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Dette et société
Le lien social : un jeu d’obligations
Frédéric Moens


"Tu remettras les dettes" (Deutéronome 15,1).

Il m’est demandé, au travers d’un intitulé laconique : dette et société, d’exposer en quelques phrases le point de vue sociologique, voire socio-anthropologique, sur la dette. Je ne pourrais répondre à cette gageure que de manière bien incomplète en vous offrant une vision d’un sociologue.
À ma connaissance, ce qui ne constitue jamais que la mesure de mes intérêts et de ma compétence, la dette comme les relations internationales ne sont pas de grands sujets sociologiques. La sociologie portant sur le développement, qui fournit une abondante littérature, intègre les éléments concernant la dette dans un ensemble plus large qui fait souvent perdre toute spécificité à ce problème ; la dette devient alors une part des tensions entre le centre et la périphérie (la vision tiers-mondiste des années soixante-dix) ou une manifestation de la mondialisation et de la globalisation de l’économie (les théories des années quatre-vingt-dix). En tout état de cause, ces sociologies de la scène internationale dans lesquelles s’inscrivent les descriptions de la dette relèvent plus des préoccupations des politistes que des sociologues. À l’autre extrême de la problématique de la dette, l’endettement privé et le surendettement sont abordés comme des parts du fait social contemporain (évoqué par exemple dans les entretiens menés par Pierre Bourdieu dans La Misère du monde) ou au travers de l’étude des phénomènes de pauvreté. Sont alors mis en lumière les mécanismes sociaux de l’endettement. Dans tous les cas, ce qui demeure abordé dans ces études diverses est le fait culturel resituant la dette dans un contexte plus englobant qui génère les processus sociaux la produisant.

Quoi qu’il en soit et en deçà de l’état de l’art sur cette question de la dette, l’anthropologie et la sociologie telles que je les conçois ne sont faites ni de réponses, ni d’explications : elles ne sont pas finies. Au contraire, chacune d’elles brigue la compréhension des phénomènes auxquels nous sommes quotidiennement confrontés, elle pose des questions à une réalité qu’elle tente ainsi d’organiser. Telles que je les pratique et les professe, ces disciplines visent une intelligibilité du monde qu’elles explorent, intelligibilité toujours locale et relative. Ces parts du monde social et humain devenues plus intelligibles nous aident à en maîtriser les bornes mais, comme toute science, ne nous fournissent aucune fin et aucune réponse d’autorité. Alors, la réalité sociale ne se réduit pas à un quelconque discours univoque mais s’enrichit des interprétations toujours légitimes qui la traversent. L’interprétation sociologique, composée à la fois d’outils théoriques et empiriques, n’a pas d’autre valeur que toute interprétation : celle de rendre le monde qui nous entoure plus accessible à notre compréhension et ainsi plus facile à vivre. Pour autant, le travail sociologique n’est pas un travail social. Il ne produit pas un jugement ou une action ; si la compréhension ainsi réalisée peut servir à l’action voire au jugement, en elle-même elle n’est ni l’une ni l’autre.

Sans approfondir ici la réflexion épistémologique, telle n’est pas notre présente préoccupation, je vous invite encore à constater quelques conséquences induites par l’angle de vue que je vous impose. Rien n’est universel a priori dans les contenus véhiculés par une société ; certes, le travail anthropologique est à la recherche d’invariants humains, ceux-ci s’entendent en termes de procès, non d’identité terme à terme. Aucun jugement ne peut être porté in abstracto ; juger est toujours le fait d’un contexte et de logiques spécifiques. Ces logiques singulières et ce contexte particulier sont ces éléments que le sociologue ou l’anthropologue cherche à mettre en lumière. Dans cette perspective, j’envisage le travail du sociologue et de l’anthropologue comme l’œuvre d’un traducteur, qui met dans les mots d’une culture les logiques d’une autre, en donne le contexte et les paramètres permettant à chacun de se com-prendre. Traquer les logiques sociales (ontologiquement au pluriel) suppose donc à mon estime de porter le regard sur le local, sur des cas précis et ponctuels, pour rendre compte des mécanismes et de procès sociaux à l’œuvre. Les comprendre souligne toujours la complexité et la singularité de chaque situation ; les socio-logiques ainsi données à voir et enracinées dans un tel local peuvent alors servir de base avec prudence, sans jamais laisser croire qu’elles soient identiques (elles sont partout aussi complexes et aussi peu évidentes), à une compréhension plus globale du phénomène social et de ses dynamiques.
Dans ces conditions, qu’est-ce que cette sociologie a bien à dire sur les questions de dette et d’endettement ? Il faut, pour moi, appréhender les logiques sociales qui sont ainsi mobilisées. Nous passons ainsi de la dette à la relation ou au lien social. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le sous-titre que j’ai donné à cet exposé : le lien social est un jeu d’obligations, que celles-ci soient envisagées comme des structures enserrant l’individu ou comme le résultat de l’action de celui-ci.

