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Origine : http://www.le-radar.com/?articles/don
Les logiciels libres, depuis maintenant une vingtaine d'années,
montrent que des systèmes informatiques complexes peuvent
être construits sur la base d'une collaboration ouverte. Quelle
que soit la qualité ou la pertinence des produits ainsi créés,
il est de coutume de dire que les contributeurs à des tels
projets sont de deux sortes : des hackers au sens de pirates, des
bénévoles. Dans les deux cas, le discours tente de
déconstruire les progrès réalisés dans
le domaine et dénote un scepticisme quasi-général.
Pourtant, au sein de la communauté des contributeurs eux-mêmes
ou au vu de leurs proches, il est fréquent d'entendre dire
que le développement des logiciels libres repose sur une
éthique du don. Nous profiterons d'une lecture de Marcel
Mauss1 pour avancer dans ce sens et évaluer cette association.
Après un raccourcis sur les modalités essentielles
des sociétés reposant sur le don telles que Mauss
a pu le décrire, nous essaierons de voir si ces formes correspondent
à celle de la communauté des logiciels libres.
Mauss, le don au coeur du social
Depuis l'apparition des monnaies comme objets d'échange,
la nature du commerce (au sens ouvert) interindividuels et même
intersociaux (pour ne pas dire internationaux) semblent avoir changé
la nature des conditions de celui-ci, mais plus encore la société
elle-même. Ce trait est réputé être encore
plus frappant lorsque la place des monnaies dites virtuelles, parties
de simples papiers contractuels jusqu'aux valeurs numériques,
est abordée. Beaucoup diront que l'argent, pour parler simplement,
est au coeur des préoccupations et qu'il constitue le principal
moteur des individus et par leur biais de la société
dans laquelle ils s'inscrivent.
Mauss sera l'un des premiers à critiquer cette vision utilitariste
qui fait de la monnaie l'objectif de toute une vie alors qu'elle
doit avant tout être comprise comme un moyen. Mauss va donc
analyser la structure des échanges dans diverses sociétés
dites primitives et qui semblent n'avoir pas atteint le stade élaboré
de commerce, au sens industriel et monétaire, que nous connaissons.
C'est sur cette base qu'il va définir le don comme principe
liant des sociétés et comme principe essentiel à
la définition de la place de chacun à l'intérieur
de celles-ci.
Tout le monde est un peu Père Noël
Dans les sociétés étudiées par Mauss,
le don est ce qui distingue les individus. C'est même ce qui
les marque socialement. Au-delà de la simple ostentation,
démonstration par des signes extérieurs de richesse
qui peut transparaître dans le vestimentaire ou l'apparat,
par exemple, le don est une modalité de valorisation que
chacun peut conduire et qui s'avère basée sur l'intention
visible avant tout. Donner, c'est faire preuve de son détachement
non pas des choses matérielles mais de la simple possession,
d'une certaine façon de sa richesse, pas nécessairement
matérielle comme nous le verrons ultérieurement. C'est
en même temps montrer son attachement à un système,
l'adhésion tant marqué par la participation. Toute
personne est donc encouragée à donner : elle se voit
alors valorisée dans une position honorable, disons pour
rester dans des intentions saines, par la marque d'attention à
l'autre dont elle a fait preuve.
Mauss n'en conclut pourtant pas que ces sociétés
soient étrangères au commerce et aux valeurs d'échanges,
ni même qu'elles renient la propriété. Il cite
en effet des exemples dans lesquels les dons se font de manière
parallèle, parfois par les mêmes personnes, mais rarement
dans les mêmes situations. Cela induit une chose essentielle
: le don, en tant qu'échange, n'a pas le même rôle
que l'échange marchand. Sa fonction se situe à un
autre niveau dépassant le simple commerce de biens et ramenant
ce dernier à un simple constituant de ces sociétés
en tant que telles.
En extrapolant, on peut aller jusqu'à dire que le commerce
ne produit que des échanges d'objets, qui peuvent certes
avoir une valeur sociale, mais qui ne la constitue pas intrinsèquement.
L'objectif caché du don n'est pas le simple échange
des propriétés, des matières et des forces
de travail, mais surtout la création d'une relation dans
laquelle la place des individus est rediscutée à l'intérieur
de la société voire entre sociétés.
Le don, vu sous cet angle, n'est essentiellement économique
mais politique voire moral. La participation y est donc implicite
mais incontournable, pas seulement en distribuant, mais aussi en
recevant.
