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Origine : www.contrepointphilosophique.ch
Rubrique Ethique 16 décembre 2005
Le don, comme idée et comme pratique se rapporte à
un phénomène apparemment évident. N'exprime-t-il
pas ce qui est gratuit, c'est-à-dire ce qui est offert pour
rien, ou encore ce qui est abandonné sans rien recevoir en
retour ? L'idée de gratuité se retrouve dans diverses
expressions pour traduire le rapport à la nature ou à
une forme ou l'autre de transcendance. Telles sont les idées
des dons de la nature, ou de la grâce divine.
Cette insistance sur la gratuité est largement confirmée
par les nombreux termes, qui passent pour des synonymes de la notion
générique de don pour qualifier des situations particulières.
Qu'il suffise de mentionner, à titre d'exemples, les termes
de cadeau, présent, dévouement, charité, aumône,
sacrifice, offrande, bienfait et d'autres encore.
L'idée de gratuité semble coextensive à celle
de don. Mais il n'en va pas de même avec le verbe donner.
Certes, dans son sens le plus général, le substantif
et le verbe sont en étroite correspondance. Donner, c'est
manifester sa capacité de céder quelque chose à
titre gracieux. Mais quand le verbe donner est suivi des prépositions
contre et pour, il est assimilé à échanger.
Il s'agit alors non plus de céder quelque chose pour rien,
mais de céder quelque chose moyennant une contrepartie.
La réflexion sur le don semble ne pas pouvoir échapper
au dilemme de donner pour donner ou donner pour recevoir. Pour les
uns, la vérité du don serait dans la gratuité
; pour les autres, s'inscrivant en faux contre cet idéal
du désintéressement, le don sans contrepartie ne serait
qu'une illusion trompeuse, pour masquer la recherche de l'intérêt
égoïste. Est ainsi constamment mis en avant l'idéalisme
du don pur, qui renvoie à une longue tradition religieuse
et morale. Et d'autre part, l'égoïsme d'un monde dans
lequel la prétendue loi de l'intérêt, comme
une centration sur ce qui importe à soi-même, serait
la seule manière d'organiser la vie sociale.
Ne faut-il pas voir, dans ces deux prises de position, un parti-pris
moraliste ou économiste qui, d'une certaine manière,
se nourrissent l'un l'autre. Un égoïsme excessif ne
peut que produire son contraire, c'est-à-dire un altruisme
épuré. Ces deux pôles constitutifs de la culture
moderne peuvent être symbolisés de manière exemplaire,
dans le contexte intellectuel français, par Derrida et par
Bourdieu.
Pour Derrida, « pour qu'il y ait don, il faut qu'il n'y ait
pas de réciprocité, de retour, d'échange, de
contre-don ni de dette » (1991 : 24). Ou encore, selon la
vue proprement hyperbolique d'un don humainement inatteignable:
« il faut, à la limite, qu'il [le donataire] ne reconnaisse
pas le don comme don. S'il le reconnaît comme don, si le don
lui apparaît comme tel, [...] cette simple reconnaissance
suffit pour annuler le don » (1991 : 26). En bref, le don
serait « la figure même de l'impossible » (1991
: 19).
Bourdieu affirme : « la sociologie postule que les agents
sociaux n'accomplissent pas des actes gratuits » (1994 : 150).
Ce qui implique que « toutes les actions apparemment désintéressées
cacheront des intentions de maximiser une forme quelconque de profit
» (1994 : 161). Il y aurait pour Bourdieu une « double
vérité du don » (voir 1997), celle de la perception
subjective du don comme pure donation et celle de la conception
objective du don comme échange, qui serait la découverte
de la sociologie.
Ces deux interprétations divergentes, centrées sur
l'opposition radicale entre gratuité et intérêt,
ne sont certes pas nouvelles. Elles s'inscrivent dans une longue
tradition de la modernité 1. Il est donc logique de constater
aujourd'hui une opposition majeure entre la philosophie et la théologie,
d'une part et les sciences sociales, tout particulièrement
la sociologie et l'économie, d'autre part. Pour les unes,
l'être humain serait un homo duplex, certes en mesure d'agir
pour accroître ses propres avantages matériels ou non,
mais aussi capable de dévouement au point de s'oublier lui-même.
Pour les autres, l'individu serait mû intégralement
par l'intérêt égoïste. Tout autre mobile
serait, au mieux, ravalé à un moyen au service d'un
intérêt bien compris.
Une approche maussienne
Cette double représentation du don constitue un obstacle
majeur pour toute élaboration conceptuelle et théorique
rigoureuse et en conséquence pour toute recherche empirique
sur la complexité des formes de don dans le monde actuel.
Grâce à l'oeuvre de Marcel Mauss (1872-1950) et à
sa mise en valeur dans de nombreuses publications depuis plusieurs
décennies, nous sommes amenés à envisager le
don comme un phénomène universel 2. Toute approche
comparative du don et donc toute mise en perspective du don dans
la modernité supposent un travail exigeant sur la portée
des mots. Par exemple, des termes comme don, échange, réciprocité,
partage, redistribution et solidarité forment un ensemble
d'éléments mal définis et dont l'usage varie
fortement.
Un rapide examen des dictionnaires spécialisés, en
anthropologie, en sociologie et en philosophie, aussi bien en français,
en anglais et en allemand, montre, par exemple, combien les entrées
« don » et « échange » se caractérisent
par des confusions et des malentendus.
