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Origine : http://www.fondation-besnard.org/article.php3?id_article=270
La difficulté d’être anarchiste
Écrit en 1961 d’un point de vue anarcho-communiste,
ces réflexions pratiques de Christian Lagant sur le militantisme
quotidien et sa valeur, sur bon nombre de pîtres de la FCL
et de la FA, sur nos valeurs et les bassesses autoritaires pourraient
aussi bien passer comme "Les difficultés d’être
anarcho-syndicalistes" en 2005 ...
J’ai rajouter un édito de Christian sur "L’extraordinaire",
toujours utile, pour garder la tête froide.
Note personnelle : effectivement Christian avait du mal avec la
vie, il a préféré en finir avec elle (au moment
où d’autres camarades se faisaient "disparaître"
par la dictature argentine, appuyée par les USA, l’URSS,
Cuba et le FMI). Il y a des rendez-vous qui n’ont jamais lieu.
Ils il reste la bonne humeur qui transparaît dans les lignes
de Christian, la peine qui demeure aussi.
Frank, CNT 91.
La difficulté d’être anarchiste (1)
« Nous ne présentons pas de manifeste ronflant car
nous ne croyons pas aux bibles révélées et
immuables. Nous croyons plus réaliste, plus constructif et
aussi... plus anarchiste de mettre perpétuellement au point
un bulletin idéologique dans lequel et par lequel se dégageront
notre doctrine, nos positions, notre attitude dans la lutte historique
présente...". En rangeant une collection de "Noir
et Rouge" (il faut bien ranger, parfois, l’Anarchie est
d’ailleurs la plus haute expression de l’ordre...) j’ai
machinalement feuilleté le premier numéro de nos cahiers
et cet extrait de la page-éditorial m’a rappelé
que bientôt cinq années se seront écoulées
depuis la parution de ces quelques lignes. Cela donne toujours matière
à réflexion. Et aussi l’occasion de "faire
le point" et revenir sur certaines idées générales
de l’Anarchisme, la routine et les petites luttes de la vie
quotidienne ou au contraire la ve-nue soudaine d’événements
importants avec leurs "grands objectifs" brusquement révélés
à chaque fois risquant de voiler les principes simples et
clairs de ce qui demeure, plus que jamais, notre idéal.
En fait, au travers de ces semaines, de ces mois, de ces ans passés,
c’est toujours le même problème qui nous intéresse
: la prise de conscience des hommes face à l’État,
à la Société. Et l’Anarchisme nous paraissant
l’unique moyen de parvenir à cette prise de conscience,
nous sommes amenés à voir ou en sont l’Anarchisme
et les anarchistes.Je dirai plus loin pourquoi je souligne la différence
: entre ces deux termes. Mais, tout de suite, constatons que s’il
n’y a pas lieu de pavoiser, nous n’avons pas non plus
de raisons spéciales pour sombrer dans le découragement.
En cinq ans les idées qui nous sont chères n’ont
pas vu se cristalliser autour d’elles de mouvements puissants,
certes, mais elles n’ont pas reculé et continuent,
au contraire, de se frayer un chemin lentement, patiemment et c’est
pour nous, anarchistes, tout le problème : tenir le coup.
Non que notre vie soit particulièrement dangereuse (nous
ne lançons plus de bombes comme nos pères) ou particulièrement
pénible (notre militantisme "actif" nous laisse
parfois quelques loisirs ...) mais c’est précisément
ce côté grisâtre, sans panache, obstiné
des anarchistes de notre époque qui peut paraître ingrat
à supporter, pour certains. Il y a enfin cette difficulté
de se maintenir dans un camp où l’on sait que se trouve
peu de compagnons de lutte. Et ça n’est pas toujours
facile de militer, quand on n’est pas nombreux ! Car aux obstacles
matériels, résultant du travail accompli par de trop
petits groupes de camarades, s’ajoutent souvent d’une
façon parfois plus aiguë les obstacles moraux, ce combat
avec nous-mêmes, en un mot la difficulté d’être
anarchiste.
Qu’on ne prenne surtout pas ces derniers mots au tragique
: être dignes des idées pour lesquelles nous luttons
ne signifie pas avoir l’auréole de quelconques saints
laïques, non. C’est à la fois plus petit et plus
grand, plus simple et plus compliqué que cela. D’où
la nécessite de quelques "points de repères"
jalonnant notre chemin. Et en fait, cet article n’a d’autre
ambition que de présenter cer-taines réflexions sur
une courte expérience. Ce ne sera donc pas une "étude
idéologique" mais plutôt le rappel de quelques
principes, ces principes "si simples et clairs" dont nous
oublions parfois l’existence, pour notre plus grand malheur.
Et même le mot "principes" est un grand mot. On
voudrait bien pouvoir dire au jeune qui vient à nos idées,
et c’est à lui que je pense surtout en consignant ces
réflexions désordonnées, on voudrait et on
devrait pouvoir lui dire : "Vois-tu, nous avons quelques "trucs"
à te repasser, tu verras ce qu’ils valent. Essaie-les,
donne-nous tes impressions et si cela te va, repasse-les à
d’autres...". Oui, nos principes libertaires sont si
simples que l’on pou-rrait presque employer l’expression
(vulgaire, je le concède) "piger le truc" en parlant
de leur assimilation par quelqu’un. Mais comme cela ne ferait
pas sérieux, il vaut mieux en revenir aux bons vieux principes.
La difficulté d’être anarchiste, c’est
donc, entre autres constatations, cette difficulté de suivre
notre vie patiemment, sans fanfares. De remettre comme disait un
fabuliste célèbre, cent fois notre ouvrage sur le
métier, et j’en reviens ainsi à l’éditorial
de notre premier numéro cité au début de cet
article. De savoir enfin que l’on est peu, oui, que les anarchistes
resteront encore, (et pour longtemps) ces "hérissons"
de résistance, plantés au beau milieu d’une
Société toujours moribonde, mais qui a la vie dure...
Cette constatation de notre rôle de "mino-ritaires",
qui est valable pour tous les anarchistes quelle que soit leur organisation,
signifiera-t-elle pour autant une sorte de résignation de
notre part, un refus systématique et lassé devant
toute expansion de nos idées, devant toute volonté
d’élargir le mou-vement libertaire ? Certes non, bien
au contraire car, en nous ôtant toutes illusions excessives,
elle nous rendra conscients du travail précis que nous avons
tous à accomplir. Elle nous évitera, peut-être
cette "feuille de fièvre" à laquelle ressemblent
trop souvent nos efforts : les périodes d’abattement
succédant aux faux enthousiasmes et dont nous pouvons revoir
ensemble les processus les plus classiques, ceux que nous connaissons
le mieux.
Ou la température est basse, très basse, on se dit
qu’on n’avance pas, qu’on "n’y arrivera
jamais" à si peu devant tant d’obstacles et l’appareil
formidable de l’Etat (effectivement, si on a cette fausse
vision du problème uniquement considéré comme
un rapport de forces, on risque d’avoir un mauvais moral !)
et c’est rapidement le découragement, qui peut mener
à l’abandon.
Ou c’est le contraire, la température est haute, trop
haute même. On "pète le feu" et on milite
à 100 %, c’est la période du "tout pour
le Mouvement" et on a une fâcheuse tendance à
considérer tout progrès de l’organisation dans
laquelle on milite comme une avance de l’idée anarchiste
en soi (c’est pour avoir personnellement connu cette déformation
que je me permet d’en parler ; car il ne sert à rien
de se faire, après coup, une belle conscience, un passé
irréprochable et sans erreurs, alors que nous devrions signaler
celles-ci aux plus jeunes, aux nouveaux camarades, afin qu’au
moins nos défauts servent à quelque chose...) ; dans
une volonté d’" action" effrénée,
on croit avancer d’autant plus vite que l’on s’épuise
plus. Et un jour, ayant soudain constaté que la Révolution
n’avait pas éclaté parce qu’on avait,
la veille, vendu cinq journaux, collé dix affiches de plus
ou eu vingt personnes supplé-mentaires à un meeting,
les yeux s’ouvrent brusquement et le militant infatigable,
brutalement dégrisé se rend compte de la situation.
réelle. Et quand je dis "réelle", même
pas, car plus on était grimpé haut, plus la chute
est rapide et à ce moment tout est au contraire minimisé,
voire ridiculisé, par un individu écœuré
qui disparaît bien souvent "dans la nature" sans
laisser de traces...
