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Origine : http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=1323
Le projet de loi contre le port de signes religieux, est de l’avis
général, dirigé contre le seul « voile
», qu’on appelle aussi foulard islamique. La loi rendra
plus facile d’expulser les filles portant le foulard des écoles.
Ce projet de loi divise tous les groupes politiques, toutes les associations
de la société civile, il divise aussi les féministes.
Les partisans de la loi, dans chaque groupe, sont les plus nombreux.
Les discussions, difficiles, montrent que les arguments rationnels
ne tiennent pas une grande place dans leurs convictions. La vue du
foulard leur est insupportable, ils et elles ne veulent même
pas discuter avec les jeunes filles voilées. Comme l’a
dit un membre de la commission Stasi, ils n’ont pas jugé
utile d’auditionner les intéressées, parce qu’ils
« ne sont pas sensibles à leurs arguments » ; si
peu sensibles en fait qu’ils ne veulent même pas les entendre.
C’est hélas la position de la majorité de nos
concitoyens, résumés par une féministe : le voile
est un symbole d’oppression. Point à la ligne.
La conclusion implicite, et qui explique le refus d’écoute,
est que seules des personnes manipulées ou aliénées,
ce qui est la même chose, peuvent arborer un symbole d’oppression.
Et à quoi bon discuter avec des personnes manipulées
et aliénées ? Donc d’emblée, les lignes
sont tracées : nous savons ce que signifie ce que vous portez,
nous savons mieux que vous ce que vous faîtes, et rien de ce
que vous pourrez dire n’entamera nos certitudes, adossées
à la principale certitude : celle d’avoir raison, d’avoir
la vérité et la science infuses. Quand on décide
qu’une partie de la population ne maîtrise ni ses conduites,
ni leurs sens -- ce qui est la définition de la maladie mentale--
discuter est non seulement inutile, c’est même dangereux,
puisque cela suppose de se laisser toucher et peut-être contaminer
par un discours pathologique. La seule chose qu’on puisse faire
pour ces personnes, c’est essayer de les protéger contre
elles-mêmes, contre leurs manipulateurs, et si on n’y
arrive pas, protéger les autres de la contamination en les
retirant des rayons, pardon, des salles de classe. Donc on va supprimer
le droit fondamental de ces jeunes filles d’être scolarisées,
sous prétexte que leur présence menacerait potentiellement
le droit des autres de ne pas porter le foulard. En plus de les considérer
comme aliénées, on fait à ces jeunes filles un
procès d’intention : elles auraient le dessein de rendre
le port du foulard obligatoire en France. Qui pouvait imaginer que
ces deux mille jeunes filles, en majorité issues, comme on
dit, de « l’immigration » -- ce lieu de naissance
excessivement étrange et qui n’apparaît sur aucune
carte de France -- qui pouvait imaginer il y a seulement 6 mois qu’elles
avaient un pouvoir si considérable ? Ce n’est qu’en
adoptant cette position paranoïaque que l’on comprend pourquoi
leur mise à l’écart est devenue la priorité
des priorités politiques.
Ce n’est qu’à partir de ce délire qu’on
peut comprendre le raisonnement contourné qui justifie la suppression
d’une liberté comme la défense d’une autre
liberté, bien que cette dernière ne soit pas attaquée
pour l’instant, et soit, à dire vrai, inattaquable. C’est
le raisonnement qui est derrière le déclenchement des
guerres baptisées préventives et si à la mode
: on agresse au nom de la défense contre un danger imaginaire.
Ici aussi le danger est imaginaire : non seulement personne n’a
l’intention dans ce pays de rendre le port du foulard obligatoire,
mais surtout personne ne pourrait le faire. En attendant , une fois
que les guerres sont déclenchées, leur dynamique destructrice
de sociétés et de vies se poursuit implacablement. Dans
celle qui est déclenchée en France au nom de la défense
contre le « danger islamiste » -- dont personne ne peut
prouver l’existence dans ce pays -- la dynamique de conflit
va se poursuivre, et s’aggraver ; comme dans les autres guerres
préventives. Même si le danger se révèle,
à l’examen, d’ordre fantasmatique, la guerre, elle,
sera réelle, et fera des victimes ; les premières en
seront les jeunes filles exclues par un Etat reniant son obligation
de scolariser tous les enfants ; la deuxième victime sera la
possibilité de réconciliation entre une communauté
d’origine maghrébine, ulcérée à
bon droit par des décennies de discrimination, et le reste
du pays. En effet, comment les sociologues, féministes ou non,
analysent-elles et ils l’adoption de la religion musulmane et
dans le cas des filles, le port du foulard ? Comme une réaction
au fait d’avoir été et d’être exclus,
tant symboliquement que matériellement, de la communauté
nationale. Même la classe politique, gauche et droite confondue,
même les partisans de la loi, même les membres de la commission
Stasi le reconnaissent : tout ceci se déroule sur fond de ghettoïsation,
de discrimination à tous les niveaux, et particulièrement
sur le marché du travail. Mais la discrimination, on ne veut
pas la voir ; non la France n’est pas raciste, ce n’est
que Le Pen qui l’est : mais alors pourquoi les descendants d’immigrés
maghrébins, à diplôme égal, sont-ils et
elles quatre fois plus victimes du chômage que les autres ?