Les prémic(ss)es à la dette
Qu’est-ce qu’une dette ? M’interroger sur ce que véhicule la dette est l’occasion d’indiquer ce qu’elle recouvre, de limiter ce dont il est question pour, sachant de quoi on parle, disposer d’une base commune. La dette est une obligation qui lie deux personnes (au sens large) ; elle suppose que l’un rende à l’autre ce que celui-ci lui a confié, cette restitution devant s’opérer dans le respect de certaines règles contractuelles précédemment définies. Avec cette définition particulièrement ample (et lâche, quasi aux deux sens du terme), je m’inscris entièrement dans les prolégomènes de la vision philosophique précédemment énoncée. La dette est ainsi jointe au devoir. Néanmoins, par son caractère contractuel, ce devoir est purement contingent, totalement construit ; il n’est pas le résultat d’une loi naturelle mais d’une forme sociale. L’obligation que compose la dette revêt différents aspects, tantôt héritée voire aliénante, tantôt négociée et librement consentie. Plus que sa force et sa forme, ce qui la caractérise est l’union qu’elle implique, une entente entre partenaires ainsi fermement associés.

À suivre cette approche, nous ne pouvons trouver de sociétés sans dette. La dette est consubstantielle à l’humanité. Comme procès, elle est un invariant anthropologique : les hommes sont en dettes les uns vis-à-vis des autres, les sociétés, composées d’hommes, le sont tout autant. L’essence de la dette réside dans l’échange qu’elle postule.

L’échange social dont la dette procède est un commerce où circule plus que les prestations ou les biens échangés. La compréhension des mécanismes de la dette est obscurcie par la présence de l’argent. L’argent substitue à la morphologie générique de l’échange une forme particulière au sein de laquelle la relation est réduite à un transfert matériel soldé par une contrepartie pécuniaire. Pour comprendre la logique de la dette, il est nécessaire de s’inscrire en deçà de la monétarisation. Au lieu de donner de l’importance au bien, l’accent porte sur le lien. La relation d’échange ne se réduit pas à un transfert, elle est avant tout un rapport social unissant des individus et des groupes. Dans cette acception, la dette est une forme de lien.

La dette participe ainsi aux divers mécanismes de l’échange, elle est un lien social. Pour appréhender la nature de ce lien, glissons de la dette au don. Le fonctionnement social du don nous instruit sur les mécanismes propres de la dette. On doit à Marcel Mauss, un des fondateurs de l’anthropologie moderne, la première formalisation de cette logique du don. Dans un article de 1924 ("Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques"), se basant sur des recherches de terrains menées par d’autres au début du siècle, Mauss montre la logique sociale d’échanges qui "se font sous forme de cadeaux, en théorie volontaires, en réalité obligatoirement faits et rendus" (page 147). Le noyau du don, par delà les sociétés "archaïques", est le transfert d’objets au sens large sans contrepartie. Quelque soixante années plus tard, la formalisation du don que Mauss propose sert d’ossature intellectuelle au Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales (le MAUSS), mouvement remettant en cause l’hégémonie des logiques économiques et la place d’un utilitarisme ontologique.

