|
Origine : http://cahiers.revues.org/cem/document383.html
La théorie que Marcel Mauss exposait dans son « Essai
sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés
archaïques », en 1924 1, est devenue l’une des
théories les plus utilisées et discutées en
anthropologie. Depuis les années 1980, elle a exercé,
et continue à exercer, une indéniable fascination
dans d’autres disciplines. La question du don a ainsi été
intégrée dans le répertoire des notions utilisées
par différentes disciplines en sciences sociales, orientant
leurs intérêts, souvent sans aucune discussion préalable
sur sa pertinence. Il n’empêche que dans certains domaines,
ce phénomène d’incorporation irraisonné
était un passage obligé, voire bénéfique,
qui a permis d’ouvrir des questionnaires et d’alimenter
de nouvelles réflexions. La table ronde qui s’est tenue
à Auxerre les 27 et 28 janvier 2006, partait de ces constatations
pour ouvrir une large discussion sur le don, entre historiens, archéologues,
anthropologues, sociologues et philosophes. Il s’agissait,
à l’initiative des historiens médiévistes,
de porter un regard croisé sur les pratiques et les méthodes,
d’évaluer les interprétations et les modèles
mis en jeu. Les interventions qui ont servi de base aux discussions
ont été de trois sortes : des panoramas critiques,
des études de cas particuliers et des exposés à
portée théorique.
L’imprégnation de la notion maussienne de don/contre-don,
employée souvent de façon mécanique et réductrice
dans la médiévistique depuis Georges Duby (1973) et
les importants travaux en histoire sociale des médiévistes
nord-américains des années 1980 (Patrick Geary, Stephen
White, Barbara Rosenwein...), a été traitée
par Eliana Magnani. Se référant à Mauss de
manière tronquée, et donnant ainsi une coloration
anthropologique à leurs interprétations, les médiévistes
ignorent souvent que le principe de réciprocité inhérent
à la notion de « don-échange » (Gebentausch,
Geschenktausch) apparaît dès le milieu du xixe siècle
chez les historiens allemands du droit germanique. Jacob Grimm est
le premier, dès 1848, à lancer l’idée
du contre-don (Gegengabe), dans une étude à caractère
étymologique « sur faire des cadeaux et des dons »
(« Über Schenken und Geben »). Quand Mauss écrit
« l’Essai sur le don », la notion de don contre-don
avait déjà une longue histoire qu’il connaissait
probablement. Dans un article de 1921 sur « Une forme ancienne
de contrat chez les Thraces », Mauss termine en souhaitant
que des spécialistes réalisent l’étude
« de la donation germanique et des échanges dans les
textes celtiques ». Il espérait qu’on y trouve,
comme il venait de le faire pour quelques textes grecs d’Homère,
Xénophon, Thucydide et Anaxandride, « des formes de
traité, de mariage, d’échange, de prestations
religieuses et esthétiques mêlées à peu
près comme en Mélanésie ou en Amérique
».
Son proche collaborateur Henri Hubert, sociologue des religions
et archéologue, a été le premier à y
appliquer la théorie du don aux sociétés celtiques.
Hubert fonde cependant son analyse sur les légendes et mythes
irlandais et gallois connus par leur version écrite seulement
à partir du Xe siècle de notre ère, et néglige
les sources archéologiques et les témoignages des
auteurs classiques sur les Celtes. Comme l’a exposé
Luc Baray, la mort prématurée d’Henri Hubert
(† 1927), associée à un rejet de l’archéologie
pour tout ce qui est théorique, ont fait que le concept du
don n’est à nouveau employé dans les analyses
des sociétés protohistoriques qu’en 1978, avec
les travaux de Susan Frankenstein et Michael Rowlands, sur le système
princier du premier âge du Fer, repris et étendu aussi
à l’âge du Bronze en 1987, par Patrice Brun dans
son Princes et princesses de la Celtique. Alors que Frankenstein-Rowlands
utilisent plutôt le concept d’économie de biens
de prestige, P. Brun se réfère explicitement à
la théorie maussienne du don et à la notion d’«
économie-monde » de Fernand Braudel. En retenant les
formes agonistiques du don (potlatch) et en appliquant indistinctement
aux sociétés celtiques le modèle dégagé
pour les royautés africaines par Claude Meillassoux (1960,
1972), les analyses proposées par ces auteurs pêchent,
entre autres, par la confusion grandissante établie entre
les concepts de « système de don » et d’«
économie de biens de prestige », pourtant bien distincts.
