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Origine :
http://hacker.nabix.net/article/fr/cultdon_1_0.pdf
http://www.adullact.org/IMG/pdf/doc-191.pdf
CULTURE DU DON DANS LE LOGICIEL LIBRE
Par Matthias Studer 1
« La création est une jouissance, elle se donne et
ne s'échange pas. »
Renoo, un linuxien
Dans un monde où l'individualisme s'affirme de plus en plus,
où l'argent prend de plus en plus d'importance dans nos vies,
une communauté dont les membres se définissent comme
des hackers s'est rassemblée pour construire un système
informatique qu'ils donnent potentiellement 2 au monde entier. Phénomène
étrange, par sa gratuité et par l'ampleur 3 qu'un
tel projet a pu prendre parmi les informaticiens. Mais la véritable
originalité des hackers réside dans le processus social,
dans la forme de vie particulière qu'ils ont su mettre en
oeuvre. Dans cet article, nous tenterons de montrer ce qu'est le
logiciel libre, nous essayerons de mettre également en lumière
certaines dynamiques qui régissent cette communauté.
Nous verrons que ce pari osé, le pari de la liberté
de coopérer, se base sur une éthique propre ainsi
que sur une culture du don.
Il ne faut pas confondre les hackers et les crackers. Le cracker
est le pirate 4 informatique, celui qui entre par effraction dans
les sites Internet, celui qui copie illégalement les logiciels.
Le hacker est un passionné, curieux, prêt à
passer des heures à résoudre un problème, le
voyant plus comme un défi que comme un problème. Il
n'est pas nécessaire d'être un informaticien pour être
un hacker, on peut très bien être un philosophe ou
un astronome hacker, car être un hacker est principalement
une attitude. Une attitude que nous tenterons de mettre en lumière
également.
Mais avant de commencer, il est nécessaire de présenter
les propriétés des biens informationnels et plus particulièrement
des logiciels.
1 Les logiciels
Un logiciel est programme en utilisant un langage de programmation
(une série d'instructions telles que « si condition
alors fait... »). Ceci constitue ce que l'on appelle le code
source. Ce code est ensuite compilé, c'est-à-dire
transformé en « langage machine » (une série
de 0 et de 1), afin qu'il puisse être utilisé et «
compris » par un ordinateur. Pour ainsi dire personne n'est
capable de lire le langage machine, c'est ainsi que les entreprises
garantissent le fait que personne ne fera du plagiat ou redistribuera
le même produit légèrement modifié. On
distingue alors les logiciels au code source ouvert, c'est-à-dire
où le code source est distribué avec le logiciel,
des logiciels au code source fermé, ceux dont le code source
n'est pas disponible. La grande majorité des logiciels commerciaux
tel que Windows, Word, etc. sont en code source fermé.
Ce qui distingue les logiciels des autres biens est sa non-rivalité.
On parle de non- rivalité lorsque le fait que je possède
un certain objet n'empêche pas mon voisin de posséder
le même au même moment. Ainsi par exemple, si je possède
une table, on parlera de bien rival5 (scarce), car une autre personne
ne pourra pas posséder également cette table (ou alors
je ne la possède plus). Ce qui n'est pas le cas de OpenOffice
6, par exemple. Le fait que je sois en train de l'utiliser pour
écrire ce texte n'empêche nullement des milliers de
personnes autour de la planète de l'utiliser exactement au
même instant. Il n'y a pas de différence proprement
dite entre le programme OpenOffice que j'utilise et ceux que les
autres utilisent.
Les films sont un bon exemple de biens non-rivaux. En effet, leurs
coûts de reproduction sont négligeable comparé
au coûts production, même sans parler des super-productions
hollywoodiennes. Tout comme les logiciels, lorsque je les copie,
je n'enlève rien à son « propriétaire
» et rien ne permet de distinguer a priori celui que j'ai
de celui de mon voisin, si ce n'est le support physique (la cassette
ou le DVD). On ne peut pas non plus parler de limite dans le nombre
de copie qu'il est possible de faire.
Le fait que je fasse 10 000 copies de mon côté, n'implique
pas qu'il y en ait 10 000 de moins pour les autres. Ceci n'est pas
le cas pour les tables. Si je fais 10 000 tables ou que je les prends,
le matériel ne sera plus disponible pour les autres.
La non-rivalité vient notamment du fait que les coûts
de reproduction sont très faibles.
Ce qui n'est plus le cas lorsque le vecteur de l'information est
matérialisé (comme pour les livres, par exemple).
D'autre part, ce qui importe n'est pas le support matériel
(la cassette ou le DVD), mais ce qui ce trouve sur le média
(le film). Du fait de cette spécificité, on se trouve
ainsi dans un univers d'abondance. Disons plutôt que la notion
de rareté, si importante dans la société capitaliste
7, n'existe plus. Ou s'il elle existe, c'est que l'on a mis en place
un artifice afin de la créer (c'est le cas des brevets, des
licences d'utilisation, etc.) 8.
2 Le logiciel libre
Le projet du logiciel libre naît en 1984 avec l'écriture
du manifeste GNU 9 par Richard Stallman 10. Ce manifeste fait suite
à un changement de pratique dans l'informatique.
Jusqu'alors le logiciel était généralement
libre (bien qu'il n'ai pas été nommé ainsi),
et ce, même pour les logiciels commerciaux. Le point central
est que les informaticiens étaient alors « libres de
coopérer » pour citer la FSF 11, et c'était
une pratique courante.
Dans les années 1980, les logiciels deviennent propriétaires.
On parle de logiciel propriétaire lorsque le propriétaire
du logiciel à la possibilité de restreindre l'accès
et/ou l'utilisation, et/ou que le code source n'est pas accessible.
Le logiciel propriétaire empêche la coopération
entre informaticiens, notamment à cause de la fermeture du
code source. En d'autre terme, la création du projet GNU
signifie la défense d'une liberté de coopération,
la défense d'une éthique, mais c'est également
la défense d'une communauté basée sur la coopération.
Comme nous le verrons par la suite, cette éthique joue un
rôle central dans le logiciel libre.
Tout ordinateur a besoin d'un système d'exploitation 12.
C'est donc le point de départ du projet GNU. Car, il s'agit
d'un projet total, le but étant de s'affranchir totalement
des logiciels propriétaires et ainsi de « rendre les
logiciels propriétaires obsolètes » 13, un projet
qui frappe par son ambition. Pendant plusieurs années, les
membres vont participer à son écriture. Il s'agit
alors d'un groupe relativement restreint. Dans les années
1990, la seule chose qui manque est un noyau 14, ce que Linus Torvalds
amène avec Linux. Linux va transformer le logiciel libre
de plusieurs manières. Puisqu'il y a un noyau, le système
devient complet. Mais surtout Linus Torvalds a le génie d'amener
une structure à laquelle tout le monde peut participer. L'apparition
de Linux est à mettre en relation avec l'apparition d'Internet
et surtout avec son développement.
