Origine : http://multitudes.samizdat.net/De-l-ouvrier-masse-multinational-a.html
Préambule
Le rôle clé que le mouvement "beur" -et
plus généralement celui de la deuxième génération
[1] - a joué dans les dynamiques de recomposition sociale
et politique qui ont conduit au développement des luttes
contre le CIP (SMIC jeune) peut être analysé à
partir d’un double point de vue.
1 - Dans une perspective historique, celle des luttes de
« l’autre mouvement ouvrier » contre la fonction
clé qu’ont joué en France, presque en même
temps que la constitution d’une classe ouvrière moderne,
les mécanismes législatifs et administratifs de segmentation
du marché du travail entre « une classe ouvrière
garantie » d’une part, et une force de travail immigrée
cantonnée au niveau le plus bas de la division sociale du
travail, d’autre part.
En fait, la subjectivité des mouvements "beur"
de la deuxième génération se situe, d’un
point de vue politique générationnel, en continuité
avec le processus de lutte des ouvriers et des étudiants
des années ’60 et ’70, le cycle de luttes qui
a vu la "première génération d’immigrés",
au centre de ce que l’on a appelé la composition de
classe de "l’ouvrier masse multinational", développer
contre la politique des partis et des syndicats du compromis fordiste,
la revendication de "l’égalité des droits".
Cette instance était conçue non pas dans les termes
d’un vague anti-racisme mais dans ceux d’une rupture
radicale des mécanismes de segmentation politique de classe
reposant sur le statut de "non-droits" et d’infériorisation
politique et juridico-administrative de la force de travail extra-communautaire.
Pour appréhender le sens et la portée historique de
la revendication de l’égalité des droits qui
sera reprise par le mouvement de l’ouvrier social des "Beurs"
et de la deuxième génération, il est utile
de rappeler l’interprétation qu’en donnaient
directement, durant la deuxième moitié des années
’70, les immigrés extra-communautaires dans le cadre
de la grève des loyers des foyers SONACOTRA. Il s’agit
d’un rappel fort utile à notre sens, pour ne pas tomber
dans une interprétation réductrice de ce mot d’ordre
comme celui ambigu et démagogique de l’égalité
dans le travail qui avait été formulé par les
syndicats corporatistes de la classe ouvrière autochtone
et garantie du compromis fordiste ou pire encore, le réduire,
comme le fait encore aujourd’hui une grande partie de la gauche
institutionnelle en France, à la problématique culturelle
de l’intégration des immigrés à la société
française.
« Nous sommes des ouvriers et nous représentons onze
nationalités. Nous sommes tous exploités à
l’usine ou sur les chantiers. Nous sommes des ouvriers comme
tous les ouvriers de France. Avec les autres ouvriers nous produisons
toutes les richesses du pays. Nous avons besoin que les ouvriers
soient plus unis parce que nous serons plus forts... Comment ? Nous
devons lutter pour que la bourgeoisie change ses lois. Il faut qu’il
y ait une seule loi, plus libre pour tous les ouvriers. Nous voulons
tous les droits politiques pour les travailleurs immigrés,
l’interdiction de nous expulser, le droit de former des organisations
politiques, la suppression des cartes de séjour et de travail
et leur substitution par une simple carte d’identité...
En définitive nous ne demandons rien de spécial pour
les travailleurs immigrés. Lorsque nous aurons gain de cause,
ce sera une victoire pour tous les travailleurs. Mais nous ne vaincrons
que si nous luttons tous ensemble. »
Malgré la défaite de ces instances égalitaires
à la base de la définition d’un nouveau statut
de citoyenneté sociale, le cycle de luttes ouvert par les
immigrés de la première génération a
joué un rôle déterminant dans la crise du modèle
fordiste et dans la dynamique qui a conduit, avec la victoire socialiste
de 1981, à la première grande impasse de la stratégie
néolibérale du "franc fort" et de la politique
de désinflation compétitive.
L’élection de F. Mitterrand a sanctionné en
particulier un moment d’arrêt fondamental, quoique partiel
et temporaire, du programme de la droite giscardienne qui voulait
faire de la flexibilité de la force de travail immigrée
l’un des principaux instruments de régulation de la
crise de l’emploi. Le projet "barriste" de substitution
du travail immigré par celui des nationaux à travers
une politique de retour et de revalorisation du travail manuel bute,
de manière irréversible, notamment sur la rigidité
de la "hiérarchie de la division sociale du travail".
