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L’hypothèse distributiste
La gratuité à tous les étages Jean-Paul Lambert

Origine : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RDM&ID_NUMPUBLIE=RDM_021&ID_ARTICLE=RDM_021_0296

L’Alter-économie. Quelle « autre mondialisation » (fin) no 21 –2003/1

L’hypothèse distributiste La gratuité à tous les étages Jean-Paul Lambert

Jean-Paul Lambert est responsable de la revue PROSPER (distributisme, écologie, usages, pour la maîtrise de leurs usages par les usagers). Il a publié (l’Harmattan 1998): Le socialisme distributiste. Jacques Duboin, 1878-1976, préface d’Alain Caillé; Écologie et distributisme. La planète des usagers; Le distributisme éthique et politique. La grande relève de la machine par les hommes. On pourra lire dans La Revue du MAUSS (trimestrielle) n° 14,4e trimestre 1991 : « Pensez usages ! Plaidoyer pour l’usologie ».

Distributisme désigne un système économique qui permet de créer et partager les richesses par une autre voie que la redistribution des profits réalisés sur un marché ouvert aux stimulations et ravages de la concurrence.

Son mode opératoire peut être décrit de deux façons, la seconde prolongeant la première.

1) Tout usager reçoit de sa naissance à sa mort un revenu inconditionnel suffisant pour vivre, versé en « monnaie de consommation », non thésaurisable. Il est gagé sur la quantité des richesses et services disponibles, dont le total est chiffré sur une base prenant uniquement en compte les contraintes matérielles, écologiques et sociales. Les travailleurs n’ont plus à craindre la chute des prix et la perte de leur emploi. L’émulation technologique abaisse constamment leur temps de travail. Tout ce qui est produit peut être vendu.

2) Disposant d’un revenu largement suffisant et l’économie étant déconnectée des aléas du profit, les usagers peuvent donc partout s’investir dans les activités de leur choix. Ils renouvellent les produits et services dont ils ont l’usage ou en créent de plus favorables à leur épanouissement personnel et à la paix sociale et écologique. Les peuples ne sont plus laminés sous des productions dont l’éventail est restreint pour parvenir à des gains plus importants. L’abondance étant établie et durable, accumuler ne s’impose plus, ni même l’usage de la monnaie, remplacé par l’informatisation des disponibilités en matières et ressources.

« La prise au tas » n’est pas loin. Le distributisme réalise un socialisme cumulant les avantages de « la libre entreprise » et de l’anarchisme, défini comme « la plus parfaite forme d’ordre auquel les humains peuvent parvenir ».

Les principes du distributisme se sont construits à partir de deux scandales ou illogismes.

Le premier est la mise sous tutelle des États par les banquiers. Elle contredit gravement le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Elle s’opère en tout premier lieu dans les pays anglo-saxons. Les États-Unis ayant voulu reprendre le pouvoir d’émission monétaire, les Anglais débarquent et brûlent le Capitole (en septembre 1814 [1]). Ayant à son tour tenté de desserrer l’étau bancaire, Lincoln est assassiné. Il n’est donc pas étonnant que le premier contre-système, présenté sous la forme d’une fiction [2], soit d’Edward Bellamy, un journaliste de Boston.

Un contre-système proche, le créditisme, fut proposé par un Écossais, D.H.Douglas.

Le refus du pouvoir des banques a fortement marqué le distributisme originel et explique son approche quasi exclusivement monétaire.

Le second scandale est celui de « la misère dans l’abondance ». Il est permanent mais ne frappe les contemporains, d’une stupeur toujours aussi neuve, qu’à l’occasion de chaque retour de « la crise ». Il a focalisé les premiers distributistes sur la question suivante : comment résoudre et planifier les besoins ?

