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Il existe des mécanismes puissants d’intégration
des normes associées à chaque sexe. La construction
des catégories de sexe est au centre même des enjeux
qui légitiment l’appropriation de ces lieux de pouvoir.
Nous allons tenter d’interroger la relation entre la domination
des hommes sur les femmes et la construction du genre. Il sera d’abord
question de comprendre quelques ressorts sociaux et psychologiques
de la domination, dans son rapport à la catégorisation
sexuelle. On abordera ensuite, la question même du rapport entre
le genre (le « sexe social »), le sexe biologique (considéré
comme premier), et la question du pouvoir. Stéréotypes
et représentations
Si les catégories de sexe sont des constructions qui permettent
le fonctionnement inégalitaire de la société,
elles sont mouvantes, malléables, et peuvent subir des décalages
d’une culture ou d’une période à l’autre.
Chez les Tchambulis étudiés par Margaret Mead (2),
les hommes prêtent une grande attention aux soins du corps
et à la coquetterie alors que les femmes doivent être
rudes et fortes pour être efficaces dans la gestion des richesses
sociales. Pourtant, ces recompositions existent aussi au sein d’une
même société. Daniel Welzer-Lang nomme cela
la « recomposition de la domination masculine ». Comment
peut-on l’expliquer ? Il est possible d’avancer le maintien
de l’ordre social en place, mais il est plus intéressant
de se pencher sur les mécaniques cognitives qui peuvent entrer
en action au niveau individuel.
Les stéréotypes sont une ressource automatique pour
les individus. Intégrés depuis le plus jeune âge,
ils sont inscrits profondément en mémoire et peuvent
être activés facilement, indépendamment des
croyances et des attitudes propres à chaque individu-e. Des
études prouvent que le racisme est un processus automatique
déclenché au moment même de la catégorisation.
Plusieurs expériences ont montré que des sujets opposés
aux préjugés racistes, soumis expérimentalement
à un bombardement d’éléments appartenant
à des stéréotypes racistes, ont des réponses
proches de celles des sujets affirmant leurs préjugés
racistes. Un certain « racisme implicite » se manifeste.
Il produit, sans volonté consciente de la part des individus,
des réponses conformes au stéréotype, dès
lors que le contenu de ce stéréotype est activé
en mémoire (3). Il faut donc distinguer les croyances des
stéréotypes, ces derniers se manifestant indépendamment
du contenu conscient des croyances. De même, les étiquettes
liées au sexe activent inévitablement un réseau
d’inférences définies. On peut définir
le genre comme un produit sociocognitif, lié aux idéologies
relatives à la féminité et à la masculinité,
participant elles-mêmes au maintien d’un ordre social
donné. Autrement dit, on peut très bien s’affirmer
contre le sexisme, sans que cela n’influe sur nos comportements,
ceux-ci étant régis par l’activation de stéréotypes
qui façonnent notre rapport au monde. Aucun antisexisme n’est
imaginable sans une remise en question et un travail sur ses représentations
propres.
Il est patent que les catégories de sexe sont des leviers
indispensables dans l’exercice de la domination, aux niveaux
social et individuel. D’un point de vue social, l’assimilation
androcentrée est au centre du pouvoir masculin (dans le droit
et le langage courant) : les catégories de sexe génèrent
et permettent la différenciation des traitements et des constructions.
D’un point de vue plus individuel ou « psychologique
», les catégories de sexe (comme pour les préjugés
racistes) sont le mécanisme même qui construit les
stéréotypes activés dans chaque interaction
sociale.
Pouvoir, hiérarchie et genre
Le genre ne recoupe pas systématiquement le sexe : il est
possible d’être de genre masculin tout en étant
de sexe féminin et inversement. On peut dire d’un homme
qu’il est effeminé, ou d’une femme qu’elle
est masculine ; et les drag-queens, drag-kings et autres travesti-es
en sont un exemple caricatural.
