'opposaient à ce qu'elle soit inscrite
à l'ordre du jour, se sont retirés. Or, cet ordre du jour est établi
démocratiquement par l'ensemble des groupes de travail. Si le sujet
leur paraît lié à la thématique de la conférence, ils peuvent décider
de le soumettre à discussion. Ce qu'ils ont fait. Et finalement, la
Déclaration exprime sa «préoccupation profonde quant à l'accroissement
de l'antisémitisme et de la xénophobie», mais ne reprend en aucune manière
cette assimilation du sionisme avec le racisme.
Peut-on faire confiance aux Etats quand ils promettent à la tribune
de combattre le racisme ? Le premier test de leur volonté politique
sera l'élaboration d'un plan national de lutte contre le racisme, avec
un budget, une identification des acteurs et des victimes, des mesures
législatives, un calendrier d'action. Les Etats s'y sont engagés.
Réarmement moral
Pour les y aider, la conférence a élaboré un certain nombre de «pratiques
modèles» (best practices): veiller à interdire, par la loi, toute forme
de discrimination dans le travail, le logement; élaborer des méthodes
pour évaluer les progrès accomplis dans l'éducation, par les groupes
les plus désavantagés; assurer la protection de ceux qui portent plainte
(surtout quand les auteurs d'actes racistes appartiennent aux forces
de l'ordre)...
Cela ressemble peut-être à un catalogue de vœux pieux. Mais toutes
les conférences mondiales — que ce soit Rio sur l'environnement
ou Beijing sur les droits des femmes — se terminent ainsi: par
une déclaration et un plan d'action qui n'ont pas de valeur contraignante,
mais qui se fondent sur des conventions existantes, un droit établi.
l'objectif de ces conférences est d'obtenir des Etats un réengagement
—"un réarmement moral" pour qu'ensemble, ils se penchent
sur un problème qui exige une coopération internationale.
Personne ne force les gouvernements à y participer. Et le fait même
que les négociations sur la Déclaration finale aient été si ardues,
montre que les Etats y accordent de l'importance. En la signant, ils
engagent leur honneur et leur crédibilité, d'autant qu'ils devront fournir
des rapports périodiques sur la mise en application de leurs engagements.
Tout va dépendre, aussi, de la mobilisation de la société civile, de
ces 1 000 ONG présentes à Durban. De retour dans leurs pays respectifs,
elles pourront interpeller leur gouvernement: «vous avez signé; où est
votre plan d'action?».
Certains ont accusé les ONG, présentes à Durban, de faire de la surenchère,
jusqu'à étouffer le débat. Mais débat il y eut, et avec passion. Que
ces associations de victimes, meurtries dans leur chair, manquent de
patience face au «réalisme» des Etats, n' rien d'anormal. On a donc
assisté à des débats très vifs, mais sans violences.
Durban va inscrire la lutte contre le racisme sur l'agenda de toutes
les ONG. Quant aux Etats, ils auront progressé dans la pratique d'un
débat démocratique destiné, à terme, à gérer ensemble la société planétaire.
Durban en valait la peine.
1. Voir le numéro de septembre
2001 du Courrier de l'UNESCO
Le lien d'origine : http://www.unesco.org/courier/2001_09/fr/index.htm