L’instruction et le procès de ces deux illogismes se poursuivent avec insistance dans la plupart des écrits économico-politiques. Mais leur récurrence même, paradoxalement, les rend insignifiants – indécisionnels. La mise en évidence de faits montrant que nos sociétés présentent déjà des séquences distributistes [3] ne peut pas non plus suffire à tourner la page. Un changement aussi considérable que celui que le distributisme laisse prévoir doit, nous semble-t-il, être soutenu par un ensemble d’idées et de principes aussi motivants que ceux qui ont préparé la Révolution française. Dans cet ensemble, figure pour nous en bonne place [4] le concept de gratuité, qui englobe à la fois la gratuité matérielle à laquelle les moyens dont nous disposons nous permettent désormais de prétendre, et la gratuité existentielle des expériences que nous sommes conduits à faire tout au long de notre vie. Au lecteur de juger si l’usage que nous faisons de ce concept est en phase ou non avec l’ensemble défini sous le nom d’anti-utilitarisme.

LA GRATUITÉ-PRIX

Le distributisme naît à une époque où la machine est déjà en pleine ascension, mais où il faut encore creuser des tranchées à la pioche. Les distributistes « historiques » sont donc pris entre une vision réaliste du travail encore nécessaire et l’anticipation de sa diminution progressive. Leur thème de prédilection est l’abondance, une abondance ajustée aux besoins. Ils l’opposent à une surproduction qui oblige à brûler, dénaturer, détruire, sous les yeux de ceux qui en manquent, des produits dont les prix s’effondrent.

Lorsqu’ils parlent de gratuité, celle-ci ne signifie encore rien d’autre, pour eux, que l’inverse du fait d’avoir à payer. C’est la gratuité-prix. Duboin la traite à travers deux arguments.

Le premier ne rompt nullement avec l’économisme « orthodoxe ». « En régime d’abondance, tout tend à la gratuité. Si les orthodoxes s’insurgent contre cette affirmation, c’est qu’ils n’ont jamais pris leur doctrine au sérieux. S’ils vantaient les bienfaits de la concurrence, n’était-ce pas qu’elle devait abaisser continuellement le prix de revient ? Or, à force de baisser, n’eussent-ils pas fini par être si près de zéro qu’il serait devenu impossible de les différencier monétairement ? Ainsi donc, c’est à la gratuité que tendait le libéralisme, si ses contradictions internes n’avaient achevé prématurément sa carrière [5]. » C’est aller un peu vite et commettre une erreur. Dans un cadre redistributif, abaisser constamment les prix ne conduit pas à la gratuité mais à la crise. Duboin l’avait du reste lui-même signalé bien avant de se rallier au modèle bellamien.

Pour que l’abondance des richesses conduise à leur gratuité, il faut bouleverser le système du crédit. C’est la base du second argument, celui-là proprement distributiste. Toutes les richesses et moyens utilisables ayant été chiffrés et totalisés, on crédite dans un rapport équivalent les dépenses nécessaires à la création de nouvelles richesses ou moyens. En économie distributive, toute collectivité publique peut émettre le crédit nécessaire à un service, sans espérer de retour tarifé [6]. Duboin n’est donc pas gêné d’annoncer la gratuité des transports, de l’eau, du gaz, de l’électricité, des PTT, du chauffage urbain, des soins médicaux, des médicaments, théâtres, concerts, cinémas… Pour le reste, il n’envisage pas encore de moduler les achats autrement que par voie monétaire [7].

La gratuité est plus facile à envisager à propos des services que des produits. La question du renouvellement ne s’y pose pas exactement dans les mêmes termes. C’est sur elle que les distributistes historiques ont capoté. Bellamy prévoyait deux armées étanches de travailleuses et travailleurs motivés par des grades. Ses successeurs [8] parlent de « service social ». Mais contrôlé par qui et comment ? Plus le temps passera et plus les souvenirs laissés par le fascisme, le nazisme, les informations filtrées par le Rideau de fer joueront contre eux.