Cependant, la victoire socialiste marquera en même temps
l’épuisement subjectif et objectif de cette longue
vague de luttes sociales dont la figure de l’ouvrier masse
multinational a été le protagoniste. La première
génération subit le contrecoup de deux processus parallèles
principaux. Elle est laminée par la restructuration productive
des grandes firmes, et la perte de son poids contractuel et politique
qui est vidé progressivement de la centralité productive
des grandes citadelles ouvrières, ces dernières ayant
été constituées par les secteurs moteurs du
fordisme. Elle passera ainsi le "témoin" de la
lutte pour légalité des droits à une nouvelle
figure sociale hégémonique de l’immigration,
celle de l’ouvrier social, du travailleur étudiant
et de l’étudiant travailleur de la deuxième
génération.
2 - Dans le cadre de la transformation actuelle de la production
sociale et de l’hégémonie du travail intellectuel
et immatériel.
La deuxième génération d’immigrés,
comme les OS immigrés durant le fordisme, se présente
comme appartenant à un secteur central de la nouvelle composition
de classe post-fordiste de l’ouvrier social et de l’intellectualité
de masse [2].
Elle se présente, désormais, comme une composante
structurelle de l’organisation sociale des principales métropoles
françaises. Elle se forme comme les autres "figures"
de l’intellectualité de masse, autour du rôle
clé joué par les mécanismes de la scolarisation
de masse et du refus du travail selon un modèle culturel
dont les traits principaux se présentent plus généralement
comme assez homogènes au plan européen (Cf. R. Zoll,
J-M Vincent). Ce dernier, pour la seconde génération,
s’exprime aussi et surtout par le refus des dispositifs mis
en place pour la maintenir au niveau le plus bas d’une hiérarchie
ethnique du marché du travail. C’est dans ce cadre
que s’inscrit l’enjeu central que représente
le code de la nationalité et le rôle joué par
la modification actuelle de la législation qui tend à
enlever l’automaticité de l’obtention de la nationalité
française, fondée auparavant sur le "droit du
sol". Ces transformations correspondent en fait à l’introduction
d’un formidable instrument de chantage face aux comportements
de refus du travail d’une seconde génération
"trop" intégrée dans le modèle culturel
européen.
Dans ce contexte, les mécanismes fordistes traditionnels
d’une politique de segmentation entre nationaux et non-nationaux,
fondés sur le maintien de la hiérarchie ethnique de
la division verticale du travail dans l’usine, se placent
à un niveau de plus en plus social : celui défini
par la ségrégation urbaine, l’accès au
droit à un revenu social, à la scolarisation et aux
garanties et services du Welfare-State.
En somme, la caractéristique principale des mouvements "Beur"
et de la "seconde génération" consistera
en une nouvelle élaboration de la mémoire historique
du cycle de luttes ouvrières des années soixante et
soixante-dix, contre le colonialisme et pour l’égalité
des droits à l’intérieur d’une composition
de classe totalement différente.
Ce seront en fait les révoltes urbaines qui exploseront
dans les "ghettos" des principales métropoles françaises,
dès le début des années quatre-vingt, qui mettront
en crise, bien avant le tournant social-libéral de 1983,
la capacité de régulation sociale des premiers gouvernements
socialistes.
C’est dans cette perspective que doit être lue la brève
chronologie qui suit [3].
Chronologie pour une histoire du mouvement beur et de la seconde
génération
Été 1981. De la victoire de F. Mitterrand
à "l’été chaud" des "Minguettes"
La période dite de l"’État de grâce",
qui suivit l’élection de F. Mitterrand en mai 1981,
s’interrompt brusquement par les événements
de "l’été chaud" aux Minguettes"
(Lyon).
Plus encore, entre 1981 et 1983, des "rodéos"
à la marche pour l’égalité en passant
par les grèves de la faim, la colère des jeunes de
la seconde génération des Minguettes se transformera
en un moteur puis en un symbole représentant un nouveau mouvement
social, le mouvement "Beur" et de la deuxième génération.
