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Origine : http://www.under.ch/SansTitre/SansTitre/SansTitre.Frame.htm
Ceci n'est pas un article féministe, à moins de considérer
le fait que l'auteure se revendique féministe soit suffisant
pour coller l'adjectif à toutes ses productions. Le féminisme
est une lutte pour les femmes par les femmes. C'est à dire
une lutte de femmes qui portent intérêt aux femmes.
Lutter contre l'oppression des femmes dans toutes ses formes est
un objectif clair. Ce texte ne partage pas cet objectif. Pour éviter
des malentendus, je suis très engagée dans la lutte
féministe. Mais je suis aussi engagée dans d'autres
luttes, je veux même lutter contre toutes les oppressions.
Il se trouve que le féminisme apporte des outils et réflexions
intéressantes pour d'autres luttes et c'est de ça
que je veux parler ici. Il ne s'agit donc pas d'un texte qui s'inscrit
spécialement dans la lutte contre l'oppression des femmes.
En même temps, cet article participe à la visibilisation
de théories et de pratiques féministes, et c'est là
que cet article est sûrement aussi féministe. Encore
pour éviter des malentendus, je ne pense pas que toutes les
féministes s'inscrivent dans la perspective de lutter contre
toutes les oppressions. Que des féministes ne soient pas
libertaires,nesaurait décrédibiliser leur engagement
féministe. La lutte contre l'oppressiondes femmes n'amène
pas forcément à la remise en question du pouvoir et
des structures autoritaires dans l'absolu. Je ne prétends
pas non plus que les féministes soient les seules à
avoir développé certaines réflexions, ni que
le féminisme constitue une sorte d'avant-garde. Je pense
que le Mouvement de Libération des NoirEs, parmi d'autres,
a élaboré des théories de l'oppression très
précieuses et j'ai conscience de leur importance pour les
mouvements sociaux. Seulement, là n'est pas le sujet de mon
article. Le féminisme s'inscrit dans l'Histoire, mais il
y participe aussi. C'est-à-dire que les théories féministes
s'inspirent ou s'appuient sur des théories préexistantes,
les prolongent ou les contredisent. Mais c'est dans le sens où
elles les dépassent que je m'y intéresse.
Je vais donc essayer d'expliquer, dans ce texte, quels outils et
quels apports théoriques j'ai pu trouver dans le féminisme
pour construire une vision du monde et par là, des démarches
théoriques et pratiques pour lutter contre toutes les oppressions.
"on ne naît pas femme, on le devient."
(un préalable)
A différents moments de l'Histoire, des femmes ont lutté
contre la domination masculine. Notamment depuis la révolution
française, avec la Déclaration des Droits de la Femme
et de la Citoyenne, une conscience féministe apparaît
mais n'est pas nommée ainsi. C'est au milieu du XIXe siècle
que des femmes en lutte revendiquent le terme féministe.
En France, Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir, publié
en 1949, marque le début du féminisme radical. Sa
phrase, On ne naît pas femme, on le devient, pose la base
du féminisme matérialiste du MLF (mouvement de libération
des femmes). Ce dernier reçoit aussi des influences des féministes
radicales nord-américaines qui s'étaient elles-mêmes
largement inspirées du Mouvement de libération des
NoirEs.
Il existe d'autres courants féministes, comme l'écoféminisme,
qui développe des théories essentialistes. En occident,
ces théories ne me semblent pas intéressantes parce
qu'elles ne permettent pas aux femmes d'échapper dans la
pratique aux rôles féminins, alors que dans des cultures
non occidentales, les écofé ministes parviennent à
ren verserdes structures données et à ouvrir de nou
velles perspectives de maî trise de soi et de son environnement
pour les femmes. Mais il s'agit d'un thème complexe qui mérite
rait un article entier. Pour celui-ci je choisis donc de parler
du féminisme maté rialiste occidental et pour cela
je vais tenter d'expli quer au préalable l'ap proche matérialiste
Le matérialisme part de l'idée que la seule réalité
est la matière. La matière n'est pas porteuse de sens
en soi. Ce qui veut dire concrètement qu'elle ne peut être
prédestinée à un rôle ou à une
fonction : la terre peut servir à faire pousser des plantes,
mais elle n'est pas prédestinée à cette fonction.
