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Mercredi 19 novembre 2003 :
Mouvement à la FAC : un (super) texte d'analyse
L'université productive
Dix Thèses sur l'Université Productive
...On observe une dissolution " matérielle "
de l'identité de l'étudiant qui laisse place à
une figure hybride insérée dans les procès
de production...
Partie I : Eléments d'enquête sur la vie en formation
L'hypothèse directrice de ce qui suit sera la suivante
: en même temps que la force de travail tend à se réaliser
comme activité " immatérielle ", que l'on
met donc au travail la subjectivité elle-même, on assiste
au passage de la discipline au contrôle (pour reprendre l'analyse
de Deleuze commentant Foucault). C'est-à-dire que l'on passe
de l'usine comme lieu d'enfermement de la force de travail au territoire
urbain, nouveau cadre de la production des richesses. L'université
y devient le principal médiateur entre savoir diffus et entreprises.
Là où l'université en tant qu'institution
intégrée dans un Etat-nation était un pôle
clos de distribution des savoirs, elle est aujourd'hui une machine
réticulaire : les centres universitaires éclatent
et on crée des antennes universitaires conçues en
relation avec le maillage économique du territoire où
elles naissent. D'où une tendance à la territorialisation
de la formation, visible dans la profusion des stages qui se réalisent
dans la région même où se trouvent les étudiants.
Les enjeux des diverses réformes en cours du système
de formation ne sont donc pas technologiques : il ne s'agit pas
de développer des secteurs économiques de pointe,
mais de réorganiser les contextes sociaux de production dans
leur globalité. Il s'agit, à travers la réforme
de l'université, de constituer le cadre légal d'une
normalisation et d'une mise au travail des connaissances. D'où
l'insistance des gouvernements successifs sur ceci que l'exigence
de professionnalisation s'adresse à tous, et pas seulement
à ceux qui s'orientent vers des filières technologiques.
Parce que la formation est un point de vue sur les mutations du
système global de production, et dans la mesure où
elle tend à devenir un trait constitutif de la force de travail
elle-même, nous la prendrons comme observatoire d'un processus
de précarisation, qui comme tel semble le véritable
axe de recomposition du rapport de production capitaliste. Nous
n'assistons ni à une " régression " (notamment
en termes d'" acquis sociaux ") ni à la mise en
place d'une société duale (ordonnée autour
de la dyade intégration/exclusion) mais à un processus
d'institution de la précarité comme mode de régulation
des rapports de production, qui se confond par conséquent
avec une mise au travail généralisée.
C'est dans ce cadre que nous posons la question : que devient
l'étude, et plus précisément la figure de l'étudiant,
dès lors que c'est à l'échelle d'un territoire
que s'effectue la mobilisation des savoirs ?
THESE 1 : On observe une dissolution " matérielle
" de l'identité de l'étudiant qui laisse place
à une figure hybride insérée dans les procès
de production.
Les universités ne sont plus des pôles de diffusion
d'un savoir académique, mais l'un des pôles de captation
et de diffusion des savoirs, connecté aux nombreux centres
de recherche et de formation publics et privés.
En effet : c'est seulement à l'échelle d'une ville,
ou plutôt d'un bassin d'emploi, que peut s'opérer la
capitalisation des savoirs en vue de l'augmentation de la productivité
sociale. Ainsi, les universités sont de plus en plus liées
aux entreprises dans le cadre d'un territoire urbain. Lors d'une
journée de travail organisée par l'Université
des Sciences et des Techniques de Lille (USTL) sur le thème
" Universités et Entreprises "(1), deux ateliers
proposaient respectivement comme axes d'interrogation " la
formation par la recherche " et le " transfert de technologies
", définis comme deux missions fondamentales de l'université.
La recherche se voit alors intégrée comme une partie
de la formation, en tant que " moteur de l'innovation "
et comme un " atout, notamment lorsqu'il faut anticiper ".
Or, étant donné que la territorialisation des universités
accompagne la territorialisation des marchés, l'anticipation
est le mot d'ordre principal d'un système productif où
la commercialisation précède la fabrication, où
la demande règle la production.
Pour concrétiser ce discours, nous donnerons plusieurs
exemples :
• L'USTL (Lille I - Sciences) et l'université de
Lille III (lettres-sciences humaines) ont été créées
en même temps que Villeneuve d'Ascq en 1970. À Lille
I, 80 % des stages se font dans le Nord-Pas de Calais dont une grande
part dans les 2827 PME-PMI de Villeneuve d'Ascq. Cette dernière
développe 65 % du potentiel scientifique régional
et est à l'origine de nombreuses innovations technologiques
(nous y reviendrons).
• L'UPPA (Université de Pau et des Pays de l'Adour)
créée en 1971 sur deux sites, Pau et Bayonne, reçoit
dès le début le " soutien " d'Elf-Aquitaine.
Soutien concrétisé d'abord sous la forme du mécénat,
ensuite sous la forme d'une politique contractuelle (aux niveaux
de la recherche, des stages et des cours dispensés par des
employés d'Elf-Aquitaine). De plus en plus, l'UPPA développe
la complémentarité entre ses sites (aux deux premiers
s'est récemment ajouté Mont-de-Marsan) et des filières
spécialisées (droit comparé, physique et chimie
des matériaux).
• L'IUP de Roubaix de gestion de la distribution, spécialisé
dans les métiers du grand commerce, a été fondé
en 1991 avec le soutien de 14 entreprises (dont Auchan, Kiabi, La
Redoute, Saupiquet, etc.) : les cadres de ces entreprises assurent
la majorité des heures de cours.
Dans les divers lieux institutionnels de réflexion et de
réforme du système de formation, on présente
généralement la nécessité de cette inscription
de la formation dans le territoire productif comme découlant
d'une exigence de professionnalisation et permettant l'alternance
entre temps d'étude et temps de stage sur le territoire.
