"Tu remettras les dettes" (Deutéronome 15,1).
Il m’est demandé, au travers d’un intitulé
laconique : dette et société, d’exposer en quelques
phrases le point de vue sociologique, voire socio-anthropologique, sur
la dette. Je ne pourrais répondre à cette gageure que
de manière bien incomplète en vous offrant une vision
d’un sociologue.
À ma connaissance, ce qui ne constitue jamais que la mesure de
mes intérêts et de ma compétence, la dette comme
les relations internationales ne sont pas de grands sujets sociologiques.
La sociologie portant sur le développement, qui fournit une abondante
littérature, intègre les éléments concernant
la dette dans un ensemble plus large qui fait souvent perdre toute spécificité
à ce problème ; la dette devient alors une part des tensions
entre le centre et la périphérie (la vision tiers-mondiste
des années soixante-dix) ou une manifestation de la mondialisation
et de la globalisation de l’économie (les théories
des années quatre-vingt-dix). En tout état de cause, ces
sociologies de la scène internationale dans lesquelles s’inscrivent
les descriptions de la dette relèvent plus des préoccupations
des politistes que des sociologues. À l’autre extrême
de la problématique de la dette, l’endettement privé
et le surendettement sont abordés comme des parts du fait social
contemporain (évoqué par exemple dans les entretiens menés
par Pierre Bourdieu dans La Misère du monde) ou au travers de
l’étude des phénomènes de pauvreté.
Sont alors mis en lumière les mécanismes sociaux de l’endettement.
Dans tous les cas, ce qui demeure abordé dans ces études
diverses est le fait culturel resituant la dette dans un contexte plus
englobant qui génère les processus sociaux la produisant.
Quoi qu’il en soit et en deçà de l’état
de l’art sur cette question de la dette, l’anthropologie
et la sociologie telles que je les conçois ne sont faites ni
de réponses, ni d’explications : elles ne sont pas finies.
Au contraire, chacune d’elles brigue la compréhension des
phénomènes auxquels nous sommes quotidiennement confrontés,
elle pose des questions à une réalité qu’elle
tente ainsi d’organiser. Telles que je les pratique et les professe,
ces disciplines visent une intelligibilité du monde qu’elles
explorent, intelligibilité toujours locale et relative. Ces parts
du monde social et humain devenues plus intelligibles nous aident à
en maîtriser les bornes mais, comme toute science, ne nous fournissent
aucune fin et aucune réponse d’autorité. Alors,
la réalité sociale ne se réduit pas à un
quelconque discours univoque mais s’enrichit des interprétations
toujours légitimes qui la traversent. L’interprétation
sociologique, composée à la fois d’outils théoriques
et empiriques, n’a pas d’autre valeur que toute interprétation
: celle de rendre le monde qui nous entoure plus accessible à
notre compréhension et ainsi plus facile à vivre. Pour
autant, le travail sociologique n’est pas un travail social. Il
ne produit pas un jugement ou une action ; si la compréhension
ainsi réalisée peut servir à l’action voire
au jugement, en elle-même elle n’est ni l’une ni l’autre.
Sans approfondir ici la réflexion épistémologique,
telle n’est pas notre présente préoccupation, je
vous invite encore à constater quelques conséquences induites
par l’angle de vue que je vous impose. Rien n’est universel
a priori dans les contenus véhiculés par une société
; certes, le travail anthropologique est à la recherche d’invariants
humains, ceux-ci s’entendent en termes de procès, non d’identité
terme à terme. Aucun jugement ne peut être porté
in abstracto ; juger est toujours le fait d’un contexte et de
logiques spécifiques. Ces logiques singulières et ce contexte
particulier sont ces éléments que le sociologue ou l’anthropologue
cherche à mettre en lumière. Dans cette perspective, j’envisage
le travail du sociologue et de l’anthropologue comme l’œuvre
d’un traducteur, qui met dans les mots d’une culture les
logiques d’une autre, en donne le contexte et les paramètres
permettant à chacun de se com-prendre. Traquer les logiques sociales
(ontologiquement au pluriel) suppose donc à mon estime de porter
le regard sur le local, sur des cas précis et ponctuels, pour
rendre compte des mécanismes et de procès sociaux à
l’œuvre. Les comprendre souligne toujours la complexité
et la singularité de chaque situation ; les socio-logiques ainsi
données à voir et enracinées dans un tel local
peuvent alors servir de base avec prudence, sans jamais laisser croire
qu’elles soient identiques (elles sont partout aussi complexes
et aussi peu évidentes), à une compréhension plus
globale du phénomène social et de ses dynamiques.
