|
Origine : http://scenesdelavisquotidien.com/2014/07/25/petit-guide-de-disempowerment-pour-hommes-profeministes/
25 juillet 2014
(L’article qui suit a été publié par
la revue québecoise Possibles dans le n° Le féminisme
d’hier à aujourd’hui. Il est mis à disposition
ici avec l’autorisation de l’auteur. )
par Francis Dupuis-Déri
Plus souvent qu’on pourrait si attendre, des féministes
suggèrent qu’il faudrait que plus d’hommes se
joignent à leur lutte pour la liberté des femmes et
l’égalité entre les sexes. Certaines féministes
appellent aussi les hommes à s’engager dans leur mouvement
car elles considèrent que le féminisme est bon pour
les hommes et pourrait même les libérer des contraintes
psychologiques et culturelles que leur imposeraient le patriarcat
et le sexisme (c’est, entre autres, la position de bell hooks
[2004]). D’autres restent sceptiques face aux hommes qui se
disent sympathiques au féminisme, puisque tous les hommes
tirent avantage, d’une manière ou d’une autre,
du patriarcat et que ces « alliés » ne font souvent
que reproduire la domination masculine au sein des réseaux
féministes (Blais 2008; Delphy 1998).
Du côté des hommes qui s’identifient comme «proféministes»
ou même «féministes», nous nous contentons
le plus souvent de nous déclarer pour l’égalité
entre les sexes et de déployer quelques efforts pour être
respectueux envers les femmes et pour effectuer un peu plus de tâches
domestiques et parentales que les autres hommes. Peu nombreux sont
ceux qui se mobilisent activement dans les réseaux militants
et féministes. Ainsi, trop souvent, les hommes proféministes
parlent au nom des féministes, tirent avantage de leur engagement
(notoriété, légitimité, etc.) et peuvent
aussi harceler et agresser sexuellement des militantes (comme le
révèlent des exemples historiques et contemporains,
dont des cas survenus lors de la grève étudiante au
Québec en 2012). On comprend alors que des féministes
peuvent accueillir les hommes proféministes avec méfiance.
D’autres mouvements d’émancipation ont connu
cette figure paradoxale et problématique du compagnon de
route, membre de la classe privilégiée et dominante.
Du côté de la lutte contre le racisme, par exemple,
le mouvement contre l’Apartheid en Afrique du Sud et contre
la ségrégation aux États-Unis, pour ne nommer
que ceux-là, ont dû composer avec des activistes antiracistes
membres de la majorité dite «blanche». D’ailleurs,
Stokely S. Carmichaël (1968 : 100), un militant afro-américain,
rappelait que «[l]’une des choses les plus troublantes
avec presque tous les sympathisants blancs du mouvement a été
leur peur d’aller dans leur propre communauté, là
où sévit le racisme, et de travailler à le
supprimer. Ce qu’ils veulent, c’est […] nous dire
quoi faire dans le Mississipi», alors qu’il aurait été
plus utile qu’ils s’engagent contre le racisme dans
leur communauté d’origine européenne (Carmichaël
1968 : 100 ; voir aussi McAdam 2012 : 203-208).
Il n’est donc pas surprenant que ce type d’alliance
politique provoque souvent des malaises, des tensions et des conflits,
au point où des groupes finissent par expulser les membres
de la classe privilégiée et dominante, et décident
de s’organiser en non-mixité, quitte à participer
aussi à des alliances et à des coalitions mixtes.
En se dotant de lieux ou de moments non-mixtes ou «séparés»,
il est en effet plus facile d’échanger au sujet d’expériences
individuelles, de parler de ses blessures, de ses traumatismes,
de ses peurs, de ses déceptions et de ses espoirs, puis,
par la suite, de développer une conscience et une analyse
collectives afin d’identifier des objectifs et de déterminer
des moyens d’actions adéquats (Hanish 2000). La non-mixité
a été particulièrement importante pour que
les femmes puissent prendre conscience du caractère systémique
des violences masculines (Romito, 2009, 60).