Une telle comparaison devrait permettre bien sûr de confirmer
la nouveauté et la singularité relatives de la modernité.
Mais elle devrait surtout permettre de dégager des permanences
et un fondement commun à l'ensemble de l'humanité,
ou des invariants anthropologiques. Elle devrait se traduire encore
par une interrogation fondamentale sur nous-mêmes, pour autant
que soit posé l'a priori de l'unité de l'humanité.
Une telle démarche comparative s'inscrit dans toute une tradition
occidentale pour envisager la condition humaine. Cette quête
d'un savoir sur le monde permet, entre autres, une pratique de la
décentration culturelle, en relativisant la représentation
dominante de la modernité, défendue comme une nouveauté
historique et culturelle radicalement différente, ou comme
un absolu, à partir duquel toute réalité sociale
et historique serait évaluée et hiérarchisée
3. Mais la comparaison à l'échelle de l'humanité
entière s'apparente nécessairement à une traduction.
Les manières de penser et d'agir des autres ne peuvent s'exprimer
que dans notre propre langage. Nos idées sur le monde ne
peuvent se formuler que dans les limites de nos catégories
d'analyse. Comment alors comprendre l'autre à partir de nos
termes de référence? Pour éviter de s'enfermer
dans un raisonnement analogique, le va-et-vient de nous aux autres
et des autres à nous devrait s'inscrire dans une dynamique,
en vue de renforcer progressivement la qualité comparative
des termes de référence 4.
Néanmoins, dans de nombreuses sociétés, des
phénomènes présentent de telles similitudes
qu'il est possible, tout au moins dans un premier temps, de les
réunir sous le même terme, en vue de les constituer
en un seul objet de recherche. Telle est par excellence la notion
de don, vue comme une composante majeure commune à de multiples
sociétés, des sociétés dites archaïques
à la modernité actuelle. Cette manière de voir
suppose de mettre radicalement en question l'idée que l'histoire
se ramènerait, selon une stricte perspective évolutionniste,
à un mouvement inéluctable et sans fin de la simplicité
d'un passé prétendument dépassé à
la complexité du monde actuel 5.
Envisagé de cette manière, le don reste certes une
catégorie mal assurée ; il n'en constitue pas moins
une notion générique composée de multiples
formes spécifiques.
L'idéal n'est-il pas de penser le don à la fois dans
son unité anthropologique et dans la pluralité de
ses formes instituées dans l'histoire et dans les cultures
? L'action humaine: ambivalence et paradoxe Penser le phénomène
du don dans son universalité et dans la multiplicité
de ses formes, implique de clarifier la catégorie de l'action.
Dans la perspective maussienne, le don est posé comme une
propriété invariante l'action humaine. Le don est
ainsi « un fait anthropologique universel », car «
à la vérité, donner et recevoir [...] forment
le tissu même de toute vie » (Starobinski 1994 : 10).
Certes la notion d'action est susceptible d'interprétations
diverses. Très immédiatement, elle se réfère
aux choix et aux décisions des individus dans un contexte
spécifique. Plus fondamentalement, l'être humain dispose
de potentialités pour agir, en affirmant sa singularité
individuelle. Vue de cette manière, l'action, à suivre
Hannah Arendt, est la marque par excellence de la liberté
et donc de la capacité de prendre des initiatives.
Mais toute action individuelle est nécessairement une interaction,
impliquant l'interdépendance foncière des individus.
« L'action agissant sur des êtres qui sont personnellement
capables d'actions, la réaction, outre qu'elle est une réponse,
est toujours une action nouvelle qui crée à son tour
et affecte autrui. Ainsi action et réaction, chez les hommes,
ne tournent jamais en milieu fermé et ne sauraient se confiner
entre deux partenaires » (Arendt 1983 : 214). Ou encore, à
propos de « l'enchevêtrement des actions de l'un dans
celles des autres », Ricoeur affirme : « dans un tel
complexe d'interactions comment délimiter la part d'action
de chacun » (2004 : 150)? L'être humain ne peut donc
exister comme tel que dans de multiples interactions avec les autres.
Cette conception de l'action comme interaction entre soi et autrui
repose sur une représentation de l'être humain dont
l'intériorité est faite de plusieurs composantes.
Une manière de se démarquer de l'anthropologie implicite
caractéristique de diverses approches construites sur la
catégorie de l'intérêt comme unique déterminant
de l'action humaine6. Aussi, pour ne pas s'enfermer dans cette vision
unidimensionnelle de l'action, la question doit résolument
porter sur les principes constitutifs des conduites individuelles
et collectives ; ou encore, selon diverses métaphores, sur
les ressorts, les moteurs, ou les sources de l'action.
Une réponse à cette question est développée
dans l'Essai sur le don. Mauss énonce l'hypothèse
qu'une pleine connaissance du don, comme forme fondamentale de tout
rapport entre soi et autrui, mais aussi de toute relation des êtres
humains avec la nature et le monde invisible suppose de prendre
en considération un ensemble de quatre motivations fondamentales.
A suivre Mauss, il est possible de construire une théorie
de l'action vue comme une double tension, composée de quatre
pôles. Liberté (ou spontanéité) et obligation
( ou contrainte), d'une part et intérêt (pour soi)
et désintéressement (ou intérêt pour
autrui) sont autant de motivations contradictoires de l'action.