C'est le début d'une réelle coopération en
réseau. En ce sens, Linux est l'enfant d'Internet.
2.1 Mais qu'est-ce que le logiciel libre exactement ?
Comme nous l'avons vu, le logiciel libre tourne autour de la notion
de liberté et de la coopération. Ainsi le point central
n'est pas la gratuité, comme pourrait le faire croire un
état de fait ou le terme anglais « Free Software »
15. En fait, le logiciel libre peut même être payant.
Le logiciel libre se pose comme l'affirmation de quatre libertés
jugées fondamentales 16:
* La liberté d'exécuter le programme, pour tous les
usages (liberté 017)
* La liberté d'étudier le fonctionnement du programme,
et de l'adapter à vos besoins (liberté 1). Pour ceci
l'accès au code source est une condition requise.
* La liberté de redistribuer des copies, donc d'aider votre
voisin, (liberté 2).
* La liberté d'améliorer le programme et de publier
vos améliorations, pour en faire profiter toute la communauté
(liberté 3). Pour ceci l'accès au code source est
une condition requise.
Cette définition du logiciel libre implique notamment que
vous pouvez vendre un logiciel libre, mais que celui qui l'achète
pourra le donner à tout le monde et partout, il pourra également
le modifier. Il est intéressant de noter que cette définition
tourne beaucoup autour du rapport à la communauté
ou du rapport à l'Autre. Il s'agit de donner la liberté,
de la transmettre, pour que l'Autre puisse en profiter. Ceci est
très important dans la mesure où ce qui est donné
n'est pas seulement le logiciel, mais également un sens véhiculé
par le don de logiciel. Ce sens est l'affirmation de la liberté
de l'Autre, la reconnaissance de sa spécificité (notamment
par les libertés 0 et 1). C'est également un encouragement
à ce que l'Autre transmette à son tour cette liberté
et ce sens grâce à la liberté de redistribution.
Le logiciel libre va dans beaucoup de cas de pair avec le concept
de copyleft. Le copyleft est un détours juridique permettant
d'affirmer que toutes les modifications et surtout les redistributions
de ces modifications faites doivent aussi être libres et garantir
les quatre libertés fondamentales citées ci-dessus.
En pratique, cela se fait en posant un copyright sur le logiciel
(d'où le terme copyleft), ainsi qu'une licence garantissant
légalement ces principes18. Le copyleft est donc une affirmation
que personne ne pourra devenir propriétaire du code, une
affirmation que personne ne pourra s'approprier le logiciel (y compris
son auteur).
3 La culture hacker
Pourquoi les hackers offrent-ils leur code gratuitement ? Pourquoi
donnent-ils leur temps ? Comment un phénomène a-t-il
pu prendre une telle ampleur ? Autrement dit, quelles sont les motivations
des hackers ? Et finalement qui sont les hackers ? Des questions
auxquelles nous ne sommes pas réellement en mesure de répondre,
mais nous tenterons d'amener quelques réponses. Un célèbre
hacker, Wozniak, a résumé l'éthique hacker
à l'aide de cette formule B=P3 ou Bonheur égale pitance,
potes et prendre son pied, voyons chacun de ces éléments
plus en détails Les hackers participent, pour une grande
partie, bénévolement aux différents projets.
Leur participation est rendue possible par le fait qu'une partie
des besoins fondamentaux est considérée comme acquise,
qu'ils n'ont pas à s'en soucier. En effet, une grande majorité
des hackers vient des pays dit industrialisés. Ils viennent
plutôt de la classe moyenne (voire haute) mais ne sont pas
forcément diplômés, car beaucoup sont autodidactes.
Après une brève présentation des conditions
sociales nous aimerions présenter en quoi la culture hacker
diffère de la culture dominante. Il ne s'agit pas d'un mouvement
se reconnaissant d'une quelconque mouvance politique, les hackers
peuvent être de droite comme de gauche. Cependant, de part
leurs pratiques, de par leur manière de concevoir le rapport
au travail, ils semblent se poser dans une optique non capitaliste.
Une des motivations des hackers est le plaisir, le jeu de programmer,
la programmation comme hobby. Cependant, même si hobby est
le terme généralement employé, il ne correspond
pas exactement à la conception habituelle. En effet, «
c'est très amusant d'être un hacker, mais c'est un
amusement qui demande beaucoup d'efforts » comme le note Eric
S. Raymond 19. Linus Torvalds, le fondateur de Linux, en parle d'une
manière similaire « Linux a largement été
un hobby (mais un sérieux, le meilleur de tous) » 20.
De fait, les hackers vont plus loin en affirmant le plaisir comme
une valeur centrale, « mais le Plaisir avec un grand P, celui
qui donne un sens à la vie » 21 note Linus Torvalds,
le fondateur de Linux.
Cette conception du travail plaisir s'oppose, selon Pekka Himanen,
à celle définie dans l'éthique protestante
du travail tel que mise en lumière par Max Weber. «
C'est à l'action que Dieu nous voue [...] : le travail est
la finalité morale et naturelle de la puissance. »
22 semblent dire les protestants. Ce qui importe n'est pas tant
que l'on travaille pour vivre mais bien que l'on vive pour travailler.
C'est l'affirmation du travail comme finalité. Le travail
devient ce qui nous lie à la société, nous
fait nous sentir reconnu par elle. Le plaisir ou les loisirs sont
alors considérés comme de l'oisiveté, comme
une déchéance morale. Chez les hackers ce qui lie
est bien entendu la production faite ensemble, mais surtout le plaisir
de programmer, ainsi que la reconnaissance de ce plaisir par les
autres. La conception du travail change, ce n'est plus la besogne,
mais le travail passion ou travail réalisation de soi. Ceci
implique une autre approche du travail par rapport aux loisirs,
comme le notent Bruno Lemaire et Bruno Decroocq, « la distinction
pertinente n'est pas, n'est plus, entre le travail et les loisirs,
mais dan l'intérêt que l'on porte à telle ou
telle de ses activités » 23.
Mais c'est aussi l'affirmation d'un autre rapport au temps. Alors
que dans l'éthique protestante, il existe un temps pour les
loisirs et un temps pour le travail. L'éthique hacker affirme
le temps de la créativité, un temps nécessairement
imprévisible. Ainsi, il n'est pas rare qu'un hacker passe
plusieurs jours (voire nuits) sur un problème, puis qu'il
l'abandonne pendant le temps de prendre une bière avec des
amis ou de jouer à l'ordinateur. L'éthique hacker
est ainsi une éthique de la création 24.
Mais le plaisir est également social, le plaisir de construire
quelque chose de socialement valorisant. « On se sent bien
quand on a fait quelque chose que d'autres aiment utiliser »
déclare Linus Torvalds. Nous tenterons de mettre ceci en
lumière dans la prochaine partie de cet article.
