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Don
André Petitat

Origine : http://www.socialinfo.ch/cgi-bin/dicoposso/show.cfm?id=243

Une des modalités fondamentales des échanges ; sans doute une des plus anciennes aussi, nettement dominante dans les micro-sociétés orales, mais encore fortement présente dans les sociétés modernes. L'échange oblatif est généralement opposé à l'échange impliquant une dimension explicite d'intérêt et de négociation. Ces deux modalités ont en commun la qualité de faire circuler pacifiquement des valeurs, en se substituant aux formes violentes : pillage, vol, chantage, extorsion.

Don et négoce ne forment pas des ensembles homogènes. C'est ainsi que l'on distingue entre don unilatéral et don réciproque, entre don interpersonnel et don à des inconnus (souvent médiatisé par une instance de centralisation-redistribution), entre réciprocité immédiate et réciprocité différée, etc. De même, on veille à ne pas confondre troc (échange négocié en nature), échange monétarisé simple (prix fixé par les acteurs locaux) et échange marchand (prix fixé par les lois du marché) ; on sépare aussi contrat ponctuel et contrat à long terme, échange symétrique et échange asymétrique (ou inégal, c'est-à-dire camouflant une appropriation).

Cette opposition entre don et négoce - et surtout marché - anime déjà le célèbre Essai sur le don, où Marcel Mauss théorise une réalité multiforme dévoilée par les ethnologues. Si l'opposition entre troc et don existe déjà dans les petites sociétés orales, l'énorme extension du marché et des marchandises dans les sociétés modernes n'a fait que la rendre plus aiguë, certains chercheurs actuels, à la suite de Mauss, voyant même dans le don un moyen de limiter l'action corrosive du marché et de l'État sur les liens sociaux. Pendant longtemps, le don est resté une affaire d'anthropologues. Le structuralisme lévi-straussien a contribué à évider la problématique originale de Mauss en éliminant la question du sens et en évacuant les acteurs.

Timidement dans les années 1970, puis de façon soutenue à partir des années 1980, sociologues, économistes et anthropologues se sont interrogés avec un certain succès sur le don dans les sociétés contemporaines. Ils ont découvert un continent largement inconnu, en concentrant leur attention sur les cadeaux de Noël ou d'anniversaire, sur les invitations, sur la transmission intergénérationnelle, sur les sociétés charitables et les actions humanitaires, sur le don du sang et d'organes, sur le don dans la famille, dans le voisinage ou dans l'entreprise, etc. Peu à peu, une nouvelle vision des sphères d'échange a pris forme, venant heureusement corriger le monolithisme de l'économisme ambiant. À côté du marché en voie de mondialisation, on discerne la sphère étatique dans son rôle de centralisation-redistribution des ressources fiscales, la sphère des assurances sociales et mutuelles, parfois inféodée à l'État, et enfin la sphère du don interpersonnel, fortement ancrée dans la famille. Les commentaires qui suivent délaissent les microsociétés orales pour se concentrer sur le don dans les sociétés d'aujourd'hui.

Nous pouvons donner, recevoir et rendre (ou vendre et acheter) des biens, des sentiments, de l'influence ou des savoirs. Qui dit échange dit le plus souvent rapport entre des objets aux qualités incommensurables. À l'intérieur de la catégorie des biens, l'échange oblatif ou négocié peine déjà à trouver un dénominateur commun entre un pot et des fruits, un filet et des patates. Même problème si l'on reste à l'intérieur de la catégorie des sentiments ou de l'influence. Mais combien vaut, en argent ou en nature, un renseignement, une pression, l'amour d'un être cher ? Pour passer d'une catégorie à une autre de ces " objets " d'échange, il n'existe pas de clef de traduction stable et homogène. Les échanges humains sont hétérogènes. Cette hétérogénéité n'est dépassée que de façon locale et approximative, par des synthèses rituelles ou ponctuelles définies par les acteurs. Hétérogénéité et semi-intégration assurent une primauté à la logique des acteurs sur la logique du système, qui est toujours partielle et toujours à recomposer.

Le don et sa représentation suivent une dynamique complexe. Idéalement, le donateur agit librement (pouvoir), son geste est gratuit (biens), vrai (savoirs) et doté d'une valeur de lien (sentiments). Le don unilatéral positif, sans attente de retour, donne le ton du don réciproque. Le plus souvent, les dimensions de l'obligation, de l'intérêt, de la semi-vérité et de l'ambiguïté des sentiments sont présentes, quoique non dites et minoritaires. Un don totalement contraint ne peut plus être vécu comme don ni par le donateur ni par le receveur. Si l'intérêt prime sur toute autre considération, celui qui offre et celui qui reçoit cessent de se percevoir dans un rapport oblatif, à moins que l'un se mente à lui-même et que l'autre soit dupe. Nous butons sur le mensonge et l'inauthenticité, incompatibles, lorsque dominants, avec un échange oblatif positif. Idem pour le lien à autrui : la couverture infectée de variole offerte à l'Indien par le colonisateur n'est pas un don mais un acte de guerre, un don négatif qui se drape de positivité normative.