Dans ces conditions, qu’est-ce que cette sociologie a bien à
dire sur les questions de dette et d’endettement ? Il faut, pour
moi, appréhender les logiques sociales qui sont ainsi mobilisées.
Nous passons ainsi de la dette à la relation ou au lien social.
C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le sous-titre que
j’ai donné à cet exposé : le lien social
est un jeu d’obligations, que celles-ci soient envisagées
comme des structures enserrant l’individu ou comme le résultat
de l’action de celui-ci.
Les prémic(ss)es à la dette
Qu’est-ce qu’une dette ? M’interroger sur ce que véhicule
la dette est l’occasion d’indiquer ce qu’elle recouvre,
de limiter ce dont il est question pour, sachant de quoi on parle, disposer
d’une base commune. La dette est une obligation qui lie deux personnes
(au sens large) ; elle suppose que l’un rende à l’autre
ce que celui-ci lui a confié, cette restitution devant s’opérer
dans le respect de certaines règles contractuelles précédemment
définies. Avec cette définition particulièrement
ample (et lâche, quasi aux deux sens du terme), je m’inscris
entièrement dans les prolégomènes de la vision
philosophique précédemment énoncée. La dette
est ainsi jointe au devoir. Néanmoins, par son caractère
contractuel, ce devoir est purement contingent, totalement construit
; il n’est pas le résultat d’une loi naturelle mais
d’une forme sociale. L’obligation que compose la dette revêt
différents aspects, tantôt héritée voire
aliénante, tantôt négociée et librement consentie.
Plus que sa force et sa forme, ce qui la caractérise est l’union
qu’elle implique, une entente entre partenaires ainsi fermement
associés.
À suivre cette approche, nous ne pouvons trouver de sociétés
sans dette. La dette est consubstantielle à l’humanité.
Comme procès, elle est un invariant anthropologique : les hommes
sont en dettes les uns vis-à-vis des autres, les sociétés,
composées d’hommes, le sont tout autant. L’essence
de la dette réside dans l’échange qu’elle
postule.
L’échange social dont la dette procède est un commerce
où circule plus que les prestations ou les biens échangés.
La compréhension des mécanismes de la dette est obscurcie
par la présence de l’argent. L’argent substitue à
la morphologie générique de l’échange une
forme particulière au sein de laquelle la relation est réduite
à un transfert matériel soldé par une contrepartie
pécuniaire. Pour comprendre la logique de la dette, il est nécessaire
de s’inscrire en deçà de la monétarisation.
Au lieu de donner de l’importance au bien, l’accent porte
sur le lien. La relation d’échange ne se réduit
pas à un transfert, elle est avant tout un rapport social unissant
des individus et des groupes. Dans cette acception, la dette est une
forme de lien.
La dette participe ainsi aux divers mécanismes de l’échange,
elle est un lien social. Pour appréhender la nature de ce lien,
glissons de la dette au don. Le fonctionnement social du don nous instruit
sur les mécanismes propres de la dette. On doit à Marcel
Mauss, un des fondateurs de l’anthropologie moderne, la première
formalisation de cette logique du don. Dans un article de 1924 ("Essai
sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés
archaïques"), se basant sur des recherches de terrains menées
par d’autres au début du siècle, Mauss montre la
logique sociale d’échanges qui "se font sous forme
de cadeaux, en théorie volontaires, en réalité
obligatoirement faits et rendus" (page 147). Le noyau du don, par
delà les sociétés "archaïques",
est le transfert d’objets au sens large sans contrepartie. Quelque
soixante années plus tard, la formalisation du don que Mauss
propose sert d’ossature intellectuelle au Mouvement anti-utilitariste
en sciences sociales (le MAUSS), mouvement remettant en cause l’hégémonie
des logiques économiques et la place d’un utilitarisme
ontologique.
Le lien social et l’échange : logique du don
Jusqu’ici, lors de ces conférences, j’ai été
surpris par la vision étonnamment individualiste énoncée
voire promue tant dans les constats posés que dans les analyses
faites. Au contraire, telle que je viens de la décrire, la dette
est consubstantielle au lien social. Comprendre son mécanisme
d’obligation transite par l’élucidation des processus
du don. En effet, le don suppose à la fois acceptation et restitution.