Autrement dit : le problème du lien des universités
aux entreprises est posé en termes de nécessité
de se préparer à la vie professionnelle. Or, un tel
point de vue est soit naïf, soit cynique, en tout cas inadéquat
pour comprendre la place et la fonction effectives des étudiants
dans le système productif actuel. L'étonnement face
à la réticence de beaucoup d'étudiants à
aller effectuer des stages en entreprise est illégitime :
dans la mesure où la majorité des étudiants
connaît déjà le " monde de l'entreprise
", on comprend qu'ils hésitent à se faire exploiter
gratuitement (2).
Ce que nous avons évoqué prend un tout autre sens
dès lors qu'on ne considère pas l'étude comme
un moment préparatoire au monde du travail, mais comme une
composante à part entière de la production et l'étudiant
comme ayant désormais une véritable fonction productive(3).
L'identité étudiante comme identité préservée
du monde productif est une chimère qui ne survit (et nous
verrons à travers quelles voies) qu'en totale contradiction
avec la réalité matérielle des " étudiants
". Les exemples précédents montrent que, dans
sa dimension concrète, l'existence des étudiants s'ajointe
à des processus productifs.
THESE 2 : L'ancrage productif de l'université engendre
une exigence de lisibilité des savoirs.
Ce qui le manifeste de la manière la plus criante aujourd'hui
est peut-être l'insistance sur la nécessité
d'une simplification des contenus de savoir. Celle-ci est d'ores
et déjà engagée et dotée d'orientations
précises. Pour aller vite, nous dirons que l'exigence d'une
meilleure lisibilité des programmes s'adresse à la
fois aux étudiants et aux entreprises :
aux étudiants dans la mesure où il s'agit d'abord,
ainsi que le dit Dominique Ducassou, conseiller régional
en Aquitaine, de parvenir à une " meilleure lisibilité
des filières proposées par l'université "(4)
, afin que les étudiants puissent mieux s'orienter. Il ne
faut pas voir là un simple alibi idéologique (même
s'il est vrai, comme nous allons le voir, que la lisibilité
des contenus est avant tout dictée par l'ouverture aux entreprises)
mais un véritable souci eu égard à la subjectivité
étudiante en tant que telle. Il nous semble donc qu'il faut
comprendre cela à partir de la nécessité qui
s'impose aujourd'hui au pouvoir de faire en sorte que chacun assume
pleinement (c'est-à-dire subjective intimement) son orientation.
aux entreprises, à travers deux cas de figure : soit elles
participent directement de l'élaboration des programmes(5)
; soit des " conseils de perfectionnement ", composés
de professeurs et de cadres d'entreprise, sont chargés d'ajuster
en permanence les contenus du savoir aux demandes du marché(6).
À noter toutefois que tout cela semble correspondre à
une demande des étudiants eux-mêmes : lors de la journée
de travail déjà évoquée, une conseillère
d'orientation rapportait les propos d'étudiants en Histoire
de Lille III, qui demandaient que la présentation des enseignements
se fasse moins en termes de contenus de savoir pédagogiques
que de compétences monnayables sur le marché de l'emploi.
À noter par ailleurs que cette entreprise de simplification
des contenus de savoir se traduit aujourd'hui par le projet d'"
universités thématiques ", où la formation
est organisée autour d'un thème unique du premier
au troisième cycle. Ce projet a en revanche suscité
de telles protestations dans le milieu universitaire que l'université
thématique d'Agen qui devait porter sur " l'aménagement
et le développement du territoire ", n'a pu ouvrir ses
portes à la date prévue (fin 96).
...la hiérarchie des niveaux d'étude se retrouve
dans le type d'implication productive auquel l'étudiant se
trouve associé...
THESE 3 : On observe une différenciation qualitative
dans l'exploitation de la force de travail en formation : la hiérarchie
des niveaux d'étude se retrouve dans le type d'implication
productive auquel l'étudiant se trouve associé.
L'" étudiant " est une figure productive, mais
une figure productive complexe : on retrouve une force de travail
étudiante (ou, pour le dire autrement : une mise au travail
de la formation) à tous les niveaux du système productif.
De l'étudiante en DEUG de lettres qui travaille 200 heures
par an à Kiabi ou à mi-temps au Mac Do, aux étudiants
d'IUP qui réalisent des projets immédiatement utilisés
par les entreprises mais non payés, jusqu'aux enseignants-chercheurs
qui mobilisent un laboratoire autour d'un projet industriel, l'exploitation
de la force de travail " immatérielle " est très
différenciée et segmentée. On peut examiner
de plus près ces trois niveaux de travail en formation ou
de formation mise au travail.
Choisissons de désigner ainsi ces trois niveaux : a) le
DEUG-Kiabi/Mac Do ; b) le diplôme professionnel-Tefal/Renault
; c) la recherche innovante.
a) Des entreprises telles que Kiabi ou Décathlon ont mis
en place des " contrats étudiants " à horaires
variables sur l'année qui requièrent une totale disponibilité
de l'étudiant, celui-ci devant se tenir au service de l'employeur.
Cela permet à l'entreprise de disposer d'un volant de main-d'œuvre
hyperflexible pour restructurer ses coûts productifs. L'étudiant
constitue alors une force de travail spécifique ayant une
place spécifique dans l'organisation de la production.
Notons que ce type d'emploi requiert une flexibilité similaire
à celle qu'impose l'organisation de l'étude en modules
semestriels (voire quadrimestriels) qui existe déjà
par endroits. Par exemple à Rennes où, par la mise
en place d'un système avec disciplines " majeure "
et " mineure", une réorientation est possible en
cours d'année sans " perte de temps ".
Notons enfin que c'est pour l'étudiant l'occasion de faire
l'apprentissage du " savoir-être " désormais
indispensable : c'est en décors réels qu'il pourra
s'entraîner, sous l'œil de ses supérieurs, à
exercer les nouvelles qualités immatérielles de la
force de travail : curiosité, aptitude à communiquer,
etc.
b) Le diplôme professionnel (préparé dans
les Instituts Universitaires Professionnels) fait apparaître
le caractère productif du travail fourni dans le cadre de
la formation elle-même. Non seulement, comme on l'a vu, les
groupes d'entreprise participent à l'élaboration des
programmes et interviennent directement dans l'enseignement, mais
aussi, les entreprises bénéficient des études
de projets menées par les étudiants qui, parce qu'elles
sont pour eux partie prenante de la formation, ne sont pas payées.