Le sens de la terre n'est pas d'accueillir des graines, la terre
en soi ne porte pas de sens. Il se trouve que des graines tombent
sur la terre et des plantes poussent et que les humainEs se servent
de ces caractéristiques pour produire, entre autres, de la
nourriture. Mais le sens de la matière-terre ne peut être
pensé en dehors du contexte historique. Il s'inscrit dans
une culture donnée, étant pensé par les humainEs
; à la matière se rajoute donc l'expérience.
Pour les humainEs, cela signifie qu'aucune personne ne peut avoir
une essence innée (les femmes ne naissent pas plus émotionnelles,
les NoirEs ne pourraient pas être par nature plus paresseux-ses).
Ce que nous, les humainEs, sommes, est le résultat (dans
le sens de ce qui existe aujourd'hui mais sans le sens d'un aboutissement
ou d'une finalité) de notre matière, ainsi que de
notre expérience, de notre éducation. Le matérialisme,
développé en tant que tel par Marx et d'autres par
la suite, est repris par des féministes. Les concepts d'une
féminité et d'une masculinité, considérées
auparavant comme innées (aujourd'hui on parlerait de "génétique"),
deviennent construction sociale, produits d'une culture dominante
construite par les humain(E)s. Alors que jusque là, on parlait
de la condition des femmes, les mouvements féministes des
années 70 ont apporté une clarification importante
en parlant de l'oppressiondes femmes. Elles considèrent le
groupe des hommes et le groupe des femmes comme deux classes sociales
(donc créées par la société et non "naturelles"),
antérieures aux classes prolétariat/bourgeoisie mais
tout autant dans un rapport de subordination.
De là, elles étudient précisément ce
système de domination qui se base sur la division du groupe
des humainEs en femmes et en hommes : le patriarcat. Des mécanismes
d'oppression sont analysés dans leurs formes diversifiées
et subtiles. La notion de système est extrêmement importante.
Un système est composé d'une multitude d'éléments,
chacun avec une tâche précise. Pour des systèmes
sociaux, cela signifie que chaque personne y a une place, un rôle
à tenir et participe ainsi à leur maintien.
Par conséquent toute position/situation sociale est susceptible
d'être un lieu de pratiques oppressantes, ou du moins d'acceptation
de l'oppression. Le féminisme renouvelle ainsi le matérialisme.
La vision matérialiste de l'histoire doit prendre en compte
les réalités sociales comme par exemple l'exploitation
du prolétariat et l'oppression des non-BlancHEs. Si maintenant
une prise de conscience estime que les femmes constituent une autre
classe sociale opprimée, cela amène non pas un nouveau
sujet du matérialisme mais forcément un regard matérialiste
nouveau, puisque dans toutes ses considérations l'oppression
des femmes se rajoute à la grille de lecture, comme une donnée
supplémentaire des réalités sociales (1).
"le personnel est politique..."
Les luttes féministes sont par définition menées
par des personnes visées directement par l'oppression qu'elles
combattent. La théorie de l'oppression est l'oeuvre des opprimées
elles-mêmes. Bien sûr l'écriture de cette théorie
est faite par quelques unes, souvent des intellectuelles, mais toutes
les femmes, aussi les intellectuelles, ont une expérience
personnelle de l'oppression. Et cette expérience vécue,
qui est à la racine de la démarche théorique
féministe (2), différencie radicalement le féminisme
de la plupart des autres luttes de ce que je vais appeler pour simplifier
la scène gaucho-libertaire occidentale. Cette scène
qui est constituée en grande partie de personnes venant de
la classe moyenne blanche, ayant plutôt du mal à partir
d'elles-mêmes pour formuler la base théorique de leur
lutte, a souvent recours à d'autres classes sociales opprimées
pour justifier sa démarche. Une des revendications féministes
est la considération du personnel comme politique. Elles
dénoncent la distinction patriarco-sociale entre sphère
privée (foyer, famille, amiEs) et sphère publique
(travail, gestion économique et politique d'une société).
