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Sciences humaines N° Spécial N° 3 - Mai -Juin 2005
Foucault, Derrida, Deleuze : Pensées rebelles
http://www.scienceshumaines.com/
Avec cet ouvrage majeur qu'est Différence et Répétition,
Gilles Deleuze propose une conception du monde peu confortable en
ce qu'elle nie toute stabilité, mais stimulante par son exigence
à sortir des cadres de pensée habituels.
Différence et Répétition (1969) est une oeuvre
charnière dans le parcours philosophique de Gilles Deleuze.
A l'origine, il s'agit de sa thèse de doctorat principale
dirigée par Maurice de Gandillac qui fut présentée
en 1968 avec sa thèse complémentaire sur « L'idée
d'expression dans la philosophie de Spinoza » dirigée
par Ferdinand Alquié (1). Différence et Répétition
est donc le dernier travail universitaire du philosophe. Cet aspect
universitaire est perceptible à la lecture du texte même,
astreint à de lourdes exigences formelles qui le rendent
« indigeste » pour la plupart des lecteurs.
Ces exigences, G. Deleuze s'empressera de les répudier dès
Logique du sens (1969), écrit en quasi-simultanéité
avec sa thèse, où il reprendra à son compte
le projet nietzschéen de trouver à la philosophie
de nouveaux moyens d'expression, en y expérimentant une répartition
sérielle (et non plus par chapitres) de son écriture.
Les innovations littéraires se poursuivront par la suite
avec son collaborateur et ami, le psychanalyste Félix Guattari,
particulièrement avec les deux tomes de Capitalisme et Schizophrénie
que sont L'Anti-Oedipe (1972) et Mille Plateaux (1980). Quant à
Différence et Répétition, il se présente
comme le dernier maillon d'une chaîne d'ouvrages d'aspect
plus « classique » d'histoire de la philosophie que
sont les monographies sur David Hume, Friedrich Nietzsche, Henri
Bergson, Emmanuel Kant, Baruch Spinoza et, puisque G. Deleuze ne
séparait pas philosophie et littérature, Marcel Proust
et Sacher-Masoch. Il y récapitule les acquis successifs qui
ont contribué à former sa pensée et tous ses
auteurs favoris participent, chacun à sa manière,
à l'élaboration de l'artillerie conceptuelle mise
en place. De ce point de vue, ce livre peut être lu comme
une impressionnante contraction de larges pans de l'histoire de
la philosophie.
Un sujet dans l'air du temps
Cependant, l'éclectisme des doctrines présentées
ne doit pas faire illusion, car c'est bien à l'émergence
au grand jour d'une pensée singulière, et comme souterraine
autrefois, qu'on assiste maintenant. Après la soutenance
à la Sorbonne, mouvementée du fait des événements
de mai 68, la publication viendra vite et étoffera la réputation
déjà croissante de l'auteur. En effet, Différence
et Répétition s'intègre à merveille
dans l'air du temps. Malgré le poids du style de la philosophie
universitaire qui le leste, le sujet traité se révèle,
pour les contemporains, comme « à la mode »,
puisque de Martin Heidegger et sa nouvelle conception de la différence
en passant par le structuralisme, le nouveau roman, la psychanalyse,
la linguistique et l'esthétique, c'est toute une époque
qui s'éveille aux thèmes complémentaires de
la différence et de la répétition.
En suivant ces évolutions culturelles, Différence
et Répétition aborde beaucoup de domaines, mais ceci
ne doit pas faire perdre de vue que ce livre est principalement
un livre d'ontologie, c'est-à-dire qu'il présente
une théorie philosophique sur l'être. C'est de ce foyer
ontologique que partent toutes les nouvelles perspectives concernant
les sciences humaines et les arts.
Que nous dit l'ontologie deleuzienne ? Tout d'abord, que rien ne
se répète jamais vraiment à l'identique. G.
Deleuze prolonge ainsi la vieille doctrine du philosophe grec Héraclite
qui veut que l'« on ne peut pas entrer deux fois dans le même
fleuve (2) » pour la simple raison que l'eau, ne cessant jamais
de s'écouler, est à chaque fois différente
bien que le nom du fleuve reste identique, et qu'à la limite
il est impossible de se baigner ne serait-ce qu'une seule fois dans
le même fleuve ! Cette sentence d'Héraclite donne à
penser que c'est finalement la nature entière qui s'écoule
de la sorte en se cristallisant provisoirement dans tels ou tels
phénomènes individués de manière contingente.
