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Le « fascisme policier », la propagande du FN et la « xénophobie d’Etat » jouent-ils vraiment un rôle déterminant ?
Orly Sud et Orly Ouest : traitement discriminatoire et mécanismes des préjugés
Roissy : tapis rouge pour les clients fortunés et mauvais traitements pour les prolétaires

Cher Philippe,

Je me permets de t’envoyer cette lettre pour te faire part de mon expérience personnelle en tant qu’employé d’Air France à Orly et à Roissy de 1979 à 1983. Cette expérience, certes limitée, m’incite pourtant à apporter quelques nuances à ton compte rendu.


Orly Sud et Orly Ouest : traitement discriminatoire et mécanismes des préjugés

A Orly j’étais employé au service d’enregistrement des bagages, service où l’on donne les cartes d’embarquement aux passagers et enregistre leurs valises ; je n’avais donc pratiquement jamais affaire à la police, aux demandeurs d’asile ou aux personnes « étrangères » en transit. Néanmoins j’ai pu observer assez rapidement comment se construisaient ou se nourrissaient des préjugés xénophobes ou racistes chez mes collègues (en général plutôt « de gauche »), sans qu’il y ait besoin pour cela de la moindre propagande politique.

L’enregistrement est, chez les « cols blancs », le service le plus pénible de l’aéroport puisque tu dois dans un temps limité « traiter » le maximum de passagers avec tous les problèmes et toutes les questions qu’ils posent. Les passagers arrivent stressés pour de multiples raisons (peur d’un accident d’avion, arrivée tardive à l’aéroport, excédent de bagages, etc.) mais en plus leurs conditions d’accueil sont toujours précaires. Le summum ayant été atteint (du moins lors de mes quatre ans à Air France) par l’enregistrement des vols pour le Maghreb en juillet-août 1980 à l’extérieur, devant et sur les côtés de l’aérogare d’Orly Ouest. Résultat : les passagers restaient debout pendant des heures en plein soleil et profitaient en plus de la pollution sonore dégagée par les arrivées et les décollages des avions, ainsi que du ballet incessant des voitures et des autocars autour d’eux. Cerise sur le gâteau : ils devaient passer entre des barrières et des CRS qui contrôlaient les billets d’avion !! J’étais à l’époque délégué syndical CGT et j’avais dénoncé ce traitement lors des réunions avec la direction. Mais j’avais fort peu de chances d’être entendu, entre autres parce que « notre » subtil chef d’escale plaisantait sur les maladies vénériennes que pourraient attraper les agents d’Air France au contact de la clientèle maghrébine… !!

Mais il n’y avait nul besoin de son appui « moral » pour que les employés se comportent assez fréquemment de façon peu correcte voire carrément ignoble avec des passagers africains, antillais ou maghrébins qui constituaient l’essentiel de la clientèle de l’aéroport d’Orly.

Pourquoi ? Parce que le fait de travailler pendant des années au contact de différentes nationalités les avait amenés à se fabriquer une grille de lecture fondée sur des stéréotypes assez classiques sur les « Arabes », les « Noirs », les Martiniquais ou les Guadeloupéens. Rares étaient ceux qui s’interrogeaient sur leur rôle en tant qu’agents de l’enregistrement : faire cracher au bassinet des gens qui avaient déjà fait un sacrifice important en achetant leur billet, même à tarif « TRE » et qui étaient obligés d’ « exporter » en bagages accompagnés toutes sortes de marchandises qui coûtaient une fortune dans leurs pays d’origine et que leur famille ne pouvait donc pas se payer — du moteur de voiture au frigidaire en passant par des robots mixers, quand ce n’était pas de l’huile, du café, du sucre, du riz ou des couches culottes.

Il est évident que la « compagnie » nous donnait une marge de négociation possible avec les « clients » mais notre rôle était bien de racketter des prolétaires maghrébins, antillais ou africains. Ceux-ci, pour obtenir une plus grande réduction sur leur excédent de bagage, étaient amenés le plus souvent à s’humilier devant nous, voire à nous proposer des bakchiches. Et ces comportements ne pouvaient eux-mêmes que renforcer notre condescendance ou notre mépris pour eux.