La prise en charge par les étudiants eux-mêmes de
leur formation, alors même que pendant ce temps ils produisent
de la richesse, est un outil (matériel) essentiel de maintien
d'une domination dans le travail. Pour donner un exemple de cette
production de richesse non rémunérée : à
l'IUP d'Evry-Val d'Essonne, les étudiants en deuxième
année planchent en TD sur des " cas concrets "
; ainsi, on a pu leur faire réaliser une étude de
montage robotisé des serrures de portière Renault,
ainsi que la mise au point d'un système de pesage électronique
pour Tefal.
c) Enfin il faut évoquer les projets de recherche pris
en charge par les enseignants-chercheurs à l'université.
On a dit plus haut que Villeneuve d'Ascq développe plus de
65 % du potentiel scientifique régional. Quelques exemples
d'" innovations villeneuvoises ", à travers des
projets de transfert de technologies à dimension européenne
ou mondiale :
• le VAL (Véhicule Automatique Léger) est
issu d'un contrat de recherche entre MATRA et un laboratoire de
Lille I. Après les succès de la recherche, MATRA a
embauché les chercheurs.
• Le nanoréseau, implanté dans la plupart
des réseaux informatiques de l'éducation nationale.
• La biocarte à microprocesseur, mémorisant
des détails relatifs à la santé.
À ces différents niveaux (a, b, c) on peut observer
la mise en place d'une précarité spécifique,
liée à chaque fois à une manière spécifique
d'occulter le caractère productif de l'activité fournie
:
a) Soit parce que les aptitudes effectivement mises en œuvre
(phone-marketing, vente à Kiabi, etc.) ne sont pas reconnues
pour elles-mêmes.
b) Soit parce qu'elles ne sont pas rémunérées
comme telles.
c) Soit par le risque permanent d'une dépossession de projets
ou par l'interruption d'une recherche en cours par l'entreprise
qui la finançait.
...La distinction entre travailleur et étudiant se brouille,
s'estompe, sous la montée de la sollicitation généralisée
de la disposition à l'apprentissage, à la formation
" tout au long de la vie "...
THESE 4 : Il y a une continuité entre l'idée
d'un statut de l'étudiant et les emplois-jeunes : ce sont
deux formes de négation de la socialisation de la production
et de l'hybridation qu'elle entraîne.
Les éléments d'analyse introduits jusqu'ici témoignent
d'une dissolution de l'identité étudiante comme identité
à part. Dissolution matérielle, du fait du rôle
productif effectivement joué par les étudiants comme
cas particulier d'une force de travail dont les principales caractéristiques
sont " immatérielles ", c'est-à-dire liées
à des aptitudes intellectuelles générales.
La distinction entre travailleur et étudiant se brouille,
s'estompe, sous la montée de la sollicitation généralisée
de la disposition à l'apprentissage, à la formation
" tout au long de la vie ". Parce que cette dissolution
de l'identité étudiante s'opère dans le cadre
d'une précarisation généralisée du monde
productif, d'une institution de la précarité comme
mode de régulation des rapports sociaux, elle recèle
un potentiel de lutte. C'est sans doute un tel potentiel que, successivement,
les projets relatifs au statut de l'étudiant et la loi sur
les " emplois-jeunes " ont visé à désamorcer.
Dans le premier cas, la revendication syndicaliste, aveugle sur
la réalité du système productif, et engluée
dans un corporatisme sans idées, a trouvé un écho
dans les projets du ministère Bayrou, même si ceux-ci
ont finalement été jugés en dejà de
la revendication initiale. Dans l'esprit de Bayrou et de ses acolytes,
il s'agissait nettement de désamorcer tout conflit en renvoyant
l'étudiant à son identité illusoire. Un tel
désamorçage n'est pas " idéologique "
: il ne s'agit pas de distiller une " fausse conscience "
estudiantine pour recouvrir la réalité de la condition
étudiante. En réalité, il consistait, dans
le projet Bayrou, en deux aspects essentiels :
• Un mode de financement des études sous forme d'une
" allocation sociale d'études " ; une telle allocation
qui prendrait en compte " les revenus de la famille, la distance
entre l'université et la résidence et les critères
pédagogiques " reviendrait à " reconnaître
" partiellement le droit à la rémunération
d'une production " immatérielle ". Mais, faisant
intervenir l'idée du " sérieux " des études,
elle constituerait un outil évident de coercition matériel
et d'auto-contrôle, dans la mesure où elle resterait
refusée à tout jeune non-étudiant.
• Un mode de subjectivation, indissociable du premier aspect,
que par là on tendrait à imposer. C'est ce qui ressortait
des discours du précédent ministre de la recherche
: " Le statut étudiant ne peut pas concerner les seules
aides sociales. Il touche à l'ensemble de la vie de l'étudiant
à l'université, à sa position, à sa
responsabilité "(7) . En bref, il viserait la constitution
d'une " identité étudiante ".
Cette subjectivation, là encore, repose sur le postulat
qui fait du temps de l'étude un temps spécifique,
coupé de la production, et donc préparatoire au monde
de la production, un temps de découverte des voies de formation
possibles qui s'offrent à l'étudiant. Nous sommes
loin, ici, d'une simple " idéologie ". Il s'agit
d'une mesure politique qui s'inscrit dans une démarche globale
: à l'heure où l'identité étudiante
éclate sous le coup de la mise au travail de ses multiples
aptitudes intellectuelles, la question du " statut de l'étudiant
" est un enjeu stratégique. Reposant sur une non-reconnaissance
du " temps de la formation " comme nom générique
du temps productif aujourd'hui, ce statut de l'étudiant reconduirait
les conditions de l'exploitation de cette force de travail en grande
partie non reconnue et de la sorte abondamment utilisée.
Ce n'est au contraire qu'en s'engageant sur la voie de la revendication
politique de sa dissolution effective que " l'étudiant
" pourra échapper aux cercles dans lesquels on le place
aujourd'hui.
