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Origine : http://www.socialinfo.ch/cgi-bin/dicoposso/show.cfm?id=243
Une des modalités fondamentales des échanges ; sans
doute une des plus anciennes aussi, nettement dominante dans les micro-sociétés
orales, mais encore fortement présente dans les sociétés
modernes. L'échange oblatif est généralement
opposé à l'échange impliquant une dimension explicite
d'intérêt et de négociation. Ces deux modalités
ont en commun la qualité de faire circuler pacifiquement des
valeurs, en se substituant aux formes violentes : pillage, vol, chantage,
extorsion.
Don et négoce ne forment pas des ensembles homogènes.
C'est ainsi que l'on distingue entre don unilatéral et don
réciproque, entre don interpersonnel et don à des
inconnus (souvent médiatisé par une instance de centralisation-redistribution),
entre réciprocité immédiate et réciprocité
différée, etc. De même, on veille à ne
pas confondre troc (échange négocié en nature),
échange monétarisé simple (prix fixé
par les acteurs locaux) et échange marchand (prix fixé
par les lois du marché) ; on sépare aussi contrat
ponctuel et contrat à long terme, échange symétrique
et échange asymétrique (ou inégal, c'est-à-dire
camouflant une appropriation).
Cette opposition entre don et négoce - et surtout marché
- anime déjà le célèbre Essai sur le
don, où Marcel Mauss théorise une réalité
multiforme dévoilée par les ethnologues. Si l'opposition
entre troc et don existe déjà dans les petites sociétés
orales, l'énorme extension du marché et des marchandises
dans les sociétés modernes n'a fait que la rendre
plus aiguë, certains chercheurs actuels, à la suite
de Mauss, voyant même dans le don un moyen de limiter l'action
corrosive du marché et de l'État sur les liens sociaux.
Pendant longtemps, le don est resté une affaire d'anthropologues.
Le structuralisme lévi-straussien a contribué à
évider la problématique originale de Mauss en éliminant
la question du sens et en évacuant les acteurs.
Timidement dans les années 1970, puis de façon soutenue
à partir des années 1980, sociologues, économistes
et anthropologues se sont interrogés avec un certain succès
sur le don dans les sociétés contemporaines. Ils ont
découvert un continent largement inconnu, en concentrant
leur attention sur les cadeaux de Noël ou d'anniversaire, sur
les invitations, sur la transmission intergénérationnelle,
sur les sociétés charitables et les actions humanitaires,
sur le don du sang et d'organes, sur le don dans la famille, dans
le voisinage ou dans l'entreprise, etc. Peu à peu, une nouvelle
vision des sphères d'échange a pris forme, venant
heureusement corriger le monolithisme de l'économisme ambiant.
À côté du marché en voie de mondialisation,
on discerne la sphère étatique dans son rôle
de centralisation-redistribution des ressources fiscales, la sphère
des assurances sociales et mutuelles, parfois inféodée
à l'État, et enfin la sphère du don interpersonnel,
fortement ancrée dans la famille. Les commentaires qui suivent
délaissent les microsociétés orales pour se
concentrer sur le don dans les sociétés d'aujourd'hui.
Nous pouvons donner, recevoir et rendre (ou vendre et acheter)
des biens, des sentiments, de l'influence ou des savoirs. Qui dit
échange dit le plus souvent rapport entre des objets aux
qualités incommensurables. À l'intérieur de
la catégorie des biens, l'échange oblatif ou négocié
peine déjà à trouver un dénominateur
commun entre un pot et des fruits, un filet et des patates. Même
problème si l'on reste à l'intérieur de la
catégorie des sentiments ou de l'influence. Mais combien
vaut, en argent ou en nature, un renseignement, une pression, l'amour
d'un être cher ? Pour passer d'une catégorie à
une autre de ces " objets " d'échange, il n'existe
pas de clef de traduction stable et homogène. Les échanges
humains sont hétérogènes. Cette hétérogénéité
n'est dépassée que de façon locale et approximative,
par des synthèses rituelles ou ponctuelles définies
par les acteurs. Hétérogénéité
et semi-intégration assurent une primauté à
la logique des acteurs sur la logique du système, qui est
toujours partielle et toujours à recomposer.