4 Un réseau de don
Nous avons vu que le don était un concept central dans le
logiciel libre. Mais qu'est-ce qu'un don ? Est-ce que don rime avec
gratuité ? Nous présenterons de manière assez
brève ce que donner signifie dans nos relations de tous les
jours. Pour ce faire, nous prendrons appui sur les conceptions de
Jacques Godbout ainsi que de Françoise Bloch et Monique Buisson
25. Nous tenterons ensuite de voir comment le don est vécu
dans les communautés du logiciel libre. Finalement, nous
regarderons à la lumière du don ce qui se passe dans
le cas des logiciels propriétaires, et dans le marché
en général.
4.1 Donner, recevoir et rendre
Qu'est-ce que le don ?
D'un point de vue juridique le don se distingue de l'échange
par le fait que le donateur refuse son droit à une contrepartie
dans l'échange. Le don y est donc définit par rapport
au rapport marchand dans lequel il manquerait un aspect (la contrepartie).
Mais le don ne peut certainement pas être limité à
cette vision.
Dans les réseaux primaires 26, le don est relativement présent.
Il y a, bien entendu, les cadeaux : c'est que nous avons le plus
tendance à considérer comme un don. Mais il y a également
les aides diverses faites aux proches. L'aide peut prendre une multitude
de formes, de la discussion à l'aide monétaire, en
passant par l'aide à un déménagement.
Elle est très présente au sein de la famille de même
que l'hospitalité. Le don peut se présenter sous la
forme d'un service ou sous forme matérielle.
Envers les proches, le don est fait au nom du lien. C'est-à-dire
que le don est conditionné par la relation entre celui qui
donne, que nous appellerons le donateur, et celui qui reçoit,
le donataire 27. Le don est fait car, il y a un lien amical ou obligé
avec la personne. Bien entendu, le lien peut être de plusieurs
natures différentes à la fois.
Ainsi, dans un rapport familial, on pourra donner parce que l'on
se sent obligé et aussi parce qu'on apprécie la personne
qui recevra le don.
Mais si le don est fait au nom du lien, il est également
fait en fonction du lien, c'est-à-dire que le don doit faire
sens dans la relation. On n'offrira pas la même chose à
chaque personne que l'on côtoie, ou, en tout cas, pas de la
même manière. Cela dépendra de notre perception
de l'Autre, et du type de relation que l'on entretient avec cette
personne. Ainsi, lorsqu'une personne a besoin d'aide, il n'est pas
rare que plusieurs personnes s'associent pour y répondre.
Mais chaque personne ne donnera pas nécessairement la même
chose. Il ne s'agit pas d'un rapport d'égalité entre
donateurs.
Chacun agira plutôt selon la relation qu'il entretient avec
le receveur, et/ou selon ses capacités. Encore une fois,
cette relation peut être de type obligatoire, soit à
cause de la pression du groupe dont on fait partie, soit à
cause de la relation entre les personnes engagées dans le
don.
Lorsqu'on reçoit, on se sent généralement en
« dette » vis-à-vis de celui qui donne.
Ceci signifie que le donataire a l'impression qu'il « doit
» quelque chose au donateur.
Cette situation est très facile à retrouver dans
nos vies de tous les jours. Combien de fois invite-t-on quelqu'un
après qu'il nous ait invité ? Combien de fois avons-nous
donné des cadeaux pour dire merci ? Il est important de noter
que le sentiment de dette vis-à-vis du donateur n'est pas
un sentiment négatif en soi. Selon Piaget nous serions même
dans la recherche de cette dette : « [...] on ne réclame
jamais tout son dû et on ne paye jamais toutes ses dettes
: la circulation des valeurs sociales repose au contraire sur un
vaste crédit, perpétuellement entretenu, ou plutôt
constamment effrité par l'usure et l'oubli mais constamment
reconstitué » 28. Évidemment, il peut être
vécu comme obligatoire, et se vivre comme une restriction
de liberté, mais c'est également l'affirmation d'une
reconnaissance de ce que l'Autre a fait pour nous. Une reconnaissance
forte qui nous lie à l'Autre, et qui nous poussera à
donner à notre tour.
Il faut comprendre reconnaissance dans deux sens : reconnaître
l'apport de l'Autre, mais également exprimer de la gratitude
pour ce que l'Autre apporte.
Nous avons vu que le don n'est pas le même selon les situations,
les relations, etc.
C'est que le don est porteur de sens, porteur d'une symbolique
29. Si nous parlons d'une symbolique, c'est parce que le don est
porteur d'un sens qui dépasse le don tangible.
C'est un signe, pour montrer une autre dimension, éventuellement
indicible. Ainsi le don n'est plus seulement un objet, il transporte
un sens qui est affirmé dans la relation.
Selon Marcel Mauss, c'est même ce qui poussera le donataire
à rendre : « ce qui dans le cadeau reçu, échangé,
oblige c'est que la chose n'est pas inerte. Même abandonnée
par le donateur, elle est quelque chose de lui » 30. Autrement
dit, c'est l'affirmation de la subjectivité du donateur au
sein de la relation. Ainsi lorsque le donataire rend, ou plutôt
donne à son tour, il montre qu'il accepte le sens donné
par le donateur.
« Donner c'est rendre et rendre c'est donner »
31 disent F. Bloch et M. Buisson. Il ne s'agit plus tant
de rendre que de donner à son tour pour affirmer sa propre
subjectivité au sein de la relation. De même, en donnant,
le donataire participe à la création et au développement
de cette relation. Remarquons qu'il s'agit d'un mouvement sans fin,
il s'agit d'une dynamique qui s'inscrit dans la relation entre les
acteurs. Le premier don peut ainsi être compris comme un appel
vers l'Autre, un appel à entrer dans une dynamique, à
entrer dans la danse du don. Le donataire est libre de refuser la
dynamique du don, libre de refuser la danse.
Il arrive que le donataire n'ait pas la possibilité de refuser
le don. Ceci peut venir de la nature particulière de la relation
entre les personnes impliquées ou la « pression sociale
». Dans ces cas, le donataire aura tendance à se sentir
obligé à entrer dans la dynamique du don. Ainsi le
don peut effectivement contraindre le donataire.
Il arrive également que le don ne se fasse pas dans une
reconnaissance de l'altérité, dans une reconnaissance
de l'Autre. C'est le don qui écrase, qui affirme un seul
côté, ce qu'on appelle le don prestige. Le but prépondérant
est alors l'imposition pour affirmer son prestige. On ne reconnaît
pas l'autre, car on ne lui donne aucune possibilité de donner
à son tour. Le donataire ne pourra alors pas affirmer sa
propre subjectivité et pourra se sentir écrasé
par l'affirmation du donateur. Ceci nous montre que recevoir peut
être dangereux 32.
Si un cadeau ne fait pas sens dans la relation, que ce soit pour
l'un ou l'autre des acteurs, on ne le considère que vaguement.