En ce strict sens, il est un échange social. Le temps qui m’est
alloué m’interdit beaucoup de nuances et je vous prie d’excuser
les traits caricaturaux de mes exemples. Le don est un cadeau. Imaginons
que j’offre une bouteille de vin (un Graves blanc) à un
collègue. Il serait mal venu que celui-ci la refuse, même
s’il m’affirmera qu’il ne fallait pas. En l’acceptant,
il devient un peu mon obligé ; bien sûr, ce cadeau n’avait
pas cet objectif, il marquait ma reconnaissance pour un conseil informatique
ou, simplement, mes félicitations pour la publication de son
livre. Quelques temps plus tard, pour un service, un événement
ou sans raison, ce collègue m’offrira à son tour
un ouvrage ou un porte-plume pour ma collection. Cet échange
de présents, entre amis, au sein d’une famille, est gratuit,
sans intérêt, toujours réciproque et pour une grande
part hors valeur. Ce sont moins des objets que des signes, ceux d’une
relation, qui circulent ainsi. Aussi trivial soit-il, cet exemple quotidien
illustre le procès du don.
L’article de Mauss porte sur le don comme forme d’échange
dans ce qu’il nomme des sociétés archaïques,
sociétés présentées par lui comme étant
des sociétés d’une complexité aussi grande
que les nôtres mais différentes ; les exemples qu’il
utilise nous paraissent ainsi exotiques (situés en Océanie
ou en Amérique). Si Mauss met en lumière un mécanisme
anthropologique fondamental, il reste constamment enraciné dans
ces terrains spécifiques ; il ne se risque que dans ses longues
conclusions à une certaine généralisation. Je serai
ici moins prudent en exposant les principes sans vous les raccrocher
aux exemples pris par Mauss.
Le don est l’action de donner, au sens strict de faire un cadeau,
tel que l’exemple que je viens de prendre nous l’évoque.
Ce don, s’il est volontaire, n’est jamais gratuit, n’est
jamais sans intérêt. Les mots sont connotés, le
cadeau est libre et n’attend rien en retour ; toutefois, le don
oblige, il nous introduit dans un échange, à la fois choisi
et contraint. (N’est-ce pas, incidemment, ce que le terme de corruption
souligne négativement ?) Pour Mauss, le don subsume la triple
obligation de donner, de recevoir et de rendre. Les deux premiers moments
de cette triple obligation s’expliquent par la création
de liens que fonde le don. Ce lien ne peut être refusé,
le remettre en cause équivaut à une déclaration
de guerre. Pour expliquer la restitution, Mauss parle de l’esprit
de la chose donnée (le hau, terme maori). Pour simplifier quelque
chose qui ne l’est pas, l’objet donné véhicule
une partie de la personne qui le donne de telle sorte qu’il faille
rendre – cette chose ou une autre – pour s’estimer
libéré. La bouteille que j’offre à mon collègue
est une partie de moi qui tous les jours le regarde depuis le haut de
son dressoir ; il n’échappe à mon regard que dans
le mesure où à son tour il entre, par objet interposé,
dans mon foyer. Malgré la rapide schématisation à
laquelle je viens de me livrer, il ne faut pas envisager cette étape
trop simplement : redonner n’est pas rendre. Une fois encore,
la logique est dans la relation ou le lien qui est entretenu plus que
dans l’enrôlement de choses en mouvement.
Sur ces bases, Mauss propose alors deux formes de don : la première
reposant sur des prestations dites non agonistiques et la seconde sur
des prestations agonistiques, c’est-à-dire guerrières.
Le don non agonistique est un échange réciproque qui ne
se réalise pas pour autant dans la simultanéité
; dans les sociétés "archaïques" qu’il
étudie, sa conséquence sociale est l’égalitarisme,
tous les biens disponibles sont redistribués équitablement
par l’intermédiaire des échanges. Aujourd’hui,
la situation traditionnelle villageoise en Afrique correspond à
cette vision où le don constitue une redistribution qui ne se
fonde ni sur la confiance ni l’évidence de la communauté.
D’autre part, certaines formes de don peuvent être agonistiques.