Ils diluent ainsi la valeur heuristique que le don pourrait avoir
dans la compréhension de ces sociétés, représentées
par eux comme des sociétés toujours en crise, instables
et dépendantes de l’économie-monde.
Pour ce qui est de la Grèce ancienne, présentée
par Évelyne Scheid, l’essai de Mauss de 1921 sur les
« festins » chez les Thraces, ne suscite pas d’échos
jusqu’aux articles précurseurs d’Émile
Benveniste sur « Le don et l’échange dans le
vocabulaire indo-européen », et de Louis Gernet sur
« La notion mythique de la valeur en Grèce »,
les deux de 1948. Ils restent cependant méconnus jusqu’au
milieu ou la fin des années 1960. C’est à cette
époque que l’ouvrage de Moses I. Finley, Le monde d’Ulysse,
de 1954, très influencé par Karl Polanyi, est traduit
en français. Avec Finley s’impose l’idée
du don comme lieu de toutes les institutions de la Grèce
archaïque. Plus largement, c’est par son biais que la
notion de don contre-don entre dans l’historiographie en général.
En fait, le recours au don pour caractériser la société
homérique, mais aussi les sociétés celtes ou
la société du haut Moyen Âge, sert désormais
d’élément classificatoire pour ceux qui, dans
une perspective évolutionniste ou comparatiste, les considèrent
comme des sociétés « primitives ». C’est
une autre perspective qu’adopte Paul Veyne (1976), en étudiant
l’évergétisme ancien, cherchant à bien
le distinguer, au Bas Empire, de la donation chrétienne.
Le don ne reste pas moins l’une des clés d’interprétation
de la société grecque, comme dans certains épisodes
qui précèdent les guerres médiques rapportés
par Hérodote, où les échanges entre acteurs
de statuts différents, le roi et ses sujets, par exemple,
peuvent être interprétés en termes de «
réciprocité inégale ».
Une autre approche historienne, présentée par Jean-Paul
Desaive à partir de la documentation auxerroise des xviie
et xviiie siècles, consiste à déceler les formes
du don dans les modes de transmission patrimoniale, tout au long
du cycle de vie. Au moment de l’union matrimoniale, le contrat
de mariage, qui prévoit la succession lors de la disparition
de l’un des conjoints ; la démission des biens en contrepartie
du soutien au moment de la vieillesse et de la maladie ; la donation
entre vifs, surtout entre les époux sans enfant ; et le testament,
dont la dimension spirituelle reste la première motivation,
mais qui fait une large place aux récompenses adressées
aux serviteurs domestiques, tout en préservant le patrimoine
des héritiers directs.
Le détour chez les Miraña de l’Amazonie colombienne,
a permis à Dimitri Karadimas d’évoquer le don
dans un contexte interprétatif dominé par le paradigme
anthropologique de la « prédation » (Eduardo
Viveiros de Castro). L’analyse du rituel des esprits des animaux,
où les humains invitent les « maîtres des animaux
» en vue d’être accueillis ensuite dans la forêt,
fait apparaître le don comme moyen de légitimation
de l’acte de prédation : on donne, on n’attend
pas de contrepartie, on prend. Au modèle du « don-échange
» — donner, recevoir, rendre, où le donataire
reçoit et rend — il est possible alors d’opposer
le modèle du « don-prédation » —
donner, recevoir, prendre, où le donateur donne et prend,
dans un circuit où donner n’est pas la garantie de
l’alliance et où le conflit peut surgir à tout
moment. Une telle perspective invite à nuancer la notion
globalisante de prédation pour caractériser les sociétés
amazoniennes, en prenant en considération des phénomènes
qui renvoient à la réciprocité.