Concernant les emplois-jeunes de Martine Aubry, en dehors de l'effet
d'annonce et des emplois effectifs aussitôt générés
dans l'Éducation et la Police Nationales, on notera qu'ils
sont intéressants à deux points de vue : en prétendant
se placer sur de nouveaux secteurs d'activité qui se verraient
ainsi stimulés ; en inaugurant de nouveaux modes d'intervention
des collectivités publiques(8).
• Le premier objectif laisse perplexe(9). Si l'on exclut
les ministères déjà évoqués,
ces emplois seront mis en place dans des secteurs aussi divers que
les activités culturelles, le tourisme, le sport, la mise
en valeur des territoires, les transports, les NTIC, les services
d'aide à la personne, de proximité ou de " qualité
de la vie ". Il s'agit là essentiellement des nouveaux
segments du marché de l'emploi qui ne trouvent pas toujours,
ou pas encore, leur rentabilité. Le dispositif des emplois-jeunes
est certes un formidable cadeau aux nouveaux entrepreneurs associatifs
(20 % du SMIC restant au maximum à leur charge), mais il
risque fort de venir percuter la montée en qualification
qui s'opère peu à peu dans ces nouveaux métiers
où justement les compétences recherchées sont
transversales, difficilement " mesurables " et relevant
très souvent directement des relations humaines(10). Le niveau
pressenti de recrutement (Bac + 2) suffira-t-il à assumer
de telles tâches ou bien attend-on, là aussi, à
l'instar des jobs étudiants, que les " jeunes "
trouvent en eux-mêmes les ressources suffisantes tout en étant
payés au salaire minimum ? On peut d'autant plus s'interroger
sur la pertinence d'un tel dispositif que le temps plein de travail
exclut la poursuite des études d'autant plus que la reconduction
du contrat (jusqu'à cinq années, avec possibilité
pour les employeurs de se grouper pour partager dans la durée
un emploi-jeune) fera pression pour bloquer le titulaire. Pour lui,
l'alternative est simple : poursuivre des études-jobs précaires
(au mieux 1/2 SMIC) ou ramer dans un emploi-jeune (au SMIC, d'année
en année...).
...Les emplois-jeunes, loin d'être " une nouvelle chance
", s'inscrivent donc dans des logiques de mise au travail de
la jeunesse...
• Le second aspect " intéressant " est
celui de la mise en place d'un suivi de projets comme mode de décision
autour des emplois-jeunes. Il s'agit là d'une volonté
politique : les emplois, les fonds, les subventions diverses iront
vers la nouvelle figure des entrepreneurs sociaux pourvu qu'ils
se coulent dans le prêt-à-penser que leur servent élus
et technocrates. C'est à partir de leur analyse du territoire,
des besoins solvables ou tendant à le devenir, bref d'une
démarche purement descendante, que viendra la " solution
" au chômage des jeunes, ou tout au moins une certaine
paix sociale. On laisse bien sûr une certaine place à
l'expérimentation sociale.
Les emplois-jeunes, loin d'être " une nouvelle chance
", s'inscrivent donc dans des logiques de mise au travail de
la jeunesse, sans lui reconnaître d'un point de vue salarial
ou statutaire les compétences acquises au cours des études
et des jobs antérieurs ou au cours de ces emplois eux-mêmes.
Ils s'inscrivent aussi bien sûr dans une démarche de
clientélisme électoral auprès des associations
et des collectivités locales demandeuses de subventions ou
de moyens nouveaux, ce qui est une tradition de la gauche française.
De tout ceci on conclut que les emplois-jeunes ne constituent une
" avancée " ni " sociale ", ni "
économique ".
...La crise de la valeur-diplôme est le correspondant exact,
au sein de l'université, de la crise de la valeur-travail...
Partie II : Eléments de généralisation
sur le devenir du contrôle
Le constat le plus englobant à partir duquel nous devons
aborder l'analyse de l'université concerne le travail "
en général ", et plus exactement sa mesurabilité
: le post-fordisme, comme il a été souvent dit, se
caractérise par l'éclatement du temps-mesure, compris
comme le fait de mesurer la valeur par le temps de travail. Un tel
éclatement nous laisse donc avec deux questions : quel rôle
peut dès lors avoir le temps ? Qu'est-ce qui peut avoir le
rôle de mesure ?
THESE 5 : La mesure de la valeur n'est plus le temps de travail
mais la lisibilité des compétences acquises.
Lors de la journée de travail déjà évoquée,
était clairement posé le problème de l'insuffisance
du diplôme à rendre lisibles les compétences.
L'un des ateliers théorisait le passage du " savoir
" à l'" être ", comme signe d'une mutation
des attentes des entreprises à l'égard des jeunes
diplômés. De là à en conclure à
un effondrement pur et simple de la valeur-diplôme, il y a
évidemment une marge ; mais ce que nous explorons ici est
avant tout ce qui peut indiquer les tendances qui dessinent déjà
l'avenir du monde capitaliste. Et justement, s'y découvre
bien une tendance réelle de la réorganisation post-fordiste
des activités.
Il faut alors lire en parfaite continuité la proposition
de Barrot, relative au passeport des compétences, prolongée
par le rapport de Michel de Vriville concernant notamment la constitution
d'un " référentiel national " des compétences
; et tout ce qui concerne, dans les projets-Bayrou et le rapport
Fauroux, la simplification des contenus de programme, la mise au
jour de " connaissances élémentaires "(11)
, et d'une culture générale de base, et la possibilité
corollaire d'une évaluation par-là même simplifiée
de l'acquisition des savoirs.
Cela signifie tout d'abord que la lisibilité des compétences
acquises est conditionnée par la lisibilité des "
contenus de savoir " transmis à l'université(12)
. Dès lors nous pouvons formuler l'hypothèse selon
laquelle les luttes à venir se distribueront en deux directions
: émergera tout d'abord la volonté de faire reconnaître
les compétences elles-mêmes, à travers notamment
la question du revenu ; mais, de façon plus radicale, et
sans doute à la fois enchaînées aux premières,
elles devront porter sur le refus de l'évaluation des compétences
acquises à partir de " référentiels "
normatifs.