Le pouvoir individuel et collectif qui se développera alors
pourra servir à créer un rapport de force dans des
lieux et des moments mixtes face ou aux côtés des membres
de la classe privilégiée et dominante. Ce processus
a été nommé, en anglais, empowerment, un terme
qui ne connaît pas de traduction française tout à
fait satisfaisante (on hésite encore entre autonomisation,
capacitation, «appropriation du pouvoir» [Guberman 2004],
«empouvoirer» [Cardinal et Andrew 2000 : 34]). L’expression
a été reprise par diverses forces et tendances politiques,
y compris des agences de gestion et des institutions internationales
associées au néolibéralisme. Cela dit, du côté
des féministes, l’empowerment désigne un processus
individuel et collectif qui implique à la fois une prise
de conscience politique, le développement d’une force
politique et, par conséquent, d’une capacité
d’agir de manière autonome individuellement et collectivement
pour obtenir l’égalité sociale (Fortin-Pellerin
2006; Bacqué et Biewener 2013).
Quelle place peuvent jouer les hommes dans ce processus d’empowerment
des femmes? La réponse à cette question mérite
une précision, à savoir de quelles femmes et de quels
hommes s’agit-il, puisque la situation n’est pas tout
à fait la même si on est d’une catégorie
racialisée dominante ou subalterne, pauvre ou riche, hétérosexuel,
gay, transgenre ou transsexuel (Baril 2009). Dans cette perspective,
conscient que ma posture n’est pas universelle, je vais proposer
ici l’ébauche d’un guide pour proféministes,
en m’inspirant des très nombreuses discussions que
j’ai eues avec des féministes, de mes lectures de textes
militants sur la question, et de mon expérience d’homme
ayant des pratiques hétérosexuelles, économiquement
privilégié, vivant en Amérique du Nord et descendant
des populations colonisatrices européennes.
Si le féminisme rend possible l’empowerment des femmes,
il me semble problématique de considérer qu’il
devrait aussi permettre l’empowerment des hommes. Le patriarcat
est un système dans lequel, précisément, les
hommes disposent d’un pouvoir sur les femmes, la classe des
hommes dominant, opprimant, exploitant et excluant la classe des
femmes. Dans une perspective de justice, d’égalité,
de liberté et de solidarité entre les sexes, ce n’est
donc non pas l’empowerment qui convient pour les hommes, mais
le disempowerment. Selon les dictionnaires anglophones Oxford et
Collins, le disempowerment désigne ce qui consiste à
«rendre (un individu, un groupe) moins puissant ou moins confiant»
(Oxford) ou à «priver (un individu) de pouvoir ou d’autorité»
(Collins).
Le disempowerment des hommes n’implique pas de réduire
notre capacité d’agir ou d’être moins confiants
et moins puissants en tant qu’êtres humains, mais en
tant qu’hommes et donc en tant que membre de la classe dominante
et privilégiée dans le patriarcat. L’engagement
des hommes dans un processus individuel et collectif de disempowerment
consiste à réduire le pouvoir que nous exerçons
individuellement et collectivement sur les femmes, y compris les
féministes. Certes, l’empowerment des femmes et des
féministes dépend d’elles-mêmes et aucun
homme ne peut émanciper les femmes à leur place ou
en leur nom. Cela dit, le disempowerment des hommes doit faciliter
l’empowerment des femmes.
Cette proposition de disempowerment évoque la distinction,
avancée par des féministes (French 1986 : 524-532;
Kruzynski 2004 : 251-252), entre diverses formes de pouvoir, d’une
part le «pouvoir sur» qui désigne la domination
(j’exerce mon pouvoir sur une ou des femmes), et d’autre
part le «pouvoir de», c’est-à-dire la capacité
d’agir et de faire (j’ai le pouvoir de faire ceci ou
cela). L’empowerment féministe des femmes consiste
donc à développer leur pouvoir de, soit leur capacité
d’agir et de faire, alors que le disempowerment des hommes
proféministes consiste à réduire notre pouvoir
sur les femmes et les féministes avec pour objectif sa disparition
complète. Il s’agit alors de travailler contre les
institutions, les actes et les attitudes qui produisent et consolident,
au niveau individuel et collectif, notre statut masculin et notre
pouvoir sur les femmes.