Le don devient alors une forme de combat ; cette forme agonistique met
la rivalité et la concurrence en avant. Le don prend alors pour
objectif le pouvoir : donner permet d’asseoir son statut social,
d’accroître son pouvoir. L’exemple anthropologique
usuel en est le potlatch amérindien où le caractère
somptuaire et consummatoire conduit (au mieux) à un positionnement
hiérarchique des chefs qui s’y livrent. Avec le don agonistique,
les prestataires sont enfermés dans un cercle de restitution
– symbolique comme matériel – sans fin, où
le caractère guerrier voire la substitution possible à
la guerre deviennent centraux. Trivialement, la conséquence est
identique (la redistribution) mais elle est doublée d’une
autre qui est la situation singulière du chef qui en grossissant
un peu le trait troque des biens contre du pouvoir.
En aparté, je soulignerais que la dette, singulièrement
la dette internationale, peut se lire au travers de ce versant du don
agonistique. A contrario, la rupture en 1985 de la part du Mexique ou
les menaces répétées formulées par le Brésil
rendent explicite ce caractère belliqueux qui ne remet pas en
cause l’échange mais constitue une tentative d’en
renégocier les termes.
Quelle que soit la forme du don, son triple mécanisme nous invite
à donner une grande importance à sa temporalité.
Le don n’est pas immédiat, il se déploie dans le
temps, un temps nécessaire par ailleurs à l’ancrage
d’un échange social dans une relation médiatisée.
Rien n’y est jamais immédiat. Donner signifie prendre le
temps. Cette espace dévolu au temps implique avec le concept
de don une série d’autres : l’inégalité,
l’honneur ou le contrat. Ces notions indiquent toutes que le facteur
temps est consubstantiel au don ; à chacun de ses temps les partenaires
sont inégaux et inscrits dans un contrat implicite que l’honneur
seul peut garantir. C’est bien parce que la circulation ne se
réalise pas dans l'instantanéité que le don se
différencie des autres types de transaction.
Toutefois, à l’opposé de ce qu’affirme dans
sa contribution mon collègue philosophe, cette relation ne repose
pas sur la confiance. Tout au contraire, elle repose sur une méfiance
généralisée mais jugulée. Cette antithèse
fournit la même importance à la notion de confiance ; en
la jugeant d’expérience impossible (ce que fait d’ailleurs
conceptuellement en économie toute la théorie des jeux),
elle demeure au centre de la réflexion. Sans confiance, les individus
se retrouvent devant un équilibre de la terreur. Cet équilibre
est l’équilibre villageois (tant en Afrique que dans la
situation traditionnelle occidentale décrite par la sociologie
rurale) ; on s’observe, se jauge, se protège constamment.
Dès lors, ce n’est pas la confiance entre tous mais la
méfiance et la peur qui oblige chacun à la transparence
et à la redistribution. Cette anthropo-logique s’observe
même dans les relations internationales ; lors de la crise mexicaine
de 1985 que j’évoquais plus haut ce n’est pas la
confiance qui est remise en cause mais tout au contraire, l’évidence
de la méfiance. La confiance revient dans le Mexique (puis dans
tous les pays utilisant la même technique agressive) grâce
à leur action volontariste de remise en question de la relation.
Cette recherche de l’équilibre par la rupture de la confiance
nous situe bien dans une logique du don puisque la relation n’est
pas rompue et que l’on en accepte les termes.
Ainsi, le lien social se structure sur l’échange et s’actualise
dans le mécanisme complexe du don. Ce don, quelle que soit sa
forme, est toujours la contraction d’une dette. Pour autant, cette
dette n’est pas encore un prêt (d’argent). La chose
ne vaut pas tant pour sa valeur que pour son esprit (sans pour autant
que cet esprit soit radicalement séparé de sa valeur).
Le don et le prêt sont les deux versants de la dette, selon qu’un
équivalent généralisé soit présent.
Lorsque l’argent intervient, le don se trouve métamorphosé.
L’argent constitue un équivalent généralisé,
son introduction transforme le don tel que décrit jusqu’ici
en dette telle qu’on l’imagine contractée envers
une organisation, à la fois anonyme (c'est-à-dire au sens
strict sans plus de nom que de relation) et vénale. La dette
telle qu’envisagée repose sur le problème de l’équivalence
: sommes-nous face à de l’argent ou à un don. Une
telle question ne remet pas en cause l’obligation de rendre mais
la forme de cette restitution.
