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Origine : http://lmsi.net/article.php3?id_article=368
Le texte qui suit a été exposé au Congrès
Marx le 2 octobre 2004. L’auteure précise que ce texte
n’est pas la version définitive, à paraître
prochainement dans Actuel Marx
Ce que je vais dire est une tentative sociologique de montrer,
dans l’analyse d’un cas particulier, la dynamique qui
se crée entre la violence d’en haut et la puissance
d’en bas. Je me propose d’analyser l’oppression
des populations maghrébines, puis de leurs enfants selon
trois axes :
1) le premier est la façon dont la construction sociale
qu’est la “ race ” s’articule avec cette
autre construction sociale qu’est le “ sexe ”.
Ces deux construits sociaux sont bâtis de la même façon,
par et pour la domination. Ils interagissent de façon complexe,
car il s’agit de deux systèmes de domination qui sont
distincts bien qu’ils soient semblables dans leurs mécanismes
de production.
2) le second thème est l’hypothèse, que j’ai
déjà émise en 2001, que nous assistons aujourd’hui
en France, à la création d’un système
de castes. Le concept de caste est généralement réservé
à l’ethnographie ou à la sociologie du sous-continent
indien. On estime souvent que le système de classes n’est
pas compatible avec le système de castes. Pourtant, la classe
comporte des éléments de caste ; et la caste, à
l’instar du sexe, sert à distribuer les individus dans
les classes. En dehors du livre classique de John Dollard, “
Caste and Class in a Southern Town ”, qui traite de la place
respective des Noirs et des Blancs aux USA, le concept n’est
pas conçu comme pertinent par les sociologues et les politologues,
marxistes ou non. Pourtant, ce concept est à mon sens opératoire.
En effet, tandis que le concept de racisme met l’accent sur
des processus, le concept de caste met l’accent sur les résultats
des ces processus en termes de structure sociale ; il est en outre
plus évocateur d’un système.
3) Dans le sujet que je traite, le débat autour du foulard
islamique et de la loi l’interdisant a une place, mais plutôt
comme un révélateur ou une étape d’une
dynamique qui remonte bien en amont et se poursuit, bien en aval,
et qui oppose prioritairement la société française
et une partie de ses ex-colonisés qu’elle a transformés
en sous-prolétaires et plus largement en caste inférieure.
Cette transformation ne s’est pas faite et ne se fait pas
sans résistance des victimes de ce processus.
Mon exposé se déroulera donc en analysant la dynamique
de ce processus selon trois phases logiques et chronologiques. Cette
dynamique peut être décrite comme une tragédie
en trois actes à la fois hégéliens et raciniens
: oppression, rébellion, puis hélas, non pas libération,
mais répression. Nous sommes actuellement dans ce troisième
acte, mais le rideau n’est pas tombé, la pièce
n’est pas finie, c’est ce qui distingue heureusement
la réalité de la dramaturgie.
Premier acte : oppression.
Le premier acte de l’oppression remonte à la colonisation
de l’Algérie, il y a maintenant plus d’un siècle
et demi, puis des autres pays du Maghreb il y a un siècle.
A la différence de ce qui se passe en Indochine, la raison
mise en avant pour ce traitement différentiel qu’est
le statut de l’indigénat repose est la religion. Deux
sortes de Français co-existent dans ce département
: les “ Français de souche européenne”,
et les “ Français musulmans ”, qui votent dans
un collège spécial, comptant pour un 1/5è de
l’ensemble des voix.
Dès le début, la question du sexe, ou du genre, est
posée comme la ligne de partage entre les deux “ communautés
” ainsi créées : Dans le stéréotype
raciste créé par le colonisateur, les indigènes
ne “ traitent pas bien les femmes ”. La polygamie en
particulier, bien que peu pratiquée dans les faits, est considérée
par les Français comme un signe, et même le signe de
“ l’archaïsme ” des indigènes.
Le statut de “ Français musulman ” a pour effet
de soumettre les femmes de cette communauté à un code
civil-appelé “ statut personnel ”-- concernant
le mariage, la filiation, et l’héritage-considéré
comme “ en retard ” sur le code français. Il
faut pourtant noter et souligner ici que, en dehors de la polygamie,
le Code civil français de l’époque n’est
guère moins préjudiciable aux femmes que le code musulman.
