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La passion de l'excès chez Derrida
Sébastien Camus

Origine Sciences Humaines N° Spécial N° 3 - Mai -Juin 2005
Foucault, Derrida, Deleuze : Pensées rebelles
http://www.scienceshumaines.com/

Qu'est-ce que déconstruire pour Jacques Derrida ?

Non pas détruire, mais ébranler la tradition philosophique, la libérer de ses précompréhensions pour permettre ainsi de nouvelles possibilités d'interprétation.

Jacques Derrida s'inscrit dans l'histoire de la philosophie par une posture singulière, puisque son projet semble n'avoir qu'une signification négative : la déconstruire. Dès ses premiers textes, La Voix et le Phénomène, L'Ecriture et la Différence, De la grammatologie (tous trois, 1967), J. Derrida développe à la manière de Friedrich Nietzsche un diagnostic : la philosophie occidentale serait enfermée dans un cadre conceptuel légué par la métaphysique. Le système métaphysique repose depuis Platon sur une coupure entre le sensible et l'intelligible. Cette caractéristique de la philosophie occidentale organiserait notre pensée autour de couples d'opposés tels que l'esprit et la nature, l'esprit et le corps, le sens et le signe, le dedans et le dehors. Là où F. Nietzsche réclamait une inversion de la hiérarchie des valeurs instituées par le platonisme et poursuivies par le christianisme, J. Derrida propose la déconstruction de ces oppositions qui semblent « naturelles » tant elles sont constitutives de toute réflexion philosophique. Ce système est qualifié par J. Derrida de « logocentrique » : il institue comme origine et fondement de toute vérité le logos, la pensée présente à elle-même dans l'élément de la conscience de soi. Derrière ce logocentrisme se profilerait aussi un ethnocentrisme européen puis occidental. La figure du logos se manifeste dans l'extension mondiale de la rationalité technique et scientifique. Or le logocentrisme nous interdirait de penser notre histoire et notre identité depuis l'autre bord, c'est-à-dire toutes les formes d'altérité : la langue de l'autre, la culture de l'autre, et finalement l'altérité d'une identité à venir. Il y aurait donc une tâche impérative pour notre temps : « La destruction, non pas la démolition mais la désédimentation de toutes les significations qui ont leur source dans celle de logos (1). »

Pourquoi un tel mot d'ordre ?

Que peut produire un événement tel que la déconstruction ? Une telle pratique inaugure-t-elle réellement une autre manière de faire de la philosophie ? Et en quoi s'impose-t-elle comme une exigence de la pensée ?

De nouvelles possibilités d'interprétation

La notion de déconstruction est une traduction du terme allemand « Destruktion » utilisé par Martin Heidegger dans son essai Etre et Temps (1927). Le motif central, énoncé dès l'ouverture du texte, est de rendre possible par une déconstruction de la métaphysique un nouvel accès à la question la plus radicale qui puisse se poser pour la pensée humaine, la question du sens d'être. En effet, toutes les pratiques humaines, y compris scientifiques, présupposent toujours une certaine précompréhension de ce que être signifie, précompréhension qui n'est jamais perçue comme telle mais qui au contraire fonctionne et règle nos comportements à notre insu. En cela, la science est aussi naïve que l'attitude naturelle, elle prend pour vérité objective ce qui est déjà le fruit d'une interprétation. Autrement dit, nous n'avons jamais affaire directement à l'être mais à ce que la tradition métaphysique nous a légué comme interprétation du sens d'être.

La déconstruction est précisément rendue possible par le fait que ce qu'on appelle « l'homme » n'a pas de relation immédiate et naturelle à ce qu'il est. On ne sait pas ce qu'est l'homme. Nous n'avons jamais affaire à l'humain comme à une donnée objective, mais nous le comprenons à travers une tradition d'interprétation sédimentée dans des textes. Déconstruire, ce sera retrouver de nouvelles possibilités d'interprétation dans ces couches textuelles par l'intermédiaire desquelles nous nous saisissons nous-mêmes.

Dans sa conférence « Les fins de l'homme (2) », J. Derrida soutient que l'humanisme occidental est dépendant de la tradition métaphysique. Ce que nous entendons par humanité n'est pas une donnée anthropologique. Cette conférence sur les fins de l'homme s'est déroulée en 1968 dans le cadre d'un colloque international sur l'anthropologie. Ce fut l'occasion pour J. Derrida de rappeler qu'un débat sur l'anthropologie, c'est-à-dire sur l'anthropos n'a de sens que dans ce qu'il appelle « l'enclos de la collocution occidentale ». Dans sa prétention à l'universalité, l'humanisme occidental et l'anthropologie représentent une tentative pour intérioriser la différence, pour la réduire à l'état de différence culturelle. L'humanisme ne va donc pas sans violence ni ethnocentrisme car il y a des lieux où cette collocution occidentale sur l'anthropos n'a tout simplement pas de sens. Suspendre la précompréhension occidentale de ce que signifie « l'humanité » est donc une exigence impérieuse pour une pensée qui veut affranchir la rationalité occidentale de sa dimension impérialiste et ethnocentriste. Or tel est le projet de J. Derrida.