Le don et sa représentation suivent une dynamique complexe.
Idéalement, le donateur agit librement (pouvoir), son geste
est gratuit (biens), vrai (savoirs) et doté d'une valeur
de lien (sentiments). Le don unilatéral positif, sans attente
de retour, donne le ton du don réciproque. Le plus souvent,
les dimensions de l'obligation, de l'intérêt, de la
semi-vérité et de l'ambiguïté des sentiments
sont présentes, quoique non dites et minoritaires. Un don
totalement contraint ne peut plus être vécu comme don
ni par le donateur ni par le receveur. Si l'intérêt
prime sur toute autre considération, celui qui offre et celui
qui reçoit cessent de se percevoir dans un rapport oblatif,
à moins que l'un se mente à lui-même et que
l'autre soit dupe. Nous butons sur le mensonge et l'inauthenticité,
incompatibles, lorsque dominants, avec un échange oblatif
positif. Idem pour le lien à autrui : la couverture infectée
de variole offerte à l'Indien par le colonisateur n'est pas
un don mais un acte de guerre, un don négatif qui se drape
de positivité normative.
En résumé, la définition du don se révèle
indissociable d'un espace normatif à deux pôles, positif
et négatif, où les échanges se teintent d'amour
et/ou de haine, de vérité et/ou de mensonge, de générosité
et/ou de pingrerie, de liberté et/ou d'obligation. Le don,
dans son acception usuelle, occupe le pôle positif. Les acteurs
recourent à cette forme en réaffirmant sa positivité
normative, mais ils peuvent aussi simultanément utiliser
cette forme comme un cheval de Troie, pour convoyer subrepticement
un contenu négatif. Nous basculons alors dans le don négatif,
qui peut à tout moment se dépouiller de son enveloppe
abusive et, à visage découvert, distribuer la mort,
la haine, le vol et l'oppression. Cette réversibilité
des formes et des conventions sociales dans le jeu des acteurs est
caractéristique du champ symbolique. Elle est particulièrement
manifeste dans l'échange oblatif, car le don exige le non-dit
sur le retour (faute de quoi plus rien ne le distingue du troc ou
de l'échange marchand). Et ce non-dit, qui laisse à
l'autre un espace de liberté pour moduler son contre-don
et réaffirmer ses liens à autrui, offre aussi un abri
idéal pour dessiner des projets contraires. La positivité
du don ne s'ouvre qu'en offrant un abri à sa réversibilité
virtuelle en action négative. Telle est la rançon
de la plus belle figure des échanges, qui a servi de couverture
idéologique au féodalisme (les nobles offrent la protection
à ceux qui prient et à ceux qui travaillent), au patriarcat
(le sacrifice de la mère) et au patriotisme (sacrifice du
soldat).
Idéalement, le don est au service du lien, tandis que les
marchands ne se préoccupent que de la valeur d'échange.
Par exemple, les cadeaux de Noël sont des preuves rituelles
d'attachement réciproque. Ce sont des objets-valeurs (pour
la plupart achetés sur le marché) et en même
temps des objets-signes, signes d'affection, mais aussi signes de
statut hiérarchique (la valeur d'échange des cadeaux
varie avec la hiérarchie familiale). Les cadeaux de Noël
marient ainsi tous les registres de l'échange en une synthèse
qui vérifie l'idée de Mauss, inspirée par Les
Argonautes du Pacifique occidental de Malinowski, selon laquelle
le don est un phénomène social total. Le marché
concentre la relation autour de la valeur d'échange en libérant
les acteurs de tout lien autre qu'économique. Le don agit
au contraire comme un opérateur de synthèse.