Heureusement il n’est pas obligatoire de passer par de telles
expériences pour acquérir une vision disons... plus
simple des choses ! Aussi, pour-quoi ne pas nous pénétrer,
une fois pour toutes, de cette idée que notre attitude d’anarchiste
devant les difficultés de la vie militante doit être,
plutôt que frénétique ou blasée, sereine
? Mais si cette sérénité fait partie de nos
principes, n’oublions pas qu’elle n’est qu’un
principe d’action, cette dernière ne pouvant être
valable et réellement libertaire que si elle est accompagnée
du ’’principe des principes’’, de ce vieux
mot qui peut faire sourire certains mais dont nous constatons plus
que jamais qu’il demeure la "règle d’or"
de toute vie de militante anarchiste : L’ÉTHIQUE.
Que le lecteur se rassure, je ne m’amuserai pas à
décortiquer ou à lui expliquer le livre magistral
que Pierre Kropotkine consacra à cette question, l’ouvrage
forme un tout et n’a nul besoin de commentaires, voire d’interprétations,
Il nous suffit de l’avoir lu et médité au calme.
Mais nous sommes en 1961 et si notre doctrine existe toujours et
se voit même très souvent confirmée par les
faits, le mouvement libertaire n’a pas, lui, le rayonnement
et la puissance que l’on pourrait attendre d’hommes
et d’organisations guidés par une idée si juste.
Et combien d’entre nous, n’est-il pas vrai, ont souvent
pu se poser cette question : "Comment se fait-il qu’une
doctrine dont tout nous montre qu’elle est la seule valable,
humainement parlant, ne se répande pas plus vite dans le
monde, qu’elle n’ait pas plus d’adeptes et de
défenseurs ?" C’est alors que, très naturellement,
on peut être amené à la question suivante, complémentaire
plutôt :"L’Anarchisme ne serait-il qu’une
belle idée, une philosophie séduisante, certes, mais
inapplicable dans les faits ? L’Anarchisme n’est-il
donc pas aussi une doctrine sociale, donc réalisable dans
la vie et viable sur le plan organisationnel ? "
On voit tout le danger de telles questions posées dans l’absolu
car les faits sont là : c’est vrai, le mouvement libertaire
est faible et pesait dérisoire à l’échelle
mondiale. Mais outre ce fait élémentaire qu’il
faut nous armer de patience et de ténacité, comme
déjà dit, et que nous risquons d’être
encore très longtemps "petits" du point de vue
du nombre, il y a un autre point à ne pas oublier cette fameuse
éthique.
Bien sûr, cela parait puéril et certains pourront
s’étonner ou s’amuser de ce qui semble une re-découverte
de l’œuf de Colomb, soit. Mais après tout, ce
sont souvent les choses les plus simples dont on a tendance à
ne pas parler, quand on ne les oublie pas purement et simplement
! Elles peuvent pourtant parfois nous rendre bien service, et parler
de notre morale nous amènera à cette idée toute
simple qu’il existe à la fois une doctrine,une règle
, de vie l’Anarchisme, et des hommes : les anarchistes. Là
réside cette différence mentionnée en début
d’article et peut-être aussi une certaine explication
de nos difficultés. Ceci n’est, bien entendu, qu’un
point de vue et pourra être largement débattu, attaqué,
controversé dans les numéros suivants de " Noir
et Rouge".
Il est difficile de parler "morale", Cela suppose d’abord
de la part du rédacteur une vie exemplaire sur le plan éthique,
(ce qui n’est pas mon cas d’où d’ailleurs
mon intérêt pour cette question !) et puis le sujet
lui-même a une petite allure de discussion académique
pouvant sembler futile en regard des événements que
nous vivons. Peut-être. Mais si l’on a soi-même,
pendant des années, discuté de sujets considérés
comme plus "concrets." et plus précisément
d’un sujet comme l’Organisation, si l’on a vécu
ce dont on a discuté, je pense qu’on a le droit (si
ce n’est le devoir) de signaler ce qui nous a paru le plus
caracté-ristique, dans une certaine mesure, l’essentiel.
0r, si nous nous posons parfois des questions sur la viabilité
de l’Anarchisme, nous devrions peut-être nous dire que
ce n’est pas notre doctrine qui doit être mise en cause,
car elle est plus que jamais valable, mais bien nous-mêmes
: en clair, les anarchistes sont-ils à la hauteur de l’Anarchisme
? C’est tou-te la question.
Dire maintenant que, pour ma part, nous ne sommes pas toujours
à la hauteur de notre doctrine n’étonnera certainement
pas le lecteur, encore faut-il donner quelques précisions.
Je ne veux surtout pas dire que tous les anarchistes souffrent d’un
relâchement de leur éthique (ce que cela fait médical
!) et il y a, heureusement, assez de camarades dont la vie est elle-même
un exemple et un réconfort. Il est à remarquer, en
passant, que ces camarades sont souvent des hommes (et des femmes)
très simples, ce sont presque les plus "ternes",
les moins "brillants" mais ils mettent leurs actes en
accord avec leur pensée et ceux-là sont nos vrais
guides, au sens exemplaire de ce mot.
Des guides ? Bien sûr ils ne disent pas "suivez-moi"
! Mais leur vie est elle-même une affirmation de leur anarchisme
et on a envie de leur ressembler, rien de plus. J’ai personnellement
connu de ces copains (j’en connais toujours) et leur tranquille
courage, leur sens de la solidarité, leur aptitude â
ne jamais réagir ou se conduire en salauds ont fait autant,
sinon plus, pour mon réconfort et mon renforcement dans les
idées libertaires que tous les beaux discours entendus à
de beaux meetings...
Car ils n’étaient pas anarchistes parce qu’ils
avaient une carte, eux ; ils n’étaient pas anarchistes
parce qu’ils possédaient l’art des brillantes
péroraisons, celles que l’on fait devant des auditoires
trop souvent béats et admiratifs et dont on oublie les magnifiques
principes quelques heures plus tard, après son "moment
de militantisme" ; ils n’étaient pas anarchistes
parce qu’ils se proclamaient les "élites"
du Mouvement et ceux d’entre eux qui avaient plus lu d’autres
ne se chargeaient pas de rappeler à tout instant leur érudition,
ils ne méprisaient pas les copains dont les capacités
ou le bagage intellectuels étaient moindres ou, pire, ne
les considéraient pas avec cette condescendance apitoyée
fort en honneur chez nos "Précieux Ridicules" car,
bien sûr, l’Anarchisme a aussi les siens ...
Ils n’étaient pas anarchistes pendant un 1/4 d’heure
ou un jour par semaine, ils l’étaient en permanence
et n’avaient nul besoin d’aller le brailler, de l’écrire
à satiété, pour qu’on les croie. Et grâce
à ceux-là, l’Anarchisme, c’est notre certitude.
Mais nous ne sommes pas tous semblables aux camarades dont je viens
de parler et c’est peut-être parce qu’ils ne sont
pas l’écrasante majorité chez les libertaires
que nos idées éprouvent tant de peine à se
frayer un chemin !
Nous avons déjà vu qu’appliquer l’éthique
libertaire dans notre vie ne signifiait pas pour autant se transformer
en Salutistes ou en Scouts attar-dé à la recherche
de leur "B.A." quotidienne, certes, mais nous avons tout
de même tendance à oublier quel-ques petits principes
pas tellement difficiles à suivre et dont l’application
ne fera pas de nous des héros ou des martyrs. Parmi ceux-ci,
on pourrait mention-ner en bonne place la rigueur.
Brrr ! La rigueur, vous parlez d’un program-me ! Ne dramatisons
pas mais enfin il serait peut-être temps de reconnaître
que nous autres, anarchistes, avons tendance à être
de plus en plus rigoureux ...envers autres et de moins en moins
envers nous-mêmes ! Nous dénonçons inlassablement
les fautes, bassesses, défauts (etc.) de la Société,
parfait, mais tendons-nous à être personnellement des
hommes et des femmes plus valables, plus dignes de ce que nous défendons
? Et à quoi sert d’être sans indulgence pour
les autres si l’on se donne de bonnes excuses à soi--même
? La rigueur ? Ce n’est en réalité pas bien
terrible, mais c’est cette profonde honnêteté
qui consiste à nous voir tels que nous sommes, à faire
ce à quoi on s’est engagé, à être
le camarade sur lequel on peut compter, dans lequel on a confiance.