Par ailleurs, des féministes ont également identifié
l’importance du «pouvoir avec», c’est-à-dire
«de collectiviser et de partager le pouvoir» d’agir
et de faire à travers des réseaux d’alliances
(Kruzynski 2004 : 252). À l’inverse, le disempowerment
implique de réduire notre pouvoir avec les autres hommes,
soit la complicité et la solidarité entre hommes.
D’ailleurs, même bell hooks, plutôt optimiste
quant à la participation des hommes au féminisme,
précise que notre «contribution à apporter à
la lutte féministe» consiste à «exposer,
confronter, opposer et transformer le sexisme de [nos] pairs masculins»
(hooks 1984 : 81).
Je vais maintenant proposer une liste d’attitudes ou comportements
qui pourraient participer de ce processus de disempowerment. Il
ne s’agit pas ici d’une liste complète, et chaque
élément mériterait une discussion approfondie
pour prendre en considération la pluralité des situations
possibles, y compris en regard d’autres systèmes de
domination (étatisme, racisme, classisme, etc.). Il importe
aussi, à chaque fois, de réfléchir aux désavantages
potentiels de l’engagement des hommes proféministes
pour les femmes du mouvement féministe. À titre d’illustration,
voici un paradoxe inhérent à la posture de l’homme
identifié comme proféministe : il incarne le rôle
patriarcal du protecteur ou sauveur des femmes face à d’autres
hommes prédateurs ou agresseurs (ici, les antiféministes),
ce qui lui permet de tirer des bénéfices puisque des
femmes peuvent alors se sentir redevables ou dépendantes
de cette protection reçue (Blais 2009; Young 2007, p. 118
et suiv., Nayak 2006, p. 49). Pour rappeler le caractère
paradoxal et problématique de l’homme identifié
comme proféministe, chaque proposition proféministe
sera accompagnée d’une brève mise en garde évoquant
des effets potentiellement négatifs pour les féministes.
Cet exercice en deux temps a pour objectif de garder à l’esprit
que malgré nos bonnes intentions, ce que nous faisons (ou
pas) comme proféministe peut toujours avoir des effets négatifs,
à tout le moins pour quelques féministes. Enfin, je
dois préciser que la plupart des idées et réflexions
proposées ici ne sont pas de moi, puisqu’elles m’ont
été inspirées par mes lectures de féministes
(entre autres, Blais 2008 ; Delphy 1998 ; Monnet 1998) ou d’autres
proféministes (Stoltenberg 2013 et Thiers-Vidal 2013), par
mon expérience militante (par exemple, dans la Coalition
antimasculiniste et dans Hommes contre le patriarcat), par des rencontres
et des discussions dans des réseaux féministes et
anarchistes en France et au Québec et par des documents qui
y circulent, en particulier la brochure «12 suggestions pratiques
destinées aux hommes qui se trouvent dans des espaces féministes»
et un texte sur la «langue macho» ou «langue de
domination» repris par le collectif québécois
de féministes radicales Némésis.
Guide de disempowerment proféministe (inspiré de
diverses sources)
• Laissons leur lutte aux féministes : toujours se
rappeler que la lutte féministe est la lutte des femmes,
et non la nôtre.
Attention : des féministes pourraient souhaiter que nous
soyons plus actifs dans notre engagement politique, surtout que
plusieurs proféministes se complaisent dans l’auto-culpabilisation
et se réfugient dans l’apathie.