Permettre une dérogation de masse au code civil dans un département
français a certes des effets délétères
sur les femmes indigènes, qui, à l’instar des
Françaises de souche, ne sont pas citoyennes. Mais cela permet
aussi de continuer à dénigrer l’islam. Ce dénigrement
de l’islam n’est pas, à vrai dire, nouveau. C’est
une vielle tradition de l’Europe depuis le temps de la reconquête
espagnole, puis des Croisades.
En Algérie occupée, les indigènes de sexe
masculin peuvent sortir du statut de sous citoyen : mais à
condition de renoncer à leur religion : à leur culture,
à leurs croyances, à leur famille et à leur
voisinage. Ainsi l’islam devient, sur le plan idéologique
et légal, la raison donnée pour leur statut d’indigènes.
Ceci permet d’en occulter la raison première et objective
: l’occupation et la colonisation.
A partir de la conquête de l’Algérie, le dénigrement
de l’islam se fait sur le mode de l’opposition classiquement
coloniale entre “ civilisé “ et “ barbare”
; et cette opposition, de façon tout aussi classique, fait
appel aux rapports entre les sexes. Ignorant leur propre patriarcat,
qui leur semble sans doute normal, comme aujourd’hui, les
colonisateurs ne parlent des femmes indigènes que la larme
à l’oeuil. Seules les différences entre ces
deux régimes patriarcaux - l’Algérien et le
Français - sont mises en avant, au dépens de leurs
bien plus considérables ressemblances.
Car un point central est omis de la plupart des analyses : les
rapports entre la société colonisatrice et la société
colonisée sont des rapports entre deux patriarcats. Les protagonistes
du conflit colonial sont les hommes, puisque seuls ils ont le statut
de sujets dans les deux sociétés, et que dans les
deux, les femmes sont des objets, des propriétés.
Il est logique que le colonisateur veuille déposséder
les hommes autochtones de leur possession la plus précieuse,
la dernière qui leur reste aussi, les femmes. Un officiel
français du 19è siècle cité par Fanon
aurait dit :
“ Si nous voulons frapper la société algérienne
dans ...ses facultés de résistance, il nous faut d’abord
conquérir les femmes (...) il faut que nous allions les chercher
derrière le voile où elles se dissimulent et dans
les maisons où l’homme se cache ”.
Dans les faits, les Français ne feront rien en faveur des
femmes maghrébines. Mais ils mettront en scène quelques
campagnes de “ dévoilement ” pendant la guerre
d’Algérie, déjà sur le thème de
la “ libération de la femme ” ; en réalité,
ces campagnes ont pour objet, comme les viols commis par les militaires,
ou l’utilisation des lascives orientales dans les bordels,
de démoraliser les hommes combattants en leur “ volant
” leur bien ultime, les femmes. Et puisque c’est pour
détruire l’identité autochtone que le colonisateur
a embouché les trompettes de la libération de la femme,
les indépendantistes logiquement rejettent celle-ci et présentent
le maintien et le renforcement de la hiérarchie entre les
sexes comme constitutive de leur projet national.
Sautons quelques décennies, et le Maghreb est indépendant.
Les ex-colonisés, déjà présents en métropole
avant les indépendances, y viennent encore plus nombreux
après. Cette immigration maghrébine, et plus largement
africaine, ne posait pas de problèmes à l’époque,
parce qu’elle était conçue par les deux parties
comme temporaire.
Mais trois événements vont créer pour les
Français dits “ de souche ”, les Blancs, un problème
qu’ils ne sont pas arrivés à résoudre.
Cette immigration est pendant longtemps restée purement masculine,
faite d’hommes seuls. Mais ces immigrés qui voulaient
au pays, souvent ne l’ont pas pu ; ensuite, en 1974, la loi
sur le regroupement familial leur a permis de faire venir leurs
femmes en France. Enfin, la loi française sur la nationalité,
même modifiée, est restée le droit du sol, et
leurs enfants sont devenus français. La société
française n’avait pas prévu cette conséquence
de phénomènes distincts, elle n’a pas vu que
la combinaison du regroupement familial avec le droit du sol la
mettrait devant la situation où les enfants des ex-colonisés
ont, en théorie, exactement les mêmes droits que les
autres Français.
Elle ne leur propose que le statut de leurs parents, alors que
ces enfants de la République, forts de leur droit, réclament
leur dû de citoyens, et le réclament de plus en plus
fort et avec de plus en plus “ d’arrogance ”,
comme a dit le ministre Xavier Darcos. C’est ce que Farad
Khosrokhavar appelle le “ malentendu ” entre les descendants
d’immigrés et la société française,
et que j’appellerais son dilemme : la France ne veut pas les
accepter, mais elle ne peut pas les renvoyer “ chez eux ”,
puisqu’ils n’ont pas d’autre chez eux qu’ici.