Ce petit couplet sur la rigueur paraîtra bien fragile à
côté de problèmes très importants. Ainsi
nous avons souvent parlé de l’Organisation, et nous
en reparlerons, car le morceau est de taille et mérite toutes
les études et examens possibles (2). Mais précisément,
comment pourra-t-on bâtir une organisation anarchiste valable
si les membres qui la composent n’ont pas eux-mêmes
cette rigueur, en fait cette morale dont nous parlons déjà
depuis un moment ? On aura beau faire tous les plans imaginables,
se casser la tête sur les plus parfaits et mieux, créer
même une organisation dont les rouages fonctionneraient à
merveille et l’appeler anarchiste. Rien à faire : si
les militants de cette organisation (il suffit parfois même
de quelques-uns !) n’agissent pas réellement en anarchistes,
s’ils n’ont pas cette éthique plus importante
que toutes les qualités extérieures, l’organisation
ainsi crée sera tout ce qu’on voudra, mais pas anarchiste.
Un exemple pas tellement lointain dans le temps nous rappelle que
s’il est bon de se consacrer à son organisation, celle-ci
ne doit pas devenir le but suprême, au détriment de
la qualité d’homme de ses mi-litants : pour s’être
acharnés à vouloir construire une Fédération
Communiste Libertaire "efficace" certains en arrivèrent
à oublier qu’ils étaient des anarchistes et
à se conduire comme tels, donnant de surcroît une superbe
occasion aux détracteurs du Communisme libertaire de dire
que celui-ci aboutissait inéxorablement à un néo
bolchevisme (3) ! Mais le danger inverse est également prévisible,
quand on abandonne sa morale (oui, sa morale !) et que la haute
satisfaction que l’on a d’être un "leader
écouté et entouré de sa petite cour risque
de conduire à un éparpillement de minuscules "chapelles"
dont les brillants conducteurs se déchirent en toute fraternité,
bien entendu...
Ces déviations nous montrent toute la difficulté
d’être anarchiste, Il y a d’ailleurs bien d’autres
aspects de cette question. Ceux-ci feront l’objet d’une
seconde série de petites réflexions dans un prochain
numéro de "Noir et Rouge" et nous en tirerons les
conclusions ensemble,
Christian Lagant
La difficulté d’être anarchiste (fin
de l’article) (4)
En attaquant cette suite (et fin) de l’article paru dans
le denier N° de N& R, il me semble nécessaire de
préciser et même de repréciser quelques points,
afin que certains camarades n’attendent pas de ce qui n’est
qu’une suite d’observations et de réflexions
on ne sait quelle panacée, remède-miracle aux maux
dont souffrent l’anarchisme et surtout les anarchistes...
Il faut, décidément que nous perdions cet-te fâcheuse
habitude d’exiger un travail tout mâché, voire
digéré, et si la difficulté d’être
anarchiste a de multiples causes, une des principales est aussi
(après un progressif’ engourdissement "physique"
dont nous ressentons, tous, les effets) cette sorte de flemme morale
à laquelle nous nous sommes habitués : pourquoi de
brillants penseurs se pencheront (comme on dit) sur les problèmes
et les résoudront à notre place ! Cet aspect très
important de la question qui nous occupe sera d’ailleurs revu
en cours d’article mais on peut déjà en voir
une application pratique dans le fait que plusieurs camarades, croyant
m’être agréable, écrivent ou disent à
peu près ceci : « très bien ton truc ! Et dans
ta suite, tu vas nous donner des solutions « concrètes
», hein ? etc. » Pas question de discuter tel argument,
de réfuter tel autre, de dire en clair pourquoi on est d’accord
ou pas, en un mot d’aider dans la recherche de difficultés
qui sont après tout les nôtres et concernent de ce
fait plus qu’un individu, à savoir le rédacteur
qui a pondu l’article, non ! On ne dit rien ou, ce qui est
pire, on approuve tout de confiance et on attend "le reste"
qui est la solution idéale d’organisation anarchiste,
rien que ça !
Si c’est ce qu’espèrent ces lecteurs de l’article
aujourd’hui, ils risquent fort d’être déçus,
car l’objet en était nettement indiqué dans
la première partie : un simple rappel de principes dont l’expérience
de la vie militante nous a fait apprécier la valeur, rien
de plus. Principes d’acte ensuite ? Aux camarades d’en
discuter entre eux une application effective, mais nous n’avons
voulu pour cette fois que soulever le problème moral, ce
problème d l’éthique anarchiste dont nous avons
constaté le rôle déterminant dans notre action
de chaque jour...
Sur l’organisation
A vouloir commencer en précisant certaines choses, je m’aperçois
que nous sommes déjà arrivés reparler de la
grosse question : "l’organisation". Bon. Finissons-en
avec le sujet avant d’aller plus avant. Car si quelques lecteurs
attendent le miracle en silence, d’autres démarrent
au contraire à fond et envoient des projets d’organisation
épatants, tout y est prévu (ou presque) et on se sert
soudain écrasé, vaguement inquiet, devant le grandiose
processus déclenché par quelques lignes. Un peu le
coup de l’apprenti-sorcier, quoi ! Mais là encore,
cette réaction prouve une mauvaise compréhension car
la première partie du présent article insistait sur
cette idée, qui devrait être, au fond, une lapalissade.
"On pourra créer la plus parfaite organisation et l’appeler
anarchiste. Rien à faire. Si les militants qui composent
cette organisation, n’agissent pas réellement en anarchistes,
elle sera tout ce qu’on voudra mais pas anarchiste".
Partant de ce principe, créer l’organisation avant
de créer anarchiste revient à bâtir une maison
en commençant par le toit, les murs et les fondations venant
ensuite. D’où le risque de constructions pour le moins
bizarres.
On pourra m’objecter que c’est trop in-sister sur de
simples évidences et que tout le monde a compris cela depuis
longtemps, alors que le temps urge et que nous ferions mieux de
bâtir le mouvement anarchiste puissant qui reste à
fai-re !.
A première vue, l’argument est impressionnant et a
ce style "concret" qui emporte d’amblé l’adhésion
des gens dits d’action, ceux qui "font" quelque
chose (quelquefois même n’importe quoi) et réfléchissent
après, quand la bêtise est faite. Et encore, s’il
y avait réflexion après chaque erreur, cela ne serait
pas si mal, mais c’est justement ce qui nous tracasse : nous
ne sommes pas du tout certains que les évidences énoncées
plus haut soient tellement comprises d’un grand nombre d’anarchistes,
et cela est gave ! Car si elles étaient comprises, on ne
verrait pas si souvent des camarades revenir avec une sorte d’impatience
sur des problèmes organisationnels qui voudraient traiter
des structures mais en fait se ramènent presque toujours
à négliger la qualité d’homme au profit
de la quantité. J’exagère ? Combien de fois
a-t-on entendu et entendra-t-on encore une phrase du genre suivant.
"C’est bien gentil de récupérer un bonhomme
de temps à autre mais en avoir dix ou vingt d’un coup,
c’est plus efficace ’." dite avec les meilleures
intentions du mon-de au départ, certes, mais dont les conséquences
peuvent parfois être dangereuses pour le mouvement anarchiste
lui-même. Nous verrons pourquoi plus loin, chaque chose en
son temps. Mais je ne voudrais pas conclure cet alinéa sans
répondre aux gens pressés de "faire du monde"
que chaque individu amené à l’anarchisme et
consolidé dans les idées anarchistes est déjà
par lui-même une victoire et un acquis irremplaçables
et qu’après tout un anarchiste valable est peut-être
aussi précieux à la progression de l’idéal
libertaire que dix individus auxquels on aura seulement donné
un vernis anarchiste, question d’appréciation.
D’autre part, si nous avions tous tellement bien compris
(ou retenu) les idées-bases de notre doctrine, on ne verrait
pas non plus cette étrange répugnance qu’ont
trop d’anarchistes à tirer profit des erreurs passées,
non pour se couvrir la tête de cendres par un quelconque masochisme,
mais pour les considérer lucidement, ces erreurs, je dirai
presque froidement. Bien sûr, les mêmes situations historiques
ne se répètent pas toujours et ce qui était
valable en 1936 peut ne plus l’être en 196l mais je
soutiens qu’il y a un minimum d’erreurs, élémentaires,
à ne plus commettre pour en avoir subi les funestes effets
!.) Si nous ne voulons pas passer pour des rigolos ou, ce qui est
plus grave, pour des gens entraînant quasi sciemment de nouveaux
camarades vers des échecs dont nous savions qu’ils
étaient inscrits dans certains comportements ou certaines
méthodes. Nous n’avons pas, nous n’avons plus
le droit de dégoûter des jeunes de l’anarchisme
(et la politique des "yeux fermés" conduit droit
à cela) pour ménager notre petit amour-propre ! La
quête acharnée de cet-te vérité devrait
amener tous les camarades ayant une expérience du combat
libertaire, ayant vu ses bons et ses mauvais côtés,
à se consacrer à une tâche que l’en pourrait
appeler de démystification au sein même du mouvement
anarchiste. Je reconnais que parler de démystification pour
qualifier les erreurs et faiblesses de "l’autocritique"
anarchiste peut paraître dur mais je ne vois pas d’autre
mot !