Accepter le cadeau
En effet, l'acte de don n'est pas à sens unique. Il engage
le donateur mais aussi le receveur. Dans tous les cas étudiés,
il sera très mal venu que ce dernier néglige le présent
effectué. Bien souvent, une pléthore de remerciements
approchant la dévotion s'ensuit. Le don est donc inclus dans
un contexte facilitant sa réalisation : il peut par exemple
avoir lieu lors de cérémonies ou de rassemblements.
Le don possède un contexte d'effectuation, dans lequel tout
lui sera favorable. Cette adéquation entre donateur-receveur-contexte
introduit une fois de plus une différence fondamentale avec
le système marchand tel que nous le connaissons actuellement
et dans lequel les objets sont fabriqués sans certitude d'être
vendus et dont la mise en situation passe en grande partie par la
publicité qui est un temps précédent.
La fonction du don, s'il doit en avoir une, ne tient donc pas seulement
dans une circulation des biens et des richesses mais surtout dans
la relation que des personnes lient par cet échange. Dans
le don, une reconnaissance réciproque s'effectue.
Cette reconnaissance est le signe de l'interdépendance des
« contractants », celui du partage non d'un objet commun,
mais surtout de valeurs communes dont l'objet n'est que le symbole.
Mauss remarque d'ailleurs à plusieurs reprises que l'échange
par le don va bien au-delà de simples objets : il peut concerner
des services (aider, inviter...) voire même des personnes
(mariages...).
On pourrait trouver à redire sur cette thématique
de l'échange d'individus humains: on pourrait y voir des
réminiscences d'esclavagisme. Une hiérarchie peut
cependant être observer : l'implication des membres d'un clan
implique une relation plus intense, comme un mariage scelle un pacte
entre deux familles. Mauss interprète ces coutumes en terme
de prestation totale, non pas que le don de soi à l'autre
se fasse corps et âme, mais que l'ensemble du social se construit
sur le don. L'humain n'est qu'une composante de cet ensemble, celui-ci
ne comptant pas nécessairement pour sa valeur en soi mais
plutôt par la valeur de son implication dans l'échange.
La société est alors autre que la simple somme des
individus, elle est surtout l'accord qui les lie et dont le don
est l'expression majeure.
Dans ce contexte, refuser un don, c'est refuser le donateur en
tant que partie de la société, c'est lui refuser «
droit de cité » et à travers lui la nécessité
d'accueillir le social en soi. Ainsi comme ne pas donner est signe
de la relation non-entretenue avec des congénères,
ne pas recevoir c'est entrer en conflit et non pas seulement exclure
l'autre, mais aussi soi-même.
Refuser de donner, négliger d'inviter, comme refuser de
prendre, équivaut à déclarer la guerre.
Comme dans la dialectique du Maitre et de l'esclave d'Hegel ou
l'épreuve du regard chez Sartre, il y a une réciprocité
de la reconnaissance et par conséquent de son opposé,
l'exclusion. C'est ainsi que nous avons préféré
le terme « receveur » à celui de « bénéficiaire
» pourtant utilisé par Mauss, estimant que dans les
situations décrites au long de son texte, il est souvent
préférable de donner que de recevoir : le bénéfice
est donc surtout acquis à l'initiateur de l'échange.
Le Potlatch, la distribution de biens est l'acte fondamental de
la « reconnaissance ».(...) On n'a pas le droit de refuser
un don. (...) Agir ainsi, c'est manifester qu'on craint d'avoir
à rendre, c'est s'avouer vaincu d'avance.
« Passes à ton voisin » et « rendre
à César »
Mais la complexité du don ne s'arrête pas là.
Étonnamment, dans la majorité des sociétés
utilisées par Mauss pour son analyse, la personne qui reçoit
ne peut en rester là. Elle se doit de prolonger l'acte. Il
y a alors deux obligations tacites qui émergent. D'abord,
la plus simple et compréhensible : rendre au donateur non
pas l'objet donné mais un équivalent en valeur. Ensuite,
transmettre l'objet à une tierce personne.