Pareillement, pour G. Deleuze, tout flue dans un devenir perpétuel
et toute impression de stabilité n'est qu'illusion. Ce que,
de façon superficielle, nous croyons voir se répéter
identiquement ou semblablement « fourmille » en fait
d'infimes différences qui font de chaque « retour »
un événement toujours nouveau et irréductible
à ce qui l'a précédé.
En somme, G. Deleuze affirme paradoxalement, et contre toute la
tradition philosophique rationaliste pour qui la stabilité
et la permanence sont des indices de la réalité d'une
chose, que l'être se dit... du devenir ! Cette inspiration
antique, G. Deleuze la met donc en relation avec nombre d'oeuvres
modernes. Citons pêle-mêle : la psychanalyse freudienne
et lacanienne, la biologie de Gilbert Simondon (3), la sociologie
de Gabriel de Tarde (4), l'anthropologie de Claude Lévi-Strauss
(5), la linguistique de Ferdinand de Saussure (6), la littérature
contemporaine, particulièrement celle de Pierre Klossowski
(7), etc. Toutes ces oeuvres sont conviées pour accréditer
la thèse que, dans tous les domaines, il n'y a jamais de
répétition que de la différence. Ainsi, même
les résultats soi-disant parfaitement réitérables
des expériences scientifiques, y compris ceux de la philosophie
comme « science rigoureuse », ne sont que des épiphénomènes
qui cachent la nature fondamentalement différentielle des
structures étudiées (physique, biologique, linguistique,
sociologique, etc.).
Notons au passage que c'est précisément contre ce
genre de proclamation d'une innovation généralisée,
d'un changement incessant, que Pierre Bourdieu a thématisé
la reproduction sociale : de génération en génération,
tout revient au même, les inégalités sociales
se reproduisant à l'identique.
Ne pas s'en tenir aux généralités
Quoi qu'il en soit, suivant son intuition ontologique, G. Deleuze
se livre pour sa part à une violente critique de notre représentation
courante de la réalité qu'il pense, à la suite
de H. Bergson, comme asservie au besoin d'utilité et d'efficacité
nécessaire à la conduite régulière de
notre vie en société. A cause de ce besoin, nous allons
directement à l'essentiel, c'est-à-dire à ce
qui peut être l'objet d'une connaissance stable. Ainsi, dans
l'appréhension de tel phénomène, nous épargnant
la considération superflue des contingences et des multiples
différences accidentelles, nous ignorons ce que nous ne pouvons
reconnaître immédiatement ou nous ramenons si possible
l'inconnu à du déjà connu, le nouveau à
l'ancien.
Selon cette optique, la différence se trouve « crucifiée
» sur les quatre branches qui constituent la représentation
: « C'est toujours par rapport à une identité
conçue, à une analogie jugée, à une
opposition imaginée, à une similitude perçue
que la différence devient objet de représentation
(8). »
Toute anomalie, toute différence singulière, devient
dans cette perspective une déviation par rapport à
un modèle, autrement dit une anormalité lorsqu'elle
excède le cadre institué par le jugement normatif.
L'anomalie singulière n'est plus abordée pour elle-même
mais pour être comprise par une pensée qui cherche
à se la représenter, passe par le filtre de la ressemblance
et de l'équivalence. De ce point de vue, nous ne connaissons
effectivement des choses que les généralités
par lesquelles elles se ressemblent (leurs essences). Nous restons
immanquablement ici dans le domaine des généralités
ainsi que, corrélativement, des particularités interchangeables
en fonction de leur convenance à une norme. Si spéculativement
cette pensée est, selon G. Deleuze, insignifiante, pratiquement
elle entraîne l'individu aux pires compromissions avec les
valeurs établies, toujours déjà reconnues et
acceptées sans questionnement.
Or ce qui anime G. Deleuze, c'est justement l'idée que la
nature et l'homme en particulier, derrière toutes les déterminations
fixes que l'on peut leur accoler, sont constamment traversés
par des anomalies sauvages, « immaîtrisables »
car inclassables selon les critères de la représentation.
Et selon lui, c'est justement le mérite des sciences humaines,
et plus particulièrement du structuralisme, que de dissoudre
l'homme dans une multiplicité de structures relationnelles.