Il suffit de penser au vase que l'on a reçu à Noël
et qui se trouve dans notre cave. Le couple montre une autre situation
peut-être plus explicite. Si l'homme pense faire un don en
faisant la vaisselle, c'est qu'il y met un sens pour lui. Pour la
femme, il pourrait s'agir de quelque chose de complètement
normal, qui « tombe sous le sens ». Le fait que la vaisselle
ne soit pas considérée comme un don pourra amener
à des situations de conflit, car l'homme en question ne sentira
pas que ce qu'il amène est pris en considération.
Il ne sentira pas une reconnaissance de la part de l'autre. De même,
la femme pourra trouver inacceptable l'attitude de cet homme. Ainsi
la reconnaissance de ce qui est don ou dû peut générer
des conflits.
4.2 Don et logiciel libre
Ainsi dans le cas du logiciel libre, donner peut être compris
à la fois comme une appel à la reconnaissance (hé
ho, j'existe !), une reconnaissance de la communauté, de
ce qu'elle fait, de son éthique et de sa symbolique. Lorsque
l'on donne dans le logiciel libre, il ne s'agit pas forcément
de donner « à tout le monde et partout » 33,
pour reprendre la FSF, mais peut-être bien de donner premièrement
au projet auquel on participe, deuxièmement à une
communauté, à une idée, à une éthique,
plus large. A une sorte de rassemblement de tous les projets du
logiciel libre. Bien entendu, ce rassemblement n'existe pas de manière
concrète, il n'a aucun centre. On pourrait dire d'une certaine
manière que l'on donne à une culture, on reconnaît
ainsi son existence et que celle-ci nous reconnaît dans les
retours que ses participants peuvent donner. Au fond, comme le disent
si bien Bruno Lemaire et Bruno Decroocq, dans cette culture, «
je donne donc je suis » 34.
Mais « donner à tout le monde et partout » 35
a encore une autre signification, il s'agit d'un Appel. Un appel
envers tout le monde à entrer dans la danse, la dynamique
du logiciel libre. On est pas obligé, mais invité
à entrer dans la dynamique, si nous en captons le sens.
La liberté est importante dans le don car c`est ce qui distingue
le don du dû. Le dû est ce qui tombe sous le sens, ce
qui est normal. La liberté de donner ajoute, en quelque sorte,
plus de valeur au don en permettant l`affirmation d`un sens qui
est propre au donateur.
A ce sujet voir notamment Godbout, op. cit.
La liberté s'inscrit dans le logiciel libre de plusieurs
manières. Tout d'abord, l'appel fait n'est pas de type obligataire,
il n'oblige pas, le donataire est libre d'entrer dans la danse ou
non. Il est libre de répondre au don. Mais il est aussi libre
de faire sien, de transformer et transmettre ce qu'il a reçu.
Sartre exprime bien cette idée déjà présente
dans le don : « Une des structures essentielles du don est
la reconnaissance de la liberté des autres : le don est occasion
[...] de transformer le donné en une autre création,
bref en un autre don »36. C'est la reconnaissance de la spécificité
de l'Autre.
Ensuite, si le donataire entre effectivement dans la dynamique,
il est libre d'apporter ce qu'il a envie, d'apporter quelque chose
qui vient de lui, que ce soit en faisant un nouveau projet, en participant
de quelque manière que ce soit à ce mouvement. C'est
là une des énormes forces de cette communauté,
accepter comme don une grande variété de contributions
différentes. En effet, faire un rapport de bug 37, écrire
de l'aide sur un sujet, participer à la vie du site, proposer
du code, proposer une nouvelle fonctionnalité, ou être
développeur, coordinateur, etc. : Tout ceci est reconnu comme
un don. Bien entendu, ces contributions ne sont pas considérées
aux même niveaux, ni de la même manière selon
les communautés, mais pour un petit projet une réaction
est considérée comme un cadeau, une reconnaissance
de sa propre identité au sein d'une communauté. Un
discours que l'on retrouve chez Linus Torvalds quand il dit : «
Le projet tout entier est construit sur l'idée que tout le
monde rend ce qu'il est capable de rendre et sur l'idée que
les petits efforts font les grands systèmes ». Enfin,
le concept de liberté y est absolument central et mis en
relation avec le don lorsque la FSF parle de « liberté
de coopérer », de liberté « d`aider son
voisin » 38. Il faut noter que la force du don dans le logiciel
libre est également à chercher dans la pérennité
de celui-ci. En effet, de par la non rivalité des biens informationnels
(le fait qu'on puisse copier à l'infini), on donne une fois,
pour toujours, à tout le monde et partout. Ce qui n'est bien
évidemment pas le cas dans le don classique. Cette pérennité
permet d'être reconnu par l'ensemble de la communauté
sur la base d'un seul don.
4.3 La différence entre marché et don
Prenons le contre-pied de ce que les économistes tentent
de faire généralement, expliciter tout à la
lumière du marché, et tentons de regarder le marché
à la lumière du don. Ce qui importe avant tout dans
le don est la relation que celui-ci engendre.
Dans le cas du marché, les acteurs sont sensés agir
selon la théorie des choix rationnels, c'est l'utilitarisme.
C'est-à-dire qu'ils sont sensés choisir de manière
rationnelle les actions qui maximiseront leurs préférences.
Cette théorie se base sur deux concepts : les préférences
(satisfaction) et l'optimisation (maximisation) de la satisfaction
39. Les préférences ne sont pas définies, elles
sont individuelles.
L'optimisation nous dit que l'individu cherchera l'action qui permettra
les meilleurs résultats. Ainsi l'individu est sensé
comparer, et ce de manière rationnelle, chaque action et
choisir la meilleure : celle qui est la plus utile. L'utilitarisme
pose ainsi une différentiation claire entre les buts (les
préférences) et les moyens. L'utilitarisme ne se pose
pas comme une philosophie des buts, car ceux-ci sont considérés
comme donnés, mais comme une philosophie des moyens.
Cette distinction pose problème dans beaucoup de cas, notamment
par le fait que la relation entre la fin et les moyens n'est pas
linéaire. En effet, il n'est pas rare que les buts que l'on
s'était fixés change au cours de l'action (du moyen)
et à cause de celle-ci.
Mais surtout, la conception utilitariste engendre un rapport d'extériorité
par rapport à l'action. En effet, celle-ci est considérée
comme un outil 40 permettant le but que la personne s'est fixé.
C'est justement pour cette raison qu'on parle d'utilitarisme. Ainsi,
je ne prends plus mon pied, pour reprendre Wozniak, mais j'utilise
un outil, la programmation, afin de prendre mon pied. Ou encore,
si j'étudie, c'est pour avoir un meilleur salaire. Étudier
n'est pas important en soi, ce qui importe c'est le résultat
de cette action, soit le salaire visé. Dés lors, peu
importe que je sois un étudiant passif ou actif au sein de
mes études : ce qui importe est bien que j'obtienne mon diplôme.