15 octobre - 3 décembre 1983. Le révoltes urbaines
deviennent un " mouvement" : « la marche pour l’égalité
et contre le racisme »
La "marche pour l’égalité et contre le
racisme", partie de Marseille, traverse la France. Son arrivée
triomphale [100 000 personnes] à Paris marque un tournant
dans l’histoire du mouvement immigré. C’est le
coup de cœur, célébré par les médias,
pour les "Beurs".
A l’origine de cette initiative se trouvent les affrontements
entre la police et les jeunes aux Minguettes. Le jeune Toumi grièvement
blessé par un policier décide, sur son lit d’hôpital,
avec le père Christian Delorme, de rééditer
une grande marche comme celle de Gandhi ou celle de Martin Luther
King.
En réalité il y aura deux marches en une :
- celle des réseaux chrétiens et anti-racistes français
qui tenteront de réagir après le syndrome de Dreux
où la droite traditionnelle, dite républicaine, fit
alliance avec le Front National à l’occasion d’élections
partielles ;
- celle des jeunes immigrés qui crient leur révolte
contre la misère, la recrudescence des crimes racistes et
contre la violence de la répression policière dans
les banlieues.
Le gouvernement socialiste surpris, pris de court par le succès
de la marche et la crainte de voir se constituer un mouvement social
autonome de jeune de la seconde génération, se trouve
dans la contrainte de donner une reconnaissance institutionnelle
tardive à la marche. Et, à l’arrivée
à Paris, Mme Georgina Dufoix, ministre des Affaires sociales,
annonce la création de la carte unique de dix ans.
Dans le même temps, alors que le tournant social-libéral
prive un peu plus le gouvernement socialiste de "légitimité
sociale", y compris dans ses bastions ouvriers traditionnels,
Mitterrand recevra J. Dray qui, avec Harlem Désir, réfléchit
à la "récupération" du mouvement.
C’est ainsi que sont posées les bases d’un projet
politique : SOS-Racisme.
Talbot-Poissy, fin décembre 1983/début janvier 1984.
La "seconde génération" de l’ouvrier
social et la tentative de recomposition avec la résistance
des luttes de l’ouvrier masse de la première génération
La direction de l’entreprise annonce plusieurs milliers de
licenciements qui visent essentiellement des travailleurs immigrés.
Ces derniers décident une grève et occupent l’usine.
Les non-grévistes et l’encadrement provoquent des affrontements
armés aux cris de : « au four ! », « à
la Seine ! » [4].
Ces événements interviennent après une série
de mouvements dans les usines Citroën en 1982-83 où
les immigrés ont investi les syndicats CFDT et CGT. Dans
ce cadre s’inscrit aussi une série de déclarations
du Premier ministre Pierre Mauroy, du ministre de l’Intérieur
Gaston Deferre ainsi que de hauts responsables politiques qui font
un amalgame incroyable assimilant les travailleurs immigrés
à des intégristes musulmans qui ne "font pas
partie des réalités françaises".
Les jeunes "Beurs" de la marche participeront à
une manifestation de soutien à la lutte des ouvriers de chez
Talbot.
De la marche pour l’égalité de 1983
à "convergence 84"
L’euphorie liée au succès de la "marche"
est suivie par la "mode beur" dont les profits ne concernent
qu’une petite élite culturelle nommée par dérision
par les jeunes des banlieues : la beur-geoisie. Ils stigmatisent
aussi la fréquentation assidue de celle-ci de ce qu’ils
nomment de façon non moins ironique : les couloirs ministériels
et la "gauche caviar".
Parallèlement, on assiste à la création et
à la multiplication d’associations de jeunes sur l’ensemble
du territoire. En juin et septembre 1984 sont organisées
des assises nationales à Lyon puis à Saint-Étienne.
Au centre des débats on retrouve plates-formes et course
à la légitimité-représentativité
auprès des pouvoirs publics et de l’État.
Le mouvement "beur" se déchire sur deux alternatives
qui semble encore aujourd’hui se reproposer, avec peut-être
encore plus de force.
