Nous en avons assez des tergiversations et des atermoiements de tous
ces « responsables » élus par nous qui nous déclarent
« irresponsables » lorsque nous leur rappelons les promesses
quils ont faites. Nous en avons assez du racisme dEtat quils
autorisent. Pierre Bourdieu 1
La campagne nationale contre la double peine, lancée le 20 novembre
dernier par un ensemble dassociations, permet de signaler une
des sombres réalités de notre république. Le film
troublant de Bertrand Tavernier, Histoires de vies brisées, est
éloquent à ce propos. Sa diffusion dans les salles de
cinéma de nombreuses villes permet de faire connaître plus
largement le sort de personnes broyées par les institutions judiciaires
et administratives2. Là où ces dernières prononcent
des peines de bannissement en toute cécité et surdité,
le cinéaste écoute les témoignages et
donne à voir un autre regard sur ce quest la double peine.
Le cas récent de Monsieur Moussa Brihmat est emblématique
de ce quest la double peine. Né en France (à Lyon
en 1952, mais de nationalité algérienne), il est père
de deux enfants français dont il a la garde depuis trois ans
et demi. Ses cinq frères et surs sont de nationalité
française et résident en France. Son père vit également
en France. Sa mère et son grand père sont tous deux décédés
et enterrés en France.
Après une condamnation à huit mois de prison par le tribunal
correctionnel de Lyon pour une infraction à la loi sur les stupéfiants,
il sest vu condamné par la cour dappel de Lyon à
cinq années de prison assorties dune interdiction définitive
du territoire national. Monsieur Brihmat a effectué cette peine.
Depuis sa sortie de prison, il y a plus de trois ans, il a trouvé
du travail et na commis aucun délit. En dépit de
tous ces éléments, le préfet du Rhône avait
décidé en décembre dernier de mettre à exécution
linterdiction définitive du territoire national et dexpulser
lintéressé en Algérie, où il na
aucun lien. Face à une mobilisation importante dassociations
et à un large écho médiatique, le ministère
de lIntérieur a accordé à Moussa Brihmat,
le mercredi 27 décembre, une assignation à résidence
« en vue dun réexamen de sa situation ».
Autre cas dalerte récent, celui de Monsieur Jamel Abidi
qui est né en France le 15 décembre 1960 à Lyon.
Il est le second dune famille de neuf enfants dont six ont la
nationalité française. Toute sa famille réside
en France. Son épouse est de nationalité française
et ils ont deux enfants de nationalité française nés
en 1982 et 1983. Après une condamnation à trois ans de
prison par le tribunal correctionnel de Lyon, M. Jamel Abidi sest
vu notifier le 16 février 1999, par la cour dappel, une
peine complémentaire dinterdiction définitive du
territoire. Les mêmes juges ont refusé de faire droit à
la requête en relèvement de linterdiction du territoire
à laudience du 18 décembre 2001. Lun des frères
de Jamel a été assassiné en Algérie le 7
mars 2001, après avoir été expulsé de France
en novembre 1993. Le 28 février 2002, le tribunal administratif
de Lyon rejette la requête des avocats de Monsieur Jamel Abidi.
Ces derniers introduisent, en ultime recours (non suspensif), une requête
en urgence contre la France devant la cour européenne de Strasbourg.
Une demande dasile politique est examinée le 1er Mars par
lOfpra. De son côté, la Cimade a entamé une
procédure durgence auprès du tribunal administratif
de Grenoble afin de contester la destination de lAlgérie
fixée par le préfet de Savoie dans son arrêté.
Les exemples sont nombreux, tous plus « acadabrantesques »
les uns que les autres comme en témoigne la cinquantaine dactions
urgentes engagées par la campagne nationale contre la double
peine.
On regroupe traditionnellement deux choses derrière lappellation
« double peine » qui relèvent chacune de mesures
déloignement du territoire national et sajoutent
à une condamnation pénale. Dune part, il y a les
arrêtés dexpulsion qui peuvent être pris à
titre administratif par le ministre de lIntérieur ou par
un préfet. Dautre part, il y a linterdiction du territoire
français qui est une mesure judiciaire prononcée par des
magistrats. Un des grands principes du droit pénal stipule pourtant
que « nul ne peut-être puni deux fois pour le même
délit ».
Si ces mesures sont destinées aux personnes qui nont pas
la nationalité française, la plupart visent des personnes
qui résident depuis de très nombreuses années en
France, quand elles ny sont pas nées, comme cest
le cas de Moussa Brihmat et de Jamel Abidi. Il nest dailleurs
pas rare quelles soient conjointes de femmes de nationalité
française, que leurs enfants ou leurs frères et surs
soient eux-mêmes français. Ainsi, les personnes sanctionnées
par la double peine se voient séparées, par une mesure
dexpulsion du territoire national, de toutes les attaches quelles
ont
en France. Ce bannissement brise la vie de personnes qui ont été
socialisées en France et qui sociologiquement sont françaises,
alors quon les assigne à « une identité de
papiers ». Nombre dentre elles ne connaissent dailleurs
pas ou mal la langue ou le pays vers lequel elles sont expulsées.