On se trouve ainsi dans une dynamique où ce qui importe n'est
pas ce que je fais, mais une finalité qui dépasse
cette action.
Cette théorie suppose également que nous serions
sensés comparer les actions afin de choisir la plus utile.
Cette comparaison ne peut se faire qu'au travers d'un équivalent,
car pour comparer des choses fondamentalement différentes,
il est nécessaire de prendre une référence
tierce. C'est pourquoi la deuxième norme de référence
de cette théorie est l'équivalence. Il s'agit de poser
une équivalence entre les actions afin de trouver la meilleure
41.
Cette conception permet d'expliquer ce qui se passe sur un marché.
Ceci tient, entre autre, au fait que l'équivalence est présente
au travers de l'argent. Mais elle est présente dans un cadre
beaucoup plus large. Pekka Himanen fait remarquer, à juste
titre, que les manuels de développements personnels, dont
certains sont devenus de véritables best-sellers, se basent
sur une telle conception de manière presque religieuse. Ainsi,
par exemple, il s'agit de maîtriser ses émotions négatives
afin de les transformer en émotions positives, émotions
utiles dans le cadre de la finalité qui nous gouverne.
L'utilitarisme n'est donc pas seulement une théorie, mais
bien le reflet d'une pratique.
Nos actions dépendent également de notre façon
de les concevoir, que ce soit les nôtres ou celles des autres.
Autrement dit, les actions conditionnent la théorie et la
théorie conditionne nos actions.
Même s'il s'agit de l'idéologie affichée au
sein du marché, celui-ci demande très souvent que
l'on dépasse ce cadre. Un bon exemple est le cas du marché
du travail. En effet, on attend du salarié qu'il n'agisse
pas en terme utilitariste mais qu'il se donne dans son travail.
Une personne qui ne se donne pas, avec ce que ça implique
et notamment d'y trouver un sens, a beaucoup de chance d'être
renvoyée ou du moins être très mal considérée.
Nous avons vu que, dans le marché, les acteurs se posent
dans une position extérieure à l'action. Ce rapport
d'extériorité se retrouve également dans la
relation à l'objet échangé. C'est-à-dire
que l'objet de l'échange est également considéré
comme extérieur aux personnes concernées. Nous avons
vu que dans le don, l'objet échangé « reste
quelque chose de lui [le donateur] » - pour reprendre Mauss.
C'est entre autre ce qui oblige. Il s'agit d'une séparation
sujet- objet absente du don. Notons que cette séparation
permet une certaine « liberté » pour les acteurs
de cet échange, dans la mesure où l'objet gardé
suite à l'échange ne signifie plus une relation, une
dynamique dans laquelle les acteurs sont pris. Ce qui amène
Insel à dire : « Le couple constitué par l'individualisme
et l'économie néo classique essaie de fonder l'éthique
du comportement de l'homme n'ayant aucune dette envers quiconque.
Ce qui fonde la revendication de cette théorie d'être
reconnue comme le discours de la liberté » 42. Ce qui
n'est manifestement pas la même conception de la liberté
que les hackers.
Le don se pose dans une optique non utilitariste. Le don doit être
pris pour lui-même, dans la relation, c'est-à-dire
que buts et moyens tendent à se confondre. Ceci ne veut pas
dire que le don est désintéressé. En effet,
il arrive souvent que le don contienne une finalité qui dépasse
le don lui-même. Cependant, cette finalité doit faire
sens au sein de la relation. Il ne s'agit plus d'un outil en tant
qu'objet extérieur, mais d'une relation à laquelle
on appartient. Dans le logiciel libre, il y a l'affirmation d'une
éthique, d'un sens dépassant le cadre de la relation.
Il y a donc l'affirmation d'une finalité. Mais cette finalité
fait partie intégrante de la relation, cette finalité
fait sens au sein de la relation et au sein de la communauté.
Il arrive bien entendu que le don se pose dans une optique utilitariste,
mais c'est extrêmement mal perçu, et les acteurs tendent
à s'en distancer. Le cadeau utilitariste est le cadeau machiavélique,
qui tend à avoir un effet de rejet de la part du donateur.
Il s'agit d'une trahison de sens, car le sens voulu est un sens
caché qui dépasse le sens affirmé.
De plus le don tient l'équivalence à distance, ou
plutôt, l'équivalence appliquée au don signifie
une minimisation du don. En effet, poser une équivalence,
c'est refuser le sens du don et n'accepter que la composante matérielle,
c'est le vider de sa symbolique.
Car, il est impossible de poser une équivalence de sens
43. Mais c'est aussi refuser la dynamique de dette. En posant une
équivalence, on dit que l'on ne se sent plus en dette, que
l'on ne va pas donner à son tour, mais rendre simplement.
On signifie que l'on ne veut pas se sentir lié. Cette pratique
existe de manière courante pour se protéger de rapports
que l'on tient à éviter 44. La différence dans
la conception de la relation va engendrer des comportements différents
au sein du rapport établi. Dans le marché, si un produit
ne plaît plus, on va alors voir chez un concurrent, voir si
le produit est meilleur, correspond plus à nos attentes.
Il n'y a pas d'enjeux à changer, car le rapport marchand
est vu comme un outil et l'objet de l'échange est également
extérieur à la relation. Ce qui importe ici est que
l'on ne va pas s'inscrire dans une relation avec le producteur,
à moins que l'on soit obligé. C'est ce que nous appellerons
la capacité de défection (exit), la capacité
de fuir la relation pour aller voir ailleurs. Bien entendu, dans
certains cas, on ne peut pas fuir, par exemple, lorsque l'on est
en présence d'un monopole. Les seules issues, dans ce deuxième
cas, sont d'agir dans la relation afin que l'autre transforme son
produit, ce que nous appellerons la prise de parole (voice) ou alors
de ne rien faire et suivre, ce qu'on appelle le loyalisme45. Dans
le cas de l'informatique, la situation de monopole est relativement
importante à cause de la présence de Microsoft. Dans
ce cas, la réaction correspond généralement
au loyalisme.
De part sa nature non utilitariste, le don favorise la prise de
parole. En effet, la relation compte pour elle-même, elle
ne peut donc être rompue aussi simplement que dans le marché.
De plus, la séparation sujet-objet n'est pas présente
de la même manière que dans le marché.
Même si le logiciel libre semble tenir beaucoup de la dynamique
du don, une différence importante subsiste. Alors que dans
le don la capacité de défection est réduite,
dans le logiciel libre elle est affirmée. Tout d'abord, remarquons
qu'il n'y a pas d'obligation de coopérer, on est libre. Une
liberté de participation qui signifie également qu'un
projet peut être abandonné faute de participants. C'est
un pari osé mais qui semble porter ses fruits. Il faut ajouter
que si on participe à un projet, on ne s'engage pas forcément
au-delà d'une participation spécifique. Il n'est pas
rare de voir une note sur les pages internet des projet, spécifiant
que si le support (notamment aide, correction de bug, etc.) est
fournit, il n'est pas pour autant garanti, même si dans beaucoup
de cas, cette note signifie que le support est presque assuré.