Quels sont les déterminants qui régissent les relations
de genre ? Des expériences ont été effectuées
sur des femmes situées à des positions hiérarchiques
différentes et travaillant dans des secteurs masculins ou
féminins, à partir d’un questionnaire censé
fournir un « score » de féminité et de
masculinité (4). La relation entre pouvoir et genre semble
elle aussi déterminante, au même titre que celle entre
sexe et genre. Les travailleuses élevées hiérarchiquement
ont plus tendance à mettre en avant des comportements dits
masculins, et inversement pour les individus situés plus
bas sur l’échelle du pouvoir.
Les mécanismes d’apprentissage des catégories
de sexe peuvent nous éclairer davantage sur cette question.
Pour accéder à ce que Daniel Welzer-Lang nomme la
« Maison des hommes » (5), il faut montrer des signes
de différenciation par rapport aux femmes. La construction
et l’apprentissage des codes virils et de la violence (contre
soi, contre d’autres hommes, contre les femmes) s’opère
en opposition hiérarchique avec le féminin. Ainsi,
les hommes fragiles, efféminés, qui refusent de se
battre ou en sont incapables, sont symboliquement relégués
dans le groupe des femmes et des dominés, et traités
en conséquence. Le fameux « quelle femmelette ! »,
suprême insulte pour un homme, prend alors tout son sens.
Les agressions contre les homosexuels (au masculin) ou hommes déviant
de la norme masculine viennent souder la communauté masculine
qui prend alors sa force. On constate donc que la domination et
l’exclusion sont fondatrices de la construction des catégories
de sexe : ce que met en valeur la « Maison des hommes »,
c’est que l’identité masculine se construit en
opposition aux femmes et aux hommes dominés. Ici, la hiérarchie
précède et génère la catégorisation.
Questionner les relations entre sexe, genre et pouvoir, c’est
alors interroger les enjeux de la construction des genres. Maurice
Godelier, anthropologue, écrit sur la peuplade des Baruya,
une population de Nouvelle-Guinée, que leurs mythes fondateurs
sont révélateurs des enjeux associés à
la construction des catégories de sexe, et qu’il s’agit
d’enjeux de pouvoir (6). Plaçant l’homme dans
un rôle englobant celui de la femme, ils lui confèrent
un rôle créateur. Il y a là un mécanisme
qui exacerbe les facultés des hommes et dépossède
les femmes Baruya de certaines des leurs au point de les rendre
entièrement tributaires des hommes pour la majeure partie
de leurs activités. On peut y voir plus directement un mécanisme
révélateur des constructions de genre. Une opération
de catégorisation-hiérarchisation comme celle-ci n’est
possible que si elle porte sur des classes d’objets comparables
: elle présuppose donc la création d’une différence
par séparation au sein d’un ensemble homogène.
C’est cette opération de différenciation par
opposition qui participe de la hiérarchisation. On peut ainsi
dire qu’au sein de l’humanité, il existe des
humains d’une « autre sorte », ce qui prédispose
bien évidemment à les considérer comme une
sous-classe d’humains et donc à terme, une classe de
sous-humains. La hiérarchisation et la catégorisation
semblent donc intrinsèquement liées.
Le genre précède le sexe
Comment penser le genre par rapport au sexe, et le genre par rapport
au pouvoir, à la domination ? Christine Delphy met au jour,
dans un ouvrage remarquable (8), le présupposé qui
fait du sexe une donnée première et immuable, sur
lequel le genre serait accolé. Pour le dire autrement, elle
dément l’antécédence du sexe sur le genre,
et pose la précédence du genre sur le sexe. C’est-à-dire
que le sexe (homme/femme) n’existe que parce que la société
le construit en tant que tel à partir du genre (masculin/féminin).
Pour être encore plus provocateur, on pourrait dire que la
différence biologique ne rentre pas en compte dans la catégorisation
de l’humanité entre hommes et femmes, et donc bien
sûr dans la domination des hommes sur les femmes. Cette position
apparemment contraire à tout ce que l’on perçoit
au quotidien (la différence des corps, des cycles biologiques,
la reproduction…) n’est en réalité pas
si incroyable, pour peu qu’on prenne le temps de l’étudier.