Ces dernières mettent en jeu des modalités de l'existence
valorisant l'individu comme tel (liberté et intérêt),
ou, au contraire, favorisant un ordre social par l'imposition de
contraintes, de règles, de normes et de valeurs.
Dans cette perspective maussienne, l'action sociale est, dans son
fondement même, paradoxale. Elle se présente comme
la recherche d'un équilibre toujours aléatoire entre
s'affirmer dans son autonomie personnelle et manifester son appartenance
sociale; poursuivre son avantage personnel et s'ouvrir à
autrui par des actes généreux. En somme une tension
toujours présente entre des formes socialement définies
de rivalité et des pratiques qui unissent les uns et les
autres dans des ensembles cohérents.
En d'autres termes, toute action met nécessairement en relation
le soi et l'autre. Vue de cette manière, l'action n'est pas
réductible à une pure pratique subjective, ni même
intersubjective, impliquant deux personnes pleinement libres selon
le credo individualiste. Au contraire, les êtres humains sont
toujours et partout insérés dans un monde social défini
par des institutions spécifiques, dans le sens large de «
règles publiques d'action et de pensée »(Mauss).
Le concept de relation est donc essentiel. Il est posé comme
un donné pour comprendre les sociétés humaines.
A partir de l'hypothèse du rapport paradoxal et complexe
entre le soi et l'autre, le pari est de considérer que tout
s'enchaîne à partir de relations entre des êtres
concrets et comme tels limités, mais toujours à la
recherche d'une pleine affirmation de soi par la médiation
d'autrui. L'objet de connaissance est donc rigoureusement l'être
humain dans sa relation nécessaire avec le monde, avec les
autres et avec lui-même. Aucune expérience humaine
ne peut s'inscrire dans l'immédiateté. Même
dans la relation de soi à soi, l'existence d'un tiers, comme
médiation, renvoie, de manière ultime, à la
régulation de l'ensemble de la société. Les
relations ainsi conçues sont proprement triangulaires ou
triadiques. Des relations qui se créent et se maintiennent
grâce à de multiples symboles.
Pour penser ces relations, le système des pronoms personnels
occupe une place irremplaçable. Sans trop s'avancer dans
la complexité de l'ensemble des pronoms personnels, le triangle
linguistique « je¬tu¬il » exprime, dans son
irréductibilité, la forme élémentaire
de la relation. Certes, il n'y a pas de « je » sans
« tu » et donc pas d'existence de soi comme une personne
sans les paroles, les regards et les gestes d'autrui; mais surtout
il n'y a pas de relation permutable « je tu » sans «
il », c'est-à- dire sans « tiers » pour
unir soi et les autres dans un « nous » circonscrit
par un ensemble de règles. Le « tiers », comme
composante d'ordre, peut prendre de multiples formes, qui sont autant
de points de repère symboliques. Ce tiers peut être
un objet, un mot, un élément naturel, un être
humain et bien d'autres choses encore. Tous renvoient, en dernière
instance, à un Tiers invisible comme un ensemble partagé
de croyances et de valeurs constitutives d'une cosmologie, d'une
vision du monde, d'un « grand récit » ou encore
d'une culture au sens anthropologique. Aucune relation interpersonnelle
ne peut donc se réduire à l'apparence phénoménologique
d'un simple vis-à-vis ou d'un pur face à face.
La relation de don
L'hypothèse est donc de voir dans le don maussien un fondement
constitutif de toute action humaine. Il est encore, selon les termes
mêmes de Mauss, un « roc » et une « morale
éternelle », à partir desquels il serait possible
de considérer ce qu'est l'humanité et ce qu'elle devrait
être pour être et agir de manière pleinement
humaine.
Dans une telle perspective, parler de don revient à se confronter
à la difficulté de présenter un tel phénomène
à la fois dans son universalité et dans ses multiples
manifestations à travers le temps et l'espace, sans omettre
l'époque actuelle. Aussi, pour décrire, comprendre
et expliquer la pluralité des formes instituées du
don, en vue d'en dégager leurs propres spécificités,
il importe de se concentrer d'abord sur la relation de don. Une
relation vue comme un noyau, qui devrait se retrouver, de manière
plus ou moins stable, dans tous les types de don. Mais elle doit
aussi s'envisager comme une pratique d'accompagnement et une sorte
de substrat de diverses formes de relation : autorité, échange
ou contrat.
C'est un tel fond commun qu'il convient maintenant de présenter
succinctement. Dans toutes les sociétés, le phénomène
du don n'est pas seulement attesté empiriquement, mais il
est posé comme la condition d'une authentique relation humaine
entre soi et autrui. Partout et toujours, la relation de don constitue
un ensemble organisé d'actions, de réactions et d'interactions,
dont la visée est bien davantage de créer, de maintenir
et de rétablir des liens que de faire circuler des biens.
Ou, pour être plus rigoureux, choses, paroles, gestes et regards
sont autant de médiations symboliques entre les parties engagées
dans une relation de don.
Mais cette relation présente une asymétrie foncière
entre le sujet actif, celui qui a le pouvoir d'agir et le sujet
passif 7. Prendre l'initiative de donner revient à affirmer
sa supériorité, mais simultanément à
engager un dialogue avec autrui. Telle est la double face du don,
celle de l'union constitutive d'un « nous » et celle
de la séparation productrice d'individus valorisés.