Le déplacement de la mesure du temps de travail vers les
compétences acquises commence a apparaître comme l'une
des opérations fondatrices du nouvel espace capitaliste.
Il est en effet vital pour lui de parvenir à rendre visible
le savoir diffus qui est aujourd'hui le soubassement de la production
de richesses. L'enjeu des luttes n'est pas en-dehors d'une telle
production de visibilité, et de ce que le pouvoir est contraint
d'inventer comme dispositifs pour y parvenir ; d'où la nécessaire
mise en place, à chaque fois locale, de la contestation systématique
de ces dispositifs.
THESE 6 : La crise de la valeur-diplôme est le correspondant
exact, au sein de l'université, de la crise de la valeur-travail.
Dans le cadre strict (si l'on peut dire) de l'université,
la lisibilité des compétences, comme mesure de la
valeur dans le capitalisme contemporain, est la véritable
cause de la crise de la valeur-diplôme. Mais cela fait symptôme,
là encore, d'un déplacement plus général
de l'exercice du pouvoir. Il est clair que la crise de la valeur-diplôme
va de pair avec une crise plus générale des lieux
disciplinaires. Le diplôme sanctionnait la sortie d'un de
ces lieux et l'entrée dans un autre. Il servait donc de sas
dans le cadre d'une société reposant sur l'identification
des lieux clos, et de ceux qui s'y trouvaient enfermés. Mais
dans un monde qui ne fonctionne plus à partir de l'assignation
des places, mais à partir de la modulation des parcours,
des trajets de vie, l'activité doit être tout autrement
sanctionnée, normalisée, orientée.
On voit alors apparaître de nouveaux outils de mesure des
compétences, beaucoup plus " adaptés " que
le diplôme à la demande de lisibilité des compétences
émanant des gestionnaires de " ressources " humaines.
Ainsi, le logiciel des " arbres de connaissances ", imaginé
par P. Lévy et M. Authier, d'autant plus performant qu'il
cultive une ambiguïté constitutive. Le projet, d'abord
théoriquement esquissé dans un livre programmatique(13),
a donné naissance à une entreprise dont les fondateurs
soulignent(14) la vocation sociale et non " d'affaires ",
dans la mesure où elle est née d'une demande d'Édith
Cresson (alors Premier Ministre) de " mettre en place des systèmes
de reconnaissance des savoirs les plus divers, des individus diplômés
ou non, travailleurs ou exclus ". Soulignant " l'humanisme
" du projet (le logiciel des arbres de connaissance est vendu
moins cher aux associations qu'aux entreprises !), M. Authier revendique
le fait de " s'en remettre à l'initiative privée,
[d'] introduire un principe de réalité en se soumettant
à la loi économique et à une validation du
concept par les usages dans l'entreprise ou dans les quartiers ".
Mais la distinction entre humanisme et affaires témoigne
seulement d'un " retard " du discours par rapport à
une demande de fait unifiée. Car comment établir une
distinction entre l'exigence " sociale " d'Édith
Cresson et le constat d'un chef de département de la RATP
qui prépare l'utilisation de Trivium dans la " gestion
" des personnels, car dit-il " de nos jours, le diplôme
ne suffit plus à justifier des compétences "
?
Un logiciel comme celui des arbres de connaissances révèle
au contraire de manière éclatante combien la production
est devenue sociale, et raffinées les procédures de
mise au travail. Et toute la philanthropie du monde ne peut rien
changer au fait qu'un outil lancé sur le marché n'est
pas neutre, et que son usage " bon " ou " mauvais
" n'est pas fonction de la bonne ou de la mauvaise volonté
des DRH : même si on le développe en milieu scolaire
pour lutter contre l'échec ou dans les jardins ouvriers pour
développer les relations sociales, un tel logiciel est essentiellement
conçu pour rendre visibles des compétences ; or, l'exigence
de mesurer les compétences individuelles est conditionnée
par la question de l'employabilité des personnes sur tel
ou tel poste requérant des compétences précises.
La limite inhérente à ce logiciel est que, rendre
visible des compétences, c'est d'abord les définir,
et définir à partir de chacune une incompétence
correspondante. Les potentialités insoupçonnées,
celles qui ne peuvent se déplier qu'à l'occasion de
situations particulières, ne sont par définition pas
répertoriables dans un thesaurus. Or, c'est peut-être
en elles que réside la véritable intelligence collective.
Pour paraphraser Deleuze : méfions-nous de ceux qui nous
plantent des arbres dans la tête.
Tout ce qui précède devient parfaitement clair dans
la mesure où il n'y a plus d'étanchéité
entre sphère productive et sphère de diffusion des
savoirs. Le problème des gestionnaires du pouvoir est dès
lors d'organiser la fluidification du passage entre ces sphères
que l'on avait voulu jusque récemment maintenir séparées.
De sorte qu'il n'est plus possible d'interpréter indépendamment
l'une de l'autre la crise de l'université et celle du monde
du travail. Notons qu'à ce niveau, l'idée d'un revenu
garanti a pu, et peut encore, jouer un rôle intéressant
; mais seulement sur une base subjective claire. La question restera
ici ouverte de savoir si la politique doit se recomposer sur des
bases classistes ou sur le mode d'une subjectivité d'emblée
générique.
THESE 7 : Les dispositifs de mise en visibilité des
compétences ont besoin d'une adhésion subjective qui
prend la forme de l'auto-contrôle.
À travers tout ceci nous voyons essentiellement se dégager
une circularité entre l'intériorisation, par chacun,
de son orientation dans la formation comme " choix de vie "
et la lisibilité des contenus de savoir tournée vers
les besoins des entreprises. Plus généralement, nous
parlerons alors d'une complémentarité entre l'auto-contrôle(15)
et les dispositifs de filtrage chargés de rendre visibles
et lisibles les compétences cumulées en un lieu ou
en un individu.