Qui ne s'est jamais senti obligé d'inviter après
avoir été soi-même invité ? Le principe
de la réciprocité du don est donc parfaitement acquis,
même dans nos sociétés. Dans le mariage, anciennement,
la dot venait en compensation de la charge qu'allait représenter
la femme pour son mari même si celle-ci était conclue
d'avance. A l'inverse, dans les civilisations musulmanes l'homme
doit montrer sa capacité à entretenir la femme qu'il
souhaite prendre pour épouse. Ce qui différencie cependant
ces deux dernières formes occidentalisées du don de
celles décrites par Mauss est simplement l'aspect anticipé
de la valeur de l'échange. Dans le don primitif, une dette
est contractée par le receveur mais aucune assurance tangible
n'existe quant au retour et d'autant plus à la valeur de
ce retour. Dans le don, il y a donc bien une forme d'échange,
ou d'incitation à l'échange, mais la valeur des objets
échangés n'est pas convenue, ce qui donne d'autant
plus d'importance à l'acte lui-même. Dans tous les
cas, péril en la demeure de qui n'honore pas le don par un
retour ou une passation. Mais peut-il y avoir prescription ? Y a-t-il
un espace temporel dans lequel le retour doit être effectué
? Certainement, mais aucune trace de cela dans les textes parcourus.
Cela serait pourtant un élément essentiel à
la compréhension du don comme échange différé,
une forme de crédit pouvant inclure, pourquoi pas une inflation.
Dans le potlatch, par exemple, des cycles sont parfois perceptibles
et les dons doivent certainement être effectués dans
ce cadre. Dans le cas contraire, l'esprit de l'objet s'exprimera.
La chose reçue n'est pas inerte. Même abandonnée
par le donateur, elle conserve encore quelque chose de lui. Par
elle, il a prise sur le bénéficiaire. (...) Au fond
c'est un hau qui veut revenir au lieu de sa naissance.
Et cet esprit, c'est bien à cause de lui que les objets
donnés ne peuvent être conservés par le receveur.
Cet esprit est en quelque sorte hanté par le pouvoir du donateur
et le conserver serait se laisser emprisonner. Il est marquant de
voir cette version animiste qui montre un objet, en quelque sorte,
vivant grâce à l'échange dont il a été
le support. Cet objet passe d'une main à l'autre, puis encore
à une autre et cela continue. A défaut d'un description
plus longue par l'auteur on peut les considérer comme des
objets errants, qui ne peuvent souffrir la propriété
mais qui sont le réceptacle des pouvoirs des donateurs cumulés.
On pourrait y voir, conformément à la description
de Favret-Saada, une sorte de transfert maléfique qui ne
trouve sa fin que dans une reconquête d'espace par les receveurs.
Mais le fait que l'objet porte cette trace peut être comprise
comme une forme de dépersonnalisation du don et une atténuation
des luttes des pouvoirs par la création du médiation.
Dans tous les cas, le receveur est perdant : il doit donner deux
fois. Il est donc toujours plus avantageux d'être le donateur
initial, en ne sachant peut-être plus très bien parfois
par qui tout cela a commencé.
L'objet, quant-à-lui, n'a pas de propriétaire. Aussi
la propriété, telle que la connaissons comme principe
fondateur de nos sociétés et tel qu'elle a pu être
énoncée par Saint-Simon, pourrait être de deux
types : individuelle ou collective, le collectif ne pouvant être
issu que des efforts individuels pour exister en tant que tel.
La communauté du logiciel libre
Le ciment de la communauté
L'histoire du logiciel libre est d'une certaine façon aussi
vieille que l'histoire des éditeurs de logiciels. C'est d'ailleurs
contre des pratiques restrictives nouvelles de ces éditeurs
que le mouvement des logiciels libres s'est forgé en premier
lieu dans des universités, c'est-à-dire le lieu où
l'informatique se faisait alors. Cette communauté est donc
à l'origine assez restreinte, composée de spécialistes,
qui plus est éclairés, comme des informaticiens ou
des universitaires peuvent l'être.
Richard Stallman sortira alors du lot en proposant de formaliser
son opposition dans l'énonciation de règles concurrentes.
Il établit alors un certain nombre d'énoncés,
basés avant tout sur des libertés plutôt que
des interdictions. Sa vision positive est dans un premier temps
assez technique : partant du principe que pour qu'un logiciel progresse
il doive mobiliser le maximum de forces humaines possibles, ces
règles sont construites pour favoriser l'échange et
la co-construction. Le logiciel libre est donc d'emblée mis
en place pour favoriser l'accroissement de la communauté
en nombre d'utilisateurs et de contributeurs.