Mais quelle est la relation entre humanisme et métaphysique ?

Ce que J. Derrida appelle métaphysique, à la suite de M. Heidegger, est une compréhension du sens d'être comme présence permanente et disponible pour la manipulation : « L'étant est saisi dans son être comme présence, c'est-à-dire qu'il est compris par référence à un mode déterminé du temps, le "présent" (3). » Nous sommes donc enfermés dans une compréhension de l'être comme permanence, comme ce qui demeure exposé devant le regard ou donné sous la main (Vorhandenheit). Déconstruire la métaphysique sera sortir de ce cadre, de cette clôture au sein de laquelle nous pensons et déterminons le sens du mot « homme ». Ainsi traduire le terme allemand « Dasein » par réalité humaine comme l'a fait Jean-Paul Sartre, à la suite de Henri Corbin, témoigne de cette impossibilité pour une pensée humaniste de sortir du cadre de la métaphysique puisque l'humain se trouve caractérisé par un substantif qui l'inscrit dans le domaine de l'objectivité. Cet héritage heideggérien, J. Derrida, selon un geste qui précisément sera sa marque de fabrique, se l'approprie en le trahissant : il consacre dès ses premiers écrits deux philosophèmes qui proviennent directement de sa lecture de M. Heidegger, l'« archiécriture » et la « différance ». Pour illustrer cela, on peut partir du thème de la « voix de la conscience ». On considère traditionnellement que nous sommes présents à nous-mêmes dans l'immédiateté de la voix intérieure. J. Derrida va montrer qu'il s'agit d'un préjugé métaphysique : on ne peut jamais accéder immédiatement à soi ni à ce qu'on veut dire. En fait, toute intention doit passer par un processus de signification qui implique au moins deux conditions : un déploiement dans le temps qui témoigne qu'il n'y a pas d'immédiateté de l'accès au sens, et l'inscription dans des traces, c'est-à-dire des « éléments matériels » qui se différencient les uns des autres et se combinent pour produire un système de signes. Ainsi une langue est-elle composée de phonèmes, d'unités phonétiques dépourvues de sens par elles-mêmes mais qui en produisent par combinaison.

Archiécriture et différance

Ce processus d'espacement dans le temps et dans un système de traces, J. Derrida le nomme archiécriture. Ce n'est donc pas l'écriture empirique mais ce qui rend possible toute expression de sens. L'écriture était pensée traditionnellement comme un supplément artificiel à la parole et donc comme un signifiant de signifiant. J. Derrida met en évidence que cette pseudosecondarité de l'écriture affecte en fait tout ce qui est.

Rien n'est véritablement présent. Je ne suis pas présent. Pour m'atteindre, je dois passer par des signifiants qui ne m'appartiennent pas en propre et qui renvoient eux-mêmes à d'autres signifiants pour être compris. Ce défilé interminable de la parole m'éloigne toujours plus de cette présence de moi-même que je voulais nommer. Prendre conscience de ce que je pense implique une durée qui m'affecte et me transforme : je ne suis plus le même au terme de mon énoncé intérieur. Le temps est ce qui fait que je diffère de moi-même. Enfin, ce que j'énonce dépasse toujours ce que je croyais vouloir dire et me révèle que finalement je ne savais pas à l'avance ce qui se dit malgré moi. Le sujet c'est donc, selon l'expression de Jacques Lacan, ce qui n'est pas là, ce qui manque à soi-même. Et le propre du propre, c'est de différer de lui-même ou de se différer à travers le temps et l'espacement de l'écriture. Si rien n'est véritablement présent, qu'appelons-nous être ? A la place du sujet manquant, on trouve cet infime mais irréductible écart à soi qui tient lieu d'origine.

Pour désigner ce processus, J. Derrida emploiera le terme de différance (participe présent substantivé du verbe différer). La différance implique le délai, le détour de la médiation temporelle, la suspension de l'accomplissement du désir. Elle implique aussi l'écart de la différenciation, différer de, ne pas être identique, être autre, mais aussi par homophonie le différend. Enfin, le participe présent indique une action en cours, un processus de scission et de différenciation, et implique une indécision entre la voix active et la voix passive, une voix moyenne.