Ce sont ces rapports faussés, cette dynamique à l’œuvre dans une relation de force entre clients et passagers qui dominent, avec une intensité bien plus grande dans les rapports entre policiers (ou médiateurs comme c’était le cas de la journaliste embauchée clandestinement à Roissy) et « étrangers » en situation délicate ou irrégulière.

Roissy : tapis rouge pour les clients fortunés et mauvais traitements pour les prolétaires

Lors de mes deux années suivantes à Roissy j’ai pu constater encore une fois qu’Air France avait une politique des deux poids deux mesures selon l’origine sociale de ses clients. Jamais à Orly on ne nous avait informés que, selon les règles internationales du transport aérien, nous devions distribuer des bons repas ou des bons d’hébergement gratuits si les avions étaient très en retard. Les passagers maghrébins obtenaient qu’on respecte leurs droits à Orly uniquement quand ils étaient emmenés par trois ou quatre Français genre bien blancs et BCBG qui connaissaient leurs droits et s’improvisaient leurs porte-parole. Sinon les mères de famille maghrébines ou africaines n’avaient plus qu’à dormir avec leurs bébés sur les banquettes ou le sol de l’aéroport, sauf si certains agents d’Air France proposaient, de leur propre initiative, de les héberger à leur domicile personnel et de les ramener à l’aéroport le lendemain.

Mais à Roissy tout était différent : la clientèle était généralement plus aisée et Air France prévenait toute protestation avec des boissons, des bons donnant droit à des boissons, des repas ou des chambres d’hôtel gratuits avant même que les passagers en fassent la demande.
Par contre le comportement des policiers de la PAF (police aux frontières) et des douanes était marqué par la xénophobie permanente et l’arbitraire le plus complet :

- mieux valait pour un marin coréen ne pas se faire prendre avec sa paie des 12 ou 16 derniers mois en espèces: il fallait alors une bonne heure pour expliquer aux douaniers et aux flics qu’ils n’avaient pas arrêté un « gros trafiquant » (avec au maximum 5000 euros sur lui !) et que c’était une pratique courante chez les marins de transporter leur argent en petites coupures sur eux ;

- malheur à la Péruvienne en provenance de Panama et en transit pour l’Espagne qui tournait en rond d’un air inquiet autour du tapis à bagages : elle avait le droit à la fouille détaillée de ses bagages puis à la fouille rectale et vaginale, sans la moindre excuse et sans qu’on l’aide à refaire sa valise saccagée, une fois qu’elle était « innocentée » ;

- haro sur le jeune Japonais aux allures de hippie transportant un ordinateur dans son sac à dos. Là aussi séance d’humiliation pendant une demi-heure et incompréhension totale des flics et des douaniers devant ce jeune Asiatique qui parlait parfaitement français et était donc forcément suspect : tutoiement, menaces, et aucune excuse une fois relâché.

Chaque jour apportait son lot d’anecdotes témoignant de la xénophobie, du racisme ou tout simplement de la bêtise des policiers ou des douaniers. Et les moments les plus calmes de la journée n’étaient souvent pas les plus agréables pour les passagers puisqu’il fallait que les hommes (et les femmes) en uniforme s’occupent et s’amusent à leurs dépens en inventant toutes sortes de jeux humiliants.

Les employés d’Air France avaient moins l’occasion de « taxer » le travailleur immigré à Roissy qu’à Orly, par contre on les appelait fréquemment dans les salles de correspondance pour d’autres villes de France ou d’Europe afin de servir d’interprètes auprès de la PAF (Police aux frontières).
Et il fallait déployer des trésors d’imagination pour convaincre les policiers de laisser repartir les passagers « atypiques »vers leur destination finale : on se doute qu’il ne s’agissait jamais d’Américains du Nord ou d’Européens de l’Ouest, mais toujours de prolétaires en transit, de personnes originaires d’Amérique latine, d’Asie ou du Proche et Moyen-Orient avec des visas de tourisme « douteux » ou des ressources insuffisantes, etc.

Et les passagers se trouvaient à la merci des humeurs des employés d’Air France à leur égard.