De là une contradiction inscrite en profondeur dans le
développement actuel du capitalisme : ce qui est sollicité,
ce qui est requis pour qu'un individu soit apte à remplir
les fonctions qui lui sont demandées, est ce qu'il a de plus
singulier : un ensemble d'aptitudes acquises tout au long d'un trajet
aléatoire qui décrit la totalité d'une vie.
Nous sommes loin de Marx, où une telle singularité
était précisément recouverte, étouffée,
par le travail abstrait. Mais justement : il s'agit encore, nécessairement,
pour le capital, de mesurer l'activité, aujourd'hui en termes
de compétences pour l'établissement desquelles il
faut bien envisager un cadre d'évaluation. Ainsi, la singularité
comme telle sollicitée, immédiatement valorisée,
est d'autant plus brutalement rabattue sur la généralité
de l'évaluable. D'où la nécessité d'une
dénonciation de la fausse pertinence du terme même
de " compétences ", quel que soit le travail demandé,
dans la mesure ou il touche à l'ensemble de la vie, dans
la mesure où il est, toujours et nécessairement, l'expression
d'une telle contradiction.
...Il est clair aujourd'hui que c'est l'ensemble de ce que recouvrent
les vocables " éducation " et " formation
" qui peut apparaître comme un gigantesque appareil de
production d'ignorance...
THESE 8 : La lisibilité des savoirs est la condition
de la mesure des compétences.
Du point de vue des contenus de savoir, avons-nous dit, il apparaît
que la tension vers une lisibilité accrue des enseignements
s'accompagne nécessairement d'une simplification des savoirs
eux-mêmes. De sorte que le savoir lui-même apparaît
comme un enjeu de lutte direct. Il est clair aujourd'hui que c'est
l'ensemble de ce que recouvrent les vocables " éducation
" et " formation " qui peut apparaître comme
un gigantesque appareil de production d'ignorance, ce qu'il a toujours
été, mais selon d'autres modalités : que ce
soit à l'école ou à l'université, celle-ci
passait jusque récemment par des cloisonnements entre des
régions supposées distinctes du savoir, par une étanchéité
entre des champs de connaissance prédécoupés,
légitimant la posture de " spécialiste ".
Aujourd'hui, le souci très idéologique de la dispensation
d'une " culture générale ", et la pratique
de l'" inter-disciplinarité " traduisent la nécessité
d'une flexibilisation du savoir lui-même(16) , mieux adaptée
à la polyvalence requise dans les différents types
de travail.
Dans l'entretien qu'il a récemment accordé à
Edgar Morin(17) , l'actuel ministre de l'Éducation nationale
insiste sur la nécessité de mettre un terme à
l'accumulation des savoirs et même d'abandonner une partie
d'entre eux. Parallèlement, deux thèmes sont développés
: celui de l'instauration d'une " dîme universitaire
" (qui consisterait à consacrer un pourcentage déterminé
dans l'enseignement de chaque discipline à des " problèmes
fondamentaux " d'ordre général) et celui de l'inter-disciplinarité.
Celle-ci fait signe vers une science des sciences susceptible d'unifier
la base de toutes les disciplines, de disposer un socle commun auquel
les rapporter. La " systémique " semble constituer
le paradigme à même de jouer ce rôle : c'est
là le versant académique des réformes en cours.
Il est symptomatique que l'interdisciplinarité ou, mieux,
la transdisciplinarité, se trouve ainsi à l'avance
rabattue sur les protocoles d'une science constituée, qui
n'est autre que la science de la régulation des systèmes(18)
.
THESE 9 : Il n'y a de résistance à ce processus
que celle qui se place sur le terrain même du nouvel espace
productif.
Il faut ici prévenir un éventuel contresens : que
le savoir devienne un enjeu de lutte ne signifie pas qu'il faille
attendre quoi que ce soit de l'idée très répandue
de l'université comme espace de diffusion de connaissances
" désintéressées ", comme le veut
l'idéal républicain, et base, à ce titre, d'un
" accomplissement intellectuel ". Que ce soit au niveau
des étudiants, particulièrement dans les filières
" sciences humaines "(19) , ou au niveau des enseignants,
la défense d'un " savoir critique ", contre toute
entreprise de " marchandisation " du savoir, est brandie,
et corollairement, l'université est pensée comme un
pôle de résistance face aux impératifs du marché.
Il ne suffit pas de dénoncer ici l'" idéologie
" intériorisée de la posture " bourgeoise
" classique. Il faut dire que l'" accomplissement intellectuel
", surtout s'il se drape dans la posture de la " résistance
", voire de la contestation, est une forme parfaite du compromis
post-fordiste.
Il faut alors appliquer à cette revendication d'une résistance
par et dans le savoir universitaire(20) ce que Sergio Bologna disait
il y a dix ans de la " précarité subjective "(21)
, à savoir qu'elle est, sans doute malgré elle, une
des formes d'activité parfaitement adaptées à
un segment essentiel de la recomposition du marché du travail.
Précarité subjective et résistance intellectuelle
sont devenues de parfaites expressions d'un compromis historique,
selon un contrat implicite qui fait que les " marges "
dont peut disposer un individu relativement à la contrainte
de/au travail (sur le plan du " temps libre " ou sur celui
de la " conscience critique ") sont devenues parfaitement
valorisables en tant que telle (disponibilité au travail
le plus flexible, capacité de compréhension et d'expression
" génériques " engagées dans différents
types de travail...).
Le savoir comme enjeu de lutte ne se situe donc pas à ce
niveau là. Le savoir n'est comme tel un enjeu qu'en tant
qu'il peut être compris comme une composante essentielle de
la production sociale. Dès lors, le véritable problème
légué à l'université aujourd'hui n'est
certes pas de reconstruire une clôture auto-référentielle
qui de fait est déjà perdue (qui s'en plaindra ?)
mais de pratiquer sa propre dissolution d'une manière alternative
à celle que l'on cherche à lui imposer.