• Nous sommes des auxiliaires : puisque c’est leur
lutte et non la nôtre, nous ne devons être qu’auxiliaires,
c’est-à-dire ne pas en prendre la direction, ne pas
donner d’ordres. Même si nous rêvons, pour l’avenir,
d’une société égalitaire, il importe,
dans le contexte présent, de laisser aux féministes
les rôles et les tâches d’influence et de prestige
et d’accepter les tâches que les féministes nous
encouragent à accomplir, y compris des tâches auxiliaires,
comme par exemple organiser la logistique avant un évènement
féministe et faire le ménage. Les rôles de sexe
conventionnels sont ici inversés, justement dans une optique
de disempowerment.
Attention : des féministes peuvent souhaiter que nous prenions
plus d’initiative et d’autres seront heurtées
par le fait qu’on nous remerciera et nous félicitera
pour avoir effectué des tâches moins prestigieuses,
comme par exemple laver la vaisselle lors d’un évènement
féministe.
• Prenons garde à la facilité : il est souvent
plus facile de reproduire les normes de genre que de les contester
ou de les subvertir, et il n’est donc étonnant que
des féministes nous encouragent à effectuer des tâches
que la convention associe à la masculinité, comme
prendre la parole en public, manipuler un ordinateur, assurer la
sécurité physique d’un évènement,
etc. Même si nous répondons alors aux demandes des
féministes, il faut se rappeler que les rôles de sexe
sont des constructions sociales, et il peut être opportun
de proposer d’effectuer certaines de ces tâches avec
des féministes pour qu’il y ait un partage des connaissances
et un transfert des compétences.
Attention : les féministes sont conscientes de ces enjeux,
mais elles peuvent avoir décidé d’exprimer de
telles demandes pour sauver du temps, pour s’assurer d’une
division des tâches, etc.
• Nous ne sommes pas essentiels et nous sommes parfois même
indésirables : il est possible qu’en certaines occasions
ou même plusieurs, des féministes ne nous veulent ni
à leurs côtés, ni avec elles, et qu’elles
aient envie d’être entre elles (non-mixité).
Si elles nous excluent, elles ont certainement des bonnes raisons.
Attention : la situation des femmes et des hommes dans le patriarcat
n’est pas la même. Conséquemment, le besoin et
l’utilité de la non-mixité pour des femmes et
des féministes ne signifie pas que la non-mixité masculine
est tout aussi légitime et nécessaire (l’histoire
des années 1980-1990 montre que les discours antiféministes
masculinistes sont apparus dans des groupes de discussion d’hommes
qui échangeaient au sujet de la «condition masculine»
et qui ont petit-à-petit commencé à critiquer
les féministes et les femmes, surtout leurs conjointes ou
ex-conjointes).
• N’attendons pas qu’elles nous expliquent :
les féministes ont déjà beaucoup à faire,
essayons donc de nous informer nous-même au sujet du féminisme
et du patriarcat, par des livres, des films et des vidéos
ou d’autres sources (pour ma part, j’ai trouvé
beaucoup d’inspiration chez des auteures féministes
comme Christine Delphy, Patricia Hill Collins, Colette Guillaumin,
Catharine MacKinnon, Monique Wittig, Virginia Woolf. Il y en a bien
d’autres). Le savoir que nous acquerrons doit servir à
produire du changement en nous et chez les autres hommes.
Attention : il est facile de devenir présomptueux et de
chercher du prestige et de l’influence en assenant des vérités
féministes aux femmes et aux féministes. L’apport
incontournable des femmes et des féministes ne doit pas être
masqué mais au contraire rendu visible: nous ne sommes pas
nés proféministes.
• Choisissons l’écoute active plutôt que
la surdité défensive: quand des féministes
nous expliquent ou nous critiquent, nous commençons souvent
par entendre sans écouter ni comprendre ce qu’elles
nous disent, alors qu’il faut aussi écouter, puis comprendre,
et finalement agir ou cesser d’agir en conséquence.