- La première est constituée par le choix du repli
communautaire selon une logique dans laquelle, sous la poussée
des bouleversements qui traversent actuellement l’Algérie,
risquent de se greffer, grâce au vide laissé par la
gauche après dix ans de social-libéralisme, les idéologies
islamistes. Ces dernières peuvent offrir, sur la base d’un
discours exprimant tout à la fois des aspirations égalitaires,
anti-impérialistes et sociales confuses et des pulsions typiques
des mouvements réactionnaires de masse qui se développent
aujourd’hui dans le Maghreb, un rôle de substitution
caricatural et dramatique de l’internationalisme "prolétarien"
qui, durant les années soixante et soixante-dix, avait alimenté
le cycle de luttes de la première génération.
Celui qui avait étroitement lié la révolte
anti-tayloriste des OS immigrés en France à celle
des mouvements de libération nationale d’abord, puis
pour la rupture du cercle vicieux de la dépendance dans les
ex-colonies.
- L’autre alternative est constituée par l’ouverture
« inter-culturelle sur la société civile »
donc sur une perspective où la deuxième génération
refuse la culture du ghetto et, en se reconnaissant comme partie
intégrante de la composition sociale de l’intellectualité
de masse, se fait le vecteur d’un processus de recomposition
politique de ses différentes composantes sur la base d’un
projet de société fondé sur l’élaboration
d’une nouvelle citoyenneté qui, tout en renversant
la logique néolibérale de hiérarchisation ethnique
du marché du travail et de démantèlement du
Welfare-State, pose en même temps les bases d’un nouvel
internationalisme de l’intellectualité de masse contre
la logique perverse et la violence du marché mondial et la
résurgence des fascismes, islamistes et nationalistes que
ce dernier suscite sans cesse, dans le Maghreb, l’ancienne
Yougoslavie ou ailleurs.
C’est sur cette alternative qu’éclate le "Parlement
beur" créé par le collectif jeunes de Paris.
Cette fracture « ...sera à l’origine du débat
qui conduira au lancement d’une nouvelle marche, celle de
"Convergence 84" ».
Convergence 84 et la tentative d’une élaboration
pour une "nouvelle citoyenneté"
La seconde marche regroupera diverses communautés et s’adressera
à la société civile. Ses initiateurs définissent,
sur le ton de la défiance, leur autonomie vis-à-vis
du pouvoir et du parti socialiste.
La composante majoritaire de l’organisation "Convergence
84" développe une critique radicale du discours de leurs
"compagnons" de route de la gauche institutionnelle, discours
qui aurait voulu réduire et mener les thèmes de l’anti-racisme
et du racisme sur un terrain socialement neutre, celui d’un
pur affrontement idéologique.
En particulier, ce qui est directement remis en question c’est
l’approche du parti socialiste qui combine d’une part
la reprise partielle de la politique de droite sur l’immigration
clandestine et le thème de l’insécurité
étroitement lié à cette dernière. D’autre
part la promesse d’une politique "humanitaire" inspirée
de la "grande tradition" de la France des "droits
de l’homme" et qui devait permettre une "intégration"
progressive des "bons immigrés [5]" de la première
et la deuxième génération, c’est-à-dire
leur naturalisation.
Au départ, "Convergence 84" démasquera
et renversera avec intelligence les tentatives de division internes
à l’immigration inscrites dans ce discours socialiste
sur l’intégration. Elle le fit en utilisant les même
références, celles aux grandes valeurs de la révolution
française pour définir les fondements d’une
"nouvelle citoyenneté" dans laquelle la nationalité
et les droits de citoyenneté n’en constituaient que
deux catégories indépendantes qui ne devaient être
en aucune manière confondues, une "nouvelle citoyenneté"
qui impliquait donc la remise en cause "du statut de l’étranger"
fondé sur l’exclusion des droits politiques. Ce statut
n’est plus adapté à la présence de cette
immigration de type nouveau, et cette inadéquation est d’autant
plus importante que l’aspiration de certains à cette
modalité de la participation à la vie publique ne
s’accompagne pas nécessairement du désir de
naturalisation. A travers la question des droits politiques c’est
la définition même des immigrés et de l’immigration
qui est remise en cause.
C’est ainsi que va s’ouvrir, au cœur du mouvement
dit de la "seconde génération", une réflexion
sur un point politique clé de ce qui aurait pu être
la formulation d’une proposition de revenu universel de citoyenneté
ou salaire social garanti.
