Origine : http://portal.unesco.org/shs/fr/ev.php-URL_ID=10502&URL_DO=DO_PRINTPAGE&URL_SECTION=201.html
Alors que plusieurs milliers de militants associatifs, de chercheurs
et de décideurs politiques se rassembleront à Nairobi
(Kenya), du 20 au 25 janvier 2007, pour participer à la 7e
édition du Forum Social Mondial (FSM) et affirmer qu’«
un autre monde est possible », SHS Regards a interrogé
l’économiste et sociologue français Alain Caillé
sur les conditions de cette possibilité…
Depuis sa première édition, au Brésil, le
FSM a ouvert un espace de débats mondial autour de l’idée
qu’« un autre monde est possible » mais dont il
ne se semble pas se dégager de perspectives concrètes.
Partagez-vous cette impression ?
Je trouve en effet que l’initiative patine et perd même
de l’impact petit à petit. Le FSM est une espace de
tentative de construction de commun qui a eu le mérite d’avoir
rouvert des espaces de possibles et permis de mondialiser des idées
et des expériences, tel le budget participatif, le micro-crédit,
l’économie solidaire, le commerce équitable
etc. Mais la coexistence d’altermondialismes multiples ne
produit pas, par elle même, de véritables innovations
dans le domaine de la réflexion ni même de l’action.
On en reste au niveau de l’addition. Chacun vient là
avec des restes des grands discours d’hier - marxiste, chrétien,
humaniste, etc. -, ou des expériences d’économie
alternative qui ne constituent pas une alternative économique
globale. Tout cela a beaucoup de mal à se dialectiser et
se synthétiser, paradoxalement, en raison du désir
même d’arriver à des positions communes. Cet
objectif est intenable car tous ces fragments de discours idéologiques
renvoient à des valeurs ultimes bien différentes et
pas additionnables telles quelles. Du coup, il devient difficile
de décrire le monde désirable autrement qu’en
recyclant des idéaux anciens.
Le souci d’arriver à un consensus à tout prix,
comme dans les appareils politiques anciens, débouche sur
des déclarations de principe qui sont autant de vœux
pieux et entretiennent un véritable blocage de la pensée.
Que proposeriez-vous pour sortir des discours de principe qui en
ne s’appliquant jamais alimentent le sentiment d’impuissance
et de fatalité?
La formule à inventer me semble être celle qui permettrait
de mettre en scène et de faire vivre des dissensus structurés
plutôt que des consensus mous. Il est illusoire de combattre
la forme actuelle du monde en en reproduisant les traits fondamentaux,
et tout particulièrement la forme d’organisation en
réseaux qui dénie toutes les questions de pouvoir,
qui avalise la fragmentation du monde et la reproduit.
Les instruments critiques des altermondialistes ne permettent pas
de prendre la mesure de la tendance actuelle de nos sociétés
à basculer dans une forme sociale générale
parcellaire. En effet, au-delà de la mainmise du capitalisme
sur nos sociétés, c’est la tendance à
tout réduire en parcelles - parcelles de savoirs, parcelles
de collectif, parcelles de sujets etc. - qui me semble poser problème.
Parmi les mots du consensus, celui de “gouvernance”
est, par exemple, très révélateur. C’est
un fantastique participe présent substantivé qui sous-entend
que tout le monde gouverne et que personne ne gouverne en même
temps. Il y a là une aspiration à un pouvoir qui ne
s’assume pas, où tout est toujours révocable
dans l’éternel instant. L’espace de décision
se trouve lui aussi indéfiniment fragmenté en de multiples
échelles, locales, régionales, fédérales,
nationales... qui sont loin d’être toutes nécessaires.
Nos sociétés tendent à la fragmentation générale.
Si nous l’acceptons, nous abandonnons toute possibilité
de lien social et donc de construction du collectif. Dans les régimes
totalitaires que nous avons connus au XXe siècle, l’obligation
était de tout réduire au commun. La figure de l’individualité
était obscène et à combattre. Aujourd’hui,
à l’inverse, ce qui est obscène, c’est
précisément le commun. Nous vivons dans une obligation
de déliaison. C’est dangereux.
Comment passer d’une culture de la fragmentation à
une culture de la reliaison sans chercher à faire consensus?
D’une culture de la guerre à une culture de la paix
?
Il n’existe aucune recette miraculeuse. A partir du moment
où on fait le constat de la fragmentation, il y a deux types
d’attitudes possibles. L’une consiste à clamer
« Unissons-nous! Unissons-nous! ». Elle me paraît
stérile, L’autre pourrait être d’assumer
la part de conflictualité et d’organiser la mise en
scène du conflit en créant des espaces de débats
pluriels.