Cet absence de garanti est déjà présente sur
le plan légale. En effet, beaucoup de licences du logiciel
libre spécifient que le logiciel est fourni « tel quel
» (as is) et que les développeurs ne prennent donc
pas la responsabilité du logiciel donné. C'est-à-dire
que l'utilisateur du logiciel ne pourra pas exiger un support quelconque.
Cet absence de responsabilité, de 44 Godbout cite à
cet égard un interview qu'il a réalisé exprimant
bien ce type de comportement : « Chez la soeur d'Hélène
[sa belle-soeur], c'est plutôt moi qui ai fait à manger,
je ne veux pas m'imposer. Ca m'a coûté 300 dollars
avec deux enfants; j'ai dépensé 300 dollars pour cette
semaine- là parce que je ne veux pas de commentaire. J'arrivais
avec mon enfant et l'enfant de ma conjointe, je sais qu'elle est
la tante mais j'ai apporté le dentifrice, du savon pour laver
le linge, j'ai acheté la bouffe; pour moi, c'était
très important de ne pas lui être redevable parce que
je sais que ça me reviendrait, je suis prudent ». La
prudence étant ici à comprendre comme le fait de se
créer une possibilité de défection. Godbout,
op. cit. garantie montre que les développeurs s'assurent
une porte de sortie, qu'ils se préservent une capacité
de défection. Les participants signifient ainsi que même
s'ils entrent dans la dynamique du don, ils peuvent en sortir. La
capacité de défection est très importante dans
la mesure où elle réduit les risques de s'engager
dans une relation qui nous dépasserait et dont on ne saurait
plus sortir. Cela réduit également les risques du
« don-prestige » que nous avions évoqué
auparavant. Ce qui n'empêche pas le don- prestige d'exister
au sein de la communauté du logiciel libre. Mais la capacité
de défection réduit l'ampleur que des projets basés
sur de telles conceptions du don peuvent prendre 46. Il faut ajouter
que même si cette capacité est présente et acceptée,
beaucoup de hackers s'engagent pleinement dans les projets.
Cependant, même si cette capacité de défection
est présente, le logiciel libre se base, dans ses fondements
même, sur la réaction par la prise de parole. La prise
de parole est favorisée par deux biais. D'une part, en offrant
les possibilité d'agir dans la relation (en distribuant le
code source, en faisant des appels à propositions, etc.),
la prise de parole est valorisée, encouragée. D'autre
part, le lien créé entre le donateur et le donataire,
semble favoriser la prise de parole. Ainsi, ce qui se dessine est
une autre relation entre producteur et consommateur. Dans le cas
du logiciel libre, la notion de consommateur perd de son sens. Comme
le dit Linus Torvalds : « Les utilisateurs se comportent comme
une autre forme de producteurs : ils ne produisent pas le code source
du produit, mais des informations relatives au produit et une précieuse
évaluation de la manière dont il peut être amélioré
». La FSF rejette également l'appellation de consommateur
« [...] en décrivant les utilisateurs de logiciels
comme des «consommateurs», cela présuppose qu'ils
ont un rôle accessoire. Ce terme les assimile à du
bétail qui broute passivement ce que d'autres leur donnent
» 47. Ainsi cette distinction tend à s'amenuiser, à
rapprocher consommateurs et producteurs.
Le logiciel libre favorise par nature une relation non marchande.
Ceci ne veut pas dire que le marché se tient à distance
du logiciel libre, après tout, il s'agit de produits gratuits
donc intéressant pour une entreprise. Certaines entreprises
ou même des consortiums, employant des programmeurs à
plein temps 48, participent ou même dirigent des projets de
logiciels libres. Les entreprises se posent dans une optique utilitariste
au sein de la communauté. Si elles participent c'est parce
qu'il s'agit d'un moyen plus efficace. C'est la conception défendue
par les partisans de l'open source 49.
Par contre l'appellation open source se fonde sur le moyen et son
évaluation. Le concept d'open source a été
amené par Eric S. Raymond dans son célèbre
article, le bazar et la cathédrale où il a analysé
les raisons des succès des logiciels libres (notamment des
performances). Raymond fera d'ailleurs partie des premiers à
amener les entreprises au sein du logiciel libre à travers
le projet Mozilla, fortement lié à Netscape qui peut
en faire une version commerciale. Il est également intéressant
de noter que Eric S. Raymond amène le concept de fonction
d'utilité des participants dans son analyse, montrant ainsi
sa conception utilitariste et minimisant la portée de l'éthique
défendue par la FSF. Cette attitude n'est cependant pas totale,
dans la mesure où Eric S. Raymond défend aussi l'attitude
hacker.
Cependant, il faut noter que la majorité des participants
se positionne quelque part entre la position prônée
par la FSF et celle défendue par l'open source. Mais il faudra
observer les influences qu'une telle optique peut avoir sur une
communauté du don parce que le don tient par nature l'utilitarisme
à distance.
5 Une forme de vie particulière
Cette éthique du travail ainsi que le mouvement créé
par le don, engendre une nouvelle forme de vie, une nouvelle organisation
sociale pour plusieurs raisons : Même s'il existe une autorité
hiérarchique, on n'est pas obligé vis-à-vis
de celle- ci. L'absence de rapport salarié ainsi que la liberté
affirmée de pouvoir ou non coopérer permet ce rapport.
Le travail n'est pas prescrit, il est attribué sur une base
volontaire. Ainsi chacun fait ce qu'il peut/aime faire.
Une coopération directe existe entre les différents
membres d'un projet (ou partie spécifique d'un projet).
La structure est fortement horizontale même si on observe
généralement des administrateurs sorte de leaders
décidant des modifications à accepter, de celles qu'il
faut refuser, ainsi que de l'organisation générale
du projet. Il faut noter que tout ceci peut faire l'objet de longues
discussions au sein de la communauté. Il peut ainsi exister
des patches 50 ou propositions de modifications distribuées
à-part sous forme officielle ou non. Ceci renforce l'horizontalité
de la structure en permettant l'expression des voies divergentes.
A noter que les patches non officiels peuvent être mal vu
par une partie de la communauté, et générer
des conflits internes pouvant mener jusqu'à la scission.
Il existe plusieurs forme de leaders, les leaders historiques ou
fondateurs du projet à l'autorité souvent indiscutée
ainsi que les leaders acceptés de part leurs compétences,
quelles soient sociales ou informatiques ce qui fait que le statut
d'autorité est ouvert à quiconque. Il s'agit donc
en quelque sorte d'une dictature éclairée (benevolent
dictatorship) basée sur l'histoire du projet et/ou sur les
compétences, ce qu'on pourrait appeler une méritocratie.