Certains et certaines reconnaissent ce problème, mais trouvent
que la réaction des personnes visées est malvenue. «
Vos griefs sont réels leur disent-ils, mais vous vous trompez
de réponse ».
En tant que féministe, je sais que la révolte des dominées
prend rarement la forme qui plairait aux dominants. Je peux même
dire : elle ne prend jamais une forme qui leur convient. Et aller
plus loin : ce que les dominants attendent, c’est qu’on
demande ses droits poliment, et que si on ne les obtient toujours
pas, quarante ans après, on fasse comme si de rien n’était.
Et c’est bien vrai que cela ne fait pas de différence,
pour les hommes, si la violence masculine contre les femmes est éradiquée
demain ou dans 100 ans. Et que cela ne fait pas de différence,
pour les Blancs, si le racisme est éradiqué demain ou
dans 100 ans. Ce qui est grave en revanche, aux yeux des dominants,
c’est que les opprimés « se trompent de réponse
». C’est cela qu’il est urgent de corriger, de réprimer,
de mater. Ce que la classe politique dit avec un ensemble touchant
c’est : on a identifié la cause du problème, mais
on va s’attaquer d’abord à sa conséquence
- votre réaction malencontreuse -- en laissant la cause pour
plus tard, comprendre : pour jamais.
Nous féministes pour l’égalité, nous disons
: s’il faut commencer par quelque chose, c’est - et je
reconnais que c’est une logique qui est étrangère
à notre classe politique-par le commencement. La maladie dont
souffre ce pays, ce n’est pas deux mille jeunes filles qui portent
le foulard, pour des raisons diverses, qui sont les leurs et qu’elles
sont libres d’avoir, tant qu’elles ne commettent pas de
délit. Et où sont les délits qu’elles ont
commis ? Où sont les femmes qu’elles ont battues à
mort, les enfant qu’elles ont violés ? Les principales
maladies de ce pays, ce sont : le sexisme patent, brutal, institutionnel,
omniprésent ; et le racisme patent, brutal, institutionnel
systémique, omniprésent. Le même qui régit
la politique des employeurs, celle des offices HLM, celle de l’ANPE,
celle de Le Pen. Nos politiques ont choisi de détourner le
regard de cette maladie grave, pour ne s’en prendre qu’à
ses symptômes. Or l’indifférence au racisme, c’est
encore du racisme. Mais réaffirmer des principes, ça
ne mange pas de pain-du moins le croient-ils, aveugles aux conséquences
à long terme de leur bêtise--tandis que prendre à
bras le corps une culture où la discrimination, tant sexiste
que raciste, est banalisée, est devenue la norme et non plus
l’exception, cela demanderait du travail. Beaucoup. Soigner
la fièvre est trop coûteux, cassons le thermomètre.
Les conséquences de cet aveuglement collectif et de la loi
dont il va accoucher, sont préoccupantes : le ressentiment
justifié des descendants d’immigrés maghrébins,
soupçonnés d’appartenir à un parti de l’étranger
dès qu’ils cherchent une dignité qu’ils
n’ont pas trouvée dans une égalité républicaine
aux abonnés absents (comme le n° 114, censé recevoir
les plaintes pour discrimination raciale), ce ressentiment ne pourra
que s’approfondir.
Et pour cette raison la loi ouvre un boulevard aux extrémistes
de tout poil, y compris les extrémistes musulmans-pourquoi
n’y aurait-il pas d’extrémistes parmi eux puisqu’il
y en a partout ailleurs ? Essayons de voir le positif : le lien est
désormais fait entre les féministes et les jeunes femmes
voilées, dont beaucoup développent un féminisme
non pas contre mais avec l’islam . Et pourquoi pas ? Il y a
longtemps que nous dialoguons avec celles qui sont catholiques et
féministes, protestantes et féministes, juives et féministes.
Et si je termine par cette lueur rose dans un ciel plombé,
c’est que j’ai vu et entendu hier soir s’exprimer,
lors d’une réunion de « progressistes »,
l’arrogance coloniale et raciste la plus éhontée
; et que j’en ai conçu un grand découragement.
Si j’essaie ce soir de vous convaincre que d’un mal peut
sortir un bien, c’est que j’essaie d’abord de me
convaincre moi-même ; et j’espère que vous m’y
aiderez.
Mise en ligne le jeudi 5 février 2004
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