Pour notre part, c’est l’objectif que nous nous étions
fixé en créant "Noir et Rouge", nous le
poursuivons et le poursuivrons (qu’on en assurés) de
toutes nos forces, même si nos moyens sont plus restreints
que nous le voudrions. Certes ; la poursuite d’un tel but,
à la fois modeste et immense, exige de toujours parler clairement
aux camarades, sans concessions, non pour jouer aux moralistes mais
pour justement tirer nos conclusions ensemble. Nous savons que cela
nous obligera à voir encore en face quelques réalités
désagréables, celles dont on n’aime pas parler
parce que c’est plus facile comme ça, des réalités
qu’une certaine pruderie anarchiste a transformées
en sujets "tabous’’ (à titre d’exemple,
rappelons que nous fumes amenés dans le passé à
consacrer un numéro spécial de nos cahiers (5) à
un problème sur lequel beaucoup trop de libertaires gardaient,
selon nous, un silence prudent : la Franc-maçonnerie), mais
nous pensons qu’agir ainsi est nécessaire si l’on
veut aller de l’avant. Et nous reviendrons autant de fois
qu’il le faudra sur ce qui nous paraîtra digne d’examen,
sujet à méditation et à enseignement, apport
pas toujours facile à l’expérience commune.
Terminons sur la question (à savoir que les deux articles
sur la "difficulté d’être anarchiste"
ne donneront pas un système d’organisation mais des
éléments éthiques sans lesquels il nous paraît
vain de bâtir toute organisation anarchiste que ce soit) en
précisant que la partie "technique" organisationnelle
ne nous paraît pas pour autant à négliger, que
nous avons déjà vu divers as-pects de cette question.
dans les numéros passés de N & R (minorités-majorités,
problèmes du parti, ainsi que des extraits des "classiques"
comme par exemple l’opinion de Maria Korn au sujet de l’organisation,
etc. ...) et que nous aurons certainement l’occasion de revenir
sur le sujet dans le futur. Mais cette recherche dépend autant
de l’effort de nos camarades lecteurs que de nous-mêmes
car de tels travaux se font en commun.
Chercher n’est pas condamner
Nous avons vu, dans la première partie de cet article, que
la grande difficulté d’être anarchiste ne vient
pas d’une faiblesse de notre idéal (il y a des anarchistes
qui le croient et se posent à ce sujet de faux problèmes)
mais d’une faiblesse de notre conviction, laquelle se résout
souvent par un abandon plus ou moins prononcé de l’éthique
libertaire. Suite à cette constatation, une question était
posée : les anarchistes sont-ils à la hauteur de l’anarchisme
? Question à laquelle je répondais pour ma part :
non, pour un grand nombre.
Certes, notre affrontement permanent avec une société
gangrénée explique beaucoup de faiblesses (voir à
ce sujet la lettre d’un camarade de Bretagne, que nous publions
dans le « le courrier des lecteurs » de ce numéro
-6-) et nous n’avons jamais eu la prétention d’être
parfaits ou même « bons » (nous ne luttons pas
contre quelque chose de « mauvais » ou de « méchant
» parce que nous sommes « meilleurs » et que nous
avons reçu la grâce...) car nous ne croyons ni à
la bonté ni à la méchanceté originelles
de l’homme, parce que d’abord on s’en fout et
aussi parce que l’homme est tributaire des autres hommes,
donc d’un ensemble et de conditions psycho-économiques
également déterminants pour sa vie. D’accord.
Mais à côté des facteurs sociaux ci-dessus,
les révolutionnaires en général (anarchistes
ou pas) ont tout de même un fil conducteur, lequel pourra
s’appeler par exemple le sens de la justice (ou de l’injustice)
et aura, quoi qu’on en dise ou y fasse, un rapport direct
avec le comportement moral. Les anarchistes attachant une valeur
spéciale à l’individu, et les anarchistes-communistes
et autres communistes libertaires ne font pas exception à
la règle (mais oui !), il est normal que nous cherchions
à voir et à combattre toutes les déviations
de notre comportement, ce qui n’est pas une condamnation ou
de l’intolérance mais un travail aussi nécessaire
que vendre un journal, faire une conférence, coller une affiche.
L’avance de nos idées est faite de l’addition
de tous ces petits travaux.
Pas à la hauteur de l’anarchisme ?
Je rappelais, toujours dans la première partie, qu’une
brillante péroraison, si elle peut avoir un côté
utile, ne vaut pas toujours la vie simple de camarades moins «
doués » et que ces derniers nous apportent souvent
un exemple et un réconfort plus valables que les plus belles
théories, celles dont on se sert uniquement les jours de
galas. Enfin, la rigueur était mentionnée, rigueur
pour nous-mêmes et qui ne peut que nous pousser à une
sérénité (pas d’excitation mais pas non
plus de découragemeent excessifs) nécessaire à
un bon travail anarchiste. Les dernières lignes annonçaient
d’autres aspects du problème moral posé par
l’anarchisme et son application au stade quotidien. Nous allons
examiner un de ces aspects, des plus importants mais aussi des plus
délicats.
Le problème du « leader »
Leader : (de l’anglais to lead, conduire) personnage le plus
en vue d’un parti politique, d’une compétition.
(Larousse universel). Normalement, il ne devrait donc pas y avoir
de problème chez les anarchistes, tout au plus des camarades
qui impulsent, plus dynamiques ou plus travailleurs, sans se prendre
au sérieux pour cela. C’est malheureusement parce que
cette grave déviation existe aussi chez nous, déviation
qui a un rapport direct avec l’éthique, que nous croyons
utile de l’examiner longuement aujourd’hui.
Je parlais au début de cet article de « flemme morale
», mettons que j’exagère et employons le mot
« démission », oui, c’est plutôt
cela : beaucoup trop de camarades « démissionnent »
devant d’autres mieux doués pour la parole ou l’écrit,
en ce sens qu’ils n’osent plus ouvrir la bouche ou écrire
une ligne de crainte d’être ridicules, de paraître
primaires » devant les « intellectuels » ou ceux
se prenant pour tels. N’est-il jamais arrivé à
chacun de nous d’entendre, à l’issue d’une
assemblée, réunion ou discussion, un camarade avouer
: « j’aurais bien dit ceci, je n’étais
pas d’accord avec cela, mais que veux-tu, Machin est trop
« fort » pour moi, il m’aurait « contré
» trop facilement ! ». Et le copain est reparti sans
avoir rien dit, alors que son intervention était fort intéressante
(peut-être) pour tous...
Mais la démission par parole ou écrit, si elle est
déjà grave pour un anarchiste, n’est rien à
côté de la démission morale pouvant saisir certains
camarades devant un « penseur » de choc ! Et un des
plus grands dangers pour le mouvement et l’idée libertaires
est, selon moi, cette facilité que l’on peut avoir
petit à petit à laisser des camarades, si intelligents
ou instruits soient-ils, réfléchir à la place
de des autres. Et surtout qu’on ne vienne pas sortir ce mauvais
argument, comme me l’écrivait à peu près
une fois un camarade fort connu dans le mouvement libertaire : «
Vous méprisez les élites ! C’est le triomphe
de l’autodidactisme et de la suffisance juvénile sur
la connaissance universitaire et l’expérience du militant
éprouvé ! ». Je ne garantie pas l’exactitude
de chaque mot mais on voit assez nettement où voulait en
venir notre indigné, avec ses grands sabots... Comme dit
l’autre, il n’est pire sourd que celui qui ne veut entendre
et là, on a lieux : le demi-sourd qui n’entend que
ce qu’il veut bien entendre, même si c’est le
contraire de ce que l’on a dit ! Nous avons eu pour notre
part les oreilles trop rabattues de pareils arguments, et ceux-ci
ont déjà fait trop de mal dans notre milieu pour qu’on
n’y réponde pas immédiatement, avec netteté
et une fois pour toutes : il n’a jamais été
question pour nous de nier la valeur réelle de tel ou tel
camarade, nous sommes les premiers à estimer et à
étudier l’héritage des grands théoriciens
de l’anarchisme, un camarade est une « élite
» pour nous (si l’on tient à ce mot) en ce sens
que sa vie et ses connaissances (et la manière dont il en
fait profiter les autres, manière conditionnée par
un esprit) nous enseignent quelque chose, mais il n’est pas
une « élite » parce qu’il s’est proclamé
tel, désolés pour lui ! Nous ne serons jamais impressionnés
qu’Untel ait des centaines de livres théoriques chez
lui, et même qu’il les ait lus s’il ne tolère
pas qu’un camarade plus obscur ou plus jeune pense différemment
de lui et surtout ose le lui dire !