C'est ce que signifie le thème de la « mort de l'homme
» avancé par Michel Foucault (9). Philosophiquement,
l'accès à ces relations, à ces différences
pures (qui ne sont plus reconduites à l'identité antérieure
d'un genre, ni réduites aux figures de l'analogie, de l'opposition
ou de la ressemblance), ne peut s'opérer pour G. Deleuze
qu'en sortant radicalement du domaine de la représentation
vers ce qu'il nomme le « subreprésentatif ».
Pour cela, le philosophe doit court-circuiter l'activité
de l'entendement afin de suspendre l'application des catégories
habituelles que ce dernier produit spontanément pour la constitution
des représentations. Mais cette passivité voulue ne
vise qu'à permettre à la pensée du philosophe
de se faire activer par autre chose : la rencontre violente et fortuite
de l'étrangeté et de la nouveauté. Détaché
pour un temps de l'actualité du quotidien et de ses exigences,
il se trouve du même coup plus perméable à l'accidentel,
au fluctuant, plus ouvert au surgissement de l'événement
dans son irréductibilité à du déjà
connu, sans avoir le souci d'en fixer les déterminations
essentielles. Or c'est justement en passant à côté
de l'essentiel qu'est atteint ce qui est, selon G. Deleuze, le plus
important et le plus intéressant dans tout événement
: les rapports différentiels et les singularités remarquables
qui en sont le fond.
Avec cet empirisme un peu spécial, et contre l'idéal
de récognition (c'est-à-dire la banale reconnaissance
des vérités et des valeurs établies), il s'agit
donc de se confronter à l'inconnu, à ce qui est inexplicable
dans le cadre de nos représentations communes, pour l'interpréter
et l'évaluer sans préjugés d'aucune sorte.
Encore faut-il pour cela se rendre compte de la vacuité de
nos actes de pensée quotidiens et en tirer l'insatisfaction
suffisante pour désirer autre chose. La plupart des philosophes
rationalistes, malgré leur souci permanent de dépasser
les opinions et les préjugés de leur temps ne sont
pas allés assez loin. En effet, ceux-ci sont restés
attachés au postulat de la vérité comme objet
principal de leur recherche. Cependant, le caractère perpétuellement
changeant des apparences, derrière lesquelles ne se cache
plus aucune identité (ce que G. Deleuze nomme « simulacres
»), rend caduque une telle recherche.
La vie comme « expérimentation »
En disant cela, G. Deleuze pose explicitement sa nouvelle théorie
de la connaissance contre le bon sens et le sens commun, tellement
valorisés par les philosophes antérieurs. N'est-ce
pas là un signe de la dangerosité de cette pensée
? Il est en effet remarquable que cette dissolution de l'homme dans
la multiplicité des relations accidentelles qui le structurent
ne doive pas, selon G. Deleuze, être simplement affirmée
théoriquement mais être vécue expérimentalement.
Dans cette perspective existentielle, la différence ontologique
prend la figure de l'intensité. L'intensité, la force
est ce qui comprend la différence en elle-même (différence
pure), étant toujours rapport d'intensités, rapport
de forces, multiplicité intensive.
Ainsi, G. Deleuze veut voir l'existence à la manière
d'un système finalement très physique d'écluses
où les différences de potentiel, les hausses et les
chutes d'intensité sont coordonnées par des gradients,
des axes de rotation, des seuils, etc. La mise en oeuvre de ce nouveau
mode de vie implique de renoncer à se considérer comme
un sujet substantiel, stable et identique à soi-même,
qui se représente des objets eux-mêmes substantiels.
L'individu se trouve désormais défini, non plus par
son essence ou son espèce, mais par sa puissance d'affecter
et d'être affecté, par ses réseaux de relations
intensives. Il est moins un « être » permanent
qu'une certaine manière de se comporter, d'agir et de réagir,
un certain système d'intensités. La question est alors
de savoir de quels types d'intensités l'on est capable, quels
types d'accidents l'on peut subir et jusqu'à quel point.
Si cette affirmation de la vie comme d'une expérimentation,
d'une « épreuve » au sens physico-chimique, explique
certainement le succès que G. Deleuze a eu auprès
des soixante-huitards, il faut bien comprendre que le philosophe
n'est absolument pas un penseur « démocratique ».