Qualifier une chose de "personnelle" ou de "privée"
signifie que l'on considère qu'elle ne concerne pas la collectivité
mais seulement l'individuE, qu'elle n'obéit qu'à des
conditions individuelles et n'est pas gérée par des
lois sociales (donc politiques). Les féministes élargissent
alors le champ d'application de la théorie politique à
tous les secteurs de la vie et non plus seulement à la sphère
publique. C'est-à-dire elles disent qu'aucun aspect de la
vie est "hors politique", que nos choix individuels n'échappent
pas à la culture dominante (les lois sociales). "...
et le politique est personnel !" Ces deux aspects du féminisme,
le mode d'élaboration d'une théorie politique en partant
de soi, et l'élargissement de son champ d'application au
personnel ont pour conséquence une démarche pratique
qui, quand elle est poursuivie honnêtement, évite la
simplification et le manichéisme (le méchant ennemi
extérieur). Elle incite, de par son terrain même, à
la fois affectif et politique, à prendre en compte ses propres
contradictions, à voir sa complicité dans l'oppression
subie. Ce qui a pour conséquence une transformation radicale
de la vision politique (2) : tout engagement politique est profondément
personnel, toute lutte politique implique un travail sur soi. Un
militantisme professionnel, c'est-à-dire militer contre une
chose (dans la sphère publique) sans la refuser dans sa vie
personnelle ou militer à plein temps pour d'autres, devient
impossible. Ces réflexions me semblent extrêmement
importantes. Elles constituent la base de mon propre engagement
politique. Je ne peux pas envisager de lutter contre quelque chose
sans me demander en quoi j'en profite dans ma propre vie, en quoi
ma consommation, mes pratiques sont basées sur des organisations
sociales ou des modes de production que je refuse par ailleurs.
Notre monde fonctionne en systèmes et j'en fais partie. Que
je veuille lutter contre les ogm, le racisme, l'Etat ou la société
de consommation, si je veux agir sur ce monde je dois aussi agir
sur moi-même. Cela n'empêche pas que j'entre en confrontation
avec un pouvoir extérieur. Mais je dois au minimum me demander
ce qu'un changement social signifierait pour moi personnellement
: comment je pourrais envisager ma participation à la collectivité
si l'Etat n'existait plus, en quoi mon alimentation actuelle dépend
de l'agriculture industrielle et comment je compte m'alimenter si
l'agriculture industrielle disparaissait. Cela veut dire être
responsable et se prendre en mains. Mais cela permet aussi de prendre
conscience de ce que signifie un changement de la situation actuelle
en terme de temps et de possibilités concrètes.
De plus, ces analyses amènent la conscience que tous les
systèmes d'oppressions peuvent rentrer dans les sphères
les plus intimes de notre vie, qu'ils peuvent marquer profondément
nos sensations et sentiments. Dès lors, nous ne pouvons plus
vouloir combattre les oppressionsseulementà l'extérieur
de nous-mêmes. Et je pense notamment à nos façons
de construire des relations, de ressentir des choses que nous croyons
individuelles et subjectives. Je crois que, plus que tout autre
écrit, les théories féministes matérialistes
me font comprendre à quel point il va falloir questionner
toutes les évidences de notre société et de
nos vies personnelles pour la changer.
Il s'agit là sûrement aussi d'une des raisons pour
lesquelles les féministes dérangent tant : non seulement
elles se mêlent de choses qui ne les regardent pas - le personnel
mais en plus elles rendent impossible le petit confort que nous
pouvons parfois trouver dans la complaisance d'être en lutte
contre l'injustice, d'être du bon côté, d'avoir
choisi notre camp. Elles nous renvoient toujours à nos propres
contradictions, ce qu'il y a d'injuste dans nos propres pratiques,
en quoi nous participons nous-mêmes à ce que nous combattons.
A la dernière réunion de Sans Titre, après
des discussions sur l'anti-patriarcat, un homme parlait du danger
de perdre tous ses repères dans le processus de déconstruction.
Je pense que c'est une expérience désécurisante
que toutes les féministes ont vécue ou vivent encore.
Tout en refusant l'idée d'un militantisme par le sacrifice
pour "la cause", je me demande comment on pourrait croire
que changer le monde ne serait pas déstabilisant et donc
aussi douloureux ?
"Travailleurs de tous les pays, qui lave vos chaussettes
?"