On voit donc que s’élever contre l’envahissement
du « leader » ne signifie pas nier la compétence
ou le savoir, c’est même exactement le contraire, et
ceux qui font semblant de ne pas comprendre le savent néanmoins
fort bien...
Il reste que le fait de s’en remettre aveuglément,
ou plus simplement avec un excès de confiance, à un
camarade plus formé est en soi-même un comportement
dangereux et à un certain degré anti libertaire, car
déléguer sa faculté de penser (de prendre confiance)
à un autre et inconsciemment c’est se choisir un chef.
On admettra que pour des anarchistes, il y ait d’autres voies
à suivre !
Mais le « leader », dira-t-on, c’est donc ? Oui,
c’est donc le camarade auquel un auditoire trop respectueux
ou trop amorphe donnera un agréable sentiment de puissance,
et qui ne fera rien pour s’élever contre un tel état
de fait, pensez-donc, c’est si agréable ! Il est, allons-y,
le « chéfaillon » en puissance et essentiellement
différent, en cela, du camarade expérimenté
partageant simplement ce qu’il sait avec les autres. Car on
peut rétorquer que tout le monde ne peut avoir les mêmes
capacités ou plus simplement la même expérience
du Mouvement et des idées anarchistes, qu’il y aura
toujours des gens plus influençables et d’autres ayant
plus de personnalité et qu’il faut bien que les camarades
formés s’occupent des nouveaux militants, soit. Mais
c’est là qu’intervient une des erreurs élémentaires
à ne plus commettre.
Je pense qu’un camarade appelé à faire un laïus
devant un groupe de militants, et plus encore s’il s’agit
de jeunes militants voire de sympathisants, doit toujours avoir
présent à l’esprit que si ce qu’il dit
est intéressant , il est cent fois plus intéressant
que ses auditeurs participent et, pour cela, il peut toujours leur
dire : « Ce que je vous ai exposé vous a plu ? mille
mercis, mais ne croyez pas vous en tirer à si bon compte
! Vous n’aurez pas toujours de « conférencier
» sous la main et vous devrez faire profiter d’autres
camarades de ce que vous aurez appris, si vous avez appris quelque
chose ce soir, par exemple. Il y a sûrement des lacunes, des
imperfections dans ce que nous venons de voir ensemble, n’hésitez
pas à me questionner, à me critiquer. Ne prenez surtout
pas l’habitude de vous reposer sur un seul, c’est comme
ça qu’on forme des militants sans consistance d’une
part, des individus autoritaires de l’autre... ».
Bien sûr, il ne s’agit pas de donner ici des recettes
infaillibles, mais on peut en tout cas essayer de faire, sinon ce
qui est le mieux, du moins ce qui est le moins mal, car l’homme
a ses petites faiblesses, c’est bien connu ! Et on ne dira
jamais assez que le leader et l’état d’esprit
spécial qui l’accompagne naissent de l’adulation
portée à ceux qui parlent « trop bien »,
d’où il découle que faiblesse et autoritarisme
sont étroitement liés, l’une venant de l’un
et inversement. Il est donc faux de prétendre (prenons un
exemple « historique » !) que tel jeune leader première
F.A., devenu par la suite le quasi chef de la Fédération
Communiste Libertaire [Fontenis, rajout de FM], ait pareillement
dévié parce qu’il était « autoritaire
» : il est aussi devenu tel parce que les jeunes militants
que nous étions n’ont pas assez été vigilants
et qu’aussi des militants pourtant pleins d’expérience,
eux, l’ont trop « poussé » à ses
débuts, fermant les yeux par « confort intellectuel
» sur certains de ses défauts, quitte à jouer
les Ponce-Pilate ou les redresseurs de torts après coup !
Ce que c’est que de prendre ses responsabilités !
Quand je dis à un moment qu’il est un minimum d’erreurs
à ne pas recommettre, je pense tout particulièrement
à la question du « leader » car on a vu, insensiblement,
des camarades appelés à parler devant des auditoires
de plus en plus nombreux se prendre au propre jeu de leur éloquence...
Ils étaient de ceux qui pensaient que parler à quelques
camarades, c’est bien gentil, mais que par « efficacité
» on doit plutôt s’adresser à beaucoup
plus de gens et, bien sûr, ils en arrivèrent à
fort bien s’accoutumer d’avoir une assemblée
fidèle (ou de fidèles) autour d’eux, plutôt
que de s’inquiéter de savoir si ceux qui les écoutaient
prenaient conscience et ne devenaient pas, plus simplement, de bons
robots, dotés d’une formation anarchiste minimum, juste
bons à coller des affiches ou vendre des journaux pendant
que les « maîtres » discouraient...
Portraits imaginaires
Si le leader peut avoir différents « styles »
une chose lui reste immuable : l’instinct de propriété.
Et n’est-il pas attendrissant d’entendre avec quelle
paternelle fierté ilparle de « son » groupe !
Pour un peu, il dirait « mes militants » mais tout de
même, il n’ose pas. Un détail : on peut être
assuré qu’il saura se mettre en valeur à la
moindre occasion, exalter les actes héroïques d’un
fulgurant passé... dont il est le seul témoin. Quand
il aura conscience d’avoir été un peu trop loin
dans l’immodestie (dame ! on est conscient !) il se débrouillera
toujours pour trouver un bon « copain » expert dans
le maniement de la brosse à reluire, qui saura faire briller
ses mérites du plus vif éclat. Le leader sait soigner
sa publicité.
Les « styles » du leader sont par contre fort différents
et peuvent aller de la majestueuse gravité de M. Homais-Anar
à la frénésie de l’agitateur, en passant
par le rat de congrès, habitué aux subtiles et discrètes
manœuvres. Mais quels que soient son allure et son genre, le
leader déteste une chose : passer pour un « primaire
», tout, mais surtout pas ça ! S’il a bien potassé,
fiché et bouquiné dans sa vie il a donc un acquis
et cela peut être excellent pour nous tous. L’embêtant,
c’est que ses connaissances lui ressortent de partout, semblables
aux eaux tumultueuses d’un barrage rompu, et les citations
latines dont il émaille négligemment quoique copieusement
ses lettres ou articles arrivent à accabler les meilleures
volontés. Un cas amusant : celui de l’agitateur (ouvrier
en ses débuts et n’ayant pu de ce fait pousuivre de
longues études) vachement jaloux du « savoir »
du leader d’en face, autodidacte soudain grisé par
les bouquins qu’il a digérés « au forcing
» et qui ne rêve plus que d’une chose, jouer à
l’érudit ; on le verra juger de tout et de rien, patauger
dans la littérature, anéantir tel philosophe d’un
trait de plume, « causer » cinéma ou sculpture.
Le leader aime passer pour un monsieur instruit et veut qu’on
le sache.
Questions plus délicates
Mais laissons là ce qui ne peut être que ridicule
pour en revenir aux aspects plus sérieux de la difficulté
d’être anarchiste. Le premier de ces articles partait
du fait qu’au-delà de tout souci organisationnel, il
est bien plus difficile d’être d’abord un anarchiste
dans la vie de chaque jour et il insistait sur l’éthique,
attitude morale sans laquelle toutes les belles paroles ne sont
que du vent. Nous finirons par où nous avons commencé,
car l’éthique est dans tout : il ne suffit pas de connaître
ses « classiques » parfaitement et d’oublier de
mettre en application la plus simple règle, à l’occasion
du plus simple fait. Que dire par exemple d’un anarchiste
qui écrirait un ouvrage sur l’Autorité en étant
lui-même autoritaire ? Ses écrits seraient peut-être
fort instructifs mais les lecteurs qui le connaîtraient intimement
ne pourraient s’empêcher de le considérer comme
un farceur. De même que dire d’un anarchiste qui serait
patron et exploiterait, même « fraternellement »
un camarade travaillant chez lui ? Et à propos de fraternité,
comment ne pas s’étonner de voir encore des anarchistes
franc-maçons, côtoyant dans les loges des exploiteurs
et autres représentants de l’Ordre établi :
ces camarades sont-ils d’abord « frères »
avant d’être libertaires ou inversement ? Mais nous
avions déjà étudié ce problème
et je ne cite que cet exemple en passant...[souligné par
FM]
Un autre aspect, à première vue singulier, de l’éthique
libertaire, peut être soulevé ici (encore demanderait-il
une étude spéciale, vu la complexité du sujet)
: un anarchiste peut-il être ami avec un fasciste ? Je vois
le lecteur sursauter ; qu’est ce que cette question, où
va-t-il chercher ça ? Eh oui ! Si en Espagne nos camarades
ont amplement montré qu’entre le fascisme et nous,
c’était une lutte à mort, on a par ailleurs
laissé planer une équivoque, qu’il faudra bien
crever un jour à fond.