Le lien social et l’échange : logique du don
Jusqu’ici, lors de ces conférences, j’ai été surpris par la vision étonnamment individualiste énoncée voire promue tant dans les constats posés que dans les analyses faites. Au contraire, telle que je viens de la décrire, la dette est consubstantielle au lien social. Comprendre son mécanisme d’obligation transite par l’élucidation des processus du don. En effet, le don suppose à la fois acceptation et restitution. En ce strict sens, il est un échange social. Le temps qui m’est alloué m’interdit beaucoup de nuances et je vous prie d’excuser les traits caricaturaux de mes exemples. Le don est un cadeau. Imaginons que j’offre une bouteille de vin (un Graves blanc) à un collègue. Il serait mal venu que celui-ci la refuse, même s’il m’affirmera qu’il ne fallait pas. En l’acceptant, il devient un peu mon obligé ; bien sûr, ce cadeau n’avait pas cet objectif, il marquait ma reconnaissance pour un conseil informatique ou, simplement, mes félicitations pour la publication de son livre. Quelques temps plus tard, pour un service, un événement ou sans raison, ce collègue m’offrira à son tour un ouvrage ou un porte-plume pour ma collection. Cet échange de présents, entre amis, au sein d’une famille, est gratuit, sans intérêt, toujours réciproque et pour une grande part hors valeur. Ce sont moins des objets que des signes, ceux d’une relation, qui circulent ainsi. Aussi trivial soit-il, cet exemple quotidien illustre le procès du don.

L’article de Mauss porte sur le don comme forme d’échange dans ce qu’il nomme des sociétés archaïques, sociétés présentées par lui comme étant des sociétés d’une complexité aussi grande que les nôtres mais différentes ; les exemples qu’il utilise nous paraissent ainsi exotiques (situés en Océanie ou en Amérique). Si Mauss met en lumière un mécanisme anthropologique fondamental, il reste constamment enraciné dans ces terrains spécifiques ; il ne se risque que dans ses longues conclusions à une certaine généralisation. Je serai ici moins prudent en exposant les principes sans vous les raccrocher aux exemples pris par Mauss.

Le don est l’action de donner, au sens strict de faire un cadeau, tel que l’exemple que je viens de prendre nous l’évoque. Ce don, s’il est volontaire, n’est jamais gratuit, n’est jamais sans intérêt. Les mots sont connotés, le cadeau est libre et n’attend rien en retour ; toutefois, le don oblige, il nous introduit dans un échange, à la fois choisi et contraint. (N’est-ce pas, incidemment, ce que le terme de corruption souligne négativement ?) Pour Mauss, le don subsume la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre. Les deux premiers moments de cette triple obligation s’expliquent par la création de liens que fonde le don. Ce lien ne peut être refusé, le remettre en cause équivaut à une déclaration de guerre. Pour expliquer la restitution, Mauss parle de l’esprit de la chose donnée (le hau, terme maori). Pour simplifier quelque chose qui ne l’est pas, l’objet donné véhicule une partie de la personne qui le donne de telle sorte qu’il faille rendre – cette chose ou une autre – pour s’estimer libéré. La bouteille que j’offre à mon collègue est une partie de moi qui tous les jours le regarde depuis le haut de son dressoir ; il n’échappe à mon regard que dans le mesure où à son tour il entre, par objet interposé, dans mon foyer. Malgré la rapide schématisation à laquelle je viens de me livrer, il ne faut pas envisager cette étape trop simplement : redonner n’est pas rendre. Une fois encore, la logique est dans la relation ou le lien qui est entretenu plus que dans l’enrôlement de choses en mouvement.