L’engagement proféministe n’est ni un pur exercice
mental, ni un dilettantisme politique, ni une déclaration
identitaire. La lutte contre le patriarcat et la classe des hommes
nécessite des actes concrets et effectifs.
Attention : quand nous commençons à comprendre les
véritables implications du féminisme, nous réalisons
que nous devons accepter de perdre du pouvoir et des privilèges
associés à notre position d’homme et nous risquons
alors d’abandonner nos positions proféministe et même
de devenir antiféministes.
• Rappelons-nous que si nous comprenons peut-être le
patriarcat, ce sont les femmes qui le subissent: malgré toutes
nos réflexions et nos beaux principes, les féministes
subissent le patriarcat, et, pour cela, elles comprennent mieux
que nous sa nature injuste et destructrice. Quand nous discutons
avec des féministes au sujet des agressions sexuelles, par
exemple, rappelons-nous toujours que les femmes qui nous parlent
ont peut-être vécu cette expérience dans leurs
corps, qu’elles en gardent encore les marques et qu’elles
en ont une intelligence concrète, et que, par conséquent,
il est justifié qu’elles nous soupçonnent d’avoir
été, ou d’être, un agresseur réel
ou potentiel.
Attention : il s’agit pour nous d’accepter et d’apprendre
de ce vécu et non de le discréditer en prétendant
que cette expérience provoque chez ces femmes des émotions
trop fortes qui minent leur raison (d’ailleurs, l’idéologie
patriarcale distingue arbitrairement la raison et l’émotion
et prétend qu’un enjeu n’est compréhensible
que par la raison pure). Nous devons intégrer ce type d’analyse:
«Celles ou ceux qui n’ont pas subi de violences sexuelles
auront peut-être du mal à comprendre pourquoi les femmes
qui survivent à l’agression se font souvent des reproches.
[…] Ils ne savent pas qu’il peut être moins pénible
de croire qu’on a fait quelque chose de blâmable que
de penser qu’on vit dans un univers où l’on peut
être agressé à n’importe quel moment,
n’importe où, simplement parce qu’on est une
femme» (Susan J. Brison 1993).
• Les bavards, c’est nous : contrairement au sens commun,
nous parlons en général plus que les femmes, surtout
en présence de femmes, et nous avons tendance à leur
couper la parole, à redire ce qu’elles viennent de
dire, à parler à leur place, à leur dire ce
qu’elles devraient penser et faire, à ramener la discussion
à nous et à nos préoccupations. Il est donc
important d’apprendre à nous taire ou à moins
parler et à ne pas toujours être au centre de la conversation.
Attention : notre écoute peut paraître paternaliste
si nous insistons pour que des femmes parlent dans une réunion
mixte, par exemple. Il importe donc de bien exposer les motifs de
cette préoccupation, et il est sans doute préférable
d’indiquer que les hommes parlent trop, plutôt que de
souligner que les femmes ne parlent pas.
• Assumer qu’en tant qu’homme dans le patriarcat,
nous avons du pouvoir et des privilèges face aux femmes et
que des féministes peuvent nous critiquer : il faut admettre
que nous avons déjà commis, en tant qu’homme,
des injustices envers des femmes, nous en commettons présentement
et nous en commettrons dans le futur. Nous avons profité
du travail gratuit de notre mère, nous n’avons pas
respecté le principe du consentement lors de relations sexuelles
avec d’anciennes copines, nous avons manœuvré
pour qu’une ancienne amante enceinte choisisse l’avortement
parce que nous ne voulions pas assumer la paternité, nous
ne prenons pas nos responsabilités face aux tâches
domestiques et parentales, nous jouissons de privilèges et
d’avantages sur le marché de l’emploi, etc. Bref,
nous faisons partie du problème et nous pouvons être
la cible légitime de critiques et d’attaques féministes
en tant qu’homme et même en tant que proféministe.
Il faut l’admettre, mais aussi chercher si possible réparation
et agir pour favoriser la transformation sociale collective. Il
faut aussi se rappeler qu’il n’est pas facile pour les
féministes de porter la critique, car elles connaissent la
violence antiféministe qui consiste à leur reprocher
de semer la zizanie et d’être hystériques.