Je ne suis pas le seul, en effet, à m’indigner du
rapprochement monstrueux que font parfois certains journaux, certaines
revues, certaines émissions de radio, entre anarchistes et
fascistes (et je ne parle pas des staliniens, bien sûr !)
sans que cela soulevât de bien grosses protestations chez
les camarades en cause. Ben quoi ? Untel est fasciste mais c’est
un gars « tellement intelligent » et si « à
part » ! Il n’empêche qu’entendre M. Loiselet
recevoir dans son émission « si anarchisante »
du lundi un Pierre Dominique et lui demander avec cordialité,
la même employée pour certains interrogés anarchistes
ou issants, on a l’air de mettre les deux « extrémistes
» dans le même sac !) ce « qu’il avait fait
de sa vie » me semble un peu dur à digérer !
Je sais que M. Dominique est un « type », comme l’était
Paraz et d’autres, mais tout ce joli monde écrit ou
écrivait dans un torchon fasciste : Rivarol. Je sais que
mon indignation me vaudra, de la part de certains, de gentilles
accusations de « sectarisme borné » mais je me
demande, dans ma candeur, comment un anarchiste peut seulement fréquenter
des gens qui pratiquent le racisme (prenons un seul exemple, en
laissant tomber le culte du chef, la force, etc ...) et en font
une doctrine ? Mais il est vrai qu’il y a bien des anarchistes
eux-mêmes qui sont racistes, j’en ai connu, alors ?
Je soutiens simplement que tous ces révoltés-là
ont peut-être un petit fond de fascisme qui s’ignore
et qu’il ne faudrait sans doute pas grand chose pour que la
maladie ne les gagne un jour (mais je ne veux pas empiéter
sur l’article que mon camarade consacre à ce sujet
dans le présent numéro [ Préjugés racistes
-en milieux ouvriers- de Schumack]).
Et puisque nous parlons de nos ennemis (les fascistes) il ne faut
pas oublier que l’éthique anarchiste peut être
aussi gravement endommagée si, par souci d’efficience,
nous en arrivions à copier certaines méthodes. Il
y a par exemple incompatibilité complète entre la
plupart des méthodes du parti communiste, car ses méthodes
sont fonction d’une doctrine, et les nôtres. Et on aurait
tort d’arguer de la réussite de la Russie dite soviétique,
comme exemple. Rappelons ce que simplement les méthodes néo-léninistes
avaient fait de la défunte FCL ! J’insiste sur cette
question car elle peut se rencontrer souvent au cours de la vie
militante et quand on s’engage dans le fameux piège
de « la fin justifie les moyens » on ne sait jamais
où cela peut aller...
Partis de quelques observations sur les difficultés de notre
combat, nous sommes allés un peu plus loin... Je ne pense
pas qu’il y ait de conclusion spéciale à tirer
car chaque chapitre fournit les siennes propres, pour mon compte.
Il reste que nous tirerons des conclusions infiniment plus vastes
et précieuses si les camarades nous envoient leur opinion,
favorable ou non. Répétons-le une dernière
fois : l’important n’est pas que Truc ait écrit
telle chose, l’important est de savoir s’il déraillait
ou non et cela se sait par le fraternel soutien du lecteur. Nous
le disons à chaque article, nos travaux ne sont que de points
de vue, uniquement destinés à lancer d’autres
discussions, d’autres articles qui, nous l’espérons,
iront plus loin que nos propres recherches ...
Une chose sûre : la tâche du militant libertaire n’est
pas mince ! Mais l’examen des difficultés à
vaincre ne doit pas nous décourager et doit au contraire
stimuler notre résolution. Je pense à un mot du camarade
Lorulot (7) qui, annonçant nos cahiers dans la revue L’Idée
Libre de mars, déclare que la difficulté d’être
anarchiste est peut-être encore plus grande que je ne le suppose.
C’est bien possible. Raison de plus pour ne pas ralentir notre
effort.
Christian Lagant
Dans notre courrier [allusion faite à la note 6]
:
De notre camarade H.S. de Rennes : « La difficulté
d’être anarchiste » vient de beaucoup de raisons
: la société dans laquelle nous vivons offre à
l’individu toutes les déformations morales d’une
société viciée. C’est pourquoi l’anarchiste
pur au départ se gâte (plus ou moins vite).
Nous vivons dans une société dont nous renions et
combattons les structures (Etat-capitalisme-armée-religion-racisme-nationalisme--morale,
etc ... ). Comment donc arriver à vivre dans cette société...
qui n’a pas grand chose pour nous plaire !
Le résultat est que nous devenons résistants violents
ou non-violents suivant les individus et les moments. Nous nous
opposons à la majorité d’individus composant
cette société, qui nous oppresse physiquement (État
: impôts, armée : obligatoire, capitalisme : exploitation
de l’homme, etc.). Elle nous combat aussi sur le plan de la
morale par tous les bourrages de crâne (ex : (religion, racisme,
nationalisme, morale bourgeoise, presse, R.T.F., actualités
cinématographiques, etc. ... ). Il nous reste quelques libertés
pour combattre ces bourrages de crâne , mais peu de moyens
en rapport avec nos adversaires.
L’anarchiste n’étant qu’un homme comme
les autres avec ses faiblesses et ses qualités, il est donc
compréhensible que certains anarchistes se gâtent en
se « frottant » à la société et
s’embourgeoisent dans un pays capitaliste. Cet embourgeoisement
se traduit parfois par un renoncement à l’éthique,
partiel et même complet. C’est le cas d’anarchistes
patrons ou commerçants, exploitant apprentis, bonne ou femme
de ménage. Nous trouverons aussi des anarchistes racistes,
nationalistes, croyants, autoritaires, etc... Du côté
de la vie privée, c’est souvent pire, car beaucoup
plus caché ; là encore on trouve des anarchistes autoritaires
et « bon-bourgeois-bien-de-chez-nous » qui se conduisent
d’une façon indigne avec leur compagne, enfants, famille,
amis et camarades.
Ceci nous prouve qu’il y a beaucoup de pièges dans
notre marche vers le mieux (car le parfait, c’est beaucoup
demander pour nos générations) et que personne n’est
à l’abri d’une faiblesse qui fera de lui un pseudo
-anarchiste mais non un anarchiste éthiquement en accord
avec les principes fondamentaux de l’anarchisme.
En conclusion je pense que nous devons nous efforcer de devenir
toujours meilleurs afin d’être dignes de notre idéal
et de pouvoir le représenter non comme des illuminés,
des fous, mais comme des individus sachant ce qu’ils veulent
; afin que les hommes de demain deviennent des hommes épanouis
dans une liberté entière et absolue.
De l’attitude religieuse (8)
Tous les hommes sont-ils, au fond, religieux ? Y compris les révolutionnaires
de toutes tendances sans oublier, bien entendu, les anarchistes
? On pourrait se poser la question, devant notre insistance à
nous raccrocher aux mythes, aux belles images rassurantes, voire
radieuses, à projeter devant nos yeux lassés (et devant
de jeunes regards plus confiants, et là c’est plus
grave) la vision de paradis idéologiques soutenus par une
« foi » en forme de dogme. Il n’est pas question
ici de revenir en détail sur les articles de Baldelli (la
foi anarchiste) et Martin (la raison anarchiste) parus dans le numéro
34 de nos cahiers ; ces camarades ayant déjà bien
débroussaillé la question, il suffit de se reporter
à leur controverse pour en tirer le profit résultant
de toute confrontation loyale. Et puis tel n’est pas mon propos.
En deçà des arguments philosophiques « pour
» ou « contre » la foi anarchiste, et je dis tout
de suite que notre camarade Martin exprimait notre position d’extrême
scepticisme envers toute foi, fût-elle anarchiste (et surtout
envers celle-là), les présentes réflexions
n’ont d’autre prétention que de fournir la matière
d’une sorte d’éditorial car elles sont inspirées,
tout bonnement, par l’actualité. Et tant pis si c’est
« être à la mode », la mode révolutionnaire
bien sûr et ne pas confondre que de parler « Hongrie
» par exemple ou « Provos » ; on nous rendra d’ailleurs
cette justice que nous n’avons pas encombré nos colonnes
avec cette dernière question, à propos de laquelle
on a coupé les cheveux, et les barbes, en quatre...