Il ne s’agit pas de nier le fait que des différences
biologiques existent, mais simplement de refuser le fait qu’elles
participent à une catégorisation. Pour reprendre un
exemple simple, il existe des différences perceptibles de
couleur de yeux. Pourtant, cela n’implique aucune différenciation
sociale (d’ampleur). Car si la société était
organisée autour de la notion de couleur des yeux, toutes
les habitudes sociales seraient construites pour que cette différence
apparaisse significative, et tout le monde considérerait
comme impossible que la couleur des yeux n’influe pas sur
le caractère, dans la mesure où on apprendrait depuis
l’enfance aux personnes aux yeux marrons à être
gentilles, passives… et aux personnes aux yeux bleus à
être agressives, violentes… Encore une fois, il ne s’agit
pas de nier les différences entre corps mâles et femelles,
mais de signifier qu’il n’y a pas d’autre facteur
que la domination des hommes sur les femmes qui puisse justifier
la séparation de l’humanité en deux groupes
distincts. Dire par exemple que la domination existe parce que les
hommes seraient plus forts que les femmes, c’est déjà
légitimer la domination, car cela implique qu’il serait
normal qu’il y ait un lien direct entre une caractéristique
physiologique et des habitudes sociales. Or de nombreux exemples
nous montrent qu’il peut en être autrement : les hommes
d’âge moyen sont sans doute plus forts physiquement
que les hommes d’âge mûr, pourtant il n’y
a aucune domination sociale des premiers sur les seconds (ce serait
même plutôt le contraire…).
Il faut préciser que la perception du monde contemporain
est limitée par le prisme masculin/féminin, et que
ces catégories arbitrairement construites ne sont pas justifiées
d’un point de vue biologique, dans la mesure où il
n’y a pas de rupture mais un continuum qui part des hommes
les plus physiologiquement masculins, jusqu’aux femmes les
plus physiologiquement féminines, en passant par un entre-deux
où la définition n’est pas si simple. Entre-deux
qui prouve justement que les catégories homme/femme n’existent
pas telles quelles dans la nature. Ceux ou celles que l’on
nomme hermaphrodites (9) ne sont rien d’autre que des individu-es
qui ne rentrent pas dans les catégories socialement constituées
(deux possibilités identitaires seulement épuisent
l’ensemble des traits humains). La science même ne parvient
pas à trouver le marqueur génétique qui permet
d’expliquer le sexe (10). Après avoir longtemps cru
que le chromosome Y était responsable de la masculinité
physiologique, certains individus mâles ont été
révélés comme étant de caryotype XX
et des individus femelles comme étant de caryotype XY. L’attention
fut alors reportée vers un antigène du chromosome
Y, l’antigène HY. Mais encore une fois, des contre-exemples
infirmèrent son rôle discriminant dans la différenciation
sexuelle. Enfin, les études se portèrent sur deux
gènes (ZFY et SRY), dont le rôle fut aussi relativisé
après coup. On peut alors considérer ces échecs
(relatifs) de deux façons. Ou bien la science génétique
n’est pas encore suffisamment aboutie et il sera un jour trouvé
le véritable discriminant sexuel, ou bien ce que l’on
perçoit comme étant le sexe n’est rien d’autre
qu’un ensemble de facteurs qui n’existe pas en tant
que tel dans la nature. C’est-à-dire que la génétique
s’évertuerait à trouver la source d’une
différence biologique qui n’est significative que dans
nos représentations sociales. Encore une fois, cela ne revient
pas à nier les différences physiologiques qui peuvent
exister entre individu-es, mais simplement à considérer
qu’une catégorisation binaire n’est ni évidente,
ni indispensable, ni même justifiée par un quelconque
recours à la biologie.
Ceci semble aller dans le sens d’une définition du
genre comme précédant le sexe : la seule façon
satisfaisante d’expliquer les catégories de sexe en
appelle à la notion de genre, et que la seule façon
satisfaisante d’expliquer la construction du genre en appelle
à la notion de hiérarchie et de pouvoir. Le genre,
système binaire, serait alors produit par le pouvoir et la
domination, et serait à l’origine du concept de sexe.
Le pouvoir crée le genre qui crée le sexe.