Attention : des féministes pourront penser qu’on accepte
la critique et même qu’on se déclare coupable
pour terminer la discussion et, finalement, faire taire la critique.
Il est tentant de jouer de l’auto culpabilisation paralysante
(«Je ne ferais rien puisque je ne fais jamais rien de bien…»),
mais sans déployer d’effort pour changer et s’améliorer.
• Admettre ses erreurs: se déclarer «proféministe»
ne suffit pas à nous élever au-dessus de la classe
des hommes ou à nous placer hors du patriarcat et de la domination
masculine. Nous allons commettre des erreurs politiques. Si des
féministes acceptent et même apprécient notre
engagement politique, d’autres ressentent un malaise, pour
diverses raisons : elles nous connaissent et savent que nous pouvons
agir en patriarche ou en macho, elles considèrent que notre
présence nuit à la cohésion du mouvement, favorise
une modération des positions politiques, etc. Admettons nos
erreurs et acceptons la critique sans chercher à répliquer,
se justifier, ni même à s’expliquer, et cherchons
à nous améliorer.
Attention : ne jouons pas la victime pour obtenir la pitié
ou la clémence des féministes, sur le mode de «Ah!
je suis bouleversé de réaliser à quel point
la classe des hommes domine les femmes, à quel point j’ai
abusé de ma position de dominant… Ah! je me sens coupable,
je suis malheureux !» Les féministes ne sont pas là
pour nous consoler de notre «malheur de dominant», et
il ne faut pas croire que les féministes se sentaient joyeuses
lorsqu’elles ont pris conscience de l’impact du patriarcat
et du sexisme dans leur vie passée, présente et à
venir.
• L’hétérosexualité comme problème
: évidemment, éviter la drague manipulatrice, être
attentif au consentement, etc.
Attention : notre proféminisme affiché peut être
rassurant, voire charmant aux yeux de certaines féministes,
surtout celles ayant des pratiques hétérosexuelles.
Dans un tel contexte, il est donc encore plus important de ne pas
pratiquer la manipulation sentimentale et la consommation des cœurs
et des corps.
• Briser la solidarité entre mâles : une domination
de classe se maintient d’autant mieux que les dominants sont
solidaires les uns des autres, et entretiennent leur «pouvoir
avec» les autres dominants. Il ne faut donc pas éviter
de confronter nos amis et camarades dans leur sexisme (y compris
lorsqu’il s’exprime sur le mode de l’humour) et
il faut savoir se mettre en retrait du débat public quand
un ami ou un proche est la cible de critiques féministes,
car il est très difficile de rester cohérent, d’un
point de vue politique, si nous avons des liens forts avec le protagoniste.
Être proféministe, c’est parfois accepter de
perdre des camarades et des amis qui ont des attitudes et comportements
inacceptables envers les femmes et les féministes.
Attention : il faut éviter de se croire supérieur
aux autres hommes et de penser que le problème, ce n’est
jamais nous mais seulement eux : les masculinistes, les machos,
les curés, les fascistes, etc.
• «Boys watch» («veille masculine»)
entre proféministes : briser la solidarité entre mâles,
cela signifie qu’en tant qu’auxiliaires des féministes,
les hommes proféministes peuvent consciemment et explicitement
se donner le rôle de surveiller les autres hommes, y compris
les autres proféministes, pour «exposer, confronter,
opposer» le sexisme et l’antiféminisme des autres
hommes et les attitudes et comportements problématiques.
Attention : ne pas oublier que les féministes savent bien
se défendre elles-mêmes et qu’elles peuvent trouver
pénible nos «combats de coqs», car les proféministes
sont parfois en compétition entre eux pour paraître
aux yeux des féministes comme le plus grand des proféministes.