L’inconditionnalité du « revenu social », dans la première version du distributisme, n’avait donc rien de bien engageant, sauf d’avoir toujours du travail et de travailler « pour le bien commun ». Elle est soumise à un certain temps de « service social ». Elle l’est aussi à la nécessité de produire les biens et services qui auront été décidés et planifiés par les autorités en dehors des lieux dévolus au travail. Ces autorités auront beau être élues, la forme technocratique dans laquelle sont prises les décisions se conserve et, s’agissant de régir les usages quotidiens, on voit pointer l’ennui qui naît de l’uniformité.

Duboin n’en a cure et s’enflamme au contraire à la perspective d’un État enfin utilitaire [9] où le Plan sera si bien fait et administré qu’il évitera toute occasion de gâchis.

LA GRATUITÉ-VIE

Le même Duboin prit un jour parti pour l’égalité des revenus [10]. Et déchaîna une telle bronca chez ses affidés qu’il n’en parla plus qu’en prenant la précaution de spécifier que l’économie distributive pouvait se faire sans ça…

Certes, mais un distributisme qui ferait sans mène à quoi ? À rien d’autre, en fait, qu’à ce que laisse prévoir l’achèvement du système actuel. La perspective d’occuper un poste à responsabilités assorti d’un haut revenu continue d’empoisonner l’ensemble du cursus scolaire (sélection, concurrence).

L’inconditionnalité des revenus est pervertie par des tentations introduisant un workfare insidieux. Les mieux payés créent et entretiennent la demande de biens et de services qui marquent leur classe. Les dégâts écologiques, la désespérance des gens d’en bas sont proportionnels à l’augmentation des revenus des cadres, dont il faut fouetter l’inventivité pour rendre chaque jour plus inutiles les masses auxquelles on jette des gadgets et des jeux.

Mais à quoi ressemblerait un distributisme qui ferait avec l’égalité des revenus ? N’hésitons pas à forcer le trait. Le nouveau régime affiche : Tournez-vous les pouces le plus longtemps possible ! En plus gros : Ne vous dévouez jamais ! Quand l’urgence s’en fera sentir, et sans doute avant, ils renouvelleront les produits ou services dont les retombées sociales et environnementales sont (ou semblent encore) positives, seulement si les conditions de production sont supportables pour l’environnement, éducatives et conviviales.

Cet aspect « humain », promis aujourd’hui par toutes les « alteréconomies » mais qu’aucune ne serait capable d’honorer, devient ici non seulement moralement central mais économiquement moteur. On voit mal en effet comment des usagers ayant des revenus assurés et égaux pourraient s’investir d’une manière régulière et a fortiori à titre intermittent dans une activité quelconque si elle ne les gratifie pas personnellement. En revanche, pleinement intéressés à ce qu’ils font et leur pouvoir de proposition étant libéré, ils assureront et amélioreront constamment les productions et services nécessaires. Rien ne les empêche par ailleurs de présenter un projet d’entreprise intégrant les soucis écologiques, éducatifs, sociaux aux contraintes matérielles et techniques de production. Les crédits leur seront accordés à l’essai, comme c’est le cas aujourd’hui par n’importe quelle banque, à ceci près que, si le produit ou le service restent en rade ou s’avèrent néfastes, ils ne risqueront pas de tout perdre et d’entraîner toute une équipe dans un échec. Ils auront fait une expérience dont la collectivité s’enrichira en temps réel.

Les maîtres mots de l’économie – comme de la politique – ont été jusqu’à présent nombre, utile, besoins. Les distributistes historiques en ont conservé la religion. Ils se réjouissent de faire plus fort, mieux que l’économie de marché.

Les conditions ont changé. Les maîtres mots du distributisme d’aujourd’hui sont hypothèse, essai, usages. À l’asymptote de ces trois vocables : la gratuité.