Qui plus est, dans la logique primaire de l’échange monétaire,
il y a rupture du lien social : tout est soldé par le prix. L’argent
permet de ne pas devoir reproduire une relation. (Sans faire de comparaison
scabreuse, il en va de même de l’amour tarifé.) L’argent
se substitue à la relation car il en est un équivalent,
un équivalent supprimant toute temporalité et, donc, tout
lien. Le don tisse par la circulation d’objets des liens dans
le temps alors que l’argent pris comme tel permet de ne faire
circuler que des valeurs pour lesquelles le temps n’est qu’un
paramètre dont l’utilité se calcule précisément.
Là où la logique du don est une logique sociale complexe,
l’argent introduit une linéarité qui est bien celle
de l’économie classique, une économie que certains
économistes taxent eux-mêmes d’“ économie
myope ”.
Modernités et mondialisation
Il semble courant aujourd’hui de confondre modernité et
mondialisation. Il me paraît important de souligner au contraire
que la modernité ne se décline pas au singulier. Tout
le contemporain est moderne ; chaque groupe social est confronté
aux logiques de la modernité occidentale, rationalisation et
économicisation du monde. Il est plus pertinent de parler alors
de modernités, au pluriel, pour rendre compte de la complexité
encore à l’œuvre dans les réponses données
aux questions posées par le modèle occidental, questions
posées en Europe comme ailleurs.
La rationalité prônée par l’économisme,
rationalité dont le discours dominant portant sur la dette est
une expression emblématique, constitue une réduction du
monde au modèle économique. La décision rationnelle
n’est plus le résultat d’un choix mais la conséquence
de logiques à la fois mécaniques, abstraites et contraignantes
: celles du marché, unique instance régulatrice. Dans
cette situation, un problème complexe trouve toujours une solution
simple. Ainsi, la mondialisation qui refuse souvent de reconnaître
des particularismes locaux au nom de mécanismes généraux
inaliénables (l’intérêt, la raison ou le marché)
suppose que la logique économiciste saisit pertinemment toute
situation. Négliger les contextes locaux et les logiques sociales
consiste à se priver de dimensions importantes de la compréhension
des phénomènes humains.
Dans ce cadre, l’économicisation du monde constitue bien
l’élément central de cette mondialisation. Il y
a mondialisation parce qu’il y a victoire de l’économique
sur les autres parts du social ; le politique comme les relations humaines
et le lien social sont dissouts dans une rationalité unique et
univoque (une pensée unique que d’aucun imagine vraie parce
que leur monde est unique, alors que ce n’est jamais que leur
lecture du monde qui est sclérosante). On se retrouve face à
une logique économique jusque dans les solutions proposées
: qu’il soit question de report d’échéances,
d’autres prêts ou d’ajustement structurel. C’est
une forme rampante de globalisation : le principe même d’une
dette qui soit une relation simple et solvable une fois pour toute est
acceptée. Pourtant, l’économie qui nie la pérennité
des relations n’est pas la société. Et cette économicisation
est présente jusque dans les actions locales, humanitaires et
palliatives. Ainsi, la mondialisation s’exprime également
dans des projets louables tels que ceux des microcrédits ou de
écocrédits, ensemble de relations à la dette qui
se veulent citoyennes et responsables. Comme toute économie solidaire,
tout en étant pragmatiquement des éléments positifs,
les microcrédits (dont le concept a été fondé
par l’économiste indien Muhammad Yunus) constituent comme
toutes les valorisations de l’action de la “ société
civile ” une démission de l’État et une acceptation
de la logique économique, avec comme au siècle dernier
non une remise en cause du mécanisme mais un ajustement de celui-ci,
un peu d’huile versée dans le mécanisme pour qu’il
ne grippe pas immédiatement.
La dette est l’expression de cette économie myope et triomphante.
L’économie, caricature de la modernité, nie le temps
et le lien pour leur substituer deux fictions abstraites : l’intérêt
(ou l’utilité) et la valeur. Les actes et les objets seraient
tous porteurs d’intérêt et de valeur de telle sorte
qu’ils soient tous toujours comparables, substituables, indifférents.