Bien au contraire, il écrit contre la « belle âme
» et son naïf « respect des différences
». Avec G. Deleuze, la pensée devient une agression
contre les réactionnaires de tous bords, mais également
contre ceux qui réclament une égalité des chances,
des droits, etc. Si les vieilles hiérarchies s'écroulent,
c'est pour faire place à une nouvelle hiérarchie qui
n'est plus fonction de l'autorité établie mais de
la capacité d'agir et de penser avec intensité. G.
Deleuze est un penseur aristocratique ou plutôt, selon l'expression
paradoxale d'Antonin Artaud, « un anarchiste couronné
».
Une pensée libérée de toute identité
personnelle
Cette aventure d'une pensée qui se prend à rêver
d'être libérée de toute identité personnelle,
et donc de toute possibilité de jugement (puisque pour pouvoir
juger il faut croire qu'existe une identité susceptible d'être
responsable), cette culture de l'excès n'est pas sans risque
(10). En effet, ces variétés d'intensités existentielles
ardemment recherchées peuvent désormais communiquer
leur violence à toutes les facultés de l'individu
(sensibilité, imagination, mémoire) jusqu'à
sa raison, et induire en elles la formation des plus grands problèmes
auxquels doit se confronter cette pensée qui ose sortir de
son exercice quotidien tout entier voué à la reconnaissance
de banales certitudes. Pour le dire en termes psychologiques, c'est
une véritable Spaltung, une scission du moi, qu'entraîne
cette déstabilisation des facultés du sujet. Celui-ci
se trouve, à la lettre, écartelé par la différence
qu'il voulait penser dans toute sa pureté. Bien sûr,
la schizophrénie n'est certainement pas prise par G. Deleuze
comme un modèle ou un but à atteindre, mais il s'en
sert en quelque sorte comme d'une ligne de fuite hors de l'image
banale de la pensée (ce qui aboutira aux thèses de
L'Anti-Oedipe). D'où l'on voit que la revalorisation deleuzienne
du mouvement sur le repos, de l'instabilité sur la stabilité,
de la multiplicité sur l'unité, de l'autre sur le
même, bref l'affirmation de la divergence et du décentrement
va, déjà dans Différence et Répétition,
au-delà de la simple exigence théorique et pousse
le thème de la « mort de l'homme » jusqu'à
ses dernières conséquences pratiques.
Mais comme G. Deleuze le dira plus tard, « le problème
n'est pas celui de dépasser les frontières de la raison,
c'est de traverser vainqueur celles de la déraison : alors
on peut parler de "bonne santé mentale", même
si tout finit mal (11). » C'est que l'affirmation du primat
du multiple et du devenir dans notre vie doit être inséparable
d'une attitude éthique appropriée qui consiste à
être à la hauteur de l'événement, à
le vouloir intensément, quitte à se dissoudre en lui.
NOTES
[1] Parue sous le titre Spinoza et le problème de l'expression,
1968, rééd. Minuit, 2002.
[2] Héraclite, Fragments, Puf, 1998.
[3] G. Simondon, L'Individu et sa genèse physico-biologique,
1964, rééd. Jérôme Millon, 1997.
[4] G. de Tarde, Les Lois de l'imitation, 1890, rééd.
Kime, 1993.
[5] C. Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd'hui, 1962,
rééd. Puf, 2002.
[6] F. de Saussure, Cours de linguistique générale,
1916, rééd. Payot, 2002.
[7] P. Klossowski, Un si funeste désir, 1963, rééd.
Gallimard, 1994, et Le Baphomet, 1965, rééd. Gallimard,
1987.
[8] G. Deleuze, Différence et Répétition,
1969, rééd. Puf, 1997.
[9] M. Foucault, Les Mots et les Choses, 1966, rééd.
Gallimard, 1990.
[10] Cet antihumanisme a été critiqué avec
ferveur par L. Ferry et A. Renaut dans La Pensée 68. Essai
sur l'antihumanisme contemporain, Gallimard, 1985. Dernièrement
est parue une critique plus « sérieuse » de la
philosophie deleuzienne par J.-C. Goddard, Mysticisme et folie.
Essai sur la simplicité, Desclée de Brouwer, 2002.
[11] G. Deleuze, Critique et Clinique, Minuit, 1993.
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