La lutte féministe est aussi une lutte contre un système
d'exploitation économique. Les féministes matérialistes
ont analysé la sphère privée comme l'espace
d'une production qui, non seulement n'est pas rémunérée,
mais n'est même pas reconnue comme telle (3). Il s'agit là
d'une distinction de classes qui se différencie de l'analyse
de classes habituelle (patrons/ouvriers). Elle découpe l'ensemble
des humainEs sur d'autres critères. La classe dominante est
alors celle des hommes, même si les patrons (des hommes, quasi
exclusivement) en profitent doublement : la production et l'entretien
de la main d'oeuvre sont gratuits. L'exploitation aussi représente
une différence fondamentale : la production bénéficie
aux oppresseurs mais l'objet produit est nié, il est quasi
inexistant, tellement il semble être une évidence.
Le travail ménager n'est pas sous payé, il est défini
comme ne méritant pas de rémunération. Le réconfort
affectif, la production et l'entretien d'autres humainEs semblent
être une évidence, un phénomène naturel
et non pas un travail. L'exploitation économique des femmes
ressemble davantage à un système d'esclavage qu'au
salariat (4). Lutter contre cette oppression passe par des revendications
de partage des tâches mais aussi par la valorisation et la
revendication de reconnaissance de ce secteur de production économique
en tant que tel. Dans les luttes contre l'Etat et le capitalisme,
l'opposition des stratégies insurrectionnelles et des stratégies
qui mettent plus d'effort dans la construction d'alternatives (comme
elle est apparue entre autres lors du campement no border à
Strasbourg en 2002) me rappelle fortement cette opposition entre
les sphères publique et privée, instaurée par
le patriarcat. Le terrain où se construisent les alternatives
ne correspond pas tout à fait à ce qu'on entend par
sphère privée, mais la comparaison me semble pertinente
puisqu'il s'agit bien plus d'un "chez nous" que pour des
actions de confrontation et il s'agit pratiquement toujours d'activités
qui sont en rapport avec nos propres besoins : d'une certaine manière,
nous entretenir, prendre soin de nous (alimentation, énergie,
habitat, santé, échanges de savoir-faire).
Et cela correspond assez au travail domestique et à d'autres
tâches considérées comme féminines, comme
les soins, l'entretien des personnes. Les "insurrectionelLEs"
choisissent comme terrain d'action la sphère publique. Outre
le fait que les actions confrontationnelles sont souvent marquées
par un esprit de compétitivité et de spectacle, ce
qui est accompli dans la sphère privée est considéré
comme secondaire et dévalorisé tout comme le travail
ménager.
Arracher un champ d'ogm menacerait plus le pouvoir des multinationales
en biotechnologie que de planter des légumes bio. Faire une
action à une frontière combattrait plus efficacement
le racisme que la mise en place de cours de français gratuits
pour des femmes issues de l'immigration. Il s'agit pour moi d'une
incohérence dans la compréhension des oppressions
que nous combattons. Planter des légumes, créer des
espaces de vie différents, c'est à dire des espaces
où, par exemple, l'expérimentation d'autres rapports
sociaux est facilitée car plus protégée. Construire
des chiottes sèches, faire du pain et créer un spectacle
ne sont pas des choses secondaires, il s'agit là d'éléments
à part entière de notre lutte. Si nous ne voulons
pas qu'un état capitaliste ou une entreprise produise de
l'énergie nucléaire et s'enrichisse par là,
il faudra sûrement s'opposer aussi de manière offensive
à cette entreprise. Maispour rester cohérentEs, il
faudra bien s'occuper parallèlement d'une alternative, réfléchir
à notre consommation d'électricité mais aussi
à d'autres moyens de production. Bien sûr, une éolienne
ne va pas faire couler edf. Que chacunE construise une éolienne
pour sa propre consommation n'est pas forcément un modèle
de production d'énergie que j'imagine dans mon utopie ; mais
le fait d'en construire une maintenant signifie tout d'abord "devenir
autonome d'edf", autonomie qui me permettra par là suite
peut-être des interventions plus fortes contre edf. Ensuite,
j'ai démontré qu'il existe une alternative concrète
maintenant et tout de suite au nucléaire et j'ai pris une
responsabilité pour ma consommation énergétique,
par le fait d'acquérir un savoir-faire mais aussi parce que
j'ai investi du temps et de l'énergie et que j'ai ainsi reconnu
la nécessité de m'occuper directement de cette consommation.