Le risque encouru par la mondialisation est de voir ce point de vue
parmi d’autres s’imposer, non tant qu’il soit présent
ou signifiant partout (au contraire, le sens dont il est chargé
est tellement polysémique que l’on se retrouve face à
un objet magique) mais parce que partout on le croit présent
et agit comme tel.
Reprenons un exemple : de la dette au don, du don au détournement
Je ne veux prendre qu’un seul exemple concret. Il porte sur la
coopération (dite) au développement, c’est-à-dire
l’action d’agir ensemble (co-opérer). Il est essentiel
de voir l’usage qui est réalisé par les pays receveurs
(comme d’ailleurs, chez nous, par les individus endettés)
de l’argent de la dette.
Le don fait dans la coopération n’est pas un phénomène
simple à décrire. Dans un pays africain, en brousse, les
offreurs de développement sillonnent la campagne. Le premier,
représentant une Organisation Non Gouvernementale investissant
dans le secteur de la santé, découvre dans un village
une organisation paysanne qui lui montre, lors d’une grande fête
réalisée pour l’accueillir, un bâtiment tôlé
qui est le futur dispensaire qu’ils ont construit mais pour lequel
ils leur manquent le matériel. L’offreur de développement
se trouve contraint par la fête qui lui est offerte et par la
volonté du groupement paysan : non seulement ils l’accueillent
et l’endettent mais, en sus, ils ont déjà réalisé
une grande partie du chemin. Tout l’invite à soutenir le
projet qui lui est aussitôt proposé. Si d’aventure
le lendemain un autre offreur de développement, porteur quant
à lui de banques à céréales, vient à
passer au village, le même groupement paysan lui organisera une
fête similaire et lui montrera le bâtiment de leur future
banque à céréales pour laquelle ne manque que les
fonds permettant de la remplir. Et ils lui montreront le même
bâtiment, passé en une nuit du statut de dispensaire à
celui de banque à grains.
Cette situation que je relate sur un ton badin est évidemment
une caricature, mais le trait n’est portant guère appuyé.
La caricature se loge dans la temporalité excessive mais non
dans la réalité de tels faits. L’organisation paysanne
ainsi décrite tente par les moyens à sa disposition d’inverser
le mécanisme d’endettement par un don initial. Elle cherche
à aliéner le donateur extérieur de telle sorte
qu’il soit contraint de donner. Ces paysans ont parfaitement compris
le mécanisme du don.
De la dette au don, il n’y a qu’un pas que j’ai franchi
avec vous. Du don au détournement, il n’y a aussi qu’une
toute petite différence. Le détournement est l’art
populaire de la ruse appliqué à un don dont on ne sait
ni que faire ni comment le rendre. Car il est clair que, comme je l’ai
narrée, cette situation relève du détournement,
l’argent investi servira à d’autres buts que ceux
définis par le donateur occidental. Mais ces autres buts sont
aussi le “ développement ”, terme éminemment
polysémique, pour les paysans qui ont “ gagné ”
ces crédits. Ce qui pour le paradigme économique est un
détournement inacceptable, voire une corruption patente, forge
pour le sociologue l’indice d’une réussite, d’une
réappropriation efficace par les bénéficiaires.
Qui plus est, cet endettement réciproque, même s’il
ne s’accomplit pas sur des bases explicites et isomorphes pour
les deux parties, compose la base d’une relation, d’un lien
social durable : celui de l’échange.
En guise de conclusion
La dette n’est pas un scandale. Cette affirmation ne signifie
pas que les formes actuelles qu’elle prend n’en soient pas
un, mais ces formes dépendent non tant du mécanisme de
la dette que de la logique générale de nos sociétés
modernes contemporaines. La dette n’est pas un scandale car elle
est liée tant à l’humanité qu’à
la société ; elle est preuve du lien qui unit les hommes
entre eux tel que l’exemple de la triple obligation du don –
donner, recevoir, rendre – en esquisse le procès.