Mais l'originalité de la démarche tient dans l'emprunt
qui est fait aux éditeurs concurrents, dits propriétaires,
de leur méthode de formalisation contractuelle des obligations
des usagers. La communauté du logiciel libre possédera
donc aussi une formalisation de ses règles propres dans un
document qui pourra alors servir de référence à
tous les acteurs potentiels de la communauté. Ce document,
intitulé General Public Licence (ci-après GPL), donne
une base stable sur laquelle cette dernière peut se construire
: chacun sait alors à quoi il « adhère »,
ce qui permet d'évacuer en même temps le penchant réactionnaire
des initiateurs.
Pour arriver à ce résultat, il a été
nécessaire d'instituer les volontés diverses dans
la Free Software Foundation (ci-après FSF). Cette fondation
a pour objectif premier de préciser les règles amenant
à la GPL, et d'ores et déjà de centraliser
les efforts de production pour les rendre plus opérants.
Ces efforts doivent en particulier se concentrer sur la création
d'un système d'exploitation nommé GNU, compatible
UNIX, mais libre.
Est-ce à dire que la GPL construit un monde despotique avec
l'adoption de règles strictes ? La GPL circonscrit son champ
d'action et n'empêche en rien la création de nouvelles
licences plus ou moins dérivées. On pensera par exemple
à la Licence Mozilla, qui s'est d'ailleurs là aussi
accompagné de la création d'une fondation propre.
La proximité des règles des licences dérivées
et de la GPL permet des échanges entre celles-ci : un produit
créé sous une licence peut donc cohabiter avec ces
cousins associés à une autre. Mais dans la majorité
des cas (la licence BSD de l'Université de Berkeley faisant
exception), l'imbrication de projets libres et propriétaires
est impossible. La licence agit comme une forme de rempart face
aux récupérations mercantiles sauvages qui pourraient
être faites : au milieu des libertés énoncées,
l'obligation majeure du texte tient à la nécessaire
conservation du caractère libre du code quelles que soient
les utilisations qui en sont faites. Cette caractéristique
a permis à Bill Gates de comparer le modèle de développement
des logiciels libres à un modèle viral. Certes, mais
une communauté variée (non pas variolée)en
découle, communauté dont les membres partagent globalement
la même vision de leur contribution.
Dans ce contexte, la FSF perd son caractère d'initiateur
de projets. Des fondations particulières s'occupent de projets
spécifiques, et ces fondations organisent elle-mêmes
les tâches nécessairement à la réalisation
de leur objectif. En revanche, étant donné la complexité
des positions adoptées, la FSF s'est assez rapidement retrouvée
à défendre juridiquement des projets libres qui pouvaient
entrer en conflit avec des éditeurs de logiciels propriétaires.
Une certaine forme de lobby se constitue donc qui sort définitivement
la communauté de la naïveté première.
Cet engagement a été suffisamment important pour faire
amender le projet de loi DADVSI2, discuté fin 2005 à
l'Assemblée Nationale.
La licence n'énonce pas simplement les règles autour
desquelles la communauté s'est réunie, elle sert aussi
de document juridique. Il est parfois étonnant de voir le
décalage que cela engendre parmi les contributeurs. Un grand
nombre d'entre eux perçoivent peu ou mal les différences
entre les différentes licences, même parmi les développeurs.
Il est arrivé que de généreuses personnes donnent
purement et simplement le fruit original de leur labeur, sans associer
de licence. Dans la majorité des cas, un membre bien attentionné
lui conseille de faire l'effort d'en choisir une. La naïveté
n'est donc pas de mise. La licence protège en même
temps qu'elle marque une appartenance. Et cette appartenance est
nécessaire pour que la communauté puisse s'ériger
sereinement sur des bases saines.
On voit donc comment la construction de la communauté du
logiciel libre, même en intronisant des membres qui n'ont
pas à faire preuve d'avoir accepté la licence, contrairement
aux pratiques des éditeurs de logiciels propriétaires,
s'opère de façon compacte, centrée sur un modèle
de licence particulier. C'est alors que le caractère technique
de la licence s'efface au profit d'une vision éthique : le
membre de la communauté n'est plus seulement celui qui contribue
à l'amélioration des produits, c'est aussi simplement
l'utilisateur, qui à sa façon, protège et répand
la bonne parole comme un apôtre.