Cet état de fait contrevient à larticle 8 de la
Convention européenne des Droits de lHomme qui protège
les liens familiaux et la vie privée des personnes. La Cour européenne
des Droits de lHomme a condamné la France à plusieurs
reprises, à ce titre, lors de ces dernières années.
En
outre, la double peine sinscrit en faute de larticle 3 de
la Convention européenne des Droits de lHomme qui,
contrairement à larticle 8, est imprescriptible ,
interdisant les traitements cruels, inhumains ou dégradants.
La France, qui a pourtant comme préambule à sa constitution
la Déclaration Universelle des Droits de lHomme, ne sembarrasse
pas de « si peu », pas plus que les autres pays européens,
dans une Europe qui au lieu dasseoir sa construction sur la Convention
des Droits de lHomme a plutôt tendance en matière
de double peine à sasseoir dessus. Par ailleurs
en létat, lapplicabilité des décisions
de la Cour européenne des Droits de lHomme est parfois
problématique et les « sanctions » auprès
des Etats sont plus symboliques que contraignantes et de ce fait peu
dissuasives.
Ainsi, les tribunaux français continuent à prononcer allégrement
des interdictions du territoire, et ce de façon croissante. Depuis
les lois Pasqua de 1993 et lentrée en vigueur du nouveau
code pénal au 1er mars 1994 la double peine a vu
son champ dapplication sétendre. Le nombre des infractions
pour lesquelles une interdiction du territoire français peut
être prononcée sest considérablement élargi,
au point dêtre applicable à plus de deux cents infractions
et notamment pour des atteintes aux biens. Par ailleurs, les mesures
déloignement peuvent désormais concerner des personnes
qui jusque-là en étaient protégées depuis
les lois Deferre-Questiaux de 81, les lois Joxe de 1989 et les lois
Sapin de 1991. En outre, les possibilités de recours sont dans
certains cas quasi inexistantes. Il en est ainsi à la cour dappel
de Lyon où les refus de requête en relèvement sont
systématiques. Qui plus est, les recours judiciaires ne sont
pas suspensifs, ce qui signifie que les personnes peuvent être
expulsées avant même que les décisions soient prononcées,
faisant ainsi entorse à larticle 6 de la Convention européenne
des Droits de lHomme consacrant le « droit à un procès
équitable ». Fait rarissime, le 29 octobre dernier, le
tribunal de Paris a condamné le ministère de lIntérieur
et contesté la légalité de sa décision en
cassant un arrêté ministériel dexpulsion.
De nombreuses mobilisations ou grèves de la faim ont eu lieu
ces vingt dernières années pour dénoncer linjustice
que représente la double peine. A Lyon, en mai 1998, dix personnes
frappées par cette réalité sordide ont observé
une grève de la faim de 51 jours. Un an après, Lila Bougessa
compagne dun des dix de 98 décidait à
son tour dengager une grève de la faim qui dura 37 jours,
en vain. Les résultats obtenus sont dans lensemble tout
à fait insatisfaisants, dautant quils sont provisoires
et ne permettent pas aux familles de sortir de façon définitive
de linsécurité et de la précarité
dans lesquelles elles sont 3.
A chaque fois que les gouvernements ont avancé dun pas
sur la question, ils se sont empressés de reculer de deux, pratiquant
chacun leur tour la politique de lautruche. Les gouvernements
et les autorités exercent de concert à lendroit
de la double peine un cynisme et un mépris sans nom tant à
lencontre des personnes directement concernées que des
associations qui les soutiennent.
Les lois Pasqua-Debré, en modifiant lordonnance du 2 novembre
1945 qui régit la législation sur les séjours
des étrangers , ont sacrifié les catégories
protégées. Les lois Chevènement de 1997 nont
fait quentériner cet état de fait. La circulaire
Guigou, publiée le 17 novembre 1999, ne change rien sur le fond
et na pas réellement pris en considération les propositions
du Rapport Chanet, qui préconisait une interdiction absolue dexpulsion
pour certaines catégories de personnes. Ces propositions étaient
pourtant soutenues par la Commission nationale consultative des Droits
de lHomme dont Monsieur Jospin a exprimé le souhait de
voir son rôle de vigilance et de conseil sélargir.
La psychose ou le zèle de certains juges, qui se comportent comme
sils étaient le dernier rempart dune forteresse assiégée,
fait fi des velléités de quelconque circulaire et des
réalités humaines. Les préfets et les ministres
de lIntérieur successifs nont, pour leur part, que
trop tendance à emprunter les mêmes sentiers et à
dégainer les mêmes réflexes sécuritaires
en prononçant des arrêtés dexpulsion à
tort et à travers en cas de « menace grave à lordre
public » pour les premiers, et en cas « durgence absolue
» ou par « nécessité impérieuse de
lEtat ou la sécurité publique » pour les seconds.
Autant dexpressions dont lemphase touche au ridicule et
au pathétique lorsque ces mesures visent des personnes qui résident
en France dans une clandestinité contrainte fabriquée
de toutes pièces par des lois iniques et qui nont
pas commis de nouveaux délits dix ans après leur sortie
de prison. En agissant de la sorte, on accroît la précarité
et la vulnérabilité des personnes qui coûte
que coûte reviendront en France et on les expose plus encore
à commettre de nouveaux délits.