La gratuité-prix est déjà assurée au niveau de certains services. Elle a été jusqu’ici portée par le colosse marchand. Mais le colosse est fatigué. Il ne redistribue plus assez, ni en direction des actionnaires ni en direction des États. D’où l’idée de reverser dans la sphère marchande tous les services. Les effets redistributifs de perfusions de ce genre allant toujours diminuant et la paupérisation augmentant, il faudra tôt ou tard penser distributisme. La gratuité-vie prendra alors le dessus.

L’entreprise distributiste est capable d’intégrer dès le départ plus d’« utilités » – écologiques, techniques, sociales, éducatives… – qu’on ne l’a jamais fait. À ce niveau même, ceux qui s’y investissent peuvent toucher le système de signes – de sécurité, puissance, intelligence, modernité, beauté, autonomie… – qui sous-tend l’emploi qu’ils font des ressources naturelles et de leur existence.

Toutes choses que la concurrence lucrative aujourd’hui impose et dévoie, et que nous sommes déjà capables d’observer comme autant d’usages qui, pour peu qu’on leur trouve une raison extérieure, naturelle, autre que l’usage, introduisent du totalitarisme dans la production (production sociale incluse). Mais ces usages, dans la paix productive instaurée par le fait d’avoir des revenus assurés ou de disposer d’un stock de richesses déjà largement suffisant, nous serons libres de les rejeter ou de les fêter pour ce qu’ils sont : des usages et rien d’autre.

Libres de les « utiliser » – verbe incontournable – comme des « objets de recherche ». La gratuité sera à la recherche humaine ce que la falsifiabilité est à la recherche scientifique [11].


NOTES

[1] Ces faits sont connus sous le nom de Seconde Guerre d’indépendance.

[2] Looking backward, 1888, vendu à un million d’exemplaires en langue anglaise. Trad. : Cent ans après, paru en feuilleton dans l’Encyclopédie britannique en 1892, réédité par Jacques Duboin en 1936.

[3] Par exemple : monnaie émise d’un simple trait de plume (scripturaire), annulation des dettes, qui revient à avoir émis du crédit sans intérêt, revenu d’insertion…

[4] Outre le revenu inconditionnel : la non-division de la vie en trois « âges » qui en découle, puisqu’il peut être assuré « du berceau au tombeau »; la liberté d’entreprise maximale; la paix productive… (voir infra).

[5] Rareté et abondance, 1945, p. 423-24.

[6] Les municipalités qui rendent les transports en commun gratuits le font sur la base des économies que leur utilisation permet de réaliser dans d’autres domaines. Or ces économies, notonsle, ne sont pas seulement d’ordre monétaire. Pour une mauvaise raison, une raison monétaire, elles achèvent d’accoucher un mode de pensée écologique et social dont seul, pensons-nous, le distributisme pourrait assurer la pérennité.

[7] La monnaie « de consommation » ne change rien aux pratiques actuelles d’achat. Duboin en défend l’usage pour des raisons comptables et pour des fantasmes « d’ordre » (comme si « la prise au tas » en régime d’abondance pouvait encore dégénérer en foire d’empoigne).

[8] Rodrigues et Valois, Duboin, Reybaud, Laudrain, Muller, Loriant…

[9] Demain ou le socialisme de l’abondance, 1945.

[10] Égalité économique, 1939.

[11] Cf. Karl Popper, Logique de la découverte scientifique. La recherche ne progresse qu’en falsifiant périodiquement ses hypothèses. Cette falsification doit être garantie (face aux pouvoirs en place, entre autres) si on veut garder la science « ouverte ». On aura compris qu’une telle ouverture est synonyme de maîtrise. Dans le même ordre d’idées, on peut soutenir que la maîtrise de nos usages, poursuivie en ordre dispersé et avec des fortunes diverses depuis qu’il y a des hommes et du politique, se fera gratuite ou ne se fera pas. Tel que nous le concevons, le distributisme semble garantir cette paradoxale maîtrise contre toute confiscation institutionnelle. Mais la discussion n’est pas close…