Le grain de sable
Une confusion est cependant très vite apparue. Elle est
issue de la polysémie du mot libre en anglais, free, évoquant
aussi l'idée de gratuité. Au vu des paragraphes qui
précèdent, il apparaît évident que la
gratuité n'est pas l'essence du logiciel libre. La gratuité
est celle du freeware ou graticiel. Il s'avère cependant
que pour satisfaire les exigences de diffusion maximale qui seule
permet un retour d'expérience suffisante, la majorité
des logiciels libres sont gratuits. Pour mettre fin à la
confusion, un certain nombre d'acteurs ont proposé le terme
Open Source. Celui-ci a alors ouvert la voie à une autre
réalité : l'affirmation de programmes dont le code
est mis à disposition mais dont l'exécution peut être
contrôlé, c'est-à-dire que seule la source soit
ouverte. Si dans de nombreuses situation Open Source est utilisé
en lieu et place de libre, une dérive a cependant bien été
instaurée. Cela limite évidemmentle côté
« libre » aux seuls utilisateurs à même
d'effectuer des opérations avancées telles que la
compilation, réduisant de fait le droit de reproduction et
d'éxécution. Cette méthode vise surtout à
améliorer la productivité en visant à avoir
accéder au maximum de développeurs et de testeurs
gratuits et dévoués.
Une critique disqualifiante fréquemment citée affirme
que l'aspect commercial ou même seulement l'évergétisme
auquel se livrerait les contributeurs signerait la perte du don.
Dans le premier cas, les groupes étudiés par Mauss
différencient radicalement l'échange commercial de
l'échange social. Mais c'est confondre le vendeur avec le
concepteur. Certaines entreprises se sont spécialisées
dans le packaging de logiciels qu'elles n'ont pas conçus
et sur lesquels elles n'interviennent pas ou peu. Les développeurs,
même s'ils voient leur intégration dans une telle distribution
comme un gage de valorisation de leur travail, s'orientent rarement
dans l'enfermement. Ils restent détachés des impératifs
de l'entreprise. En revanche, l'entreprise peut elle-même
demander à ses propres informaticiens de participer à
un projet pour l'orienter dans un sens qui lui soit plus favorable.
Généralement, nous admettrons que le coeur des équipes
n'est pas atteint et que l'accointance développement-vente
sans être exceptionnelle, ne constitue pas la majorité
des situations.
De l'autre côté, qu'il y ait une forme de narcissisme
dans le développement de projets informatiques, cela est
une chose depuis longtemps acquise et a été démontré
par Monique Linard. On peut d'ailleurs faire la même remarque
de bon nombre d'autres occupations humaines présentées
comme des loisirs, qui constituent en fait de véritables
champs de bataille adoucis. Cette forme de mise en valeur n'est
en outre pas exclue des descriptions rapportées par Mauss
: le donateur occupe souvent une place de choix au moment même
du don, le receveur se confondant en compliment et en s'inclinant
respectueusement. Le narcissisme participe d'une certaine façon
au renouvellement de l'équilibre des forces et des pouvoirs
à l'intérieur d'un groupe. Et la communauté
du logiciel libre n'exclue pas cette caractéristique.
Chaque communauté continue donc à définir
son rôle, ses façons à l'aide de nouveaux termes
et de licences variées qui introduisent souvent plus de confusion
qu'elles n'apportent de bénéfices. La différenciation
des différents univers devient une affaire d'expert à
mille lieues des préoccupations des utilisateurs qui sont
cependant sensés ne pas ignorer la licence sous laquelle
les produits informatiques qu'ils utilisent, libres ou non, sont
livrés. Cela réduit même implicitement d'autant
plus la différence entre libre et propriétaire. Mais
malgré les rapprochements qui peuvent s'opérer, développer
un logiciel libre implique toujours une forme de don, une certaine
dépossession de sa création introduits par la licence
elle-même.
Du Potlatch numérique
Pour le non initié, celui qui n'a pas encore été
intronisé aux secrets de la communauté et à
la compréhension des droits et devoirs qu'elle implique,
l'existence même de tels produits semble impossible. La question
alors fréquemment posée en ces termes : Comment une
organisation informelle (les fondations servant souvent plus de
vitrines juridiques) et ouverte à la libre participation
des personnes peut exister, perdurer et offrir des services informatiques
fonctionnels et exploitables ? Comment est-il possible de produire
associativement ce que font des entreprises richement dotées
? Quels intérêts y trouvent les participants ?