• Attention aux clivages : le féminisme est un vaste
mouvement qui compte plusieurs tendances, et les débats y
sont parfois vifs au point où surgissent des clivages et
des inimitiés. En tant qu’hommes proféministes,
nous nous sentons probablement plus d’affinités avec
certaines féministes, mais ce n’est pas à nous
de départager publiquement entre les «bonnes»
et les «mauvaises» féministes.
Attention : des féministes pourront nous critiquer parce
que nous nous cantonnons dans la facilité de la neutralité
ou dans la mise en retrait, et souhaiter que nous prenions ouvertement
leur parti dans des débats fondamentaux, et parfois douloureux,
même si, ce faisant, nous nous trouvons en opposition avec
d’autres féministes.
• Reddition de comptes : dans la mesure du possible, consulter
des féministes avant d’agir et valider, avec des féministes,
si nos actions sont légitimes de leur point de vue, par exemple
avant d’écrire et de publier un texte proféministe,
d’organiser un évènement féministe, etc.
Cela permet de résoudre certaines dérives potentielles
mais dans la mesure où la reddition de comptes dépend
du bon vouloir des hommes, elle a des limites certaines.
Attention : cela implique évidemment que les féministes
consacrent du temps et de l’énergie à nous conseiller.
De plus, il est généralement possible pour un proféministe
de «choisir» des féministes sur l’appui
desquelles il peut compter. Comme le mentionnait un proféministe
aux États-Unis dans les années 1980, « [é]couter
les voix des femmes ne signifie pas écouter cette femme-ci
ou cette autre femme là-bas, ou essayer de comprendre quel
groupe de femmes écouter. Il s’agit plutôt de
comprendre comment entendre la voix collective des femmes battues
et du mouvement regroupant ces femmes » (Cohen 2013).
En résumé, il faut (1) se rappeler que nous ne sommes
que des auxiliaires des féministes; ce qui signifie (2) être
attentif aux besoins des féministes et à leur écoute
; (3) s’informer auprès d’elles avant d’agir
et se donner les moyens de répondre à leurs attentes
lorsqu’elles nous sollicitent ; (4) tout en restant conscients
que nos actions (ou notre inaction) peuvent toujours avoir des conséquences
négatives pour certaines femmes et féministes.
Enfin, ce guide reste partiel et mériterait d’être
développé et complété selon vos expériences
et la diversité des situations. Il est évident que
l’engagement proféministe ne se limite pas aux espaces
militants. L’activisme public n’est pas une sphère
à part où nous devrions chercher une cohérence
politique. L’engagement conséquent des hommes identifiés
comme des proféministes s’inscrit dans le quotidien
et dans toutes les sphères où nous sommes présents.
NOTE : J’ai développé plus longuement mes réflexions
sur les hommes proféministes dans le texte «Les hommes
proféministes : Compagnons de route ou faux amis ?»,
Recherches féministes, 21 (1), 2008. L’idée
originale du «disempowerment» a émergé
au Salon du livre anarchiste de Montréal à l’occasion
d’un atelier organisé et animé par le collectif
de féministes radicales Les Sorcières. Après
qu’elles aient demandé aux hommes de sortir pour poursuivre
l’activité entre femmes, quelques hommes ont discuté
entre eux et débattu de « disempowerment ». Même
si les propos avancés ici n’engagent que moi, je remercie
vivement, pour avoir commenté des versions préliminaires
de ce texte, Mélissa Blais, Ève-Marie Lampron, Isabelle
Lavoie, Geneviève Pagé, Sylvain du Collectif stop
masculinisme, Yeun Lagadeuc-Ygouf, et toutes les autres personnes
avec qui j’ai discuté de ces enjeux.
Bibliographie
Baril, Alexandre. 2009. «Transsexualité et privilèges
masculins : fiction ou réalité ?», dans Line
Chamberland et al. (dir.). Diversité sexuelle et constructions
de genre, Québec, Presses de l’Université du
Québec, p. 263-295.
