A propos de la "théorie de la révolution" selon
Marx et Engels:
Le concept dialectique (Hegel) est un formidable outil créateur
pour conduire à la fois la réflexion et l'argumentation,
le débat, et l'action.
Il fonctionne par 3 lois simultanées (je schématise):
1. unité dans la lutte des contraires,
2. retournement du quantitatif qui produit un retournement du qualitatif,
3. renversement du négatif en positif ("négation de
la négation")
Il a été instrumentalisé par Marx et Engels en
concept politique de la théorie de la révolution
(repris par les stals en modèle de la "praxis" orthodoxe
- et même en modèle esthétique).
Les 3 lois (logiques) sont devenues 3 "stades temporels /
historiques:
T1. "unité" dans la lutte => lutte des classes (cette
lutte constituerait donc "l'unité" même du monde
social pré-révolutionné)
T2. retournement quantitatif => retournement qualitatif => Révolution:
le rapport de force basculant (renversement quantitatif) entraine un
retournement des "valeurs" sur lesquelles se construit l'organisation
sociale (collectivisation, redistribution, etc.).
T3. renversement du négatif en positif => la Révolution
accouche d'un Age d'Or.
Le 2ème point n'a été réalisé que
par violence extrême, le 3ème a été celui
de l'échec intégral (ghettoïsation, capitalisme d'état,
dictature, répression, pourrissement).
Quant au 1er, il reste une hypothèse.
L'application du concept dialectique au monde vivant des hommes en lutte
pour réaliser la révolution a donc échoué.
On peut alors se poser quelques questions et poser 3 hypothèses:
1° l'application en a été mauvaise (problème
du "communisme autoritaire");
2° les circonstances et la réalité sociale ont évolué
et que la forme du concept est dépassée;
3° la transposition arbitraire du concept, déformé
et morcelé dans le temps, est en soi invalide;
Ce que j'en verrais pour ma part c'est:
1° => l'application aurait été mauvaise parce
que forcée, ou précipitée, imposée autoritairement
par des "décideurs" au détriment de la progression
organique collective du processus;
2° => le contexte actuel (français, ie) n'est plus celui
de 1850.
Au hasard, un exemple: 1974 (6 ans après 68), élection
de VGE sur le slogan: "tous les français propriétaires"
=> cela voulait la mort du prolétariat en tant que classe,
en pariant sur la croissance et cela a plus ou moins marché jusque
vers 1990, où l'exploitation des travailleurs issus de l'immigration,
et la précarisation, ont reconstitué cette classe en la
réduisant au système salarial "sauvage" comme
seul moyen de survie économique. Cela a produit quelque chose
de très vicieux (complètement négligé par
les marxistes d'alors).
Si ces conditions recommencent à être réunies depuis
1990, cela ne ramène pas la situation à 1917: une partie
de la classe prolétaire a vécu la propriété
privée et n'admet pas de perdre ce "droit" (fondamentalement
réactionnaire) => lepénisation de cette classe. Cette
manipulation, induite par la bourgeoisie libérale il y a 35 ans,
a provoqué l'émergence d'une composante néo- fasciste
que le marxisme ne pouvait entrevoir et que la problématique
révolutionnaire doit prendre en compte: l'opposition n'est peut-être
plus seulement binaire mais triangulaire (le néofascisme sert
le capital mais dans une relative autonomie: lequel contrôle l'autre?
Jusqu'où? Comment? réduire l'un à l'autre n'est
pas peut-être la meilleure manière d'identifier l'ennemi).
Là, le seul exemple historique qu'on ait, c'est le nazisme: et
cela n'a pas accouché d'une révolution (tentative de réaliser
un progrès), mais d'une guerre mondiale - et de la Résistance
(et résister n'est pas progresser mais défendre l'état
des choses). La différence, là aussi, est que ce qui forme
aujourd'hui cette classe fasciste, contrairement à l'Allemagne
de 1933 n'est pas le désespoir et la misère, contrairement
à ce qu'on veut faire croire (parce qu'en plus faudrait les comprendre
et les plaindre?), mais la frustration d'un égoïsme crapoteux
et les séquelles de la soumission idéologique: immaturité
politique et avidité de pouvoir.
Autre exemple: le niveau de l'éducation, durant le XXe siècle
(en Europe) et jusqu'aux années 90, ne permet pas non plus de
référer sans nuance aux "masses ignorantes et inéduquées"
telles qu'elles se présentaient à la fin du XIX: là
aussi, cette évolution (issue des luttes sociales) a elle-même
contribué à l'échec de la formule (mais nourrit
la soc'dem libérale de "gauche").
cf 3° => La dialectique marxiste révolutionnaire échouera
encore parce qu'il s'agit de l'instrumentalisation d'une figure logique
abstraite afin de contrôler la pratique concrète et collective:
découpant arbitrairement le temps en phases, érigé
en dogme comme une nouvelle trinité ne supportant pas le blasphème,
ce concept produit des résultats catastrophiques. Il faut alors
élaborer autre chose (qui ne résulte pas de l'application
ex nihilo d'une abstraction logique au champ social-historique), qui
reste criticable en permanence dans ses variations concrètes
mais survive, au niveau des principes, à l'évolution sociale
et à la stratégie pratique.
Ou alors l'anarchisme se condamne à la pragmatique avec "la
dialectique révolutionnaire" comme parapluie troué
au-dessus de sa tête.
Ce qui veut dire, sinon rompre, du moins mettre une véritable
distance avec cette référence. Il faut s'interroger sur
l'aspect de "parole révélée" du concept
marxiste de dialectique révolutionnaire dans la plupart des théories
de la révolution et sa sacralisation comme vérité
intouchable, ce qui a coupé le marxisme de la réalité
vécue de l'histoire, et sans qu'il ait réalisé
son objectif. Et il faut par ailleurs réexaminer franchement,
en regard de l'évolution mondiale actuelle, son utilité
même.
En quoi peut-il répondre à l'attente et à la réalité
de l'anarcho-syndicalisme-révolutionnaire? Puisque, par la perversion
du "découpage" temporel qu'il instaure (le contrôle
par l'élite des trois phases de la dialectique révolutionnaire
avec pour horizon la fin de l'Histoire), il met l'autonomie en contradiction
avec elle-même: or, si pour Hegel la dialectique était
le dynamisme logique de l'autonomie, le grand souci d'Engels, en revanche,
était de liquider celle-ci.
Anne Vernet
- 13.06.02 -
Ce texte est issu de débats sur la théorie révolutionnaire
qui ont eu lieu au sein du mouvement libertaire dont la CNT / EDUC /
FAU de Paris