Dans la relation oblative alternée, les partenaires acceptent
tour à tour d'être en dette, attendant l'occasion de
rendre qui mettra l'autre en position de " devoir quelque chose
". Parfois, chacun s'estime en dette de l'autre et croit sincèrement
qu'il reçoit plus que ce qu'il donne ; dans ce cas de figure,
chacun donne sans compter, dans un sentiment de gratitude réciproque.
En général, plus une relation oblative se déroule
dans l'équivalence et dans le court terme, plus elle est
superficielle et proche de la relation marchande ; plus elle tolère
une réciprocité différée et asymétrique,
plus au contraire elle renvoie à des liens interpersonnels
profonds : entre parents et enfants, le don va surtout dans un sens
; les couples heureux partagent, ceux à l'agonie font les
comptes. Dans l'univers des liens directs, le don a encore de beaux
jours devant lui, car on imagine mal des amis, des amoureux, des
couples avec enfants, des relations intergénérationnelles
basées strictement sur des rapports marchands ou étatiques.
La relation oblative aux inconnus prend dans les grandes sociétés
politiques une forme surtout indirecte. Elle fait appel à
des instances de centralisation-distribution qui s'interposent entre
ceux qui donnent et ceux qui reçoivent : sociétés
charitables religieuses et philanthropiques et aussi services publics.
Dans ces cas, le don n'est pas au service de liens interpersonnels,
mais au service d'une harmonisation et d'une correction des asymétries
sociales et économiques en général. Il contribue
à la paix sociale en limitant les conséquences de
la maladie, de la misère et la marginalisation. Générale
et indirecte, cette relation oblative est soutenue par des représentations
généralisantes elles aussi : apologie de la charité
dans toutes les grandes religions, où le pauvre et le malade
sont perçus comme les protégés d'un Dieu unique
enclin à récompenser les bonnes actions en leur faveur.
Ici, la boucle du don passe par l'au-delà et l'amour du prochain
se teinte d'amour divin. Les représentations changent, mais
le schéma reste le même dans les sociétés
philanthropiques laïques à philosophie humanitaire.
L'intervention de l'État fait disparaître la liberté
individuelle du donateur. Celui-ci ne la retrouve qu'en tant qu'acteur
politique contribuant à déterminer les ressources
fiscales, assurantielles et leur redistribution. Encore une fois
les représentations se modifient autour de ce qu'on a nommé
l'État-providence. Les citoyens et l'État s'estiment
collectivement responsables dans un certain nombre de circonstances
(maladie, accident, chômage, retraite, handicap…) et
rendent obligatoire le système assurantiel qui est né
au siècle dernier sur une base volontaire au sein des mutuelles.
Cette solidarité " statistique " au moyen d'assurances
obligatoires n'a plus grand-chose à voir avec le don interpersonnel
; mais elle n'appartient pas non plus à la logique du marché.
Elle marie plutôt deux logiques : celle des rapports de force
et de sens au niveau politique et celle de l'assurance comme système
de centralisation-redistribution distinct de la fiscalité.
Si les petites sociétés mutuelles peuvent encore être
englobées dans la sphère du don interpersonnel, la
sécurité sociale étatique a créé
une nouvelle forme de solidarité, qui allie la froideur bureaucratique
à l'anonymat statistique. La circulation des valeurs s'opère
encore en faveur du lien social en général, sans toutefois
s'enraciner aucunement dans des liens directs : au contraire, la
solidarité statistico-bureaucratique, comme le marché,
nous libère du fardeau de la solidarité concrète
avec autrui, de la dette et de la dépendance consenties.
Face au marché, à l'État et aux assurances,
le don interpersonnel se resserre autour de la sphère des
relations intimes, où il continue de jouer son rôle
d'opérateur de synthèse en pliant à notre jeu
symbolico-normatif le monde opaque des objets.
# Références: J. T. Godbout, L'esprit du don, Boréal,
Montréal, 1992. - A. Petitat, " Le don : espace imaginaire
normatif et secret des acteurs ", in : Anthropologie et sociétés,
19, 1-2, 17-44, 1995.
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