En soi, et pour toutes les raisons que je viens d’énoncer,
le mécanisme jubilaire (c’est-à-dire l’annulation
de la dette) est contraire à toute socio-logie. Loin de l’argumentaire
économiste qui y voit le non respect de l’équité
par une rémunération égale des bons et des mauvais
élèves, le rejet de ce mécanisme par l’analyse
sociologique réside dans le risque présent d’un
don sans contre partie possible. Il ne peut être réaliste
d’enfermer autrui dans une impossibilité de rendre. L’annulation
jubilaire est, si elle était mise en œuvre radicalement,
une aliénation : elle transformerait l’incapacité
de rendre en une impossibilité de restituer. Pour autant, il
n’est pas question de cautionner les mécanismes économiques
actuels. En nier totalement les fondements revient non pas à
résoudre le problème réellement sous-jacent mais
à affermir la logique économique et à produire
(comme le disait la semaine dernière maître Philippe) une
libéralité, qui pour être nôtre n’en
est pas moins avant tout le souci de notre confort moral. Qu’est-ce
qui enchaîne plus que cette fausse liberté ?
Le mot de la fin, je le laisserai à l’approche philosophique
qui vient de nous être donnée. J’insisterais moi
aussi sur l’éthique de la responsabilité. On est
responsable de celui à qui on donne. Il est à ce propos
une anecdote rapportée par un anthropologue britannique. Ce chercheur
résidait dans un village et y travaillait. Un villageois lui
demande de pouvoir bénéficier d’une place dans son
automobile lorsqu’il remontera sur la capitale ; arrivant à
la capitale, le villageois ne le quitte plus, il est devenu son “
petit-frère ”, une personne dont il est responsable dans
cette grande ville inhospitalière puisqu’il est la personne
qui l’a amené là. On est bien responsable de celui
à qui on donne. Cette éthique, c’est-à-dire
ce comportement, doit – je suis maintenant sciemment normatif
– être une ligne de conduite ; ce n’est pas la dette
qui doit être remise en cause mais ces mécanismes et sa
totale et unique économisation.
Références
Plutôt que d’alourdir le texte de nombreuses références,
ce qui n’est pas le propos d’une telle contribution, je
propose ici quelques ouvrages portant sur le concept de don et l’interprétation
qu’il en est donné dans le contexte contemporain. Certains
ouvrages sont plus abstraits ou théoriques d’autres plus
empiriques, tous mettent en leur centre l’importance anthropo-sociologique
du don et du lien social qu’il permet de comprendre. Aucun ne
traite directement de la dette mais je demeure convaincu que tous offrent
des outils pour la mieux comprendre.
CAILLE Alain, 1994, Don, intérêt et désintéressement.
Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres, Éditions La Découverte
/ MAUSS, “Recherches”, Paris.
CERTEAU Michel DE, 1990, L'invention du quotidien. I Arts de faire,
Éditions Gallimard, “Folio essais”, Paris.
GODBOUT Jacques T., 1992, L'esprit du don. En collaboration avec Alain
Caillé, Éditions La Découverte, “Textes à
l'appui / Série anthropologie", Paris.
LATOUCHE Serge, 1998, L’autre Afrique. Entre don et marché,
Éditions Albin Michel, “Économie”, Paris.
LAURENT Pierre-Joseph, 1998, Une association de développement
en pays mossi. Le don comme ruse, Éditions Karthala, “Hommes
et sociétés”, Paris, préface de Michael Singleton.
MAUSS Marcel, 1923-1924 (1950,1985), "Essai sur le don. Forme et
raison de l’échange dans les sociétés archaïques",
in Sociologie et anthropologie, Presses Universitaires de France, “Quadrige”,
pp. 143-279.
NICOLAS Guy, 1996, Du don rituel au sacrifice suprême, Éditions
La Découverte, “Recherches / Bibliothèque du MAUSS”,
Paris.
ROSPABE Philippe, 1995, La dette de vie. Aux origines de la monnaie
sauvage, Éditions La Découverte / MAUSS, “Recherches”,
Paris.
SIMMEL Georg, 1987, Philosophie de l'argent, Presses Universitaires
de France, “Sociologie”, Paris, traduit de l'allemand par
Sabine Cornille et Philippe Ivernel (Philosophie des Geldes, 1977).
"Tu remettras les dettes" (Dt 15,1).
Quatre conférences sur la dette
Quatrième session : les visions sociologique et philosophique
Dette et société Le lien social : un jeu d’obligations
Frédéric Moens
Groupe de Recherche Sociologie Action Sens (GReSAS) département
d’économie et de sociologie, FUCaM
Contact :frederic.moens@fucam.ac.be
Le lien d'origine :
http://www.catho.be/tournai/Dettesoc.rtf