La base, tout accidentelle, de cet article a été
fournie par les arguments entendus au cours d’une récente
réunion d’I.C.O. (9) qui goupe, rappelons-le en passant,
des camarades venant d’horizons divers mais unis dans une
commune dénonciation des « organisations traditionnelles
» de la classe ouvrière, à savoir partis et
syndicats, et surtout dans une commune volonté d’information
et de liaison, afin du déterminer les formes de lutte propres
aux travailleurs. Je résume, certes, mais je dois dire, toujours
en passant, que le contact avec certains camarades ne se réclamant
pas forcément de l’anarchisme, mais qui parfois agissent
de façon aussi libertaire que nous quand ce n’est plus,
n’a rien de dangereux pour notre « pureté »
idéologique, au contraire. Le tout est de savoir qui on fréquente.
Mais passons. Toujours est-il que nous discutions du dixième
anniversaire du soulèvement hongrois et un débat fort
intéressant, était ouvert sur les motivations et le
caractère de l’ « explosion » d’octobre
1956, à Budapest. Et nous fûmes bien obligés
de constater qu’en cette occasion comme en d’autres
(nous verrons lesquelles plus loin) les mythes quasi religieux que
les révolutionnaires de tous bords se sont forgés
gardent encore leur force négative : la question est de savoir
si nous aurons le courage élémentaire, ou plutôt
le simple bon sens de dénoncer ces mythes. quitte à
déranger le ronron de nos chères habitudes au risque
de nous faire « mal voir » de beaucoup, y compris nos
propres camarades. Car si, sur la question hongroise, on peut dire
que se sont plutôt les marxistes, ou les ex marxistes de différents
groupes, qui ont le plus « brodé », nous autres,
anarchistes, n’avons rien à leur envier, sur la question
espagnole par exemple chacun a sa chasse gardée, sa Terre
promise, « sa » Révolution, nous découpons
l’Histoire en belles tranches que nous assaisonnons avec nos
propres sauces...
Sur la Hongrie : il y a 10 ans, c’était le soulèvement
de Budapest. En cette fin d’année, l’actualité
est faite plutôt d’anniversaires - l’Octobre hongrois,
le Novembre algérien de 1954 - ce qui ne prouve pas qu’il
faille les passer sous silence, non, mais la glorification pure
et simple comme le dénigrement systématique peuvent
être évités. Ainsi de la révolution algérienne
: nous lui rendons hommage à notre manière, en étudiant
l’autogestion dans ce pays et en essayant de ne pas la magnifier
; le mythe contraire consisterait à se désintéresser
de cette expérience sous le prétexte que l’Algérie
n’est pas anarchiste. Ainsi de l’Octobre hongrois :
pour les gens du Parti (je parlais tout à l’heure des
mythes des révolutionnaires, mais l’attitude religieuse
se retrouve aussi, et avec quelle force, chez les communistes ;
attitude n’est même plus le mot, disons plutôt
esprit, milieu religieux, et à ce sujet consulter le Nouvel
Observateur, n° 106, qui dans l’article « Voici
comment vous êtes catholique » établit souvent,
de plaisante façon, le rapport entre Église et P.C.,
leur parallélisme...), c’était une insurrection
fomentée par les Américains aidés des fascistes
de tout poil, une « contre-révolution » comme
disent les journaux de Kadar, et si les excès du stalinisme
servent à expliquer un certain mécontentement, il
reste entendu qu’on ne saurait trouver nul révolutionnaire
parmi les insurgés, mais seulement quelques travailleurs
« abusés » guidés par les agents de la
réaction internationale !
Ceci est le mythe communiste, oui, mais n’avons-nous pas
tendance à maintenant y opposer celui d’une Révolution
dure et pure, quasi sacrée ? Je dis cela en revenant sur
la discussion ouverte à I.C.O. (10) sur le chauvinisme anti-russe
pendant l’insurrection, un camarade hongrois le niant, un
autre le soulignant ! Alors qu’il semble probable qu’il
y eut réellement une certaine haine contre les Russes (n’oublions
pas toutefois les fraternisations du début entre insurgés
et tankistes de l’Armée dite rouge) compréhensible
par les contraintes de tous ordres de l’empire stalinien envers
la Hongrie. Je ne pense pas que constater un tel fait soit amoindrir
la révolution hongroise, mais pourquoi le nierions-nous par
principe ?
En fait je crois qu’il y eut de tout dans cette insurrection,
comme dans toute insurrection, et je ne crois pas que ce soit rendre
un bon service à la révolution hongroise que de l’idéaliser.
Certes, je sais qu’à force d’« objectivité
» on peut aussi abstraire son jugement et les faits eux-mêmes,
mais nous devons tout de même pouvoir examiner des événements
vieux, maintenant, de dix ans en gardant un sang-froid d’autant
plus grand que le tonnerre des chars ne l’a point dérangé...
Justement, après dix ans, que savons-nous au juste de ces
tragiques moments ? Eh bien ! Malgré toute la littérature
consacrée à la question hongroise, on peut considérer
que nous ne connaissons encore pas grand-chose. Bien sûr,
les événements sont, en gros, reconstitués
et il y eut tout de même quelques analyses, quelques reportages
valables de par le monde, mais constatons-le aussi : chacun tire
les malheureux ouvriers hongrois à soi, s’annexe leur
révolte et recompose les événements avec des
« si » : si une direction, un parti révolutionnaire
avaient guidé les insurgés, tout aurait changé,
disent par exemples les trotskystes en déclarant néanmoins
que les faits ont justifié leurs thèses, comme de
bien entendu. C’est par respect envers le sacrifice des insurgés
de Budapest, par volonté aussi de soustraire leur héroïque
sursaut aux pattes sales des Lecanuet et autres « démocrates
», quand ce ne sont pas les petits fascistes du mouvement
« occident » (pour tous ces salopards, le sang ouvrier
est parfois si précieux...), c’est enfin par honnêteté
tout simplement que nous devons nous efforcer de rendre à
la révolution hongroise, quand nous en parlons, sa vraie
place : celle d’un fait politico-social de portée internationale
et primordial dans la lutte des opprimés, mais surtout pas
celle réservée aux icônes, même illuminées
par la flamme de notre « foi » révolutionnaire...
J’ai parlé d’une certaine « transfiguration
» de la révolte hongroise, nous pourrions également
examiner notre attitude, nos arguments envers un autre fait, moins
tragiquement important certes mais dont on a aussi beaucoup parlé,
la question des « provos ». A cette occasion, on peut
bien dire que c’est aux anarchistes de battre leur coulpe
car, quelle que soit la sympathie que l’on peut avoir pour
leur mouvement, il semble que nous les ayons vus un peu vite présents
dans trop de manifestations, nous leur avons donné une importance
qui satisfait notre révolutionnarisme certes, mais que la
réalité des faits justifiait moins. L’exemple
précis en est la quasi insurrection d’Amsterdam de
juin dernier où, pour faire entrer de force certains événements
dans le cadre de notre théorie anarchiste (et le signataire
de ces lignes tout le premier), nous avons attribué aux provos
une place qu’ils n’avaient pas dans les manifestations
ouvrières, suivies de violence qui furent plutôt le
fait de jeunes gars appartenant à un « lumpenprolétariat
» en colère. Cela veut-il dire pour autant que nous
dénions toute influence, tout côté intéressant
aux provos ? Pas le moins du monde. Nous espérons même
revenir plus en détails sur ce sujet quand nous en aurons
la place et puis il serait amusant de relever les ânneries
commises par certains journaux « dans le vent » (11).
Mais cessons de nous faire du cinéma et surtout de vouloir
« coiffer » à tout prix ce mouvement. Ajoutons
par là-dessus que nous apprécions peu les conseillers
municipaux, fûssent-ils aussi sympathiques que Bernard de
Vries, leader ( !) « provos » ...