Nier cette importance des alternatives concrètes actuellement
revient à nier le besoin et ce que cela représente
(savoir-faire, temps, énergie, matériaux) de produire
de l'énergie, tout comme le discours patriarcal (et d'ailleurs
aussi le discours capitaliste) nie l'importance et les bénéfices
qu'il tire du travail domestique et des soins produits par les femmes.
"Mon corps m'appartient !"
Un autre domaine où des réflexions et pratiques élaborées
par les féministes matérialistes apportent des éléments
nouveaux, est le rapport à la science et à la médecine.
Historiquement, par leur rôle social imposé, les femmes
ont développé un rapport empirique aux soins et à
la médecine. A certaines époques, elles étaient
complètement exclues des universités et de l'étude
des sciences. Elles ne pouvaient donc pas étudier la médecine
savante, alors qu'une des tâches qu'elles devaient accomplir
était le soin aux enfants et aux malades. De plus, elles
étaient souvent les seules personnes autorisées à
participer aux accouchements et les seules à s'intéresser
aux maladies "féminines", c'est-à-dire les
seules à apporter des soins aussi aux femmes. Elles ont,
par des pratiques empiriques, acquis une connaissance des plantes
et de leurs propriétés. Ce savoir-faire, transmis
de génération en génération aux femmes,
constituait un contre-pouvoir face à la médecine savante
(et masculine) : une médecine populaire qui créait
une certaine autonomie face aux classes dominantes. La chasse aux
sorcières témoigne entre autres de la violence extrême
de la répression cléricale (et masculine) (5).
Par des changements sociaux et le développement de l'industrie
pharmaceutique, ce savoir-faire s'est sûrement en partie perdu
par la suite. Cela n'a pas empêché les mouvements féministes
de la fin des années 60 d'y avoir recours dans les nombreux
groupes d'auto-gynécologie, en l'associant à des nouveaux
acquis scientifiques. La réappropriation de son propre corps
marque le refus du contrôle masculin sur la construction du
corps "féminin" (sexualité, reproduction
et normes de beauté, etc) (6), mais également du contrôle
de la médecine savante (et ...). Il ne s'agit pas simplement
d'accéder à un terrain jusque là pratiquement
réservé aux hommes, mais aussi de remettre en cause
des principes de base de la science occidentale : les féministes
questionnent notamment l'idée d'une vérité
absolue, d'une objectivité scientifique. La science n'échappe
pas plus que d'autres domaines aux lois sociales données.
On ne peut penser une science qui serait indifférente à,
voire indépendante de la culture dans laquelle ont évolué
les chercheurses.
Ce qui me semble intéressant dans l'approche féministe
radicale, est la cohérence entre les critiques théoriques
développées d'une part et les pratiques mises en place
d'autre part. Je voudrais ici parler d'une initiative contemporaine,
FRISSE. Ce comité inter associatif lyonnais organise depuis
plusieurs années des session de formation gratuite pour femmes
: Femmes, réduction des risques et sexualités. La
réduction des risques (RDR) est une méthode de prévention
(des risques relatifs à l'usage de drogues, à la sexualité,
etc.). Il s'agit d'une approche dont la première actrice
est la personne concernée. C'est elle "le spécialiste"
parce qu'elle est le mieux placée pour décider si
elle veut se protéger et si oui comment. Pour cela elle doit
avoir accès à toutes les informations nécessaires
pour prendre une telle décision. Ces informations sont des
éléments de sa propre vie comme des informations précises
sur les dangers potentiels. Cette approche est révolutionnaire
puisqu'elle remet en cause des principes concernant la démarche
préventive traditionnelle, pratiquée par les institutions
étatiques en collaboration avec des scientifiques et des
médecins.