Il n'y a donc pas à s'affliger du devenir-marchandise de
l'enseignement, de la formation et du savoir en général
; il y a une positivité de ce devenir-marchandise qui réside
dans le fait même de l'extension quasi illimitée de
l'activité productive. Car en devenant immédiatement
productive, c'est chacune de ces activités qui est aussi
d'emblée politique (du fait de l'indissociabilité
entre " politique " et " économie ",
que nous a appris à penser Marx). La lutte contre l'autonomie
du politique se recompose donc à un niveau supérieur,
avec des éléments inédits.
Pour autant, l'unité de cette lutte n'est pas aisée
à exprimer. Ce n'est pas en déduisant, de façon
très objective, de la situation actuelle, le mot d'ordre
du revenu garanti comme germe d'une crise réelle, que l'on
aura une matrice politique suffisante en termes subjectifs. La pertinence
de ce mot d'ordre est il est vrai aisément déductible
de la situation, mais elle ne saurait faire oublier que les logiques
subjectives sont tout autre chose que des éléments
qui peuvent être simplement déduits de la critique
de l'économie politique.
...Comment penser alors concrètement cette nouvelle extériorité
du temps ? En ceci que dans les dispositifs de pouvoir centrés
sur la formation, le temps de la vie apparaît comme un capital
exploitable à gérer...
THESE 10 : Le temps n'est plus mesure abstraite de la valeur,
mais source concrète de la valorisation, par le biais notamment
de la formation.
La mesurabilité du travail en termes de temps a été
l'élément essentiel à partir duquel a été
réalisée dans le monde capitaliste la dépossession
de l'activité des sujets, et sa mise au service de l'accumulation
du capital. La crise issue de la reconfiguration post-fordiste de
l'activité présente donc une portée que l'on
commence à peine à mesurer, celle-ci étant
généralement le moins analysée du côté
de ceux qui se déclarent hostiles au capitalisme.
C'est à partir de là que l'on doit entendre la proposition
de Jacques Barrot, ancien ministre du travail, selon laquelle le
temps de la vie et le temps de la formation doivent coïncider
; d'où la nécessité d'élaborer une loi
portant sur " le développement de la formation tout
au long de la vie "(22) . C'est dans cette perspective qu'il
proposait la constitution de " banques du temps ", ou
un " compte-épargne temps " " permettant aux
salariés de "capitaliser" année par année
des droits à la formation sous forme d'une réserve
de temps rémunéré dans laquelle chacun pourra
puiser " ; compte-épargne-temps lui-même bien
évidemment conditionné par un accord sur l'A.R.T.T.(23)
.
À travers cela, et pour la première fois de façon
officielle, acte était pris de ceci que le temps est aujourd'hui
un enjeu essentiel en tant que temps de la vie, pris d'une manière
générique, au-delà du temps abstrait comme
mesure extérieure de l'activité. Que ce projet n'ait
pas été repris par le nouveau gouvernement sous sa
forme initiale n'enlève rien au fait qu'une même logique
se poursuit : le fait de conditionner l'ouverture de droits à
la formation à la quantité de temps travaillé
n'apparaît plus que comme une mesure de contrôle social,
une manière d'imposer la valeur-travail comme horizon de
l'activité, c'est-à-dire une manière de conjurer
les effets virtuels de " libération " que contient
le passage tendanciel à la mise au travail immédiate
du temps de la vie.
Mais qu'entendre, exactement, à travers l'expression "
temps de la vie " ?
Le temps de la vie désigne l'ensemble des aptitudes développées
pendant l'existence, la capacité d'un individu à devenir,
à se transformer. En ce sens, de mesure abstraite qu'il était,
le temps, compris comme temps de la vie, est bien devenu une source
vivante. Il est ainsi fait appel à ce qu'une personne a de
singulier, à un ensemble de dispositions, d'aptitudes, qui
ne sont pas sanctionnables par un diplôme, mais qui peuvent
néanmoins être mesurées par leur degré
d'investissement dans la tâche demandée.
Les quelques mots d'ordre (Deleuze dirait : " mots de passe
") que l'on a pu rencontrer en termes de refus des critères
fixant les " compétences " et de refus de la simplification
des savoirs, touchent directement au problème crucial de
l'exploitation du temps de la vie.
Qu'est ce que le capitalisme ? Avant tout (et c'est là,
sans doute, que Marx est indépassable) une forme déterminée
de l'agir humain. Sa caractéristique essentielle, en tant
qu'il a coupé les activités de leur enracinement et
qu'il a donc, si l'on peut dire, inventé le travail abstrait,
est d'avoir rendu le temps extérieur à l'agir. Dans
la phase cruciale de recomposition qu'il traverse maintenant, qui
se caractérise par un éclatement du temps-mesure,
il semble que l'extériorité du temps soit vaincue,
qu'une perspective de reconquête de l'adéquation temps/activité
soit possible, dans la mesure où le " travail "
se distingue toujours moins du temps de la vie.
En réalité, l'extériorité demeure
plus que jamais, et ce dans la mesure où le capitalisme ne
peut renoncer à sa réalité ontologiquement
constitutive, à savoir la médiation. Celle-ci, il
est vrai, ne repose plus sur la mesure abstraite de l'activité,
mais sur une prolifération de dispositifs d'évaluation
qui sont autant de filtres pour rendre visible et contenir la réalité
diffuse du savoir et des aptitudes acquises au cours d'une vie.
C'est en tout cas la thèse que nous avons voulu soutenir.
Comment penser alors concrètement cette nouvelle extériorité
du temps ? En ceci que dans les dispositifs de pouvoir centrés
sur la formation, le temps de la vie apparaît comme un capital
exploitable à gérer, c'est-à-dire à
penser en termes de stocks disponibles valorisables. Inutile de
souligner ce qu'une telle orientation subjective peut avoir de désastreux.
Il faut plutôt en montrer le correspondant au niveau du contrôle
exercé sur les vies, qui apparaît comme une menace
permanente de dé-propriation de l'activité (dont le
chômage n'est que l'une des expressions, et non l'inverse)
ayant pour rôle de garantir une " bonne " orientation,
une " bonne " gestion de l'activité, c'est-à-dire
conforme aux visées générales de régulation
de la société.