On pourrait certes allonger la liste des questions envers lesquelles
notre attitude tend à une certaine religiosité si
nous n’y prenons pas garde, mais je ne puis éviter
de mentionner le sujet cher à nos cœursd’anarchistes
: l’Espagne. Et il est vrai que nous sommes sensibilisés
à cette question, que nous y trouvons matière à
maints articles, études, discussions. Certains camarades
ne font d’ailleurs pas que de la théorie et payent
parfois durement leur « sensibilisation » : sans crier
aux martyrs, rappelons l’arrestation récente de cinq
camarades de la Fédération Ibérique des Jeunesses
Libertaires. Mais si nous nous moquons du « encore l’Espagne
! » qui peut accueillir les travaux des libertaires (et nous
n’avons pas fini de parler de l’Espagne, ça non),
nous ne pouvons nous empêcher d’être inquiets
envers cette sorte de sclérose intellectuelle qui saisit
tant d’anarchistes dès qu’il s’agit d’étudier,
pour en tirer profit et c’est normal, nos erreurs et déviations
du passé. Pour encore trop de camarades, et pas forcément
les « anciens » qui l’ont faite, la Révolution
espagnole se pare d’un halo sacré qui interdit toute
étude critique. Et un homme comme Vernon Richards, qui prit
autrefois la peine d’écrire un livre que nous voudrions,
que nous espérons publier : Leçons de la révolution
espagnole (12), se voit rappeler à l’ordre en nos propres
milieux sous le prétexte que son bouquin risque de «
démobiliser » alors que nous devrions plutôt
étudier ce que notre théorie a d’enthousiasmant
... Comme si l’enthousiasme ne se réchauffait pas précisément
au contact de la réalité, de la vérité
! Et tant mieux si tout ne nous fait pas plaisir ; avons-nous jamais
soutenu que l’anarchisme était toute chose, le bonheur
garanti pour tous les hommes ? Si oui, nous entrons alors en religion,
et le curé anarchiste nous semble aussi détestable
que le curé de métier. Même s’il porte
une soutane rouge et noire.
Voyons une critique qui peut être faite. J’ai parlé
d’I.C.O. au début de cer article et ait aussi employé
le mot « idéologie » plusieurs fois. Cela me
rappelle la discussion que nous eûmes il y a quelques années
au sein de ce groupe à propos de cette question, plusieurs
camarades reprochant précisément aux anarchistes d’avoir
choisi, eux aussi, une idéologie avec tous les dangers de
dogme encourus par un tel choix. Et certes, nous le voyons, ce danger
existe. Mais l’anarchisme n’est pour nous que la conjonction
d’un ensemble de données philosophiques, sociales,
d’un mode de vie, d’un comportement qui nous semblent
sinon les meilleurs, du moins les moins mauvais. C’est pourquoi
il nous paraît inutile, dangereux et plus encore ridicule
d’idéaliser l’anarchie ou, plus prosaïquement,
les réalisations anarchistes quand ce ne sont pas, plus absurdement,
nos organisations. Comme si l’anarchie était un but
en soi, comme si le triomphe des organisations libertaires, qui
ne sont que des outils, se substituait aux règles simples
que nous nous sommes choisies et nous nous voyons mal criant : «
Vive la Fédération Anarchiste ! » ou mieux encore
« Vive Noir et Rouge ! ». On nous dira que les trotskystes,
gens sérieux comme on le sait, crient bien, eux, tout un
après-midi « Vive-la-qua-trième-Interna-tionale
! » dans les rues de Liège (13), ce qui est une attitude
de religion pure. Certes, mais nous nous défions tout autant
d’administrer l’anarchisme en pilules, en piqûres
ou en cours. Tout doit être étudié, discuté,
soupesé et un débat, même désordonné,
nous semble préférable au meilleur « professeur
». Et combien une libre assemblée de jeunes, et de
moins jeunes, comme nous en vimes cet été au camping
international libertaire de St-Mitre, a de valeur formatrice (y
compris par les questions soulevées, parfois sans réponse,
les doutes émis) par rapport aux savantes causeries d’un
orateur qui risque de raser tout le monde ou pire d’endormir
tout sens critique chez « l’élève »
d’un quelconque cours du militant. On voit ainsi notre désaccord
avec la formule du « cours de formation anarchiste »et
je crois qu’il ne faut pas cacher ce désaccord.
Souvenir personnel :je me souviens avoir autrefois subi des cours
de formation militante où de soi disants professeurs, choisis
par eux--mêmes d’ailleurs, nous injectaient le Communisme
libertaire en douze séances : après cela, on pouvait
recevoir sa carte de membre du Parti, pardon, de la Fédération
Communiste Libertaire. Pourquoi ce qui était critiquable
et - justement - critiqué en 1953 ne le serait-il plus en
1966 ? Et le côté dogmatique de tels cours ne nous
fait-il pas penser, nous y revenons, à la religion ?
Toujours dans les mythes : le syndicalisme. Nous v reviendrons
un jour plus longuement car la question est complexe : disons tout
de suite que nous ne promettons nulle panacée, de ce côté-là
non plus. Nous pouvons toutefois affirmer qu’en ce domaine
également les anarchistes ont de quoi réfléchir,
car entre le sacro-saint anarcho-syndicalisme et sa centrale (sic)
qui-résoudront-tout et l’illusion consistant à
se laisser doucement embrigader dans les appareils réformistes
en place sous le prétexte classique d’y « défendre
nos idées » alors que nous devrions savoir depuis longtemps
que le boulot de tout appareil est justement d’absorber tout
naïf qui s’y laisse prendre, entre ces deux choix, dis-je,
nous prétendons que les anarchistes peuvent et doivent trouver
une autre voie, et tant mieux s’ils ne s’y retrouvent
pas seuls. Nous essaierons, péniblement, de trouver laquelle,
en évitant toutefois de bâtir du neuf avec des matériaux
usés, archi usés : une « nouvelle » centrale
syndicale par exemple. Celles qui existent suffisent déjà
à notre malheur et la religion syndicaliste ne nous tente
guère, même si nous possédons parfois la carte
de « fidèle »...
En somme, et je ne sais pas si je me suis bien fait comprendre,
nous n’avons pas la foi, nous ne croyons en rien, pas même
en l’Anarchie. Nous sommes malheureux car, pour nous, toutes
les questions ne sont pas résolues, et ce ne sont pas de
grands mots (le mot Révolution par exemple) qui nous donneront
la bienheureuse béatitude. Il y a toutefois une nuance :
on peut ne pas « croire » à la Révolution
mais toujours faire comme « si « », c’est-à-dire
envisager la possibilité de ne pas voir la Révolution
de son vivant tout en restant disponible dans le cas de son déclenchement,
cela évite les désillusions. C’est aussi meilleur
pour les nerfs. Dans les premiers numéros de cette revue.
nous affirmions vouloir attaquer nos propres tabous, je crois que
nous nous servions aussi de grands mots. Disons plus simplement,
et plus modestement. que nous devons tendre à cesser cette
sorte d’autocensure pratiquée par tout « révolutionnaire
» dans ses écrits, nous éviterons peut-être
ainsi d’écrire de nouveaux catéchismes.
C.LAGANT
1) Noir et Rouge, N° 17, janvier-février 1961, pp. 24-33.
2) Cela fut fait par la publication en 1968 de la brochure ronéotée
de N&R "Plateforme d’Organisation", 54 p. grand
format.
3) Allusion aux magouilles du groupe animé par Fontenis.
4) Revue Noir et Rouge, - N° 18 - Mars-Mai 1961, pp. 52-66
; reproduit dans Noir et Rouge : Anthologie 1956-1970, Paris, 1982,
pp. 266-271.
(5) N° 5. Numéro spécial de N & R consacré
à "Franc-maçonnerie ou Anarchie ?", (épuisé).
6) reproduit après cet article.
7) Lorulot, dans son roman Chez les Loups dénonça
l’exploitation des anarchistes par les camarades se prétendant
illégalistes en France au début du XX siècle.
Ensuite, il se maintint sur une position individualiste.
8) Editorial du N° 36 - Décembre 1966.
9) Information Correspondance Ouvrière.
10) Voir le détail de cette discussion dans le n° 54
d’ I.C.O., novembre 66 (pages 6 et 7).
11) Exemple : dans le Figaro Littéraire (n° 1058-59)
un certain Gilles Lapouge, en juillet dernier, interviewant des
beatniks au quartier latin, à propos de l’éventuelle
constitution d’un mouvement « provo » à
Paris, obtenait cette réponse : « Peuh ! En France
on sait jamais s’organiser », et le Lapouge de qualifier
cette réponse de « tout de même succulente de
la part d’un anarchiste ». On suppose qu’organisation
et anarchisme sont choses contradictoires pour ce journaliste. Ou
de la nécessité de s’informer avant de bavasser
sur certains sujets...
12) Finalement éditer par F. Mintz chez 10/18 en 1975.
13) Manifestation internationale contre la guerre au Viet-Nam.
organisée par les Jeunes Gardes socialistes belges le 15
octobre 1966.
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