La déconstruction n'est pas pour J. Derrida un projet philosophique établi sur la base d'une méthodologie explicite. Il s'agit davantage d'un processus inhérent à l'histoire de la rationalité occidentale dans sa dimension critique et qui consiste à déraciner la tradition qui la porte. La déconstruction est « l'un des noms possibles pour désigner, par métonymie en somme, ce qui arrive ou n'arrive pas à arriver, à savoir une certaine dislocation qui en effet se répète régulièrement (4) ». Ce mouvement de dislocation, de désédimentation s'apparente d'abord à la pensée critique d'Emmanuel Kant, de Karl Marx ou de F. Nietzsche : il s'agit d'abord de questionner en « l'ébranlant ou en participant à sa transformation, un état social ou discursif que certains avaient intérêt à naturaliser, à déhistoriciser (5) ». Mais il est radicalisé par J. Derrida qui veut « en penser la possibilité depuis un autre bord, depuis la généalogie du jugement, de la volonté, de la conscience ou de l'activité, de la structure binaire, etc. (6) ».

La dimension subversive de la psychanalyse

Qu'est-ce que cela implique ?

Une déconstruction de la notion de sujet et d'auteur. Cette déconstruction a été entamée par F. Nietzsche et Sigmund Freud mais J. Derrida remarque que ce qui s'écrit sous le nom de la philosophie ne semble pas avoir pris la mesure de la révolution freudienne. C'est cette révolution dans la conception du sujet, de l'auteur et des modalités du sens que Derrida va mettre en oeuvre dans ses écrits.

La dimension subversive de la psychanalyse réside dans la déconstruction de la notion de sujet. « Le moi n'est pas maître en sa propre maison », il se trouve sous la loi d'un autre qui est l'inconscient. Et les processus primaires qui constituent l'inconscient sont sans sujet. Or, c'est cette dimension d'une écriture sans sujet assignable qui n'a pas été prise au sérieux par la philosophie, dont J. Derrida cherchera à témoigner par son travail. Pour lui, la déconstruction n'est donc pas la philosophie d'un sujet souverain qui communiquerait à ses semblables un savoir objectif dont il serait pleinement conscient, mais, au contraire, une expérience c'est-à-dire une traversée sans guide ni boussole de ce qui advient. J. Derrida oppose au thème kantien de l'autonomie du sujet, qui se donne à lui-même sa propre loi, la notion d'hétéronomie du sujet qui reçoit sa loi de l'autre ; qu'il s'agisse de l'autre en moi, à savoir l'inconscient, ou d'autrui, celui auquel je m'oppose et m'identifie.

Le sujet reçoit donc sa loi d'une instance dont il ne peut rendre raison, l'inconscient. Mais pour J. Derrida une telle notion reste provisoire et, comme toute théorie, relève en partie de la fiction. L'opposition entre principe de plaisir et principe de réalité est ainsi une fiction théorique : comme l'énonce lui-même S. Freud dans Au-delà du principe de plaisir (1920), le principe de réalité n'est qu'une manière pour le principe de plaisir de se différer ou de se retrouver au terme d'un détour.

Cela signifie qu'il ne saurait y avoir de projet philosophique pleinement conscient et pleinement maîtrisé par un sujet nommé J. Derrida. Ce nom propre ne recouvre pas l'identité à soi d'un sujet. Il faudrait plutôt y chercher un désir inconscient qui « cherche à s'approprier ce qui vient toujours, toujours d'une provocation extérieure (7) ». A l'origine de l'oeuvre et du programme désigné comme « déconstruction », il y a quelque chose comme une compulsion qui déborde le sujet et le pousse à s'inventer dans toutes sortes de fictions qui naissent d'une confrontation et d'une identification à l'autre. Il n'y a donc pas de philosophie de J. Derrida. Pourtant, quelque chose insiste sous cette dénomination.

La déconstruction, c'est ce qui arrive.