En résumé, la définition du don se révèle indissociable d'un espace normatif à deux pôles, positif et négatif, où les échanges se teintent d'amour et/ou de haine, de vérité et/ou de mensonge, de générosité et/ou de pingrerie, de liberté et/ou d'obligation. Le don, dans son acception usuelle, occupe le pôle positif. Les acteurs recourent à cette forme en réaffirmant sa positivité normative, mais ils peuvent aussi simultanément utiliser cette forme comme un cheval de Troie, pour convoyer subrepticement un contenu négatif. Nous basculons alors dans le don négatif, qui peut à tout moment se dépouiller de son enveloppe abusive et, à visage découvert, distribuer la mort, la haine, le vol et l'oppression. Cette réversibilité des formes et des conventions sociales dans le jeu des acteurs est caractéristique du champ symbolique. Elle est particulièrement manifeste dans l'échange oblatif, car le don exige le non-dit sur le retour (faute de quoi plus rien ne le distingue du troc ou de l'échange marchand). Et ce non-dit, qui laisse à l'autre un espace de liberté pour moduler son contre-don et réaffirmer ses liens à autrui, offre aussi un abri idéal pour dessiner des projets contraires. La positivité du don ne s'ouvre qu'en offrant un abri à sa réversibilité virtuelle en action négative. Telle est la rançon de la plus belle figure des échanges, qui a servi de couverture idéologique au féodalisme (les nobles offrent la protection à ceux qui prient et à ceux qui travaillent), au patriarcat (le sacrifice de la mère) et au patriotisme (sacrifice du soldat).

Idéalement, le don est au service du lien, tandis que les marchands ne se préoccupent que de la valeur d'échange. Par exemple, les cadeaux de Noël sont des preuves rituelles d'attachement réciproque. Ce sont des objets-valeurs (pour la plupart achetés sur le marché) et en même temps des objets-signes, signes d'affection, mais aussi signes de statut hiérarchique (la valeur d'échange des cadeaux varie avec la hiérarchie familiale). Les cadeaux de Noël marient ainsi tous les registres de l'échange en une synthèse qui vérifie l'idée de Mauss, inspirée par Les Argonautes du Pacifique occidental de Malinowski, selon laquelle le don est un phénomène social total. Le marché concentre la relation autour de la valeur d'échange en libérant les acteurs de tout lien autre qu'économique. Le don agit au contraire comme un opérateur de synthèse.

Dans la relation oblative alternée, les partenaires acceptent tour à tour d'être en dette, attendant l'occasion de rendre qui mettra l'autre en position de " devoir quelque chose ". Parfois, chacun s'estime en dette de l'autre et croit sincèrement qu'il reçoit plus que ce qu'il donne ; dans ce cas de figure, chacun donne sans compter, dans un sentiment de gratitude réciproque. En général, plus une relation oblative se déroule dans l'équivalence et dans le court terme, plus elle est superficielle et proche de la relation marchande ; plus elle tolère une réciprocité différée et asymétrique, plus au contraire elle renvoie à des liens interpersonnels profonds : entre parents et enfants, le don va surtout dans un sens ; les couples heureux partagent, ceux à l'agonie font les comptes. Dans l'univers des liens directs, le don a encore de beaux jours devant lui, car on imagine mal des amis, des amoureux, des couples avec enfants, des relations intergénérationnelles basées strictement sur des rapports marchands ou étatiques.

La relation oblative aux inconnus prend dans les grandes sociétés politiques une forme surtout indirecte. Elle fait appel à des instances de centralisation-distribution qui s'interposent entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent : sociétés charitables religieuses et philanthropiques et aussi services publics. Dans ces cas, le don n'est pas au service de liens interpersonnels, mais au service d'une harmonisation et d'une correction des asymétries sociales et économiques en général. Il contribue à la paix sociale en limitant les conséquences de la maladie, de la misère et la marginalisation. Générale et indirecte, cette relation oblative est soutenue par des représentations généralisantes elles aussi : apologie de la charité dans toutes les grandes religions, où le pauvre et le malade sont perçus comme les protégés d'un Dieu unique enclin à récompenser les bonnes actions en leur faveur. Ici, la boucle du don passe par l'au-delà et l'amour du prochain se teinte d'amour divin. Les représentations changent, mais le schéma reste le même dans les sociétés philanthropiques laïques à philosophie humanitaire.

L'intervention de l'État fait disparaître la liberté individuelle du donateur. Celui-ci ne la retrouve qu'en tant qu'acteur politique contribuant à déterminer les ressources fiscales, assurantielles et leur redistribution. Encore une fois les représentations se modifient autour de ce qu'on a nommé l'État-providence. Les citoyens et l'État s'estiment collectivement responsables dans un certain nombre de circonstances (maladie, accident, chômage, retraite, handicap…) et rendent obligatoire le système assurantiel qui est né au siècle dernier sur une base volontaire au sein des mutuelles. Cette solidarité " statistique " au moyen d'assurances obligatoires n'a plus grand-chose à voir avec le don interpersonnel ; mais elle n'appartient pas non plus à la logique du marché. Elle marie plutôt deux logiques : celle des rapports de force et de sens au niveau politique et celle de l'assurance comme système de centralisation-redistribution distinct de la fiscalité. Si les petites sociétés mutuelles peuvent encore être englobées dans la sphère du don interpersonnel, la sécurité sociale étatique a créé une nouvelle forme de solidarité, qui allie la froideur bureaucratique à l'anonymat statistique. La circulation des valeurs s'opère encore en faveur du lien social en général, sans toutefois s'enraciner aucunement dans des liens directs : au contraire, la solidarité statistico-bureaucratique, comme le marché, nous libère du fardeau de la solidarité concrète avec autrui, de la dette et de la dépendance consenties. Face au marché, à l'État et aux assurances, le don interpersonnel se resserre autour de la sphère des relations intimes, où il continue de jouer son rôle d'opérateur de synthèse en pliant à notre jeu symbolico-normatif le monde opaque des objets.

# Références: J. T. Godbout, L'esprit du don, Boréal, Montréal, 1992. - A. Petitat, " Le don : espace imaginaire normatif et secret des acteurs ", in : Anthropologie et sociétés, 19, 1-2, 17-44, 1995.