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Origine : http://www.decroissance.info/Droit-dans-le-mur-A-propos-de-l
Quel était le projet à l’origine de votre livre
« Le Cauchemar de Don Quichotte » ?
Julien Mattern : Faire ce livre, c’était essayer de
penser par nous-mêmes, c’était sortir de la doxa
économico-politique diffusée dans les médias,
sortir aussi des rôles de contestataires préfabriqués,
avec leurs spécialistes autoproclamés. Nous étions
dans le contexte du mouvement social de 2003 contre les réformes
libérales du système des retraites, mouvement auquel
nous avons participé. Nous étions dans la rue pour
dénoncer cette nouvelle offensive libérale. Mais ce
qui nous a frappé, c’est la grande faiblesse de l’argumentaire
mis en avant pour s’opposer aux réformes. Le monde
généralement promis par les antilibéraux ne
nous semblait ni possible ni souhaitable. Or, nous n’arrivions
pas à en discuter calmement, à faire comprendre ce
qui nous dérangeait. C’est ce qui nous a incité
à passer à l’écrit. Pas pour proposer
des solutions toutes faites, mais avant tout pour poser des questions,
et pointer certaines impasses.
Vous critiquez le rapport à la production, à la croissance.
Des idées défendues à gauche comme à
droite. Quelles sont vos positions sur la croissance « inéluctable
» ?
Le cœur de l’argumentation de gauche aujourd’hui,
c’est toujours le pari d’une croissance durable et soutenue.
Au sujet des retraites, les économistes de gauche disent
que, même avec moins de 2% de croissance par an, le produit
intérieur brut aura doublé d’ici 2040. On pourra
donc en consacrer une part plus importante au financement des retraites,
sans effort financier supplémentaire de la part des salariés.
Ce raisonnement fait reposer l’égalité et la
solidarité humaine sur l’augmentation de la production
de marchandises, et c’est déjà pour nous une
raison de s’y opposer.
Surtout, il reste à un niveau d’abstraction beaucoup
trop élevé, qui occulte complètement la réalité
et la gravité des problèmes. Le désastre écologique,
la réduction de chacun au statut de rouage dans des mécanismes
aveugles et de plus en plus chaotiques, l’absurdité
quotidienne du travail et les humiliations qu’il faut accepter
en échange de l’intégration sociale, l’impuissance
des individus, tenus par leur dépendance vis-à-vis
des systèmes de production, d’échange et de
divertissement de masse, etc., tout ceci est occulté, rejeté
du côté de la sensiblerie. Les économistes préfèrent
se réfugier dans le monde des statistiques et des projections
comptables, où ils continuent de voir les preuves et les
signes annonciateurs d’un monde meilleur, parce que tel ou
tel indicateur de richesse progresse encore. Malgré le caractère
délirant de ces discours, on voyait bien à quel point
ils intimidaient tout le monde. Presque personne n’osait les
remettre en cause, la critique de l’économie semblait
taboue pour qui n’était pas reconnu comme expert. Désacraliser
les sornettes des économistes (croisées pendant nos
études), c’était pour nous le moyen de briser
ce verrou idéologique pour pouvoir poser les vraies questions.
Il nous semblait urgent de faire preuve de lucidité sur l’état
réel de notre monde, de se demander quelle forme de société
et quel rapport à la nature on peut opposer à ses
gestionnaires actuels, de chercher au nom de quelle conception de
la vie il vaut la peine de se battre.
Vous récusez le continuum politique classique qui irait
des conservateurs les plus ringards aux progressistes les plus effrénés.
Aujourd’hui, à droite comme à gauche (et y
compris à « l’extrême gauche »),
on souscrit au projet de croissance illimitée. Il y a juste
des désaccords sur les modalités de cette croissance,
sur les mécanismes à mettre en place pour augmenter
la production et assurer la stabilité sociale. Pendant une
partie du XXe siècle, la question pouvait se poser un peu
différemment parce qu’il y avait un projet révolutionnaire,
même si pour l’essentiel on y trouvait la même
fascination pour l’économie. Mais certaines personnes
ne souscrivaient pas du tout à cette idée-là,
et surtout on n’était pas allé aussi loin dans
la bureaucratisation et l’artificialisation du monde ; il
y avait peut-être davantage d’ouvertures. Or, depuis
trente ans, il y a un consensus sur ces questions. C’est cela
qu’il faut dénoncer en premier lieu. De toute façon,
à partir du moment où on accepte le projet productiviste,
comment la politique peut-elle être autre chose qu’une
affaire technique, une affaire d’experts ? Si le but, c’est
un monde toujours plus efficace, plus équipé, plus
perfectionné, plus innovant, alors le maître mot devient
la compétitivité, les discussions collectives sont
du temps perdu et demander son avis au peuple, c’est courir
le risque qu’il se trompe. La démocratie devient un
problème, car elle présuppose que tout le monde puisse
se forger un avis raisonnable et avoir son mot à dire sur
les grandes décisions. C’est pourquoi les gestionnaires
développent tout un tas d’instances de neutralisation
et de mises en acceptabilité, pour faire adhérer le
peuple à sa propre dépossession.
Dans cette société de l’immédiateté,
avec l’avancement des nouvelles technologies et la progression
de l’individualisme, la fin de la politique ne se profile-t-elle
pas ?