La relation de don n'est donc concevable et effective que dans les
limites d'un contexte institué. Pour fonder un ordre humain
et donc social, des règles doivent être inventées
; elles permettent d'établir des différences significatives
entre divers statuts. Mais la relation de don, sous ses multiples
formes, est seule à même de dépasser réellement
de telles différences. Telles sont les séparations
définies par le genre et l'âge, mais aussi celles qui
s'établissent entre l'individu et la société,
entre l'un et l'autre et la nature, entre les vivants et les morts,
ou encore entre les êtres humains et une altérité
radicale, comme Dieu, les dieux ou toute autre forme de transcendance.
Dans toutes ces situations, les diverses formes de don symbolisent
un ensemble de valeurs ultimes, celles de la vie proprement humaine
faite à la fois d'alliances, de partages, d'appartenances
sociales et de marques de distinction personnelles. A travers ces
multiples relations, la commune humanité des individus s'affirme,
au-delà de l'exigence de la simple survie. Par exemple, un
don humanitaire, qui contribue à la survie matérielle
des receveurs, ne peut pas se réduire à cette seule
visée biologique.
Dans une situation aussi inégale, les bénéficiaires
de l'aide peuvent facilement se sentir humiliés, ou vivre
une expérience dégradante en étant contraints
de recevoir sans possible retour de leur part. La relation qui s'instaure
entre les uns et les autres devrait être empreinte de dignité
et de respect, seule manière de transcender l'exigence fonctionnelle
de ce moment dramatique, comme si les personnes recevant l'aide
n'étaient que des êtres vivants à qui l'on fournirait
des choses sans portée symbolique.
Dans toute relation de don, ce n'est pas la chose en elle-même
qui importe, mais la manière de la donner, de la recevoir
et de la rendre.
De la donation La prééminence du statut social de
donneur devrait nous rendre attentif au fait de ne pas réduire
la complexité du social au principe de réciprocité
ou à celui de l'échange. Les relations asymétriques
sont pleinement constitutives de la socialité. Mauss lui-même
a centré son analyse sur le « rendre », comme
l'un des trois moments du cycle du don (donner, recevoir et rendre,
ou mieux re-donner) 8. Ce qui a indéniablement favorisé
la diffusion de nombreuses analyses identifiant le don à
une forme d'échange. L'insistance sur la composante symétrique
du don rend difficile, sinon impossible, toute interrogation sur
ce qui est logiquement le premier moment du don, celui du «
donner » ou de la donation. Or la donation symbolise la source
de toute vie. On peut ainsi parler d'un imaginaire du don, celui
de donner sans jamais recevoir. Un fond commun d'idées et
de valeurs se retrouve dans de multiples récits, dans des
mythes et plus largement dans les religions, ou encore dans des
essais littéraires. Tous posent que le don est au départ
du monde et qu'il équivaut à la vie, ou encore qu'il
est la source même de l'abondance partagée et comme
tel il donne naissance aux relations humaines 9.
Mais dans la relation de don entre humains, ces derniers ont en
somme toujours reçu avant même de se soucier d'autrui.
Rigoureusement, chacun, dans son geste d'ouverture à autrui,
ne donne pas, mais re-donne. Cette donation est comme telle une
composante du don, sa part inconditionnelle, qui suppose liberté,
spontanéité et créativité. Mais elle
se heurte nécessairement à cette autre part que constitue
l'obligation, imposée par des rites, des coutumes, des normes,
des règles, ou encore des principes moraux. A travers ce
double mouvement, les pratiques du don symbolisent la commune humanité
des uns et des autres. Il y a en effet une ambivalence ou une tension
irréductible, entre une logique de l'union (dans le partage
par exemple) et une logique de la séparation, pour affirmer,
entre autres, sa supériorité dans son pouvoir de donner.
Pour caractériser les deux versants du don, asymétrie
et symétrie, ou déséquilibre et équivalence,
sont donc indissociables. Paradoxe du don, qui tout à la
fois unit dans l'alliance et la paix, et sépare dans le défi
et la rivalité.
Cette insistance sur le premier moment logique du cycle du don
devrait être complétée par une analyse du «
recevoir » et du « rendre ». Une tâche qui
demanderait un long développement. Par ailleurs, l'objectif
de cette présentation est de se démarquer d'une double
réduction du don : ne voir dans le don que la dimension de
liberté et de gratuité, ou l'enfermer dans une stricte
logique de l'échange. Contre cette dernière manière
de réduire la complexité de la relation de don, largement
dominante dans les sciences sociales, il est nécessaire de
montrer, aussi clairement que possible, l'importance de la composante
inconditionnelle du don. Mais pour ne pas en rester à une
vision trop partielle, les autres moments du don ne peuvent être
ignorés. En particulier, celui du « recevoir ».
Ce moment est en quelque sorte un entre-deux liant et séparant
le « donner » et le « rendre ». C'est dire
que la manière dont le don est reçu est primordiale.