La grille de lecture xénophobe à Roissy était renforcée par un stage « commercial » où l’on expliquait aux employés d’Air France les prétendues particularités culturelles spécifiques des Américains du Nord, des Asiatiques, ou des Latino-Américains. Bien sûr tout cela était délicatement enrobé d’un langage pseudo-psychologique et d’une couche d’analyse transactionnelle mais la direction n’encourageait pas les employés à remettre en cause leur rapport à d’autres nationalités, d’autres religions et d’autres coutumes, ni bien sûr leur chauvinisme franchouillard.

Ce qui fait que là aussi les préjugés pouvaient naître et prospérer facilement. Les employés d’Air France avaient l’impression, à Orly comme à Roissy, de bien connaître la mentalité de nombreux pays, tout simplement parce que, au fil des années, ils avaient côtoyé des milliers voire des dizaines de milliers de ressortissants de tel ou tel pays. Pour peu qu’ils aient eux-mêmes voyagé dans telle ou telle contrée exotique ils avaient en tête quelques stéréotypes de base (pas toujours défavorables d’ailleurs, parfois extrêmement positifs grâce à des rencontres amoureuses ou amicales) qui conditionnaient, de façon totalement arbitraire, leur comportement avec les passagers en cas de conflit.

Curieusement le fait de côtoyer des dizaines de nationalités, des gens de toutes conditions sociales n'ouvrait pas automatiquement leur horizon, ne les prédisposait pas à une plus grande curiosité vis-à-vis d'autres cultures, d'autres comportements humains, mais aboutissait au contraire chez la majorité des employés à adopter une grille de lecture simpliste. Ils ne se rendaient pas compte que leur fonction déclenchait presque automatiquement des comportements stéréotypés chez les "clients" qu’ils "traitaient". Ce renforcement mutuel des préjugés et des stéréotypes était à la base de beaucoup de petits conflits. Et la répétition de ces petits conflits créait ou nourrissait des formes de xénophobie ou de racisme

Pour revenir au livre Bienvenue en France il me semble que ta critique évacue un problème que l’auteure évoque pourtant à plusieurs reprises quand elle raconte qu’elle (et d’autres médiateurs ou infirmières) dormait mal la nuit voire tombait carrément malade à cause de son impuissance à lutter contre les injustices auxquelles elle assistait.

Cet aspect me semble bien plus fondamental que le « fascisme policier », la propagande du FN ou la « xénophobie d’Etat » que tu invoques.

Je crois que certains boulots sont forcément déshumanisants même si l’on n’a aucun préjugé xénophobe lorsque l’on est embauché. Et c’est valable pour les flics, les douaniers, les employés des aéroports et des compagnies aériennes, les médiateurs de la Croix-Rouge, etc. Nul besoin de propagande politique de droite ou d’extrême droite pour que les individus en contact quotidien avec des étrangers en souffrance se durcissent, se blindent, se forgent une carapace. C’est un processus que tu peux constater tous les jours avec les médecins ou les infirmières dans les hôpitaux et qu’avait bien décrit Hervé Hamon dans son enquête sur le milieu médical. Vivre dans l’empathie permanente vis-à-vis de ceux qui souffrent est éprouvant. Si en plus tu dois lutter contre ta hiérarchie, tes collègues et les flics tous les jours, il faut avoir des convictions politiques solides pour tenir le choc.

C’est pourquoi il est plus facile de fermer les yeux devant les remarques racistes, les tabassages, de fermer les oreilles aux supplications et aux récits (imaginaires ou réels) de ceux qui te font face et de ne réserver ta compassion qu’à certains cas bien précis. Car le tableau est complexe : les mêmes personnes ressentent souvent un formidable sentiment de culpabilité (cf. ce que dit Christophe Dejours sur la souffrance psychologique des cadres et autres "dégraisseurs"). Et cette culpabilité peut se transformer soit en froideur voire en hostilité comme le décrit l’auteur, soit en gestes d’humanité sélectifs, intéressés ou pas : vis-à-vis d’une jolie fille, d’une vieille dame, d’une femme enceinte, d’un handicapé, ou de tel ou tel ressortissant d’une nationalité jugée plus « sympathique » qu’une autre.

Yves Coleman début mars 2005