Pour imaginer une telle approche qui peut sembler incroyable à
première vue, il suffit de la reporter sur la question du
racisme, où des cohortes de scientifiques se sont évertué-es
à expliquer les différences biologiques entre noirs
et blancs qui n’étaient dues qu’à des
mécanismes sociaux de reproduction de la domination. De la
même manière, les métis (tout comme les hermaphrodites
aujourd’hui) étaient alors parias car ils-elles ne
pouvaient entrer dans aucune des catégories issues des représentations
sociales : ils-elles n’étaient ni noirs ni blancs.
En définitive, le principe organisateur de la catégorisation
de sexe semble bien être celui qui sous-tend la construction
du système du genre : le rapport de domination des hommes
sur les femmes. Englobement, assimilation, invisibilisation, «
complémentarité », hiérarchisation, tensions,
telles sont les relations instaurées par la construction
du masculin et du féminin, qui rendent possible et créent
les inégalités de sexe. Comme le décrit Marie-France
Pichevin, la mécanique sexiste prend ses racines dans la
structure sociale inégalitaire, et celle-ci lui confère
donc le pouvoir de la pérenniser (11) : non seulement en
structurant les individu-es selon des normes précises, mais
aussi en inculquant la structure même des outils qui leur
permettent de percevoir le monde.
Le questionnement sur soi et le monde qui nous entoure est donc
la condition nécessaire d’un changement. La vigilance
sur ses propres attitudes et son quotidien, ou la discussion en
non-mixité (ainsi que tout autre manière de prendre
conscience et de déconstruire les carcans dans lesquels on
veut nous faire vivre) sont des moyens pour permettre à chacun
de tenter de s’épanouir et de se développer
à l’écart des diktats genrés de la société
actuelle. Volonté qui ne peut qu’apparaître subversive
étant donné que les inégalités actuelles
sont la fange sur laquelle fleurit l’ordre social moderne.
« Jamais on a observé dans l’histoire qu’un
groupe social dominant abandonne ses privilèges sans une
lutte acharnée et sans l’établissement d’un
rapport de force de la part du groupe dominé » (12),
la déconstruction des genres est l’affaire de toutes
et tous.
Aux discours parlementaires sur une pseudo-égalité
(de fait) qui permettent de masquer les inégalités,
opposons une inégalité (de fait) afin d’initier
une véritable lutte, tant personnelle que sociale. Il faut
révéler les discours lénifiants sur la parité
comme autant de tentatives pour légitimer l’exercice
d’un pouvoir. Et là où ce pouvoir s’exerce
sur nous, dans la rue, les institutions, en famille ou au travail,
refusons la soumission et organisons la résistance. La volonté
de changement, l’organisation et la prise de conscience ne
doivent pas être l’apanage d’une minorité.
Pour reprendre un slogan féministe qui devrait être
plus que jamais au goût du jour, « ne me libère
pas, je m’en charge ».
NOTES
(1) M. Godelier, La production des grands hommes : pouvoir et domination
masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Fayard.
(2) Margaret Mead, «Mœurs et sexualité en Océanie»,
Plon.
(3) P. G. Devine, “Stereotypes and Prejudice : Their Automatic
an Controlled Components”, Journal of Personality and Social
Psychology, vol. 56.
(4) A. Durand-Delvigne, “Pouvoir et genre”, in La place
des femmes, La Découverte.
(5) D. Welzer-Lang, “Les transgressions sociales des définitions
de la masculinité”, in « La place des femmes
», La Découverte.
(6) M. Godelier, La production des grands hommes : pouvoir et domination
masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Fayard.
(8) Christine Delphy, « L’ennemi principal, T. 2 : Penser
le genre », Syllepse.
(9) Il existe de nombreux cas, recensés cliniquement, d’hermaphrodisme,
notamment celui présenté par Michel Foucault : «
Herculine Barbin, dite Alexina B. », Gallimard Folio.
(10) Evelyne Peyre, Joëlle Wiels et Michèle Fonton,
« Sexe biologique et sexe social », in « Sexe
et genre », CNRS éditions.
(11) M.-F. Pichevin, “A New Look Essentialism”, Recent
Trends in Theoretical Psychology, vol. 4.
(12) B. Marques-Pereira, “Représentation du genre ?
Genre de la représentation”, in La place des femmes,
La Découverte.
Le lien d'origine sur <http://publisexisme.samizdat.net/>
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