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Derrida débat (... ...) avec Foucault


Origine : Sciences Humaines N° Spécial N° 3 - Mai -Juin 2005
Foucault, Derrida, Deleuze : Pensées rebelles
http://www.scienceshumaines.com/


Le sujet de la querelle qui opposa Jacques Derrida et Michel Foucault semble bien pointu : il s'agit du commentaire d'un passage de René Descartes dans les Méditations métaphysiques. En fait, derrière ce conflit d'interprétation, ce sont deux manières de concevoir la philosophie et son histoire qui s'opposent : celle « externaliste » de M. Foucault, qui l'appréhende de manière tout à la fois pragmatique et transversale, et celle « internaliste » de J. Derrida. Pour comprendre, entrons un peu dans le détail.

Tout le monde connaît ce moment où R. Descartes, au début des Méditations, pour trouver le vrai, décide de douter de tout et de tenir pour faux tout ce qui n'est pas indubitable. R. Descartes assez vite envisage de douter des données des sens, même les plus proches : « Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? Si ce n'est peut-être que je me compare à ces insensés de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile qu'ils assurent constamment qu'ils sont des rois, lorsqu'ils sont très pauvres ; qu'ils sont vêtus d'or et de pourpre, lorsqu'ils sont tout nus ; ou s'imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. Mais quoi ? Ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples. »

« Mais quoi ? Ce sont des fous... »

Dans Histoire de la folie à l'âge classique (1961), M. Foucault y voit l'expulsion de la folie hors de la raison qui caractérise l'âge classique et le grand renfermement (voir l'article p. 24). J. Derrida, dans une conférence de 1963 intitulée « Cogito et histoire de la folie », refuse cette lecture. Si la folie semble dans un premier temps mise à distance, via l'hypothèse du malin génie, R. Descartes « en installe la possibilité au coeur de l'intelligible ». L'acte du cogito vaut « même si je suis fou, même si ma pensée est folle de part en part ». En 1972, dans son article « Mon corps, ce papier, ce feu » (publié dans la réédition de 1972 de son ouvrage Histoire de la folie, chez Gallimard), M. Foucault répond sèchement à J. Derrida. Selon lui, ce n'est qu'au prix d'un certain nombre de passe-passe herméneutiques qu'on peut considérer que la méditation cartésienne est non pas exclusion ou rejet de la folie mais affrontement avec elle. Plus fondamentalement, M. Foucault reproche à J. Derrida une certaine conception de la philosophie centrée sur elle-même : « Comment une philosophie si préoccupée de demeurer dans l'intériorité de la philosophie pourrait-elle reconnaître cet événement extérieur, cet événement limite, ce partage premier par lequel la résolution d'être philosophe et d'atteindre à la vérité exclut la folie ? » J. Derrida nierait ainsi toute possibilité de lecture externe.

Deux styles et deux projets s'opposent donc : d'un côté, la philosophie derridienne qui se livre à des lectures très serrées et érudites des textes ; de l'autre, M. Foucault qui au contraire adopte une perspective beaucoup plus large insérant les énoncés dans ce qu'il appelle une épistémè, c'est-à-dire un cadre général et historique de la connaissance.

Alors, doit-on reprocher à J. Derrida de se comporter en gardien du temple qui verrait un crime de lèse-majesté dans le geste foucaldien osant contextualiser R. Descartes ? Ou bien faut-il voir dans la réaction de J. Derrida un souci de probité dans la lecture des textes philosophiques ? J. Derrida ne répondra pas à M. Foucault sur ce point. Peut-être prit-il conscience qu'il ne parlait pas du même lieu...
...avec Searle

Suite à la traduction américaine du texte « Signature événement contexte (1) » de J. Derrida, une violente controverse s'engagea entre le philosophe français et le philosophe américain John R. Searle.

Acte un : J.R. Searle fait paraître en 1977 un article « Reiterating the Differences (2) » où il s'attaque à la manière dont J. Derrida établit les rapports entre langage parlé et langage écrit, et dont il interprète John L. Austin, célèbre philosophe du langage et figure de proue de la philosophie dite analytique. Le ton de J.R. Searle n'est pas toujours très amène (« Je dois dire d'emblée que je ne trouve pas ses arguments très clairs ; il est donc possible que je les aie aussi mal compris qu'à mon avis il a compris Austin. »)

Acte deux : J. Derrida piqué au vif riposte dans « Limited Inc. : a b c [3] », avec, il l'avouera lui-même ensuite, une violence certaine. A première vue, la discussion porte sur des questions aussi pointues que le « parasitage » ou l'« itérabilité ». Mais derrière cette passe d'armes, ce sont deux conceptions philosophiques qui s'affrontent et que tout oppose. Derrida en convient lui-même plus tard dans son texte « Vers une éthique de la discussion » : « Ce qui m'importe le plus aujourd'hui, dans ces textes, ce ne sont peut-être pas les "contenus" théoriques ou philosophiques. (...) Au-delà de ces contenus théoriques ou philosophiques, ce qui compte pour moi davantage aujourd'hui, ce sont tous les symptômes que cette "scène" polémique peut encore donner à lire (4). »