Si le don initial est identifié comme tel par le receveur
et non pas, par exemple, comme un dû, il peut être vécu
comme une faveur, ou une marque de générosité
entraînant un témoignage de gratitude. Ce retour du
don reçu, même sous la seule forme de paroles de remerciements
peut s'envisager en quelque sorte comme un « rendre »
ou un « re-donner » ; il exprime tout au moins l'estime
que le receveur, dans son statut d'obligé, manifeste à
l'égard du donneur. A la générosité
de l'initiateur du don peut ainsi correspondre l'attitude généreuse
du bénéficiaire reconnaissant. Une telle réciprocité
est le signe d'un don bien accepté, au point de se sentir
pleinement redevable d'une telle libéralité. Mais
cette vision positive de la relation de don n'est pas envisageable
sans considérer les conflits potentiels inhérents
à une telle interaction, même si cette dernière
est soumise à un ensemble de règles plus ou moins
bien intériorisées. Les dons et les contre-dons peuvent
ainsi se transmuer en autant de figures de l'échec. En particulier,
l'ingratitude envers un donneur constitue une plainte bien connue.
Ce qu'être humain veut dire
Le don ne peut pas se réduire à un simple acte moral
accompli par devoir ou par obligation. De même, les deux catégories
du don et de l'échange ne peuvent être confondues.
Se demander ce qui pousse à donner suppose donc de rejeter
à la fois l'idéalisme du don pur et le réalisme
du don calculé. Et de poser que la relation de don est essentiellement
une relation de reconnaissance10. Dans la multiplicité de
ses formes instituées, à travers le temps et l'espace,
le don se rapporte toujours à une exigence constitutive de
notre humanité, exprimée, selon les contextes, par
des termes comme honneur, prestige, dignité, identité,
respect, considération et plusieurs autres encore.
Dans tous les cas, l'être individuel aspire à être
reconnu et traité comme une personne.
Le don est fondamentalement un mouvement de reconnaissance
mutuelle.
Dans le sillage de Mauss et à la suite de plusieurs auteurs
actuels, la vertu du don, celle de permettre à la fois l'estime
de soi et le respect d'autrui, devient évidente. Qu'il s'agisse
des sociétés archaïques, traditionnelles ou modernes,
la passion d'être reconnu est plus fondamentale que celle
d'accumuler la richesse pour elle-même, pour affirmer son
être dans ses nécessaires relations avec autrui. La
vertu du don réside donc dans la possibilité de «
se faire valoir », de manifester la valeur et les mérites
de sa personne, en se comparant en quelque sorte aux autres. Mais
cette valorisation porte à la fois sur ce qui assure l'appartenance
à un groupe et sur ce qui permet de s'affirmer dans son identité
subjective. Telle est la double face du don, celle qui se réfère
à un nous d'intensité et de taille variable, et un
je reconnu dans sa personnalité propre et dans ses rapports
interpersonnels avec un tu. Une distinction devrait être faite
entre une reconnaissance démocratique, celle qui attribue
à tout individu la qualité de membre à part
entière d'une entité sociale et politique déterminée,
et une reconnaissance aristocratique ou agonistique, celle qui se
manifeste pleinement dans des compétitions interindividuelles,
pour se situer au-dessus du commun dans un champ de reconnaissance
déterminé. La compétition constitutive du don
est une action fondée sur l'estime de soi, telle qu'elle
se constitue dans les relations avec autrui. La rivalité
généreuse passe ainsi pour une vertu noble.
Cette relation foncièrement dissymétrique entre donneur
et receveur devient évidente si l'interrogation porte sur
ce qui est préalable au geste même de donner, mais
aussi sur les effets que ce geste entraîne. En d'autres termes
et pour en rester aux seuls dons de biens matériels, comment
ne pas se demander d'où proviennent les biens donnés
et reçus. Plus précisément, qui a le pouvoir
de donner et qui produit ce qui circule ? Et que deviennent ceux
qui n'ont rien à donner ? Etre reconnu comme un être
humain et social à part entière suppose une aptitude
à donner, ce qui implique de ne pas devoir se battre pour
survivre. De même doivent être pris sérieusement
en considération les effets du don, aussi bien pour ceux
qui donnent que pour ceux qui reçoivent. Les uns peuvent
se servir de la pratique du don, intentionnellement ou non, pour
accroître leur gain matériel; d'autres cherchent à
établir avec les receveurs une relation de stricte domination.
Diverses formes perverties de dons constituent autant de voies pour
des relations déshumanisantes. Le don ainsi corrompu n'est
plus que mépris à l'égard des receveurs, particulièrement
quand il s'agit de pratiques de bienfaisance. Le don n'assure donc
pas inconditionnellement un mouvement de reconnaissance partagée
11. De même, tout don équilibré n'est pas possible
sans un fort sentiment d'appartenance à des Nous, dont le
plus englobant devrait être -- et est déjà très
partiellement -- l'humanité entière.
La part du don aujourd'hui ?
Les sociétés dites modernes, dans plusieurs de leurs
caractéristiques majeures, peuvent se concevoir comme des
organisations contre le don. Ce dernier apparaît, pour beaucoup,
comme une entrave à la liberté et comme un obstacle
à la rationalisation des relations humaines. Le lien social
privilégié est celui d'une relation libre de nature
strictement contractuelle contre toute forme de contrainte. La représentation
du social s'enferme dans une double conception constitutive de toute
une pensée savante orthodoxe. Pour comprendre ce qui tient
ensemble les membres d'une société, les théories
héritées de la tradition philosophique se partagent
en une voie politique ou économique. Il suffit d'évoquer
la figure emblématique de Hobbes, comme symbole majeur de
la doctrine du contrat social, et celle d'Adam Smith, le plus souvent
simplifiée au point d'incarner la logique du marché
pur, fondée sur l'intérêt individuel comme seule
motivation de toute action.