Dans toutes ces approches se pose le problème des notions
mises en œuvre dans les interprétations historiques,
archéologiques et anthropologiques, et plus généralement
la place de ces disciplines dans l’élaboration des
concepts, surtout dans une situation « post-moderne »
de « crise » des sciences sociales, avec l’abandon
de l’idée d’une théorie sociologique générale,
au profit d’un investissement dans la description de la diversité
sociale. Ilana Silber a évoqué ainsi la question des
outils conceptuels souples qui pourraient rendre compte du don dans
sa très grande complexité, sans tomber dans une typologie
à outrance où il se diluerait en tant que catégorie
distincte. Elle propose la métaphore sociologique de «
répertoire » (Michèle Lamont, Ann Swidler, Laurent
Thévenot) dont la structuration interne pourrait conduire
à terme, selon le contexte historique et social précis,
à la définition d’un « champs »
(Pierre Bourdieu, sans toutefois, adhérer à tout son
cadre théorique). À titre d’exemple, une typologie
de départ issue de la sociologie comparée du don dans
les religions (y compris les donations aux monastères au
Moyen Âge), donnerait une liste à quatre termes identifiant
les alternatives structurantes du répertoire du don dans
ce genre de contexte : les dons aux dieux (dont le sacrifice, mais
pas seulement), aux pauvres, aux institutions et élites religieuses
(sacerdotales/sacramentelles), et à la cité. Cela
permet également de souligner l’intérêt
de la notion de « registre » du don telle qu’elle
a été développée par Natalie Zemon Davies
dans ses travaux sur la France du xvie siècle, exemple bien
précis de répertoire du don, avec ses composantes
et structures de champs spécifiques.
Il reste, cependant, à évaluer le legs de Mauss et
de sa « découverte » du don — sorte d’hybride,
mêlant intérêt et désintéressement,
obligation et liberté — à déterminer
l’effectivité ou pas de son universalité et
de sa charge normative. Considérant le don comme une «
réalité spécifique » qui peut être
expliquée par elle-même, propre à résoudre
les paradoxes de l’existence humaine, Alain Caillé
propose l’investigation empirique — dans son cas sur
ce qui reste du don dans la société contemporaine
— comme moyen d’organiser un système de questions
en vue d’une théorie sociologique générale.
Le don s’articulerait autour de quatre pôles interdépendants
mais irréductibles entre eux, en tant que concept politique
(l’alliance plutôt que la guerre, rivalité),
vecteur des relations humaines (l’intérêt pour
soi et pour autrui, l’aimance, l’altérité),
obligation (durkheimienne) et part de liberté et de créativité.
Une telle proposition va à l’encontre des interprétations
du don de type « économiciste » (autour de l’idée
de « profit », dont l’approche de P. Bourdieu),
ou « inexistentialistes » (le don n’existe pas
— comme pour certains philosophes tel Jacques Derrida—,
ou dans très peu de sociétés), ou qui considèrent
le don comme « phénomène secondaire »
(par exemple, la religion serait plus importante, d’après
Maurice Godelier).
Le parti pris théorique exposé par Alain Testart
emprunte une autre direction, critique en relation à la théorie
maussienne qui, en insistant sur l’obligation du contre-don,
aurait confondu don et échange (dans l’interprétation
de la Kula, par exemple). Faisant jouer des catégories juridiques,
A. Testart distingue nettement trois formes de transfert —
le don, l’échange et l’impôt — à
partir de la notion de contrepartie (ce qui vient en retour d’un
transfert), en tant que phénomènes opposés.
La contrepartie dans l’échange est exigible et obligatoire,
alors qu’elle ne l’est pas dans le don. Le don est par
principe sans condition. Même si on peut attendre, demander
ou solliciter un retour (un contre-don), on ne peut pas l’exiger.
Le don ainsi défini, plutôt qu’un phénomène
universel, serait une forme sociale qui peut assumer des expressions
différentes dans des sociétés différentes.
L’universalité du don est justement l’hypothèse
testée par la réflexion philosophique proposée
par François Athané, à partir d’une approche
naturaliste-comportementaliste associée au rapport à
une règle et au langage, acte performatif et déclaratif
qui implique le changement du statut déontique des objets.