Sur ces bases, Mauss propose alors deux formes de don : la première reposant sur des prestations dites non agonistiques et la seconde sur des prestations agonistiques, c’est-à-dire guerrières. Le don non agonistique est un échange réciproque qui ne se réalise pas pour autant dans la simultanéité ; dans les sociétés "archaïques" qu’il étudie, sa conséquence sociale est l’égalitarisme, tous les biens disponibles sont redistribués équitablement par l’intermédiaire des échanges. Aujourd’hui, la situation traditionnelle villageoise en Afrique correspond à cette vision où le don constitue une redistribution qui ne se fonde ni sur la confiance ni l’évidence de la communauté. D’autre part, certaines formes de don peuvent être agonistiques. Le don devient alors une forme de combat ; cette forme agonistique met la rivalité et la concurrence en avant. Le don prend alors pour objectif le pouvoir : donner permet d’asseoir son statut social, d’accroître son pouvoir. L’exemple anthropologique usuel en est le potlatch amérindien où le caractère somptuaire et consummatoire conduit (au mieux) à un positionnement hiérarchique des chefs qui s’y livrent. Avec le don agonistique, les prestataires sont enfermés dans un cercle de restitution – symbolique comme matériel – sans fin, où le caractère guerrier voire la substitution possible à la guerre deviennent centraux. Trivialement, la conséquence est identique (la redistribution) mais elle est doublée d’une autre qui est la situation singulière du chef qui en grossissant un peu le trait troque des biens contre du pouvoir.

En aparté, je soulignerais que la dette, singulièrement la dette internationale, peut se lire au travers de ce versant du don agonistique. A contrario, la rupture en 1985 de la part du Mexique ou les menaces répétées formulées par le Brésil rendent explicite ce caractère belliqueux qui ne remet pas en cause l’échange mais constitue une tentative d’en renégocier les termes.

Quelle que soit la forme du don, son triple mécanisme nous invite à donner une grande importance à sa temporalité. Le don n’est pas immédiat, il se déploie dans le temps, un temps nécessaire par ailleurs à l’ancrage d’un échange social dans une relation médiatisée. Rien n’y est jamais immédiat. Donner signifie prendre le temps. Cette espace dévolu au temps implique avec le concept de don une série d’autres : l’inégalité, l’honneur ou le contrat. Ces notions indiquent toutes que le facteur temps est consubstantiel au don ; à chacun de ses temps les partenaires sont inégaux et inscrits dans un contrat implicite que l’honneur seul peut garantir. C’est bien parce que la circulation ne se réalise pas dans l'instantanéité que le don se différencie des autres types de transaction.

Toutefois, à l’opposé de ce qu’affirme dans sa contribution mon collègue philosophe, cette relation ne repose pas sur la confiance. Tout au contraire, elle repose sur une méfiance généralisée mais jugulée. Cette antithèse fournit la même importance à la notion de confiance ; en la jugeant d’expérience impossible (ce que fait d’ailleurs conceptuellement en économie toute la théorie des jeux), elle demeure au centre de la réflexion. Sans confiance, les individus se retrouvent devant un équilibre de la terreur. Cet équilibre est l’équilibre villageois (tant en Afrique que dans la situation traditionnelle occidentale décrite par la sociologie rurale) ; on s’observe, se jauge, se protège constamment. Dès lors, ce n’est pas la confiance entre tous mais la méfiance et la peur qui oblige chacun à la transparence et à la redistribution. Cette anthropo-logique s’observe même dans les relations internationales ; lors de la crise mexicaine de 1985 que j’évoquais plus haut ce n’est pas la confiance qui est remise en cause mais tout au contraire, l’évidence de la méfiance. La confiance revient dans le Mexique (puis dans tous les pays utilisant la même technique agressive) grâce à leur action volontariste de remise en question de la relation. Cette recherche de l’équilibre par la rupture de la confiance nous situe bien dans une logique du don puisque la relation n’est pas rompue et que l’on en accepte les termes.