Devant trouver une troisième voie puisqu’elle refuse
la première des quatre fers et que la deuxième lui
est interdite, elle tente de maintenir et de renforcer le système
de castes : c’est ce que Saïd Bouamama appelle la “
gestion coloniale ” de la crise, et dont l’une des manifestations
est la criminalisation de l’islam dont l’affaire du
foulard n’est qu’un des symptômes.
Pendant l’après-guerre, les immigrés sont traités
peu ou prou comme ils l’étaient quand ils étaient
colonisés. Mais, travailleurs invités, ils ne formulent
aucune revendication. Ils acceptent les travaux les plus durs, les
salaires les plus bas, le parcage dans les bidonvilles, ils se font
tout petits et rasent les murs. Leur seul but est de pouvoir envoyer
de l’argent au pays et d’y construire une maison. Subir
le racisme en baissant la tête est le prix à payer
pour la récompense du retour. Ils ne l’ont pas tous
eue, mais ils ont vécu avec l’idée qu’elle
était au bout du chemin. Elle explique leur patience, leur
humilité, leur résignation à pratiquer leur
religion dans des caves. C’est de cet islam que les Français,
qui l’ignoraient quand il existait, ont aujourd’hui
la nostalgie, et qu’ils honorent du label “ traditionnel
”, comme un camembert AOC. Mais ici, “ traditionnel
” ne signifie pas moulé à la louche, mais invisible.
Le meilleur islam en quelque sorte, en tous les cas le seul convenable,
i.e. qui nous convienne.
Mais la récompense grâce à quoi les parents
supportaient tout n’existe plus pour leurs descendants. Ils
n’ont pas de pays où retourner ni de village à
retrouver et où se consoler des brimades et oublier les humiliations.
L’acquisition de la nationalité française n’a
pas créé le mouvement que l’on constate dans
les autres immigrations. Et cependant, pour les Maghrébins
et les Africains, tout se passe comme si le statut d’immigrés
de leurs parents devait perdurer de génération en
génération. Tant sur le plan matériel que sur
le plan de la perception d’autrui, qui les voit toujours destinés
à quitter le territoire français. Or, quand on hérite
exactement du statut de ses parents, sans mobilité ni probable
ni même possible, il ne s’agit plus d’une situation
de classe, mais d’une situation de caste. C’est ce que
qui est en train de se créer en France. Et le langage l’indique
: on parle d’immigrés de la deuxième génération,
voire de la troisième génération ; on transforme
la situation, par définition situationnelle, d’immigré,
en caractéristique quasi-biologique et héréditaire.
Mais si toute une partie du pays, celle qui n’est pas eux,
estime que ces descendants d’immigrés ont ainsi hérité
du statut de leurs parents, et qu’ils ne sont Français
que sur le papier, eux attendent tout autre chose et ont pris au
sérieux les principes et les promesses de la République.
Ce racisme a longtemps été traité à
la légère, considéré uniquement sous
l’angle des attitudes ouvertement racistes de certains, et
non pas sous l’angle du traitement objectif de la population
concernée. Aujourd’hui encore, il est très difficile,
et pas politiquement correct, d’étudier la réalité
des discriminations. On sait au moins qu’elles sont énormes,
que ce soit dans le logement, donc dans la ségrégation
spatiale, dans l’éducation, dans l’emploi, dans
la répression judiciaire, puisque les descendants d’immigrés
constituent 60 % de la population carcérale.
Ce qui est à peine étudié, en revanche, c’est
la souffrance mentale induite par le racisme chez ses victimes.
On l’a bien vu lors du débat “ sur le voile ”.
La discrimination n’était mentionnée qu’en
fin de discussion, sous la forme euphémisée des “
ratés de l’intégration ” . De plus, ces
« ratés » de l’intégration sont
attribués à cette population elle-même, qui
aurait choisi de vivre “ entre soi ” à 30 km
des centre-ville, et refuserait de se mêler aux “ Français
de souche ”, par snobisme probablement. Ce point de vue du
sens commun est aussi le point de vue officiel, celui des RG.
Mais les intéressés, eux, savent que c’est
la société qui les exclut. Dans les années
80, ils organisent une formidable “ marche pour l’égalité
”, qui parcourt toute la France. Mais le mouvement sera récupéré
par le parti socialiste qui crée SOS-Racisme, destiné
à désamorcer cette protestation, et qui y réussira.