A l'objectif de supprimer les risques de la prévention généraliste,
la RDR oppose l'objectif de limiter, tant que faire se peut, les
prises de risques. L'expert des généralistes est le
savoir médical qui identifie les vecteurs de contamination
et les pratiques à risques. Il désigne ensuite les
"bonnes pratiques" et des outils "efficaces"
à partir de normes et de représentations sociales
(ex. : le coït et le préservatif). Mais par là,
il stigmatise aussi toutes les personnes ne se reconnaissant pas
dans ces pratiques, qui, par conséquent, ne se sentirons
pas concernées. Pour la RDR, l'expert ne peut être
que la personne qui prend les risques. Une alliance avec d'autres
peut se faire sur la base de ne pas porter de jugement sur les pratiques
de la personne. Tous les registres de savoirs utiles pour comprendre
et agir peuvent alors être partagés. Le résultat
de cette démarche participative est la possibilité
de repérer les risques et les priorités individuelles
et par là, d'identifier les techniques et stratégies
les plus adaptées. Les savoirs partagés par la RDR
ne sont pas uniquement des connaissances médicales. Il s'agit
aussi de travailler sur les représentations culturelles qui
gèrent nos comportements, de prendre en compte les idéologies
qui forment notre socialité et notre construction identitaire,
et de partir du fait qu'elles font partie des réalités
vécues. Ainsi, le rapport à son propre corps et à
d'autres corps constitue un élément dont il faut tenir
compte autant que des vecteurs de contamination (7).
L'approche de la RDR met donc en place une démarche préventive
concernant toutes les personnes. Elle participe énormément
à la "déstigmatisation" des groupes ayant
des pratiques hors normes et par là, à la déconstruction
de la culture dominante. De plus, elle est une pratique concrète
dans la lutte contre le pouvoir et les méfaits du savoir
médical et de l'industrie pharmaceutique, qui ne va financer
des recherches et rendre accessibles des médicaments que
si cela permet d'en tirer des profits financiers. (8)
"Ni dieu ni maître ni mari..." (une petite
vue d'ensemble récapitulative)
Les féministes ont montré que le patriarcat participe
à des formes spécifiques d'exploitation économique,
autant qu'il marque nos relations affectives, notre sexualité,
notre langage et notre imaginaire, bref qu'il marque notre organisation
sociale et notre socialité. Les mécanismes par lesquels
l'oppression masculine se met en place, agit et s'entretient, présentent
des spécificités qui s'appuient sur des différences
biologiques entre les sexes qui vont elles-mêmes justifier
les définitions d'une masculinité et d'une féminité
: commeles corpsdes femmes présentent entre autres la possibilité
d'une gestation, le discours patriarcal va parler d'un instinct
maternel et d'une plus grande aptitude aux tâches ménagères,
Le lien créé entre la caractéristique anatomique
et le sentiment ou le savoir-faire relève de l'idéologie,
c'est-à-dire d'une logique reposant sur certaines idées
(ici des idées d'infériorité) et non pas d'une
objectivité. Il ne saurait justifier l'enfermementde personnes
dans un rôle social parce qu'elles auraient telle ou telle
caractéristique physique. Malgré ces spécificités,
les systèmes de domination et les mécanismes avec
lesquelles ces dominations prennent forme, répondent, à
des nuances près, toujours à la même logique.
Ainsi peut-on utiliser les mêmes outils pour démonter
le fonctionnement de l'oppression des noirEs, des juif-Ves, des
arabes, des lesbiennes et des gays, des pauvres, des personnes âgées,
des grosSES, celles exercées par le capitalisme et par l'Etat...
La liste est longue et surtout, toutes ces oppressions s'entremêlent
et s'y ajoutent un grand nombre d'autres encore, moins facilement
nommables mais reposant autant sur des représentations et
valeurs culturelles. Les théories féministes, se sont
inspirées d'autres théories, mais toujours de théories
développées par des groupes subissant l'oppression
directement. En ce qu'elles représentent une abondante littérature
d'études du patriarcat dans toutes ses formes, dans des secteurs
différents et dans sa subtilité, ces théories
sont donc bien plus qu'un outil pour comprendre et combattre les
inégalités dans les rapports sociaux de sexe. Elles
représentent plutôt une méthode possible pour
comprendre comment la domination peut fonctionner, comment un groupe
de personnes avec une caractéristique commune peut être
opprimé par le reste des personnes et par quelle pratiques
et actions c'est possible de combattre ce fait (9). Personnellement,
les réflexions féministes ne m'ont pas seulement aidée
à identifier, à formuler et à combattre les
oppressions que je subissais (et subis encore et elles m'aident
toujours) mais aussi celles que j'exerçais (et le fais toujours...).