L'impossible dialogue

Comment ne pas voir derrière cette querelle l'opposition entre une philosophie anglo-saxonne attachée à la clarté, à l'argumentation et à l'analyse du langage, et une philosophie plus obscure, qui lit « à la loupe » - avec sans aucun doute de la virtuosité - les textes de la tradition ? J.R. Searle sera très froissé par le texte de J. Derrida et refusera que son texte soit publié à côté de celui de J. Derrida dans Limited Inc.

Acte trois : J.R. Searle ne répondra pas directement à J. Derrida mais réglera ses comptes à travers le compte-rendu d'un livre de Jonathan Culler intitulé On Deconstruction (5). Selon lui, la philosophie derridienne constitue un exemple paradigmatique d'« obscurantisme terroriste » : « Chez Derrida, ce qui est écrit est si obscur qu'il est impossible d'apprécier avec exactitude en quoi consiste la thèse qu'il défend (d'où l'"obscurantisme"), si bien que si l'on entreprend de la critiquer, l'auteur réplique : "Vous m'avez mal compris ; vous êtes idiot" (d'où le "terrorisme"). » Les débats philosophiques ne sont pas toujours feutrés...
...avec Habermas

Comme l'a montré le débat entre J. Derrida et J.R. Searle, il est sans doute des positions inconciliables. La discussion ? ou plutôt la tentative de discussion ? qui s'ébaucha entre J. Derrida d'un côté et le célèbre philosophe Jürgen Habermas de l'autre en est peut-être une autre illustration. Tout commence par une analyse de la philosophie derridienne menée par J. Habermas dans Le Discours philosophique de la modernité (paru en 1985 et traduit en français en 1988). Dans un chapitre intitulé « Digression sur le nivellement de la différence génétique entre la philosophie et la littérature », J. Habermas soutient que J. Derrida considère au final les textes philosophiques comme des textes littéraires et de ce fait brouille la distinction qu'il serait nécessaire de faire entre ces deux types de textes. En lisant Edmund Husserl, Jean-Jacques Rousseau ou Ferdinand de Saussure « à rebrousse-poil », J. Derrida s'applique à leur faire dire le contraire de ce qu'ils énoncent. « La démarche déconstructive elle-même veut faire cette démonstration ; chaque nouveau cas de déconstruction apporte, une fois de plus, la preuve qu'il est impossible de réduire les langages de la philosophie et de la science aux seules fins cognitives, de telle manière que tout élément métaphorique et purement rhétorique en soit éliminé et qu'ils soient libres de toute composante littéraire. »

« Vers une éthique de la discussion » ?

J. Derrida n'apprécie guère et accuse J. Habermas de « contradiction performative ». Dans une note de Limited Inc., J. Derrida reproche à J. Habermas de prétendre le critiquer en le nommant mais sans la moindre référence ou citation de son oeuvre. En gros, J. Derrida reproche à J. Habermas une sérieuse entorse à la déontologie philosophique : « Partout, en particulier aux Etats-Unis et en Europe, ce sont les soi-disant philosophes, théoriciens et idéologues de la communication, du dialogue, du consensus, de l'univocité ou de la transparence, ceux qui prétendent rappeler sans cesse à l'éthique classique de la preuve, de la discussion et de l'échange, ce sont eux qui le plus souvent se dispensent de lire et d'écouter attentivement l'autre, qui font preuve de précipitation et de dogmatisme, ne respectent plus les règles élémentaires de la philologie et de l'interprétation, confondent la science et le bavardage, comme s'ils n'avaient même pas le goût de la communication ou plutôt comme s'ils en avaient peur, au fond. » J. Habermas, le chantre de l'éthique de la communication, serait pris en flagrant délit de « contradiction performative » puisqu'il ferait précisément le contraire de ce qu'il prône dans sa philosophie. Les deux hommes n'en resteront pas là et sauront se réconcilier, notamment sur la question de l'Europe à laquelle ils sont tous deux très attachés.


NOTES

[1] Publié en France dans Marges, Minuit, 1972 et traduit en anglais en 1977 dans la revue Glyph.

[2] Publié en français sous le titre Pour réitérer les différences. Réponse à Derrida, L'Éclat, 1992.

[3] Publié dans Limited Inc., Galilée, 1988.

[4] Voir « Vers une éthique de la discussion », Limited Inc., ibid.

[5] Compte-rendu traduit et publié sous le titre Déconstruction. Le langage dans tous ses états, L'Éclat, 1992.