Dans les deux cas, selon des modalités propres, les relations
interpersonnelles n'ont plus leur place dans cette conception tronquée
du social. Et pourtant, avant de se définir par son appartenance
politique et par son interdépendance fonctionnelle ou économique,
l'individu est un être humain reconnu comme tel dans des relations
interpersonnelles, propres à contenir les multiples formes
de domination et d'instrumentalisation. Mais dans le contexte idéologique
d'un individualisme exacerbé, l'être humain est vu
comme un être libéré de ses relations directes
avec autrui. Les catégories économiques, comme celles
de l'intérêt, du capital, de l'échange et du
marché, devenues hégémoniques, rendent invisible
la part du don constitutive de maintes actions individuelles et
collectives, ou, au mieux elles la travestissent. Le langage des
coûts et des avantages semble suffire pour comprendre le monde.
Cette vision économique du monde n'est pas le seul obstacle
pour penser l'universalité du don. Avec les développements
technoscientifiques les plus avancés, l'humanité semble
engagée dans la voie de tous les possibles. L'horizon imaginaire
s'apparente à la croyance que tout peut se fabriquer, jusqu'à
(re)créer un monde artificiel. Tout doit pouvoir être
inventé, fabriqué et approprié individuellement.
Se développe ainsi un savoir pour produire littéralement
l'être humain. Nombre de biologistes et d'ingénieurs
pensent devoir sortir l'être humain de sa condition limitée
d'être vivant par un surcroît de moyens techniques,
en particulier sous forme d'implants.
L'avancée apparemment irrésistible de la logique
marchande et le mouvement sans fin d'une technoscience conquérante
semblent réduire le don dans la perspective maussienne à
une simple survivance, comme le témoin d'un passé
dépassé. Rien ne serait pourtant plus contraire à
la réalité multiple de la modernité que de
voir dans le don un phénomène résiduel en voie
de disparition ou, tout au moins, de marginalisation poussée.
De nombreuses observations permettent de constater la permanence
de la relation de don, comme socialité fondamentale, ou comme
« niveau d'authenticité » (Lévi-Strauss).
L'approche maussienne du don peut alors jouer le rôle d'un
révélateur pour dévoiler ce qui n'est pas reconnu
comme tel ou ignoré. Mais ce travail d'explicitation est
rendu particulièrement difficile en raison de l'enchevêtrement
fréquent des pratiques du don et de diverses formes de l'échange
marchand. Une telle intrication peut certes atténuer la force
de la logique de l'équivalence de l'échange intéressé,
mais elle peut aussi entraîner une certaine altération
des dons réduits à des moyens pour accroître
richesse et pouvoir.
De plus, la relative invisibilité sociale du don, comme
mode primordial de reconnaissance mutuelle entre soi et autrui,
semble se confirmer, tant le droit occupe une place essentielle
pour organiser les relations entre des individus prétendument
mûs par leurs seuls intérêts. Et surtout, le
droit constitue le mode d'attribution d'une reconnaissance juridique
garantie par la loi. Mais une telle reconnaissance formelle, au-
delà de l'égalité de tous devant la loi, n'est-t-elle
pas un sorte de « droit à l'indifférence »,
dans le sens d'une insensibilité ou d'une absence de considération
pour les autres. De toute façon, cette reconnaissance contractuelle
n'est pas à elle seule en mesure de créer et de maintenir
des liens proprement humains. La capacité d'agir pour s'affirmer
comme des personnes suppose d'autres types de relation entre soi
et les autres. C'est dire que le don, dans la multiplicité
de ses formes, continue d'être une composante majeure pour
toute organisation sociale et politique équilibrée
12. Il est la manière sociale d'affirmer la valeur des personnes
dans un monde qui tend à réduire les êtres humains
à des choses et à les évaluer selon leurs prix.
Parmi ces formes instituées de don, qui souvent n'apparaissent
pas comme telles, il faudrait insister sur les qualités nécessaires
à toute vie sociale normale. Telles sont, par exemple, la
civilité, la politesse, la bienséance, le savoir-vivre,
ou encore la confiance mutuelle. Toutes ces qualités, et
bien d'autres, sont autant de marques d'estime pour autrui. Elles
se manifestent par la parole, le geste et le regard; elles sont
la condition, dans les multiples relations face à face, pour
empêcher toute humiliation et permettre en toute situation
de « sauver la face ». Certes, ces marques peuvent aussi
être une pure façade, ou même une sorte de mensonge
social. Une telle ambivalence illustre la fragilité inhérente
à toute action humaine.
Outre ces formes diffuses de pratiques du don, il serait aisé
de décrire et d'analyser nombre de formes instituées
bien présentes dans le contexte du monde actuel. Une première
catégorie concerne la socialité entre personnes proches.
Qu'il s'agisse de la parenté, ou de la sphère de l'amitié,
le don continue d'être une médiation majeure pour tout
un ensemble de relations interpersonnelles. Mais l'univers du don
dépasse très largement ce premier niveau de socialité.