La révolte respectueuse, la révolte « française
», la protestation laïque et républicaine a lamentablement
échoué.
Deuxième acte : rébellion
Ainsi, à l’amertume causée par l’expérience
quotidienne du racisme, s’ajoute pour cette population l’amertume
causée par cet échec. Elle a joué le jeu, et
ça n’a pas marché.
Du côté franco-français, on ne s’occupe
toujours pas plus de la discrimination ou des ghettos. On se préoccupe
de l’intégration, ou de la non intégration des
jeunes d’origine maghrébine Mais le sens du mot intégration
a été changé : il signifie, au long des reportages
télé et des déclarations politiques, l’effort
de la part des enfants de Maghrébins pour ressembler en tous
points à des enfants de Bretons ou d’Auvergnats. Ils
y réussissent, en partie sans peine, mais en partie aussi
au prix de reniements. Parler de son enfance, ce qui est une partie
importante de la sociabilité, est permis et même recommandé
aux Bretons et aux Auvergnats, aux ruraux et aux citadins, qui s’émerveillent
des ressemblances et des différences entre leurs expériences
respectives. Mais des parents arabes, cela n’intéresse
personne. Il vaut même mieux ne pas les mentionner.
Cette population est ainsi prise dans un redoutable double bind
: on la somme de se montrer “ pareille ”, mais on la
perçoit et on la nomme “ différente ”.
Quoiqu’ils et elles fassent, au terme du cursus, elles et
ils échouent toujours à l’examen, elles et ils
n’arriveront jamais à satisfaire les critères
de francité. Car le Catch 22, la situation perdant-perdant,
la clause cachée,c’est que ces critères excluent
par définition toute personne d’origine maghrébine
ou africaine.
Des générations ont obéi à ces injonctions
contradictoires du racisme et du sexisme, qui enjoignent aux dominés
de “ gommer ” et d’assumer dans le même
temps leur “ différence ”, jusqu’à
ce que certaines et certains comprennent que ce jeu n’est
fait que pour les épuiser physiquement et mentalement ; que
cette “ différence ” qu’on leur jette à
la figure n’est rien d’autre qu’un statut inférieur
; une différence qu’on ne peut pas assumer sans accepter
sa propre infériorité, et dont on ne peut pas non
plus se débarrasser puisque, dans la pensée essentialiste
du racisme, elle est inscrite dans votre corps, elle est indélébile.
Elles et ils finissent par découvrir la clause cachée
: l’inclusion comporte une condition de race, et ils n’ont
pas la bonne.
Que peut-il se passer, en France comme ailleurs, pour les personnes
et les groupes pris dans ce genre de double bind ? Quand on vous
reproche votre apparence, vos parents, votre origine, toutes choses
dont vous n’êtes pas responsables et que vous ne pouvez
pas changer ? Vous pouvez soit vivre dans la honte, soit vous révolter
contre cette injustice. Car le racisme poursuit les gens jusqu’à
une impasse, il les met littéralement le dos au mur. Ils
n’ont alors d’autre solution que de se s’agenouiller
et de se déclarer vaincus, ou de se retourner et de faire
front à leurs agresseurs. Faire front, c’est-à-dire
revendiquer ce qu’on vous reproche, refuser la honte. C’est
ce que la société française appelle des réactions
“ communautaires ”, considérées en France
comme condamnables voire dangereuses. L’identité assignée
aux dominés par les dominants doit servir à leur faire
accepter leur statut inférieur ; pas à leur faciliter
la vie, et surtout pas à rehausser une estime de soi détruite
par le racisme - ou le sexisme.
Or, les descendants d’immigrés refusent que leurs
origines soient source de honte, et assument l’héritage
culturel qu’on leur impute et qui comporte aussi, comme tout
héritage culturel, un aspect religieux ; ils le revendiquent
plutôt qu’ils le retrouvent celui, car leur «
arabité », comme leur islam, sont made in France, au
contraire de ceux de leurs parents. Ces revendications que l’on
peut dire “ identitaires ”, ou de fierté, ou
anti-racistes, ne sont pas exclusives, loin de là, des revendications
citoyennes. Mais dans la mesure où elles sont un moyen pour
les dominés de lutter contre l’intériorisation
de leur statut inférieur, de réparer ce que Goffman
appelle une “ identité endommagée ”, elles
sont perçues par la société dominante comme
subversives.