Si le don est un fait universel humain, il faut vérifier
s’il est ailleurs dans la nature et se référer
notamment aux travaux en éthologie et à la notion
d’altruisme chez les animaux. La transmission des gènes
ne passe pas seulement par la reproduction sexuée, mais aussi
par un comportement altruiste qui favorise la reproduction d’individus
apparentés (théorie de la sélection de la parentèle,
William D. Hamilton -1964). Dans le transfert de ressources dans
l’espèce humaine, il y a une part de naturalité,
comme il y a une part de culture, mais le comportement ne peut suffire
pour définir le don, d’où le besoin du rapport
à une règle. Si le don est universel, il est lié
à l’universalité d’une règle (loi),
qui pourrait être le « don nourricier » des adultes
vers le nourrisson, forme première de transfert de ressources.
La diversité des approches présentées au cours
de cette table ronde et les vives et riches discussions qu’elles
ont suscitées, ont laissé transparaître la difficulté
du dialogue entre les différentes disciplines, mais aussi
tout son intérêt. Comme l’a noté Anita
Guerreau-Jalabert dans les considérations finales de la rencontre,
les problèmes de communication entre chercheurs résident
en grande partie dans l’ignorance de l’évolution
de la civilisation occidentale et des notions qui se sont imposées
à nous. Il reste à mener une large réflexion
sur ces notions, pas seulement sur le don, pour lesquelles l’historien
médiéviste, s’occupant de la société
qui a précédé la nôtre, se trouve bien
placé. L’exemplum médiéval montre l’articulation
entre l’Ecclesia, institution globalisante, et le christianisme
(auquel il ne faut pas plaquer la notion moderne de « religion
»), et l’étroite imbrication entre le système
social et le système de représentations. Dans cette
société référée au divin, le
lien social se représente en termes de caritas, dans le «
sens de l’amour spirituel, véhiculé par le Saint-Esprit
et transitant par Dieu » et qui irrigue toute la société.
La circulation des biens étant l’un des moyens à
travers lequel on établit et renouvelle des liens sociaux,
c’est à l’intérieur de cette logique de
« circulation généralisée » de
la caritas, que les modalités pratiques du don sont comprises
au Moyen Âge.
Rappel du programme :
Eliana Magnani (CNRS-Auxerre/Dijon), Les médiévistes
et le don, ou l’imprégnation du modèle maussien. Luc Baray (CNRS-Sens/Dijon), Le don et la protohistoire : du bon
usage d’un concept anthropologique Ilana Silber (univ. Bar-Ilan), Registe(s) et répertoire(s)
du don : avec mais aussi après Mauss ? Alain Caillé (univ. Paris X), Ce que l’on appelle
si mal le don… Que le don est de l’ordre du don malgré
tout. Jean-Paul Desaive (ehess - Paris), Le testament féminin
en Auxerrois sous l’Ancien Régime : un révélateur
de solidarités plus spécifiquement féminines?
Évelyne Scheid (univ. Paris 13), Une réciprocité
inégale. L’usage politique du don entre Grecs et Perses
à la veille des guerres médiques selon Hérodote. Alain Testart (cnrs-Paris), Définition du don - et pourquoi
la kula n’est pas du don Dimitri Karadimas (cnrs-Paris), Le don ou le droit à la
prédation : le rituel des esprits des animaux chez les Miraña
d’Amazonie colombienne François Athané (univ. Paris X), Le don : un point
de vue philosophique
Anita Guerreau-Jalabert (École nationale des Chartes),
Conclusions.
Notes de fin
1 La plupart des travaux de Marcel Mauss sont accessibles en ligne
à cette adresse : http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/mauss_marcel.html
Pour citer cet article
Eliana Magnani, « Don et sciences sociales. Théories
et pratiques croisées », Bulletin du Centre d'études
médiévales d'Auxerre, mis en ligne le 8 septembre
2006.
URL : http://cem.revues.org/document383.html.
Consulté le 20 novembre 2006.
|
|