Dans ce cadre, l’opposition entre la composante "autonome"
du mouvement de la seconde génération et celle liée
à la gauche socialiste et institutionnelle va se traduire
par une rupture politique interne à "Convergence 84"
qui exprime ouvertement ses propres divisions et entre en crise.
SOS-Racisme et l’appropriation médiatique de l’autonomie
de la lutte de la seconde génération l’affirmation
de la problématique centrale du rapport entre constitution
des mouvements et stratégies de la communication
Cette crise constitue le moment choisi par un petit groupe, transfuge
du gauchisme, pour répandre la "petite main jaune"
: "touche pas à mon pote". SOS-Racisme prend son
envol avec la bénédiction des médias qui se
proclament volontiers comme étant l’antichambre d’un
nouveau lobby anti-raciste. Le 15 juin 1985, SOS-Racisme organise
son premier "méga-concert" annuel avec la participation
de dizaines de milliers de jeunes réunis autour du symbole
"touche pas à mon pote".
SOS-Racisme développe une politique de contrôle du
mouvement "beur" qui préfigurera les termes centraux
de la stratégie "d’ouverture au Centre" et
sur laquelle le PS, dans une perspective de la cohabitation, tentera
d’assurer sa "survie" et son maintien au pouvoir
en divisant et en cherchant de nouvelles alliances au sein de la
droite républicaine. C’est avec pour toile de fond
ce discours centriste, dénonçant et prenant les distances
des thèmes les plus xénophobes et racistes du Front
National que se produira, y compris sur le terrain des politiques
envers les immigrés et leur statut, une convergence de fait,
de plus en plus étroite, entre le social-libéralisme
de gauche et le discours pur et dur de la droite néolibérale.
La thèse des "Droits de l’homme"
brandie par SOS-Racisme est réduite à un anti-racisme
purement moral, privé de toute valeur réelle sur le
terrain de "l’égalité des droits".
Plus généralement le parti socialiste, à travers
SOS-Racisme, parvient non seulement à faire une vraie OPA
sur le mouvement de la "seconde génération"
mais recrée aussi, sur un terrain essentiellement médiatique
et totalement déconnecté de celui des luttes sociales,
l’impression d’une continuation de la logique de mobilisation
du « peuple de gauche »".
Malgré l’ambiguïté et la platitude du
projet politique de SOS-Racisme qui va rapidement priver le mouvement
de toute légitimité dans les banlieues et parmi les
jeunes de seconde génération, son intelligence politique
et le succès de cette opération d’expropriation
médiatique sans oublier l’appauvrissement, voire l’expulsion
pure et simple des contenus égalitaires du mouvement "beur,
contribueront à poser au centre des processus de construction
et de gestion de tous les mouvements futurs, ceux des années
1980/90, la question qui reste encore aujourd’hui sans réponse,
celle de la définition d’une stratégie de communication.
1986. Le mouvement des étudiants contre la loi Devaquet
et la proposition de réforme du code de la nationalité.
La première grande défaite de la droite xénophobe
et néolibérale : vers la reconquête de l’autonomie
du mouvement de la seconde génération et de l’intellectualité
de masse
La victoire de la droite aux élections législatives
de 1986 ouvre la période de la première cohabitation.
Charles Pasqua commence la nouvelle politique contre l’immigration
avec le durcissement des lois et la répression de l’immigration
clandestine. L’expulsion spectaculaire de 101 Maliens dans
un charter en est le meilleur exemple.
Dans le même temps, ce sont deux projets de loi qui sont
présentés et qui touchent directement les jeunes de
la seconde génération et ce, aussi bien en tant qu’immigrés
qu’en tant que force sociale de travail en formation : la
"loi Devaquet" concernant la réforme universitaire
et le projet de réforme du code de la nationalité
consistant à priver de l’accès à la nationalité
française les citoyens nés en France. En clair c’est
le droit du sol qui est supprimé.
C’est dans ce contexte que la subjectivité de la seconde
génération reconquiert la dimension d’une autonomie
politique qu’elle fera sienne à l’intérieur
du développement du mouvement étudiant de 1986 profondément
marqué par la mort de l’un des siens, Malik Oussekine.
La force de mobilisation qui suit cet événement obligera
le gouvernement Chirac à reculer et à retirer de façon
quasi simultanée aussi bien la loi Devaquet que le projet
de loi sur la nationalité. Cette dernière sera soumise
à la commission Marceau Long et aboutira à la nouvelle
loi sur la nationalité.