Troisième acte : répression
Les Franco-français ne s’attendaient pas à
cela. Ils pensaient que les descendants d’immigrés
accepteraient tout simplement de chausser les bottes de leurs parents
; ils sont choqués que les descendants d’immigrés
prennent pour argent comptant leur statut d’égaux.
Le genre joue un rôle important dans ce système de
castes. L’hostilité du discours est dirigée
surtout contre les hommes, les sujets. Les femmes sont exemptes
des stéréotypes les plus négatifs. La “
beurette ” est gentille, par opposition à son frère,
le mauvais garçon ou le garçon arabe, c’est
la même chose comme le dit Nacira Guérif. Cela explique
qu’elles aient un dilemme encore plus difficile à résoudre
que les hommes. Soumises au double bind de l’intégration
comme examen sans possibilité de réussite, les femmes
font l’objet, de surcroît, d’une injonction subliminale.
En effet, les gentilles beurettes sont plus plaintes que blâmées.
Elles sont plaintes d’être les femmes de ces hommes-là,
de ces garçons et pères arabes. On les invite à
les quitter. Certaines obéissent, elles quittent leur famille,
leur quartier, et se retrouvent isolées. Car la société
franco-française, dont elles ne sont plus protégées
par leur communauté de sort, utilise alors le premier double
bind ; elle cherche et trouve en elles -dans leur nom, dans la forme
de leur visage ou dans leur accent-- la différence qui est
la marque de l’infériorité essentielle de l’être,
la ‘tache humaine’.
Ainsi sont-elles prises, comme l’explique Christelle Hamel,
entre d’un côté le sexisme réel de leur
milieu --un sexisme exacerbé par le contre racisme, c’est-à-dire
la revendication par les garçons du machisme qu’on
leur reproche-, et de l’autre la volonté de la société
dominante de capturer les femmes de ceux que l’on voit toujours
comme des ennemis.
C’est dans ce contexte que naissent les “ affaires
du foulard ”, en 1989, en 1994, et celle de 2003 qui a culminé
avec la “ loi contre le voile ”. On ne peut comprendre
ces affaires, on ne peut comprendre la vindicte publique ait visé
ces jeunes filles, parmi les plus dociles élèves des
écoles publiques, si on ne comprend pas le rôle éminent
du genre dans le système de castes.
On a vu que le Maghrébin, l’Arabe, l’Africain,
sont caractérisés dans l’idéologie coloniale
et raciste par leur rapport aux femmes, et que la stratégie
coloniale consiste à condamner cette culture en tant que
particulièrement sexiste, dans le même temps qu’en
bonne logique patriarcale, elle essaie d’en capturer, au moins
symboliquement, les femmes.
Quand elle réussit, elle est très satisfaite. Ainsi,
quand des beurettes dénoncent les tournantes : les viols
collectifs, qui ont existé de tout temps, n’ont jamais
fasciné le public, et on en entend en général
jamais parler, pas plus d’ailleurs que du viol en général.
Mais quand cela se passe dans les banlieues, chez des descendants
de Maghrébins : la France entière fait mine de découvrir
un phénomène inconnu jusqu’alors dans l’hexagone.
Et elle profite de la différence décrétée
des Arabes pour tuer dans l’oeuf toute velléité
de découvrir la barbarie sexiste. Elle utilise pour cela
un raisonnement biaisé : si cela se passe chez eux, qui sont
différents, c’est bien la preuve que cela ne se passe
pas chez nous. Ce sophisme permet de faire d’une pierre deux
coups : non seulement on condamne à les « autres »,
mais surtout on s’auto absout du péché dénoncé.
La continuité entre l’image du garçon arabe
-le sauvageon-- et l’imagerie coloniale de l’indigène
hyper sexué, dangereux pour ses femmes et a fortiori celles
des autres, est évidente. C’est le contexte des “
affaires du foulard ”. Je ne parlerai pas ici des raisons
très diverses personnelles pour lesquelles des femmes choisissent
de porter un foulard. Je n’examinerai pas l’argumentaire
pseudo laïque-cela a été fait-ni l’argumentaire
pseudo féministe, cela prendrait trop longtemps ; sauf pour
réaffirmer que le féminisme est une politique de l’auto
émancipation. On ne peut pas être émancipé
par autrui, ni de force. Une politique féministe est-ou devrait
être-- aux antipodes de la politique de la canonnière
; contraindre, exclure et humilier les gens, cela ne peut jamais
être “ pour leur bien ” ; cela fait partie du
vocabulaire et des outils du colonialisme, c’est étranger
et doit rester étranger au vocabulaire et aux outils du féminisme.