Une circulation de dons peut lier des étrangers (strangers).
Cette forme de don moderne par excellence permet de dépasser
largement le champ des rapports interpersonnels et en quelque sorte
d'instaurer un lien avec l'étranger pour en faire un être
plus proche. Certes la relation entre donneurs et receveurs passe
par diverses médiations, ou par des parties tierces comme
des instances gouvernementales, des entreprises ou des associations.
Ce type de don moderne unit, de manière enchevêtrée,
des pratiques effectives de don et des actions de nature économique
et politique. Telles sont le bénévolat et, tout particulièrement,
l'aide au développement et l'aide humanitaire. Cette dernière,
dans sa tendance à transcender toutes les limites instituées
du don jusqu'à englober la terre entière, constitue
l'ultime horizon d'une relation humanisée avec les autres,
en principe sans aucune exclusion. De manière bien imparfaite
certes, cette solidarité universelle est entretenue par ce
qu'il est convenu d'appeler la « communauté internationale
». Celle-ci s'oblige à intervenir chaque fois qu'une
catastrophe majeure s'abat sur une partie du monde 13.
Pour conclure, toute relation de don, même la plus enchevêtrée
dans des rapports économiques et politiques, pose les bases
de la reconnaissance mutuelle entre soi et autrui. Elle instaure
et maintient un lien entre des personnes reconnues comme telles.
Ce qui n'est possible ni avec l'action proprement économique
ni avec l'action politique.
Dans le premier cas, il y a interdépendance fonctionnelle
et le rapport entre les individus n'est qu'un moyen pour accéder
aux biens et aux services marchands ; dans le second, la relation
est pleinement asymétrique, séparant ceux «
d'en haut » qui disposent du pouvoir et ceux « d'en
bas » qui doivent s'y soumettre. Les dons, au-delà
de leur possible utilité, sont des symboles pour tenir ensemble
les membres d'une même société et, sans doute
de manière encore utopique, toute l'humanité.
Références
Arendt, Hannah 1983 Condition de l'homme moderne. Paris : Calmann-Lévy.
Bourdieu, Pierre 1994 Raisons pratiques. Sur la théorie
de l'action. Paris : Seuil.
1997 « La double vérité du don ». Dans
Méditations pascaliennes. Paris : Seuil (collection Liber),
p. 229-240.
Derrida, Jacques 1991 Donner le temps. 1. La fausse monnaie. Paris
: Galilée.
Lefort, Claude 1993 « Réflexions sur le projet politique
du MAUSS ». Revue du M.A.U.S.S. 2 : 61-79.
Lévi-Strauss, Claude 1983 Le regard éloigné.
Paris : Plon.
Malinowski, Bronislaw 1963 Les Argonautes du Pacifique occidental.
Paris : Gallimard (première publication en anglais 1922).
Mauss, Marcel 1950 « Essai sur le don. Forme et raison de
l'échange dans les sociétés archaïques
»(première publication 1925). Dans Sociologie et anthropologie.
Paris: PUF, p. 143-279.
Ricoeur, Paul 1994 Lectures 3. Aux frontières de la philosophie.
Paris: Seuil.
2004 Parcours de la reconnaissance. Trois études. Paris
: Stock.
Starobinski, Jean 1994 Largesse. Paris: Éditions de la Réunion
des musées nationaux.
Notes
1 Dès la Renaissance, l'intérêt individuel
et la nécessité du calcul s'imposent toujours davantage
dans la partie dite profane de la vie humaine. Le domaine proprement
religieux, au contraire, est présenté comme celui
du devoir, de l'abnégation, ou encore du don de soi. L'être
humain est contraint de se conformer aux deux registres radicalement
séparés de l'égoïsme et de l'altruisme.
L'idéal proclamé du désintéressement
et la réalité de l'intérêt calculé
vont ainsi peu à peu être systématisés
dans les savoirs sur l'être humain et la société.
Jusqu'à aujourd'hui, des représentations savantes
sur l'homme défendent l'exigence normative d'une sphère
de la pure gratuité. D'autres voient dans une telle exigence
une méconnaissance en vue de masquer la vérité
sur l'être humain soumis à la fonction régulatrice
d'une «loi de l'intérêt».
2 Voir en particulier le «Mouvement Anti-Utilitariste dans
les Sciences Sociales» (MAUSS), avec la publication de sa
revue (éditions La Découverte, Paris) depuis 1981.
Par exemple, le numéro 23 (2004) porte sur le thème
général de la reconnaissance (www.revuedumauss.com).
3 Interroger les vérités situées de la culture
dite moderne ne signifie en aucune manière une défense
du relativisme enfermant chaque culture dans les limites de ses
propres normes. Mais refuser l'idée d'une irréductibilité
des cultures n'implique pas nécessairement de verser dans
l'orthodoxie de l'universalisme abstrait.
4 Par exemple, une comparaison, établie à partir
des catégories constitutives de la vision économique
du monde généralisées à l'ensemble de
la vie individuelle et collective, ne ferait que redoubler les représentations
immédiates que notre société se fait d'elle-même.
A la fin de son «magnum opus», Les Argonautes du Pacifique
occidental (1922), Malinowski affirme: «Il ne nous sera pas
possible de parvenir au but suprême assigné par Socrate,
qui est de se connaître soi-même, si nous ne sortons
jamais du cercle étroit des coutumes, des croyances et des
préjugés qui, dès notre naissance, nous emprisonne»
(1963: 589).