Dans certains projets, il existe des élections pour élire
un comité directeur.
Il existe une infrastructure facilitant la coopération entre
développeurs. Il faut citer les moyens de communication internet
habituels tel que mailing liste, forum, chat etc.
Mais surtout, il existe des outils permettant une coopération
directe sur le code source même. Ces outils permettent notamment
de voir les dernières modifications faites ainsi que leurs
auteurs. Il est également possible de voir les différences
entre deux versions d'un même fichier 51.
Il faut noter que même si une partie des projets est communautaire,
il en existe beaucoup qui ne sont maintenus que par une seule personne.
6 Conclusion
On peut se demander si la forme de vie du logiciel libre ne correspond
pas à une nouvelle organisation destinée à
prendre un essor considérable au sein de la société
occidentale. En effet, celle-ci est de plus en plus tournée
vers une économie de l'immatériel. Celle-ci nécessite
une créativité que le modèle fermé ne
semble pas pouvoir susciter autant que le fait le modèle
ouvert, le modèle de coopération tel qu'il est présent
dans le logiciel libre. Comme le note Pekka Himanen, les hackers
s'insèrent dans une contradiction du capitalisme. Dans celui-ci,
il s'agit de produire toujours plus de biens dérivant d'une
technologie de plus en plus avancée. Le modèle de
non appropriation des biens immatériels semble mieux correspondre
à l'émergence de ce type de créativité.
Mais le capitalisme repose également sur une appropriation
constante des technologies nouvelles. On peut penser que l'adoption
récente des brevets logiciels par la Commission Européenne
participe d'une tentative d'affirmer l'appropriation de la connaissance
face au modèle ouvert qui s'immisce dans cette contradiction.
Car ce qui frappe dans les brevets logiciels, c'est qu'il ne s'agit
plus de l'appropriation de la réalisation d'une idée,
mais de l'appropriation de l'idée elle- même 52. De
même, les tentatives pour mettre internet au pas de l'appropriation
existent comme en témoigne l'adoption en France de la LEN
53. Mais nous laissons le soin de décrire ces phénomènes
d' « enclosures » à un autre article présent
dans cette revue.
Ces tentatives ne doivent pas cacher le fait que le logiciel libre
représente un véritable danger pour les entreprises
capitalistes du logiciel. En effet, les « études »
récentes publiées par Microsoft considérant
les différences entre les logiciels libres et les versions
de Microsoft montre que le monopole de Redmond a peur. Les décisions
du comté de Munich et du gouvernement péruvien d'adopter
les logiciels libres plutôt que leurs équivalents propriétaires
montre que le logiciel libre devient un concurrent sérieux.
Microsoft a d'autant plus peur que le logiciel libre joue dans une
autre arène.
En effet, pas question pour Microsoft de racheter les logiciels
libres ou de tenter de contrôler par biais financier le mouvement.
La seule guerre possible est idéologique ou légale
54.
Il est intéressant de voir comment le modèle du logiciel
libre peut être étendu à d'autres domaines semblables
ayant toujours les propriétés des biens immatériels.
Il existe déjà de la musique libre, des films libres
ainsi que des textes libres 55.
L'enseignement que nous pouvons en tirer se situe entre autre au
niveau politique : soyons des hackers politiques, aimerions-nous
dire. La pratique du logiciel libre amène des éléments
permettant de penser une véritable pratique de coopération
sur les théories politiques. Une pratique relativement peu
développée au sein des mouvements altermondialistes.
En effet, même si les textes s'échangent, il est actuellement
difficilement concevable de redistribuer un texte en ayant changé
quatre ou cinq phrase. Car, nous concevons encore la pensée
politique comme une opinion individuelle, et non comme le fruit
d'une pratique de coopération, le fruit d'une histoire construite
également par d'autres. Nous avons du mal à concevoir
que d'autres puissent s'approprier ce que nous écrivons,
nous le considérons généralement comme du plagiat.
Cependant, le logiciel libre n'est en rien du plagiat car l'histoire
du texte ou du logiciel est reconnue, les différents auteurs
sont cités etc. Dire que l'histoire est reconnue signifie
que l'on garde une trace du développement et que celui-ci
est accessible 56. C'est une autre pratique intéressante
pour la politique, car voir le développement de la pensée
qui a permis une position politique peut être tout aussi intéressant
que le texte en lui-même.
Ce texte est soumis à la licence Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike
licence57. Ceci signifie que vous pouvez le distribuer et le modifier
comme vous le désirez, pour autant que vous citiez la version
originale et spécifiez où l'obtenir, que vous ne la
vendiez pas sans autorisation explicite (ce n'est donc pas une licence
libre) et que vous partagiez vos modifications sous la même
licence : Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike
licence.
Matthias Studer, 2004
------------------------
Vous pouvez obtenir la dernière version ainsi que proposer
vos modifications, discuter de ce texte etc. sur le site internet
:
http://hacker.nabix.net.
Et ainsi participer à son élaboration :
http://www.wikipedia.org
----------------------------------
Notes
1 matthias.studer at ezwww.ch
2 Potentiellement, car il s'agit de posséder un ordinateur
ainsi qu'une connexion Internet.
3 Certains projets comptent plusieurs centaines de participants
comme Debian (environ 1000) ou Gentoo (environ 600).
4 La FSF fait remarqué à juste titre que copier des
logiciels n'a pas grand chose à voir avec commettre des meurtres
dans les hautes mers, dés lors il est plus judicieux de parler
d'acte illégale voire même de « partager des
informations avec son voisin » puisque c'est le but premier
de la copie de logiciel.
5 Il est intéressant de noter que le terme français
(bien rival) montre bien l'idée de Hobbes. C'est-à-dire
qu'il est nécessaire de se battre pour l'accès aux
ressources dans un univers définit par la rareté et
le manque.
6 OpenOffice est un logiciel libre, plus ou moins équivalent
à Microsoft Office, disponible en ligne : http://www.openoffice.org
, également disponible pour Windows et Mac.
7 Notion importante car elle serait déterminante dans la
détermination des prix. Il faut ajouter que la notion de
rareté, généralement associée à
celle de manque, fonde le discours, chez Hobbes et Locke, qui légitime
la propriété, et l'état pour la défendre.
8 Pour plus de précision sur ce sujet, voir notamment, Bruno
Lemaire et Bruno Decroocq, Microsoft pris dans la toile... Chronique
d'une mort annoncée, disponible en ligne :
http://www.adullact.org/IMG/pdf/doc-157.pdf
9 Abréviation récursive (terme informatique pour
dire : se rappelle lui-même) de « GNU's Not Unix »,
signifiant également gnou qui est le logo du projet GNU.
Il s'agit en quelque sorte d'un jeu de mot pour informaticien.
10 Informaticien qui travaillait alors dans les laboratoire du
MIT. Il est devenu par la suite le penseur du logiciel libre. Actuellement,
il est président de la Free Software Fondation (FSF).