Le féminisme ne peut pas être raciste sans se nier
lui-même. Il faut le réaffirmer : il n’y a pas
et il ne saurait y avoir de fardeau de la femme blanche.
Je parlerai seulement de la raison pour laquelle, à mon
sens, la vue de quelques foulards plonge la France dans ce qu’Emmanuel
Terray appelle une “ hystérie collective ”.
Le colonisé méritait d’être colonisé,
parce qu’il n’était pas civilisé : il
avait une culture, soutenue par sa religion, l’islam, barbare,
et cette barbarie était prouvée par son traitement
des femmes. Les femmes, victimes de leurs hommes, ce qui n’est
pas le cas chez les civilisés qui n’en tuent que 6
par mois, étaient donc les alliées naturelles des
colonisateurs, si seulement elles voulaient bien se rallier. Si
elle se ralliaient, à la fois on privait les hommes de leur
plus grand soutien, et on validait la thèse de leur barbarie
de genre. Cet espoir continuait, continue d’exister chez les
Français qui traitent les immigrés comme des colonisés,
et les enfants des colonisés comme des immigrés. En
réalité, les femmes comme les hommes ont été
et sont racisées : discriminées, humiliées
tous les jours. L’apparition de femmes portant foulard choque
les Français, ont répété à l’envi
politiques, journalistes et militants laïques, parce qu’ils
sont attachés à l’égalité des
sexes. Un lecteur du bulletin de la Ligue des Droits de l’Homme
a même écrit que “ le foulard ouvre une brèche
dans l’égalité des sexes ”. C’est
ainsi que j’ai appris que l’égalité des
sexes existait bel et bien en France, et qu’elle était
tangible et solide comme une digue, puisqu’on peut “
y ouvrir des brèches ”. C’est l’un des
rares bénéfices de cette affaire que de nous avoir
ainsi ouvert les yeux sur l’état avantageux de notre
pays. Mais trêve de plaisanteries.
Je ne crois pas que les Français soient choqués par
un manquement à quelque chose qui n’existe pas, et
dont ils n’ont pas très envie que cela existe. Ils
sont choqués, outrés, car l’apparition de ces
femmes en foulard, met à mal des espoirs non-dits car irrationnels.
En effet, d’un côté ils refusent de vivre avec
des descendants d’Arabes, mais de l’autre ils ne peuvent
pas les jeter à la mer. Mon hypothèse est que devant
ce dilemme insoluble, il s’est formé dans leur imaginaire
un dessein : prendre les femmes, les prendre même pour épouses,
comme l’annonçait il y a une dizaine d’année
Emmanuel Todd, et ainsi dissoudre la “ race ”. Ce dessein,
informulé parce qu’inconscient en France, a été
la base de politiques publiques explicites et mises en œuvre
dans d’autres pays racistes. Le Brésil par exemple,
a eu dans les années 50 une politique explicite d’encourager
les mariages mixtes pour ‘blanchir’ la population. On
a créé pour la descendance de ces croisements - car
ils étaient vus comme des croisements à l’instar
de ce qui se fait pour les vaches-une dénomination de couleur,
la couleur « mauve », que l’on trouve encore sur
les cartes d’identité.
Or le foulard dit aux Franco-français que leur rêve
de diviser les descendants d’immigrés selon des lignes
de genre est tombé à l’eau. Que ces femmes ne
renieront pas leurs pères, leurs frères, leurs époux.
Ensuite, qu’elles ne croient plus à l’image de
la beurette émancipée, gagnante ; qu’elles savent
qu’elles subissent le même racisme que les hommes. Si
le foulard provoque des réactions aussi fortes et apparemment
disproportionnées, c’est qu’il est un message
fort aussi, qui ressemble à un cauchemar, et qui s’appellerait
: “ Refoulé , le retour ”.
Ce sont en effet les effets de la discrimination patente qu’elle
exerce qui sont renvoyés comme en boomerang à la société.
Le foulard dit à cette société : “ Vous
nous avez parquées et marginalisées, vous nous dîtes
différentes, eh bien voyez : maintenant nous sommes différentes
”. La femme “ voilée ”, c’est Alien
qui débarque chez nous. Mais Alien ne met pas en cause que
le “ modèle français d’intégration
”. Alien met mal à l’aise parce sa seule présence
met en relief ce qui passe chez nous pour la « libération
sexuelle » : l’obligation pour toute femme, à
tout moment, d’être « désirable ».