Nous répondrons d'abord qu'une entreprise, au même
titre que les associations dont nous parlons, sont aussi des regroupements
d'individus. En revanche, la relation de salariat qui la qualifie
n'est pas nécessairement la meilleure forme d'inspiration.
On dira souvent que l'idée ou la qualité ne s'achète
pas toujours. Partir sur cette base permet de rétablir un
équilibre majeur : dans les deux cas, on parle de personnes
qui s'associe dans un but précis. Il y a d'ailleurs un grand
nombre de projets libres qui connaissent des variantes commerciales.
Les ponts ne sont donc pas coupés entre les deux mondes.
Ce qui pourrait constituer une différence notoire avec les
analyse de Mauss.
Mais la majorité des logiciels libres ne sont pas monnayés
par leurs initiateurs. On cite souvent parmi les intentions : un
étudiant qui cherche à faire ses preuves, des informaticiens
travaillant dans des entreprises et qui ne peuvent s'exprimer à
leur souhait dans leur travail. Certainement, le premier est issu
de Linus Thorvald initiateur du noyau Linux, le second par quelques
employés de Sun qui ont virés de bord en particulier
après la chute de Netscape. Mais alors quelle chance a réellement
un étudiant d'être remarqué ? Et pourquoi l'intérêt
du monde de l'éducation qui possède une revue sur
le sujet qui lui est dédié ? Pour Flichy, le logiciel
libre est une expérience qui se situe à mi-chemin
en académisme de recherche et industrie. Ce en quoi il conviendrait
parfaitement à des personnes éprises du « Do
It Yourself » ou encore à un report des activités
intellectuelles sur un support matériel fort et répondant,
comme une mise à l'épreuve permanente telle que Michel
Leiris a pu l'exprimer dans un autre cadre.
Pour comprendre l'implication parfois importante de certains contributeurs,
il est évident qu'il faudra aussi chercher des explications
ailleurs. Le don de son temps et de ses compétences a par
exemple un avantage certain. Partons du principe suivant cité
par Thorvald lui-même : si par jour 10 personnes travaillent
une heure sur le même projet que moi, je récupère
10 fois mon implication. En tant que donateur, matériellement,
je gagne à tous les coups. En même temps, je me suis
constitué un réseau de connaissance et ait établi
un relation de confiance avec d'autres utilisateurs-contributeurs.
Cela est un fait particulièrement essentiel : l'acheteur
de logiciel se retrouve dans un isolement que n'éprouve pas
l'utilisateur de logiciels libres même si pour en arriver
là il faut se livrer à des activités parfois
chronophages. Pour les contributeurs, le temps ne compte plus dès
lors qu'il s'agit de d'arriver à un consensus humain au sujet
d'un projet technique et éthique.
En revanche, le don dans le logiciel libre a un caractère
essentiel : il peut rester anonyme. Ici, le « on » est
roi mais c'est un « on » qui veut parfois dire «
nous » Le don est effectué auprès d'une communauté,
qui est certes constituée autour de licences déterminées,
mais qui sont des communautés très larges et que chacun
est libre d'intégrer sans même avoir à faire
preuve de bonne volonté. Le don s'effectue même auprès
de personnes qui ne partagent pas les mêmes idéaux.
Mais cela n'entrave en rien le désir de contribution : d'abord,
un produit informatique se recopie plus qu'il s'échange.
La passation de mains n'implique pas nécessairement transfert
de l'objet initial. Donner à quiconque n'enlève rien
à personne. Ainsi, l'adoption de logiciels libres par des
utilisateurs qui n'ont pas connaissance de la licence n'a pas d'impact
négatif sur le groupe : il peut même servir à
renforcer l'équipe en attestant de la qualité du produit
réalisé. Dans la majorité des cas, les utilisateurs
savent en apprécier la gratuité, ce qui est une première
chose. La communauté accepte comme une extension ce mal d'être
utilisé sans retour ni même sans être reconnu,
dans le simple intérêt de voire quelques personnes
passer le cap, et ces personnes valent cela. Même inactif
dans le développement du projet, l'utilisateur simple a un
rôle tampon et confirmateur, et en cela, ils ne sauraient
être exclus, ils participent malgré au retour de don
nécessaire.
Il nous semble encore que toutes les explications utilitaristes
visant à expliquer le phénomène sont insuffisantes.