Ainsi, le lien social se structure sur l’échange et s’actualise dans le mécanisme complexe du don. Ce don, quelle que soit sa forme, est toujours la contraction d’une dette. Pour autant, cette dette n’est pas encore un prêt (d’argent). La chose ne vaut pas tant pour sa valeur que pour son esprit (sans pour autant que cet esprit soit radicalement séparé de sa valeur). Le don et le prêt sont les deux versants de la dette, selon qu’un équivalent généralisé soit présent. Lorsque l’argent intervient, le don se trouve métamorphosé. L’argent constitue un équivalent généralisé, son introduction transforme le don tel que décrit jusqu’ici en dette telle qu’on l’imagine contractée envers une organisation, à la fois anonyme (c'est-à-dire au sens strict sans plus de nom que de relation) et vénale. La dette telle qu’envisagée repose sur le problème de l’équivalence : sommes-nous face à de l’argent ou à un don. Une telle question ne remet pas en cause l’obligation de rendre mais la forme de cette restitution.
Qui plus est, dans la logique primaire de l’échange monétaire, il y a rupture du lien social : tout est soldé par le prix. L’argent permet de ne pas devoir reproduire une relation. (Sans faire de comparaison scabreuse, il en va de même de l’amour tarifé.) L’argent se substitue à la relation car il en est un équivalent, un équivalent supprimant toute temporalité et, donc, tout lien. Le don tisse par la circulation d’objets des liens dans le temps alors que l’argent pris comme tel permet de ne faire circuler que des valeurs pour lesquelles le temps n’est qu’un paramètre dont l’utilité se calcule précisément. Là où la logique du don est une logique sociale complexe, l’argent introduit une linéarité qui est bien celle de l’économie classique, une économie que certains économistes taxent eux-mêmes d’“ économie myope ”.

Modernités et mondialisation
Il semble courant aujourd’hui de confondre modernité et mondialisation. Il me paraît important de souligner au contraire que la modernité ne se décline pas au singulier. Tout le contemporain est moderne ; chaque groupe social est confronté aux logiques de la modernité occidentale, rationalisation et économicisation du monde. Il est plus pertinent de parler alors de modernités, au pluriel, pour rendre compte de la complexité encore à l’œuvre dans les réponses données aux questions posées par le modèle occidental, questions posées en Europe comme ailleurs.
La rationalité prônée par l’économisme, rationalité dont le discours dominant portant sur la dette est une expression emblématique, constitue une réduction du monde au modèle économique. La décision rationnelle n’est plus le résultat d’un choix mais la conséquence de logiques à la fois mécaniques, abstraites et contraignantes : celles du marché, unique instance régulatrice. Dans cette situation, un problème complexe trouve toujours une solution simple. Ainsi, la mondialisation qui refuse souvent de reconnaître des particularismes locaux au nom de mécanismes généraux inaliénables (l’intérêt, la raison ou le marché) suppose que la logique économiciste saisit pertinemment toute situation. Négliger les contextes locaux et les logiques sociales consiste à se priver de dimensions importantes de la compréhension des phénomènes humains.

Dans ce cadre, l’économicisation du monde constitue bien l’élément central de cette mondialisation. Il y a mondialisation parce qu’il y a victoire de l’économique sur les autres parts du social ; le politique comme les relations humaines et le lien social sont dissouts dans une rationalité unique et univoque (une pensée unique que d’aucun imagine vraie parce que leur monde est unique, alors que ce n’est jamais que leur lecture du monde qui est sclérosante). On se retrouve face à une logique économique jusque dans les solutions proposées : qu’il soit question de report d’échéances, d’autres prêts ou d’ajustement structurel. C’est une forme rampante de globalisation : le principe même d’une dette qui soit une relation simple et solvable une fois pour toute est acceptée. Pourtant, l’économie qui nie la pérennité des relations n’est pas la société. Et cette économicisation est présente jusque dans les actions locales, humanitaires et palliatives. Ainsi, la mondialisation s’exprime également dans des projets louables tels que ceux des microcrédits ou de écocrédits, ensemble de relations à la dette qui se veulent citoyennes et responsables. Comme toute économie solidaire, tout en étant pragmatiquement des éléments positifs, les microcrédits (dont le concept a été fondé par l’économiste indien Muhammad Yunus) constituent comme toutes les valorisations de l’action de la “ société civile ” une démission de l’État et une acceptation de la logique économique, avec comme au siècle dernier non une remise en cause du mécanisme mais un ajustement de celui-ci, un peu d’huile versée dans le mécanisme pour qu’il ne grippe pas immédiatement.

La dette est l’expression de cette économie myope et triomphante. L’économie, caricature de la modernité, nie le temps et le lien pour leur substituer deux fictions abstraites : l’intérêt (ou l’utilité) et la valeur. Les actes et les objets seraient tous porteurs d’intérêt et de valeur de telle sorte qu’ils soient tous toujours comparables, substituables, indifférents. Le risque encouru par la mondialisation est de voir ce point de vue parmi d’autres s’imposer, non tant qu’il soit présent ou signifiant partout (au contraire, le sens dont il est chargé est tellement polysémique que l’on se retrouve face à un objet magique) mais parce que partout on le croit présent et agit comme tel.