La plupart résistent pourtant à jouer le jeu quon
voudrait leur faire jouer. En sexposant dans lespace public,
à travers une grève de la faim, elles affichent enfin
leur visage et dévoilent celui dune république qui
se voile la face. Là où des mécanismes judiciaires
et administratifs ubuesques visent à les effacer du territoire
national ou à les laisser demeurer dans un statut « dinvisibles
», elles revendiquent ouvertement une présence légitime
auprès des leurs.
Derrière la double peine, il est manifeste que cest le
fait même dêtre étranger ou issu de limmigration,
cest à dire « venu dailleurs », que lon
sanctionne. Tout est comme si cela était une faute originelle,
un crime en soi comme lavait si bien explicité le sociologue
Abdelmalek Sayad4. On ne sanctionne plus des actes, mais des personnes,
et derrière ces personnes, un « délit dimmigration
». A partir de cette logique xénophobe, toute sanction
devient légitime et apparaît comme allant de soi, jusquau
bannissement de victimes émissaires5. Le bannissement agit en
dehors de
toute notion de temps et de proportionnalité. Le temps de présence
sur le territoire national des personnes expulsées nest
pas pris en considération, pas plus que le temps dune interdiction
qui peut être définitive, cest-à-dire une
peine à perpétuité qui sonne le glas dune
mort civile. Cest dans cette distorsion que sinscrit le
drame de la double peine, symptomatique dun racisme dEtat.
« Ces responsables qui nous gouvernent » et prétendent
lutter contre les discriminations ne seraient-ils pas bien avisés
dabolir les discriminations institutionnelles et les lois criminogènes,
plutôt que de les cautionner et de les perpétuer ?
Alors que la classe politique a unanimement célébré
à titre posthume luvre de Pierre Bourdieu, dont Jacques
Chirac considérait quil était et « restera
comme un penseur militant et un militant de la pensée »
et Lionel Jospin quil était « un maître de
la sociologie contemporaine et une grande figure de la vie intellectuelle
de notre pays [
] qui a personnellement vécu la dialectique
entre la pensée et laction », ne conviendrait-il
pas que ces deux personnages parmi dautres se souviennent des
propos du sociologue encensé avec lhypocrisie que
Bourdieu méprisait par dessus tout qui sied si bien aux
« responsables » en question :
« Pour en finir une fois pour toutes avec ces brimades et ces
humiliations, impensables il y a quelques années, il faut marquer
une rupture claire avec une législation hypocrite qui nest
quune immense concession à la xénophobie du Front
National. Abroger les lois Pasqua et Debré évidemment,
mais surtout en finir avec tous les propos hypocrites de tous les politiciens
qui, à un moment où lon revient sur les compromissions
de la bureaucratie française dans lextermination des juifs,
donnent pratiquement licence à tous ceux qui, dans la bureaucratie,
sont en mesure dexprimer leurs pulsions les plus bêtement
xénophobes [
]. Il ne sert à rien de sengager
dans de grandes discussions juridiques sur les mérites comparés
de telle ou telle loi. Il sagit dabolir purement et simplement
une loi qui, par son existence même, légitime les pratiques
discriminatoires des fonctionnaires, petits ou grands, en contribuant
à jeter une suspicion globale sur les étrangers
et pas nimporte lesquels évidemment»6.
Michaël Faure
Sociologue, auteur de Voyage au pays de la double peine, éd.
LEsprit Frappeur, 2000.
1) Cf. Contre-feux, Ces responsables qui nous déclarent irresponsables,
p. 93/94, collection Raisons dagir, Seuil, 1998.
2) Voir également lexcellent documentaire de V. Casalta
Double peine, les exclus de la loi, mai 2001.
3) Cest la réalité de ces personnes que décrivent
avec finesse et sensibilité Bertrand et Nils Tavernier dans leur
film Histoires de vie brisées.
4) Cf. A. Sayad, La double absence, Seuil, 1999. Voir également
du même auteur « Immigration et pensée dEtat.
», Actes de la recherche en sciences sociales, n°129, p. 5
à 14, 1999.
5) Cf. L. Wacquant, « Des ennemis commodes. Etrangers et immigrés
dans les prisons dEurope », Actes de la recherche en sciences
sociales, n°129, p. 63 à 67, 1999.
6) Cf. Contre-feux, Ces responsables qui nous déclarent irresponsables,
p. 93 et 94, collection Raisons dagir, Seuil, 1998.
La double peine : un racisme dEtat Revue Le Passant Ordinaire
N° 39 (mars 2002 - avril 2002)
Le lien d'origine http://rezo.net/passant/revue/39-389.html
Un lien pour ce document : http://www.unepeinepointbarre.org/sources/revuemichaelavril.html
Une page pour des textes sur la double peine sur le site "Une peine
point barre" http://www.unepeinepointbarre.org/sources/presse.html
Le site http://www.unepeinepointbarre.org/index.html