Les femmes portant foulard violent cette injonction. Comme le remarquait
Samira Bellil quelques mois avant de mourir, l’obsession des
uns de nous voiler n’a d’équivalent que l’obsession
des autres de nous déshabiller. Or ces deux obsessions sont
deux formes en miroir de négation des femmes : l’une
veut que les femmes attisent ce désir tout le temps, tandis
que l’autre leur enjoint de ne pas le provoquer. Mais dans
les deux cas le référent par rapport auquel les femmes
doivent penser leur corps reste le désir masculin. Ce que
le foulard dévoile, c’est que le corps des femmes n’est
pas un corps à soi - un corps pour soi.
De plus, cet Alien rend l’islam visible. Ceci est insupportable
aux Franco-français.
L’islam n’ a jamais été que toléré
en France. C’était la raison du refus de citoyenneté
aux autochtones algériens. Et voilà que ces gens en
sont fiers ! Il y a là quelque chose qui défie le
bon sens, en tous les cas le sens dominant. On a vu les mêmes
réactions d’incrédulité et d’outrage
à propos de la fierté homosexuelle.
La domination est fondée sur la “ tolérance
”, qui est l’inverse de l’acceptation : sur l’idée
que le dominé, l’homo, le musulman, a une pratique,
ou un être, ou les deux, qui sont mauvais. On lui permet d’exister
quand même, à condition qu’il admette sa mauvaiseté.
Or la preuve que le dominé admet sa mauvaiseté, c’est
qu’il en a honte. Et la preuve qu’il a honte, c’est
qu’il se cache. Quand les dominés ne se cachent plus,
revendiquent leur pratique ou leur être comme équivalents
aux autres, ils rompent la règle du jeu, ils brisent le contrat
qui leur permet d’exister à l’ombre des dominants.
Ceux-ci n’ont d’autre choix que de les rappeler à
l’ordre, de les remettre à leur place, de leur montrer
qui est le patron. C’est ce qu’a fait la France avec
la loi sur le foulard.
Mais le foulard n’est qu’une escarmouche dans l’offensive
menée contre les Arabes, les Africains et les Musulmans.
Car ce qui est en jeu, c’est d’une part un système
de domination local, le système de castes ; mais il est maintenant
couplé avec la participation à un projet mondial :
la guerre contre le terrorisme qui n’est autre que la guerre
contre le monde arabo-musulman, une guerre annoncée sans
fin en 2001, puis de cinquante ans, mais qui pourrait, comme le
dit Alain Gresh, en durer mille. On ne saurait trop insister sur
le fait que la commission Stasi a été plus influencée
par l’idée de la guerre de civilisations, de la menace
islamique pesant sur l’ensemble du monde « civilisé
», de la lutte entre le Bien occidental et le Mal musulman,
que par les situations proprement françaises. C’est
parce que les partisans de la loi ont su habilement relier le port
du foulard par des adolescentes à la menace d’ Al Qaïda,
que la France entière s’est sentie menacée.
Ainsi, le racisme franco-français d’inspiration coloniale
a été potentialisé par le mythe de la dangerosité
du monde arabo-musulman. Les attaques contre ce monde ne datent
pas d’hier : cela fait longtemps que des essayistes, génrélement
non-spécialistes de l’islam, dénoncent celui-ci
intrinsèquement fanatique et incompatible avec la démocratie,
les droits humains, la modernité, etc. Mais quand en 1991
l’un d’eux Jean-Claude Barreau, conseiller de Pasqua,
pour l’immigration, écrivait que « l’intégration
passe par l’abandon de la religion musulmane », il passait
pour un raciste. C’est maintenant l’opinion des deux
tiers des Français. Et l’idée de la conspiration
mondiale vient des USA, qui ont besoin et de remplacer le communisme
par un autre ennemi, et de soutenir la politique israélienne
d’expansion territoriale par le dénigrement de ses
victimes : des Aabes et des Musulmans. Dès les années
70, Bernard Lewis présentait la théorie du choc des
civilisations, mais ce n’est qu’avec sa version huntingtonienne
qu’elle « prend »
véritablement. Cette période coïncide avec
le début d’une politique d’agression des USA
envers les pays arabo-musulmans, dont leur soutien à l’agression
israélienne contre la Cisjordanie fait partie.
La France participe, quoiqu’elle en dise à cette entreprise
de destruction et de massacres à grande échelle ;
l’affaire du foulard n’a pu avoir lieu que parce nos
représentants et nos médias ont avalé totalement
l’idéologie bushienne du conflit de civilisations.