Pour moi, le féminisme crée une sensibilité
précieuse pour la lutte contre toutes les oppressions. Ce
n'est pas étonnant que dans beaucoup de collectifs, des critiques
du fonctionne ment général dépassant les rapports
entre hommes et femmes (mode de discussion, répartition des
tâches, etc.) sont amenées par des féministes,
ou que des textes comme par exemple La Tyrannie de l'absence de
structure (Jo Freeman) sont produits par le milieu féministe.
Et il y a des exemples dans l'histoire qui témoignent de
la richesse de luttes alliées : A. Davis explique dans Femmes,
race et classe, comment les féministes blanches ont pu se
rallier au mouvement pour l'abolition de l'esclavage, et non pas
juste en soutien, mais en luttant contre leur propre oppression.
Elle démontre comment la mise en valeur du lien entre leurs
oppressions rendait les deux groupes plus fortes. Ça laisse
à penser...
if..., février 2003
(1) Lire à ce sujet : Pour un féminisme matérialiste,
C. Delphy, in L'Ennemi principal, tome I : Économie politique
du patriarcat, éd. syllepse, 1998. D'ailleurs, en ce qui
concerne le matérialisme et les critiques de l'idéalisme
et du naturalisme, je conseille vivement de s'intéresser
à divers écrits de féministes et lesbiennes
radicales. Il existe peu d'écrits sur l'antinaturalisme.
Les textes féministes approfondissent ces pensées
et les éléments d'analyse qu'ils apportent participent
énormément à la construction d'une vision antinaturaliste
du monde et des humainEs. Je voudrais ici signaler l'existence d'un
petit livre excellent à ce sujet : Dame nature est mythée,
C. Guyard, éd. carobella ex-natura, 2002 (carobella@free.fr).
Il s'agit d'une théorie anti-spéciste, mais largement
inspirée du féminisme matérialiste et contrairement,
hélas, à la plupart des écrits anti-spécistes,
très accessible.
(2) Les phrases en italique sont citée (librement) de l'article
Léninénou sur le dépassement du léninisme
par le féminisme de M.J. Roussel in C'est terrible, quand
on y pense, ouvrage collectif, éd. Galilée, 1983.
(3) Dans L'Etat d'exception : La dérogation au droit commun
comme fondement de la sphère privée in Nouvelles Questions
Féministes, Vol.16, n°4, 1995, C. Delphy développe
une analyse plus précise à ce sujet.
(4) ? Introuvable.
(5) F. d'Eaubonne développe le concept de sexocide pour
qualifier la chasse aux sorcières dans Le Sexocide des Sorcières,
éd. l'esprit frappeur, 1999.
(6) Lire à ce sujet Le corps construit de C. Guillaumin.
(7) Un exemple concret : le savoir médical dit que l'outil
efficace pour se protéger du VIH lors de rapports sexuels
est le préservatif. On notera qu'il ne tient compte que des
rapports de pénétration vaginale et anale. Pour une
femme ayant des rapports de pénétration vaginale avec
un homme, l'utilisation du préservatif n'est peut-être
pas possible pour x raisons. (ça peut être un enjeu
affectif parce que son copain déteste les préservatifs,
ça peut être sa propre envie de ne pas utiliser de
préservatif, ça peut être dans le cadre de services
sexuels contre de l'argent... finalement ce n'est pas important
pour comprendre d'autant plus que nous ne sommes pas là pour
juger). Le savoir médical ne lui dira rien de plus que le
préservatif est l'outil de protection. La RDR va diffuser
des informations sur le fait par exemple que le col de l'utérus
est plus perméable que les parois du vagin. Ce qui signi-
fie que toute méthode contraceptive (et du coup préventive)
qui protège le col de l'utérus (éponges avec
spermicide, diaphragme, cape cervicale...) va réduire les
risques encourus. La femme qui ne veut pas utiliser de préservatif
va pouvoir décider les risques qu'elle prend en fonction
de ses propres priorités et des méthodes de protection
possibles à différents degrés.
(8) Pour en savoir plus, voici leur contact : frisse@free.fr.
(9) Ce n'est donc pas étonnant de voir que pratiquement
tous les écrits féministes matérialistes font
des parallèles entre l'oppression sexiste et raciste et souvent
plusieurs systèmes d'oppression font l'objet de leur étude.
C.f. entre autres, le recueild'articles de C. Guillaumin cité
plus haut, et Femmes, Race et Classe d'A. Davis, éd. des
femmes, 1983.
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