Fin 1986, dans le XXe arrondissement de Paris, dix-neuf personnes
mourront dans des incendies à répétition. Une
tente est dressée à Ménilmontant. C’est
le début des mouvements des mal logés, qui culminera
entre 1989 et 1992, avec les campements des Maliens place de la
Réunion, quai de la Gare et à Vincennes. La période
1988-89, marquée par de nombreuses échéances
électorales, verra se développer le tout-politique.
Fini les sirènes faisant l’éloge de l’autonomie
de la société civile. Il faut entrer en politique.
La génération "morale" se transforme en
staff politique, et les "Beurs" ne sont pas en reste.
Plusieurs d’entre eux seront élus lors de municipales
ou d’européennes, sur des listes PCF, Verts, PS, CDS
ou RPR.
En 1990-91, on assiste à la création du comité
national contre la double peine, puis les émeutes de Vaulx-en-Velin
d’octobre 1991 ramènent les banlieues au premier plan
de l’actualité. Malgré la création du
ministère de la Ville, l’Intifada des banlieues va
s’étendre à Sartrouville, Argenteuil, Mantes-la-Jolie...
La guerre du Golfe, prenant le relais de l’affaire du foulard
et des attaques contre les mosquées - va aggraver le malentendu
entre les Arabes et la France.
De l’Intifada des banlieues au mouvement contre le
SMIC jeunes : la deuxième grande défaite de la stratégie
néolibérale
A la suite des législatives de mars 1993, avec le retour
au pouvoir de la droite et de Pasqua au ministère de l’Intérieur,
le gouvernement Balladur pense pouvoir enfin disposer d’un
rapport de force et d’un consensus susceptibles de rendre
viable cette même stratégie des réformes du
code de la nationalité et du statut de la force de travail,
de la scolarisation de masse et du système universitaire
qui, en 1986, avait été entravée par le développement
du mouvement des étudiants et de la deuxième génération.
La "suite de l’histoire", le processus de recomposition
sociale qui se produit contre le SMIC jeunes et les lois Pasqua,
nous les avons vus à l’œuvre. Et cette fois, aucun
SOS-Racisme ne semble en mesure de pouvoir reproduire, en fonction
d’une gauche institutionnelle implosée sous le poids
de dix ans de social-libéralisme, le miracle de cette expropriation
médiatique d’un mouvement qui s’était
produit durant la deuxième moitié des années
1980.
Bibliographie
Abdallah, H. Mogniss, (1982), « Jeunes immigrés hors
les murs », in Questions clefs n° 2. Paris.
Balibar, E. & Bénot, Y, (1983), « Sur le droit
de vote des immigrés », in Le Monde, Paris.
Moulier-Boutang Y., (1990), "Dynamique des migrations internationales
et économie souterraine", Communication au colloque
de Poitiers, Avril.
Moulier-Boutang Y., Garson, D.P. & Silterman R., (1986), «
Économie politique des migrations clandestines de main-d’œuvre
», éd. : Publisud, Paris.
Revue Douce France, (1993), "La Saga des Beurs", IM’média
n° spécial - automne-hiver 1993.
[1] Par deuxième génération nous entendons
les enfants nés de parents étrangers.
[2] Dès le milieu des années ’70, lorsque les
politiques officielles dites de "stop" de l’immigration
furent adoptées, plus de 70% de la population étrangère
était résidente en France, depuis plus de 10 ans et
environ 2 millions de jeunes d’origine étrangère,
notamment à la suite du regroupement familial, étaient
nés en France.
[3] Pour la rédaction de cette chronologie, nous avons largement
utilisé et parfois reporté des passages entiers de
celle élaborée dans la revue de l’agence IM’média
n° spécial automne-hiver 1993.
[4] En référence aux manifestants algériens
qui furent jetés à la Seine lors de la manifestation
de 1961 durant la guerre d’Algérie. L’autre référence
n’a nul besoin d’être expliquée.
[5] Comme il y avait de "bons Arabes", en d’autres
temps, ceux des colonies, méritant la nationalité
française.
Première publication en décembre 1994
Mise en ligne le jeudi 6 novembre 2003 sur samizdat <http://multitudes.samizdat.net/>
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