Cette propagande est le résultat d’années d’efforts
concertés d’essayistes, de journalistes, de lobbies,
et bien sûr de gouvernements, notamment US, qui ont besoin
de remplacer l’ennemi communiste vaincu et dépecé.
Ces efforts voient aujourd’hui leur couronnement dans l’existence
d’une vulgate islamophobe et arabophobe qui n’a même
plus besoin d’être démontrée ; elle a
pris, avec les années, un caractère d’évidence
; elle atteint aujourd’hui un tel niveau de haine qu’on
se demande si elle pourra continuer longtemps sans être responsable
de lynchages collectifs.
Avec l’affaire du voile s’ouvre donc le troisième
acte de cette tragédie française : au premier acte
de l’oppression a succédé le deuxième
acte de la révolte sous ses deux formes : la revendication
sociale et la revendication culturelle. Le troisième acte,
c’est la répression de cette révolte.
Ce troisième acte, on aurait pu le souhaiter différent,
très différent : on pouvait imaginer une France retrouvant
ses esprits, reconnaissant le bien-fondé de la révolte,
se rendant compte qu’elle a violé tous ses principes,
commençant à redresser ses torts, décidée
à éliminer les discriminations et à emprunter,
pour difficile qu’il soit, le chemin de l’égalité
républicaine. On pouvait imaginer en particulier une réponse
positive, conforme aux lois de 1905 sur la liberté de conscience,
à la demande légitime, légale, que l’islam
soit traité sur un pied d’égalité avec
les autres religions, croyances et philosophies. Mais l’ensemble
de la classe politico médiatique en a décidé
autrement et a répondu par la négative et par la répression.
Le parallélisme est frappant entre cette répression
des protestations pacifiques contre l’injustice en France,
et la guerre infinie déclarée par les USA au lendemain
du 11 septembre. La méthode est le message disait Mac Luhan
: sans s’interroger sur sa responsabilité, sur ses
torts, partout, l’Occident réagit à la protestation
contre l’injustice qu’il cause par la surenchère.
Que ce soit localement, avec ses propres citoyens ou ses immigrés,
ou mondialement, le refus du dialogue, de la discussion, de la négociation
est constant. A sa place, une politique de punition pour l’exemple,
et d’intimidation.
Créer en France un climat où tout Arabe est vu comme
un musulman, tout musulman comme un fondamentaliste, tout fondamentaliste
comme un terroriste en puissance, bref un climat de quasi-guerre
civile a des avantages. Comment, d’un côté, accuser
les Arabes et les Africains d’être la cinquième
colonne d’un complot international, comment leur imputer à
longueur de journée, le dessein de changer le Code civil
? Et en même temps reconnaître qu’ils sont victimes
de racisme ? En transformant les victimes en accusés-accusés
de complot anti-occidental, accusés d’antisémitisme,
accusés de sexisme, mis constamment sur la défensive
- la France échappe au devoir, tant éthique que légal,
de lutter contre la discrimination raciale. Au moins pour un temps.
Si le troisième acte est mal engagé, la pièce,
encore une fois, n’est pas terminée. L’avenir
dira si nous allons vers la solidification du système de
castes ou vers sa disparition. Mais cette question ne se règlera
pas sur le seul terrain français, car elle est liée
à la guerre à laquelle nous assistons. Et dans l’une
et l’autre guerres, il ne faut pas négliger les facteurs
irrationnels, ou affectifs : la culture de l’Occident, et
nous sommes occidentaux, quoiqu’on en ait, est une culture
de la suprématie. Cette culture ressemble à cette
folie dont les Dieux, disaient les Grecs, affligeaient ceux qu’ils
veulent perdre.
Elle est l’origine du deux poids deux mesures que le reste
du monde reproche à l’Occident, elle est la raison
pour laquelle, au lieu de s’amender, l’Occident persiste
et signe, et aggrave son cas ; la spirale oppression-répression-révolte,
ne cesse de prendre de l’ampleur et de la vitesse.
Devant ce cyclone, la capacité des opprimés est mise
à mal, au moins pour le moment. Et on peut craindre que leur
patience ne soit à bout, et qu’ils ne désespèrent
de l’efficacité de protestations pacifiques et légales
devant le rempart dressé par le mélange de démesure,
de volonté de domination, d’inconscience et d’arrogance,
bref de hybris, qui caractérise les rapports actuels de l’Occident
avec le reste du monde.
Christine Delphy
Avril 2005
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