5 Au sujet des sociétés archaïques, Lévi-Strauss
affirme: «Rien n'autorise à reconnaître en elles
une image des sociétés humaines à leur début,
mais sous cette forme dépouillée, ellesexposent, peut-être
mieux que les sociétés complexes, les ressorts intimes
de toute vie sociale et quelques-unes de ses conditions que l'on
peut tenir pour essentielles» (1983: 381).
6 Il serait indispensable de «déconstruire»
le terme d'intérêt, mais aussi les mots qui lui sont
liés comme intéresser ou encore désintéressement.
Dans son sens étymologique, intérêt veut dire
«il y a de la différence entre» ou «il
importe». Dans cette perspective, ce qui importe à
quelqu'un ne peut pas se réduire à un strict avantage
individuel. Agir dans son propre intérêt n'empêche
pas ou ne devrait pas empêcher de donner de l'importance aux
autres pour eux-mêmes.
7 Une telle asymétrie est tout à fait évidente
pour Ricoeur: «l'action n'est pas seulement interaction, transaction,
mettant en relation et le plus souvent en conflit une pluralité
d'agents, mais relation asymétrique entre ce que l'un fait
et ce qui est fait à l'autre, ce que l'autre subit[...]une
menace de violence est inhérente à la situation asymétrique
de l'interaction; dès lors que quelqu'un exerce un pouvoir
sur quelqu'un d'autre en agissant, la possibilité de traiter
autrui comme un moyen et non comme une fin est inscrite dans la
structure même de l'agir humain» (1994: 274).
8 Dire rendre, ou mieux, re-donner ne signifie pas que la relation
de don se réduit au cercle fermé d'un donneur et de
celui à qui il donne. Ce dernier re-donne souvent à
d'autres. La relation de don, par exemple entre les générations,
se présente comme une chaîne ou un lien sans commencement
ni fin.
9 Imaginer la donation première comme la source même
de l'abondance renvoie, conformément à l'étymologie,
à des images de flots, de flux et, plus abstraitement, à
ce qui afflue. Mais ces métaphores fluviales, qui évoquent
la fertilité et la générosité, peuvent
s'inverser et signifier le débordement et la violence destructrice.
10 Le terme de reconnaissance en français est ambigu. En
particulier, il renvoie à l'idée d'être reconnaissant
ou de gratitude, mais aussi d'être valorisé (voir Ricoeur
2004:13-39).
11 Selon Lefort, «le don qui intéresse Mauss est ce
don à la faveur duquel des hommes se rapportent les uns aux
autres en se distinguant, en se percevant chacun, l'autre de l'autre,
et, en s'assurant, chacun, des repères de sa position sociale,
peut-être faudrait-il dire, de sa dignité, de son image
d'homme» (1993: 78).
12 A suivre Mauss, «d'un bout à l'autre de l'évolution
humaine, il n'y a pas deux sagesses. Qu'on adopte comme principe
de notre vie ce qui a toujours été un principe et
le sera toujours: sortir de soi, donner, librement et obligatoirement,
on ne risque pas de se tromper» (1950: 265).
13 La catastrophe du 26 décembre 2004 en Asie du Sud dite
«tsunami» a bénéficié d'un mouvement
de générosité considérable. Pourquoi
un tel afflux de dons? D'abord pour manifester l'appartenance à
une même humanité. Mais un tel élan de solidarité
s'est aussi imposé comme une obligation morale face au malheur
des autres. En outre, plusieurs Etats, de la partie riche du monde,
se sont engagés dans une véritable surenchère
de promesses de don. On peut y voir une forme ostentatoire et intéressée
de don impliquant une sorte de rivalité à l'échelle
planétaire. Par exemple, les Etats-Unis, désireux
d'améliorer leur réputation internationale, avaient
intérêt à témoigner leur bienveillance
envers les pays musulmans; le Japon voulait montrer sa capacité
d'agir dans le contexte asiatique; la France, espérait afficher
son rôle d'une nation «amie des pauvres». Ces
Etats et d'autres encore n'avaient-ils pas comme souci de tirer
avantage de leur générosité et ainsi de se
faire valoir au point d'apparaître chacun comme le «plus
grand», le «plus fort» et le «plus noble»?
A la suite du cyclone dit «Katrina», en Louisiane (fin
août 2005), un journaliste posa la question suivante à
un représentant du gouvernement: «Quel sens cela a-t-il
d'accepter l'argent des pays pauvres, compte tenu du fait que les
Etats-Unis leur fournissent de l'aide?». La réponse
confirme la supériorité du donneur sur le receveur:
«Il y a quelque chose d'important dans le fait que les gens
sont capables de donner les uns aux autres et de manière
désintéressée». Ou encore, la vertu du
don, comme une médiation porteuse de paix, s'est manifestée
à la suite du séisme qui a frappé essentiellement
le Cachemire pakistanais (8 octobre 2005). L'Inde, en état
de guerre larvée pour l'annexion de ce territoire, n'en a
pas moins proposé son aide. Ce que le gouvernement pakistanais
a accepté en manifestant publiquement sa gratitude.
Gérald Berthoud
www.contrepointphilosophique.ch
Rubrique Ethique 16 décembre 2005
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