Reprenons un exemple : de la dette au don, du don au détournement
Je ne veux prendre qu’un seul exemple concret. Il porte sur la coopération (dite) au développement, c’est-à-dire l’action d’agir ensemble (co-opérer). Il est essentiel de voir l’usage qui est réalisé par les pays receveurs (comme d’ailleurs, chez nous, par les individus endettés) de l’argent de la dette.

Le don fait dans la coopération n’est pas un phénomène simple à décrire. Dans un pays africain, en brousse, les offreurs de développement sillonnent la campagne. Le premier, représentant une Organisation Non Gouvernementale investissant dans le secteur de la santé, découvre dans un village une organisation paysanne qui lui montre, lors d’une grande fête réalisée pour l’accueillir, un bâtiment tôlé qui est le futur dispensaire qu’ils ont construit mais pour lequel ils leur manquent le matériel. L’offreur de développement se trouve contraint par la fête qui lui est offerte et par la volonté du groupement paysan : non seulement ils l’accueillent et l’endettent mais, en sus, ils ont déjà réalisé une grande partie du chemin. Tout l’invite à soutenir le projet qui lui est aussitôt proposé. Si d’aventure le lendemain un autre offreur de développement, porteur quant à lui de banques à céréales, vient à passer au village, le même groupement paysan lui organisera une fête similaire et lui montrera le bâtiment de leur future banque à céréales pour laquelle ne manque que les fonds permettant de la remplir. Et ils lui montreront le même bâtiment, passé en une nuit du statut de dispensaire à celui de banque à grains.
Cette situation que je relate sur un ton badin est évidemment une caricature, mais le trait n’est portant guère appuyé. La caricature se loge dans la temporalité excessive mais non dans la réalité de tels faits. L’organisation paysanne ainsi décrite tente par les moyens à sa disposition d’inverser le mécanisme d’endettement par un don initial. Elle cherche à aliéner le donateur extérieur de telle sorte qu’il soit contraint de donner. Ces paysans ont parfaitement compris le mécanisme du don.

De la dette au don, il n’y a qu’un pas que j’ai franchi avec vous. Du don au détournement, il n’y a aussi qu’une toute petite différence. Le détournement est l’art populaire de la ruse appliqué à un don dont on ne sait ni que faire ni comment le rendre. Car il est clair que, comme je l’ai narrée, cette situation relève du détournement, l’argent investi servira à d’autres buts que ceux définis par le donateur occidental. Mais ces autres buts sont aussi le “ développement ”, terme éminemment polysémique, pour les paysans qui ont “ gagné ” ces crédits. Ce qui pour le paradigme économique est un détournement inacceptable, voire une corruption patente, forge pour le sociologue l’indice d’une réussite, d’une réappropriation efficace par les bénéficiaires.
Qui plus est, cet endettement réciproque, même s’il ne s’accomplit pas sur des bases explicites et isomorphes pour les deux parties, compose la base d’une relation, d’un lien social durable : celui de l’échange.

En guise de conclusion
La dette n’est pas un scandale. Cette affirmation ne signifie pas que les formes actuelles qu’elle prend n’en soient pas un, mais ces formes dépendent non tant du mécanisme de la dette que de la logique générale de nos sociétés modernes contemporaines. La dette n’est pas un scandale car elle est liée tant à l’humanité qu’à la société ; elle est preuve du lien qui unit les hommes entre eux tel que l’exemple de la triple obligation du don – donner, recevoir, rendre – en esquisse le procès.