Beaucoup de personnes très critiques vis-à-vis du
Capital, des patrons, ou des multinationales, ne voient souvent
pas grand chose à opposer à la colonisation de la
vie quotidienne par la marchandise, du moment qu’il y en a
pour tout le monde et au plus bas prix. Or, nous pensons qu’un
monde fondé sur davantage de justice, de liberté et
d’égalité est incompatible avec la production
massive de tous ces gadgets high-tech. D’abord parce qu’il
faut bien les produire, les transporter, et en gérer les
déchets en quantité exponentielle, opérations
dont on connaît les conséquences humaines et écologiques.
Mais dans leur consommation aussi, ces objets nous tiennent. Au-delà
de leurs performances parfois effectivement impressionnantes, nous
avons voulu montrer qu’ils avaient surtout pour fonction de
compenser illusoirement l’appauvrissement de la vie. Un appauvrissement
auquel ils participent d’ailleurs en favorisant souvent un
rapport au monde fondé sur des fantasmes d’immédiateté
et de toute puissance, qui est extrêmement paralysant à
court terme. Il est très difficile de critiquer un monde
où règne de plus en plus le « chacun pour soi
», si dans le même temps nous ne voyons pas toutes les
compensations que ce système procure aux individus dépossédés,
et si nous n’essayons pas de nous en affranchir personnellement.
Mais vous-mêmes, tout en étant contre un certain nombre
de choses, vous vous retrouvez à vous en servir parfois...
Est-il vraiment possible de mettre en adéquation nos actes
avec nos idées ?
Bien évidemment, nous avons écrit cet ouvrage sur
un ordinateur. Nous avons des revenus monétaires et n’avons
pas rompu nous-mêmes avec cette société, y compris
avec certaines des satisfactions qu’elle offre... Malheureusement,
il est aujourd’hui impossible de ne pas participer activement
à des choses scandaleuses, qu’elles se produisent à
l’autre bout de la planète ou à côté
de chez soi. Nous sommes intégrés dans un système
technique et monétaire dont dépend notre propre survie,
et qui implique des guerres, des spoliations et des pollutions irréversibles.
Mais nous n’avons pas besoin d’attendre d’être
sortis de ce monde-là pour commencer à le critiquer.
Bien sûr, ce que nous pensons et ce que nous faisons doivent
aller de pair, sinon la schizophrénie guette. On peut tout
de même s’efforcer de limiter notre dépendance
en refusant certaines compromissions, et en essayant de se réapproprier
le plus d’aspects possibles de nos vies. Mais le but est de
trouver comment faire cesser ce désastre, et non simplement
comment s’en prémunir. Devant l’ampleur de la
tâche, je crois qu’il faut évier de multiplier
les anathèmes sur la manière dont chacun mène
sa vie privée et assure sa survie quotidienne : ces insinuations
se substituent trop souvent au débat politique.
Dans les milieux radicaux, on traite souvent les autres de pourris
lorsqu’ils ne partagent pas nos visées révolutionnaires.
De quoi relève, selon toi, ce rapport à l’insulte
?
Dans certains cas, je peux tout à fait comprendre : même
si c’est de moins en moins facile à percevoir, il y
a bien aujourd’hui des individus qui ont infiniment plus de
pouvoir que d’autres, et par-là plus de responsabilité
dans l’état du monde. Il est parfois bon de le rappeler,
à l’heure où se diffuse l’idéologie
du consensus, de la discussion abstraite et sans conséquence.
Si on se retrouve face à des gens qui participent activement
à ce qui nous oppresse, on est quand même en droit
de le leur faire savoir.
Pour le reste, les enjeux politiques aujourd’hui sont tellement
brouillés, la plupart des gens sont complètement paumés
et essayent de se rattacher comme ils le peuvent à des figures,
à des rôles, à des postures, et leur évolution
peut passer par des étapes bizarres. Quel est l’intérêt
d’insulter des gens qui se cherchent ?
Le recours systématique à l’insulte est une
manière de figer sa propre réflexion dans la posture
de la provoc’, de la radicalité scénarisée.
C’est surtout se mentir sur les rapports de force et les possibilités
en cherchant à reproduire artificiellement (dans une salle,
dans une rue ou un amphithéâtre) les affrontements
qu’on désespère de voir surgir dans la société.
Propos recueillis par Guillaume C. Mis en forme par Rimso ! et
Guillaume C.
A lire :
- M. Amiech et J. Mattern, Le Cauchemar de Don Quichotte. Sur l’impuissance
de la jeunesse d’aujourd’hui, Climats, Sisyphe, 2003.
- J.-C. Michéa, Impasse Adam Smith. Brèves remarques
sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme
sur sa gauche, Climats, Sysiphe ; Réédition 2006,
Champs, Flammarion.
- « Les chemins de fers ou la liberté ? », numéro
de Notes et Morceaux Choisis, Bulletin de critique des sciences,
des technologies et de la société industrielle, n°7,
décembre 2006, Edition La Lenteur, 148 p.
[1] Editorial de la revue Bachibouzouk, n°1, Hiver 2006, p.
1. Que l’on peut commander à l’adresse suivante
: bachibouzouk no-log.org (prix libre).
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