Qu’est ce qui permet d’espérer le passage de
la guerre à la paix autrement que par la défaite totale
d’un des belligérants ? La conjonction de deux éléments
: d’abord, l’apparition d’une conjoncture qui
rende plausible un pari de confiance mutuel. Ensuite, l’existence
et l’intervention d’un ou de plusieurs personnages,
suffisamment chargés d’histoire et de puissance symbolique
pour se faire les interprètes et les moteurs de ce pari de
confiance. Là, l’UNESCO pourrait avoir un rôle
à jouer en changeant les conditions de la production intellectuelle
et en offrant un espace à l’émergence de tels
personnages.
Le fait de favoriser l’interface entre la recherche en sciences
sociales et l’élaboration des politiques publiques
peut-il aider à favoriser l’établissement du
climat de confiance dont vous parlez?
Une meilleure entente entre les sciences sociales et la décision
politique est a priori désirable, mais, en soi, cela ne permet
pas d’avancer. Il nous faut regarder la réalité
en face: Il y a un déficit de discours commun et les sciences
sociales contemporaines n’échappent pas à ce
phénomène. Elles aussi, se présentent sous
forme de savoirs fragmentés. On est dans l’exacte symétrie
des régimes totalitaires où tout était surcodé.
Aujourd’hui, les multiples pratiques qui se déploient
deviennent auto-référentielles, alogales, incapables
de se dire, sous-codées… Mais cela est vrai aussi des
sciences sociales qui devraient les parler. Tout se technicise,
pratiques et discours, un peu comme la médecine générale
cède la place aux spécialistes.
Le paradoxe, c’est que l’on est infiniment
plus malin, plus intelligent qu’avant. En matière
d’économie, d’ethnologie, dans n’importe
quel champ des sciences sociales, des progrès analytiques
et empiriques considérables ont été réalisés.
Pourtant, dans le monde académique institué, il y
a un déclin vertigineux de l’intelligence synthétique,
une incapacité croissante à faire émerger de
l’interdisciplinarité vraie, à penser les globalités.
Il en va des sciences sociales comme des nouvelles formes de mobilisation
dont nous parlions plus tôt. Elles se sont adaptées
à l’état du monde. Elles mobilisent des particules
élémentaires sans jamais parvenir à les aimanter.
Et à partir du moment où l’on ne parvient plus
à fabriquer du commun, il y a une décomposition du
politique.
En quoi l’expérience du Don, explorée par Marcel
Mauss, pourrait-elle être bénéfique au monde
contemporain ?
L’usage des mots est toujours difficile et c’est
particulièrement vrai pour celui de Don souvent associé
à la charité, à la gratuité et à
un idéalisme inapproprié. Or l’étude
du Don mis en œuvre dans les sociétés premières
offre une toute autre vision. Son essence est la visée d’une
alliance qui reste conflictuelle, parce que le Don n’est pas
un opérateur qui abolit le conflit mais, au contraire, qui
le contient, dans tous les sens du terme. C’est une fabrique
du lien social. Le Don et le politique participent de la même
logique. La forme moderne de l’esprit du Don est tout simplement
l’esprit de la démocratie. Si l’on partage cette
expérience humaine du « Donner-Recevoir-Rendre »,
on renforce l’endettement positif mutuel et, du coup, la confiance.
C’est un cercle positif : plus on est coopératif, plus
on est productif.
Propos recueillis par Cathy Bruno-Capvert
Professeur de sociologie à l’université Paris-X-Nanterre,
où il co-dirige le SOPHIAPOL (Laboratoire de sociologie,
philosophie et anthropologie politiques), Alain Caillé est
directeur de la Revue du MAUSS (Mouvement Anti-utilitariste en Sciences
Sociales, www.revuedumauss.com). En tant qu’expert, il a été
associé aux travaux du Panel international sur la démocratie
et le développement mis en place, en 1998, par l’UNESCO,
sous la présidence de l’ancien Sécrétaire
général des Nations Unies Boutros Boutros-Ghali, et
a notamment rédigé Paix et Démocratie : une
prise de repères (UNESCO, 2004). Il a récemment publié
Anthropologie du don (Desclée de Brouwer, 2000) et Dé-penser
l'économique - Contre le fatalisme (La Découverte/MAUSS,
2005), et vient de diriger Quelle démocratie voulons-nous
? Pièces pour un débat, paru en janvier 2006, aux
éditions La Découverte.
Site web du périodique http://portal.unesco.org/shs/fr/ev.php-URL_ID=10450&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html
Site web connexe http://www.unesco.org/shs/regards
Auteur(s) UNESCO - Secteur des sciences sociales et humaines
Nom du périodique SHS Regards
Éditeur UNESCO
Lieu de publication Paris, France
Date publication 2006-12
UNESCO SHS
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