A la fois ce qui se joue dans l'histoire et ce que la pensée tend à accompagner et à rendre possible : l'événement. L'événement est le surgissement de ce qui ne saurait être anticipé dans aucun savoir ; c'est l'altérité de l'autre, de ce qui excède le champ du même, de ce qui est déjà connu. Mais on pourrait alors demander quelle est la ressource de J. Derrida, dépossédé de tout savoir et de toute maîtrise, pour accéder à la possibilité même de l'événement ? Cette ressource pour le philosophe est la justice, une injonction impersonnelle qui dépasse l'ordre du savoir et qui engage une responsabilité infinie.
La limite d'une abstraction

Dans Force de loi (1994), il écrit : « La déconstruction est la justice. » Il faut distinguer la justice au sens du droit institué, ce qui est simplement légal, de l'exigence de justice qui ne repose sur aucune loi instituée. La justice en tant qu'exigence de perfectionnement indéfini du droit est en elle-même imprésentable, c'est-à-dire toujours au-delà du légalisme de l'accord avec une loi instituée. J. Derrida s'appuie ici sur une interprétation quelque peu forcée de la fameuse pensée de Blaise Pascal selon laquelle la justice est dépourvue de fondement rationnel : « L'un dit que l'essence de la justice est l'autorité du législateur, l'autre la commodité du souverain, l'autre la coutume présente ; et c'est le plus sûr : rien, suivant la seule raison, n'est juste de soi ; tout branle avec le temps. La coutume fait toute l'équité, par cette seule raison qu'elle est reçue ; c'est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à son principe l'anéantit (8). »

On ne peut rendre raison de l'acte fondateur de l'autorité de la justice instituée. A l'origine de la justice, comme de toute institution, il y aurait toujours un coup de force : « Son moment de fondation ou d'institution même n'est d'ailleurs jamais un moment inscrit dans le tissu homogène d'une histoire puisqu'il le déchire d'une décision (9). » L'acte fondateur ne peut s'autoriser d'aucune règle qui le précéderait. Il relève de la dimension performative du langage, c'est-à-dire, selon la terminologie de John Austin (10), sa capacité à faire acte. La déclaration de la loi ne s'appuie que sur elle-même et ne s'autorise que d'elle-même ; en ce sens elle n'est ni juste ni injuste. Et elle excède aussi l'opposition du fondé et du non-fondé : elle se fonde elle-même par absence de fondement. C'est en ce sens que « le droit est essentiellement déconstructible, soit parce qu'il est fondé sur des couches textuelles interprétables et transformables (...), soit parce que son ultime fondement par définition n'est pas fondé (11) ».

La déconstruction nous mène donc jusqu'à l'exigence de justice qui porte l'acte fondateur et qui est, en elle-même, au-delà de toute règle légale et de toute prescription donnée. En ce sens, elle est une expérience de l'impossible ou de l'aporie, une traversée aveugle de ce qui excède le savoir, le calcul et la possibilité même de l'anticipation : en ce point, nous rejoignons l'expérience religieuse (12). La règle doit faire défaut pour que l'exigence de justice puisse être ressentie comme telle. C'est alors seulement que l'expérience de la responsabilité est endurée : il faut répondre d'une décision qui ne peut s'appuyer sur aucune législation préalable.

La déconstruction nous mène donc jusqu'à cette aporie, cette pensée de l'impossible à partir de laquelle raison, critique et foi semblent se rejoindre. Nous sortons en effet du domaine du savoir car l'injonction silencieuse de la justice ne peut être l'objet d'un savoir et, en même temps, la déconstruction nous mène à la limite d'une abstraction qui demeure rationnelle : « Je crois que cela n'est pas de l'ordre du savoir, ce qui ne veut pas dire qu'il faut renoncer au savoir et se résigner à l'obscur. Il y va de responsabilités qui, pour donner lieu à des décisions et à des événements, ne doivent pas suivre le savoir, découler du savoir comme des conséquences ou des effets (...). Ces responsabilités qui détermineront "où ça va" (...) sont hétérogènes à l'ordre du savoir formalisable et sans doute à tous les concepts sur lesquels on a construit, je dirais même arrêté l'idée de responsabilité ou de décision(moi conscient, volonté, intentionnalité, autonomie, etc.) (13). »

La déconstruction pour J. Derrida est donc, comme cela le fut pour F. Nietzsche en d'autres temps, une forme de probité : « Cette exigence justement intraitable de l'autre... (14). »


NOTES

[1] J. Derrida, De la grammatologie, 1967, rééd. Minuit, 1997.

[2] J. Derrida, Marges de la philosophie, Minuit, 1972.

[3] M. Heidegger, Être et Temps, 1927, trad. fr. Gallimard, 1986.

[4] J. Derrida, Points de suspension, Galilée, 1992.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] B. Pascal, Pensées, 1657, Gallimard, coll. « Folio », 2004.

[9] J. Derrida, Force de loi, Galilée, 1994.

[10] J.L. Austin, Quand dire, c'est faire, Seuil, 1970.

[11] J. Derrida, Force de loi, op. cit.


[12] J. Derrida, « Foi et savoir », in J. Derrida et G. Vattimo, La Religion, Seuil, 1996.

[13] J. Derrida, Points de suspension, op. cit.

[14] Ibid.