Biewener, Carole, Bacqué, Marie-Hélène. 2013.
L’empowerment, une pratique émancipatrice, Paris, La
Découverte.
Blais, Mélissa. 2009. «Polytechnique : en souvenir
de la féministe inconnue», 7 février, site
Blais, Mélissa. 2008. «Féministes radicales
et hommes proféministes : L’alliance piégée
?», F. Dupuis-Déri (dir.), Québec en mouvements
: idées et pratiques militantes contemporaines, Montréal,
Lux.
Brison, Susan J. 1993. «Survivre à la violence sexuelle
: une perspective philosophique», Projets féministes,
n°2.
Cardinal, Linda, Andrew, Caroline. 2000. La démocratie à
l’épreuve de la gouvernance, Ottawa, Presse de l’Université
d’Ottawa.
Carmichaël, Stokely S. 1968. «Pouvoir et racisme»,
Yves Loyer (dir.), Black power – étude et documents,
Etudes et documentation internationales (EDI).
Cohen, Jonathan. 2013 (1987). «Rendre des comptes —
un choix politique», sur le site Web «Scènes
de l’avis quotidien : en finir avec la masculinité».
Delphy, Christine. 1998. «Nos amis et nous : Fondements cachés
de quelques discours pseudo-féministes», C. Delphy,
L’Ennemi principal I : Économie politique du patriarcat,
Paris Syllepse, p. 167-216;
Fortin-Pellerin, Laurence. 2006. «Contributions théoriques
des représentations sociales à l’étude
de l’empowerment : le cas du mouvement des femmes»,
Journal international sur les représentations sociales, vol.
3, no. 1, décembre, p. 57-67.
French, Marilyn. 1986. La Fascination du pouvoir, Paris, Acropole.
Guberman, Nancy. 2004. «Appropriation du pouvoir et démocratie
: L’un va-t-il sans l’autre?», Nancy Guberman,
Jocelyne Lamoureux, Jeniffer Beeman, Danielle Fournier, Lise Gervais,
Le défi des pratiques démocratiques dans les groupes
de femmes, Montréal, Saint-Martin.
Hanish, Carol. 2000. «The personal is political», Barbara
A. Crow (dir.), Radical Feminism : A Documentary Reader, New York,
New York University Press, p. 113-116.
hooks, bell, 2004. «Feminist manhood», bell hooks,
The Will to Change : Men, Masculinity, and Love, Washington, Washington
Square Press, p. 107-124.
hooks, bell. 1984. «Men : comrades of struggle», bell
hooks, Feminist Theory from Margin to Center, Boston, South End
Press, p. 67-81.
Kruzynski, Anna. 2004. «De l’Opération SalAMI
à Némésis : Le cheminement d’un groupe
de femmes du mouvement altermondialiste québécois»,
Recherches féministes, vol. 17, no. 2, p. 227-262.
McAdam, Doug. 2012. Freedom Summer : Luttes pour les droits civiques
Mississippi 1964, Marseille, Agone.
Monnet, Corinne. 1998. «La répartition des tâches
entre les femmes et les hommes dans le travail de la conversation»,
Nouvelles questions féministes, vol. 19.
Nayak, Meghana. 2006. «Orientalism and ‘saving’
US State identity after 9/11», International Feminist Journal
of Politics, vol. 8, no. 1.
Romito, Patrizia. 2006, Un silence de mortes: La violence masculine
occultée, Paris, Syllepse.
Stoltenberg, John. 2013. Refuser d’être un homme :
Pour en finir avec la virilité, Paris-Montréal, Syllepse-M.
Thiers-Vidal, Léo. 2013. Rupture anarchiste et trahison
pro-féministe, Lyon, Bambule.
Young, Iris Marion. 2007. Global Challenges: War, Self-Determination
and Responsability for Justice, Cambridge (GB), Polity.
http://scenesdelavisquotidien.com/2014/07/25/petit-guide-de-disempowerment-pour-hommes-profeministes/
|
|