En effet, que l'on récupère dix fois sa mise n'implique
pas que cela soit rentable; en particulier si on valorise financièrement
le temps passé, l'achat d'un logiciel s'avérera souvent
d'un meilleur rendement. La dérive consistant à expliquer
chaque fait et geste, même les plus intimes ou les plus absurdes,
par une raison intéressée bien identifiable ne fait
que montrer le despotisme de la conception en même temps que
celui de tous les êtres. Dans un tel monde, l'autre n'est
conçu que dans sa possibilité de me servir, d'augmenter
mon pouvoir d'une façon ou d'une autre. Une telle vision
conduit à isoler l'individu de façon inadéquate,
faisant d'autrui soit un moyen, soit un concurrent en n'expliquant
pas réellement comment cette prise de position peut s'effectuer
sans un creuset commun. Nous postulons donc que ce creuset prime
et que le reste n'est qu'adaptation. Qu'il y ait de l'homosexualité
et défaut d'enfantement dans l'apparition de l'informatique
n'implique en aucun que cela soit transférable à tout
informaticien, ni même que tout enfantement, y compris physiologique,
suive un intérêt rationnel quelconque. D'autres éléments
sont peut-être à l'oeuvre qui ne se laissent pas nécessairement
au facilement formalisés. Nous estimons, que malgré
certaines dérives, une grande part des contributeurs aux
logiciels libres sont de cette catégorie.
Un contributeur donne de fait de lui-même, même s'il
en attend parfois des bénéfices non explicités.
Le retour du don est à la fois direct, un contributeur récupère
le fruit de la contribution des autres membres, mais aléatoire,
parce que la participation d'autres personnes à un projet
bien précis n'est pas avéré. L'apparition d'un
nouveau contributeur indique l'acceptation pleine de l'esprit du
logiciel libre et à partir de ce moment, le contributeur
et tenu de s'y tenir. De plus, tout utilisateur ou contributeur
est incité à diffuser ces logiciels libres favoris,
maintenant en cela la chaîne du don.
Certains y verront certainement des éléments plus
économiques, qu'ils jugeront plus viables faisant ainsi passer
l'économique devant le social. Mais ne s'agit-il pas trop
souvent d'interprétations rationnelles, tournant à
l'utilitarisme ? Tout acte humain, s'il a un sens, est-il pour autant
rationnel ? ou encore à la recherche d'un intérêt
identifiable ? Et de quel intérêt parler ? si tous
sont à prendre avec les mêmes a priori négatifs
? Bref, comment en arive-t-on là ? "Un peu de la manière
dont travaillent les artistes : en général ils ne
gagnent pas d'argent, et conservent leur passe-temps artistique
en dépit de l'argent plutôt qu'à cause de l'argent."
Voilà comment Linus Thorvald caractérisait lors d'un
entretien la relation que les contributeurs entretiennent à
l'intérêt, en particulier financier. Depuis, ce rapprochement
est une forme consommée dans des licences libres spécifiques
aux créations culturelles qui remettent au goût du
jour les idées de M. de Certeau sur le braconnage culturel
ou sur l'imagination populaire et dont le juriste L. Lessig a pu
se faire le porte-parole. Le plus grand don que les développeurs
de logiciels libres aient peut-être fait, est d'avoir montré
que des hommes restent derrière et devant tous les artefacts,
aussi complexes soient-ils, et que s'inscrivant dans un contexte
culturel spécifique, ils sont aussi une part de chacun de
nous marquant peut-être la trace d'un retour à la totalisation
culturelle et sociale dans nos sociétés.
Références bibliographiques
Marcel Mauss, Essai sur le don, Paris, PUF, 2004
Patrice Flichy, Les logiciels libres : un modèle fécond,
Conférence 2001 Bogues Globalisme et pluralisme, Montréal,
septembre 2001
Monique Linard, Des machines et des hommes, Paris, L'harmattan,
2000
Michel de Certeau, L'invention au quotidien, Paris Gallimard, 1990
Lawrence Lessig, FreeCulture, http://www.free-culture.cc/freecontent/
Michel Leiris, De la littérature considérée
comme une tauromachie, in L'age d'homme, Paris, Gallimard, 1973
J.-P. Sartre, L'Etre et le Néant, Paris, Gallimard, 1976
Hegel, La phénoménologie de l'Esprit, Paris, Aubier
Montaigne, 1998
Notes
1 Les références bibliographiques sont placées
en dernière page
2 Droits d'auteurs et droits voisins dans la société
de l'information
Cédric GEMY est graphiste et formateur PAO et multimedia
indépendant.
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