11 Free Software Fondation. Fondation créée par Richard
Stallman, chargée de l'organisation juridique du logiciel
libre, notamment de porter plainte en cas de violation de licence.
12 Ensemble de programmes nécessaires pour faire fonctionner
un ordinateur.
13 Ces quatre points sont cité d'un document de la FSF disponible
ici : http://www.gnu.org/gnu/gnu-
history.fr.html 3
14 Programme très important, qui gère notamment l'écriture
de fichiers, les drivers etc...
15 D'où la formule de la FSF : " Free as in free speech
not as in free beer "
16 Ces définitions des libertés sont reprise du site
GNU : http://www.gnu.org/philosophy/free-sw.fr.html
17 En informatique, on commence habituellement à compter
à partir de 0.
18 La plus courante étant la GPL ou General Public license.
19 Eric S. Raymond, Comment devenir un hacker, disponible : http://www.freescape.eu.org/eclat/3partie/Raymond2/raymond2txt.html.
Eric S. Raymond est un hacker, mainteneur du projet fetchmail (logiciel
de mailing). C'est un des premiers à analyser les raisons
des succès des logiciels open source ainsi que son organisation
sociale.
20 Sauf spécification contraire, les citations de Linus
Torvalds viennent de : Rishab Aiyer Ghosh, Qu'est-ce qui motive
les développeurs de logiciels libres ?, 1998 First Monday.
Il s'agit d’une interview de Linus Torvalds.
21 Pekka Himanen, L'éthique hacker et l'esprit de l'ère
de l'information, Exils, 2001 5
22 Christian Baxter, cité par Pekka Himanen, op. cit.
23 Bruno Lemaire et Bruno Decroocq, Microsoft pris dans la toile...
Chronique d'une mort annoncée, disponible en ligne : http://www.adullact.org/IMG/pdf/doc-157.pdf
24 Le fait que l'éthique hacker ne soit pas dans la lignée
de l'éthique capitaliste ne signifie nullement que des rapports
de dominations ou des rapports sexistes n'existent pas au sein de
la communauté.
25 J. Godbout est membres du group M.A.U.S.S. (Mouvement Anti-Utilitariste
en Sciences Sociales), F. Bloch et M. Buisson sont chercheuses au
CNRS.
26 Par réseaux primaires, nous entendons le réseau
des amis proches ainsi que la famille. C'est un réseau aux
limites indéfinies. La composante familiale est beaucoup
plus étudiée, à cause de son caractère
plus défini.
27 Plus exactement, le donateur est celui qui se trouve dans la
position de donner alors que le donataire est celui qui se trouve
dans la position de recevoir.
28 Cité par J. Godbout, Le don, la dette et l'identité
homo donator vs homo oeconomicus, La découverte, 2000
29 Le sens et la symbolique sont nécessairement sociaux.
Il ne s'agit pas d'une dimension individuelle, sinon autant le sens
que la symbolique ne peuvent être compris par l'autre. Nous
pouvons ici faire un parallèle avec le langage. Celui-ci
doit obligatoirement être partagé, sinon le destinataire
ne saurait comprendre ce qu'on lui dit. Un langage individuel n'existe
pas.
30 Mauss cité par F. Bloch et M. Buisson, Du don à
la dette : la construction du lien social familial, Revue du M.A.U.S.S.,
N° 11, 1991.
31 F. Bloch et M. Buisson, op. cit.
32 Le don d'organe est un cas similaire. Le receveur n'a aucun
moyen de rendre (puisque le donneur est généralement
mort), alors que le don prend une symbolique forte (le don de la
vie) pour le receveur.
33 FSF,
http://www.gnu.org/philosophy/free-sw.fr.html
34 Bruno Lemaire et Bruno Decroocq, op. cit.
35 FSF, ibid.
36 Sartre cité par Godbout, op. cit.
37 Un bug est problème dans un programme. Une fonctionnalité
qui ne fait pas ce qu'elle devrait ou tout simplement quelque chose
qui fait " planter " le programme.
38 FSF, http://www.gnu.org/philosophy/free-sw.fr.html
39 On parle également de fonction d'utilité à
la place de satisfaction.
40 C'est la définition même de l'outil, être
extérieur à celui qui l'utilise.
41 Ce faisant l'action prend la forme d'une marchandise. Elle se
mesure généralement au moyen de l'argent, équivalent
universelle, bien que cette mesure soit très souvent implicite.
42 Insel cité par Godbout, op. cit.
43 Citons à cet égard Sénèque : «
« Rends ce que tu dois. » Eh bien, [cette maxime] est
souverainement honteuse lorsqu'il s'agit d'un bienfait. Quoi ? Rendra-t-il
la vie, s'il la doit ? L'honneur ? La sécurité ? La
santé ? Rendre est précisément impossible toutes
les fois que les bienfaits sont parmi les plus grands. « Du
moins, en échange de cela, dit-on, [rendons] un service qui
en soit l'équivalent. » Voilà bien ce que je
disais : tout le mérite d'une action si éminente sera
perdu, si du bienfait nous faisons une marchandise [si beneficium
mercem facimus] ». Cité par Godbout, op. cité.
45 Ceci correspond aux types de réactions établis
par Albert Hirshmann.
46 Il existe des projets n'acceptant que très peu de propositions,
ou des membres de projets cherchant à imposer leurs visions
pour des questions de prestiges. Une fois découvert, ces
comportements sont généralement assez mal perçus.
47 Citation de la FSF :
http://www.gnu.org/philosophy/words-to-avoid.fr.html
48 On peut citer comme exemple, Sun, IBM, Novell.
49 Il est intéressant de noter que l'appellation «
logiciel libre » se fonde sur une éthique de la liberté.
50 Modification du code source pouvant être appliquée
ou non. Un patch peut offrir de nouvelles fonctionnalités,
corriger un problème, etc...
51 Le logiciel le plus couramment utilisé est CVS https://www.cvshome.org/
15
52 Il est actuellement possible de mettre un copyright sur un programme
qui montre un menu lors d'un clic droit avec la souris. Avec les
brevets, il est possible de breveter l'idée d'un menu à
l'aide d'un clic. Ceci signifie que tout programme utilisant ce
concept pourrait devoir des droits au détenteur de ce brevet.
53 Loi de confiance dans l'Économie Numérique, dont
le but est d'augmenter le contrôle sur les contenus des pages
internet.
54 On trouve ces deux mode d'action de la part de Microsoft : en
publiant des « études » sur les logiciels libres
ainsi qu'en agissant sur le plan des brevets.
55 Citons à cet égard WikiPédia, une encyclopédie
libre dont tout le monde peut modifier le contenu 16
56 Si on garde la trace du développement, dans le cas du
logiciel, c'est parce qu'à certains moments, il peut être
nécessaire de revenir en arrière pour prendre un nouvel
embranchement.
57 Le texte complet de la licence est disponible ici :
http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/2.0/
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