La racine même du problème est d'ordre philosophique,
d'où sans doute la difficulté de le traduire en revendications
directes : la reconquête d'un agir commun (mais il est de
l'essence de l'agir de n'être pas " individuel ")
dont le temps serait la forme d'accomplissement, loin d'en être
un cadre abstrait, loin aussi d'être un réceptacle
d'expériences valorisables sur le marché de l'emploi.
(1) Organisée en juin 96, cette rencontre était censée
réunir responsables d'entreprises et acteurs du monde de
la formation. Un fait était notable : la quasi-absence des
premiers.
(2) Cf., sur ce problème, le projet de réforme très
contesté (mis en place sous le ministère de Bayrou
et dont le destin est aujourd'hui incertain), visant à généraliser
les stages gratuits en entreprise, en vertu de leur caractère
" diplômant ".
(3) Ce qui apparaît ne serait-ce qu'à considérer
ces chiffres : seuls 14 % des étudiants n'ont exercé
aucun type de travail, et 1/4 environ exercent un travail régulier.
A titre indicatif : 2 % seulement appartiennent à un syndicat,
et 2 % également sont membres d'une organisation politique.
(4) Cf. La Revue de l'Université n° 8, p. 75.
(5) Voire de la création même des universités.
Ainsi l'université de sciences d'Evry-Val d'Essonne, financée
par la Snecma et Peugeot, ou l'IUP de gestion de la distribution
à Lille II, créé avec le soutien de 14 entreprises
(dont Kiabi, Habitat, la Redoute, ...)
(6) Ainsi l'OFIP (Observatoire des Formations et de l'Insertion
Professionnelle) à Lille I (USTL).
(7) Discours prononcé par Bayrou le 18 juin 1996, en conclusion
des états généraux de l'université
(8) " L'activité est trop sensible au contexte local
et aux variations temporelles courtes pour qu'on puisse planifier
un tel programme à l'avance et dans l'ensemble de la région
" (texte introductif à l'atelier 10 lors du lancement
des emplois-jeunes par le Conseil Régional du Nord-Pas-de-Calais,
le 3 novembre 1997).
(9) Sauf bien sûr les idéologues de la valeur-travail,
tels Didier Demazière : " que les activités soient
nouvelles ou pas n'a aucune importance. L'essentiel est qu'elles
soient réintroduites " (interview dans Le Monde de l'éducation
de décembre 1997), c'est-à-dire que ce qui est bon
par essence, chez Demazière comme chez tous ceux qui ne se
sont pas débarassés du fantôme de Staline, c'est
la mise au travail, la plus massive possible, en l'occurrence d'une
grande partie de la jeunesse.
(10) " Des fonctions d'accueil, d'accompagnement, de tutorat
devraient être développées... La demande n'est
donc pas celle d'une compétence technologique, mais bien
d'une mise en relation entre l'usage de la technologie et le projet...
Les profils requis pour les emplois-jeunes apparaissent alors comme
aux frontières de métiers et de qualifications diverses.
D'une certaine façon, ils préfigurent les compétences
futures... " (atelier 4, NTIC, texte introductif, Conseil Régional
Nord-Pas-de-Calais).
(11) Fauroux propose une liste de ce qu'il désigne comme
" savoirs réellement primordiaux " que l'école
a pour mission première de transmettre, auxquels doit être
associée " la mise au point d'une batterie d'épreuves,
annuellement renouvelables, qui permettra d'apprécier rubrique
par rubrique s'ils sont acquis ou font défaut " ; cf.
Pour l'ƒcole, Calmann-Lévy/La Documentation française,
Juin 1996, p. 73.
(12) Bayrou en appelle en effet à une simplification des
contenus des DEUG, au profit des " modules de culture générale
et d'expression ".
(13) Les arbres de connaissance, Michel Authier et Pierre Lévy,
La Découverte, 1992.
(14) In Libération du 28/11/1997, supplément "
multimédia ".
(15) Dont la forme la plus prometteuse semble contenue dans le
concept d'" auto-formation " ; à l'université
de Bordeaux I, 20 000 heures de cours sur CD-rom et sur cassettes
sont mises à la disposition des étudiants, qui sont
ainsi invités à s'auto-former.
(16) Cela n'est bien sûr pas vrai au niveau de la manière
très française de prendre en charge la " reproduction
de l'élite " à travers les grandes écoles,
et au niveau de certains secteurs de la recherche. Nous nous intéressons
ici à une partie de la réalité étudiante,
il est vrai quantitativement considérable.
(17) Le monde de l'éducation, octobre 1997, pp. 53-55.
(18) Une alternative véritable à cette compréhension
des espaces interstitiels aux disciplines en terme d'interdisciplinarité,
apparaît dans l'idée d'une " écologie des
pratiques " développée par Isabelle Stengers
dans les Cosmopolitiques, La Découverte et Les Empêcheurs
de Penser en Rond, Paris et Le Plessis-Robinson, 1997.
(19) 80 % d'entre eux disent avoir d'abord choisi leur filière
par désir d'accomplissement intellectuel ; rappelons que
les étudiants inscrits dans ces filières constituent
80 % des étudiants inscrits en filières dites "
non-professionnelles ".
(20) Et pas seulement universitaire, mais aussi, pourrions-nous
dire, para-universitaire, sous la forme des ciné-clubs, groupes
d'expression, associations philosophiques, revues, etc...
(21) "La vision du travail précaire en termes d'auto-libération
renvoie à une phase du passé, à une phase où
l'économie informelle connaissait un boom, où elle
était autre qu'actuellement " ; cf. Le Philosophe et
le Gendarme, Actes du colloque de Montréal, vlb éditeur,
p.228.
(22) Discours prononcé le 01/10/96 lors de la clôture
des Entretiens Condorcet.
(23) Idem ; nous reprenons ici le compte-rendu qui a été
fait par l'Hebdo de la Formation, sur Internet, le 02/10/96.
mercredi 19 novembre 2003
Le lien d'origine : http://nantes.indymedia.org/article.php3?id_article=1728
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