En soi, et pour toutes les raisons que je viens d’énoncer, le mécanisme jubilaire (c’est-à-dire l’annulation de la dette) est contraire à toute socio-logie. Loin de l’argumentaire économiste qui y voit le non respect de l’équité par une rémunération égale des bons et des mauvais élèves, le rejet de ce mécanisme par l’analyse sociologique réside dans le risque présent d’un don sans contre partie possible. Il ne peut être réaliste d’enfermer autrui dans une impossibilité de rendre. L’annulation jubilaire est, si elle était mise en œuvre radicalement, une aliénation : elle transformerait l’incapacité de rendre en une impossibilité de restituer. Pour autant, il n’est pas question de cautionner les mécanismes économiques actuels. En nier totalement les fondements revient non pas à résoudre le problème réellement sous-jacent mais à affermir la logique économique et à produire (comme le disait la semaine dernière maître Philippe) une libéralité, qui pour être nôtre n’en est pas moins avant tout le souci de notre confort moral. Qu’est-ce qui enchaîne plus que cette fausse liberté ?

Le mot de la fin, je le laisserai à l’approche philosophique qui vient de nous être donnée. J’insisterais moi aussi sur l’éthique de la responsabilité. On est responsable de celui à qui on donne. Il est à ce propos une anecdote rapportée par un anthropologue britannique. Ce chercheur résidait dans un village et y travaillait. Un villageois lui demande de pouvoir bénéficier d’une place dans son automobile lorsqu’il remontera sur la capitale ; arrivant à la capitale, le villageois ne le quitte plus, il est devenu son “ petit-frère ”, une personne dont il est responsable dans cette grande ville inhospitalière puisqu’il est la personne qui l’a amené là. On est bien responsable de celui à qui on donne. Cette éthique, c’est-à-dire ce comportement, doit – je suis maintenant sciemment normatif – être une ligne de conduite ; ce n’est pas la dette qui doit être remise en cause mais ces mécanismes et sa totale et unique économisation.


Références
Plutôt que d’alourdir le texte de nombreuses références, ce qui n’est pas le propos d’une telle contribution, je propose ici quelques ouvrages portant sur le concept de don et l’interprétation qu’il en est donné dans le contexte contemporain. Certains ouvrages sont plus abstraits ou théoriques d’autres plus empiriques, tous mettent en leur centre l’importance anthropo-sociologique du don et du lien social qu’il permet de comprendre. Aucun ne traite directement de la dette mais je demeure convaincu que tous offrent des outils pour la mieux comprendre.

CAILLE Alain, 1994, Don, intérêt et désintéressement. Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres, Éditions La Découverte / MAUSS, “Recherches”, Paris.
CERTEAU Michel DE, 1990, L'invention du quotidien. I Arts de faire, Éditions Gallimard, “Folio essais”, Paris.
GODBOUT Jacques T., 1992, L'esprit du don. En collaboration avec Alain Caillé, Éditions La Découverte, “Textes à l'appui / Série anthropologie", Paris.
LATOUCHE Serge, 1998, L’autre Afrique. Entre don et marché, Éditions Albin Michel, “Économie”, Paris.
LAURENT Pierre-Joseph, 1998, Une association de développement en pays mossi. Le don comme ruse, Éditions Karthala, “Hommes et sociétés”, Paris, préface de Michael Singleton.
MAUSS Marcel, 1923-1924 (1950,1985), "Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques", in Sociologie et anthropologie, Presses Universitaires de France, “Quadrige”, pp. 143-279.
NICOLAS Guy, 1996, Du don rituel au sacrifice suprême, Éditions La Découverte, “Recherches / Bibliothèque du MAUSS”, Paris.
ROSPABE Philippe, 1995, La dette de vie. Aux origines de la monnaie sauvage, Éditions La Découverte / MAUSS, “Recherches”, Paris.
SIMMEL Georg, 1987, Philosophie de l'argent, Presses Universitaires de France, “Sociologie”, Paris, traduit de l'allemand par Sabine Cornille et Philippe Ivernel (Philosophie des Geldes, 1977).


"Tu remettras les dettes" (Dt 15,1).
Quatre conférences sur la dette
Quatrième session : les visions sociologique et philosophique
Dette et société Le lien social : un jeu d’obligations
Frédéric Moens
Groupe de Recherche Sociologie Action Sens (GReSAS) département d’économie et de sociologie, FUCaM
Contact :frederic.moens@fucam.ac.be


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