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Origine : http://www.lagauche.com/lagauche/article.php3?id_article=27
LE GENRE, SEXE SOCIAL
Militante et théoricienne féministe, coprésidente
de la Fondation Copernic, Christine Delphy dirige la revue Nouvelles
Questions féministes. Elle a fait partie des premières
chercheuses en France à avoir soulevé la question
du travail domestique comme l’une des bases fondamentales
de l’"oppression spécifique des femmes" (travail
synthétisé dans L’Ennemi principal, tome 1 :
"Economie politique du patriarcat"). Dans le second tome
de L’Ennemi principal, "Penser le genre", elle présente
une analyse matérialiste de la société dans
ses rapports sociaux et politiques, importante pour la compréhension
de toutes les oppressions, notamment celle des femmes, fondamentale
pour tout projet d’émancipation.
- En quoi le travail domestique est-il la base matérielle
de l’oppression des femmes ?
Christine Delphy - Le travail domestique extorqué d’une
façon gratuite, non rémunéré, c’est
le but poursuivi par la discrimination des femmes sur le marché
du travail. La plupart des femmes travaillent pour des salaires
tellement inférieurs à ceux des hommes et surtout
tellement insuffisants que de facto, dans le couple, non seulement
elles sont dépendante de leur conjoint mais leur exploitation
sur le marché du travail est redoublée par l’extorsion
du travail domestique. Mon interprétation, c’est que
la discrimination sur le marché du travail a pour origine,
pour cause ultime, l’extorsion du travail domestique gratuit.
Et dans la mesure où ce double système les rend dépendantes,
c’est bien la base de toutes les autres oppressions.
- Quel jugement portez-vous sur les récentes politiques
publiques vis-à-vis des femmes, axées sur l’idée
de "conciliation" entre le travail et la famille, notamment
à travers la mise en place des "bureaux des temps"
?
C. Delphy - Les politiques visant à "concilier"
travail et famille ne font que perpétuer cette oppression.
C’est faire en sorte que les femmes puissent continuer à
travailler gratuitement dans la famille tout en étant sous-payées
sur le marché du travail, sans toucher à la division
du travail entre les femmes et les hommes. Ce n’est pas une
division technique du travail. D’un côté, on
a des hommes qui sont payés pour leur travail (tout en subissant
l’exploitation capitaliste), de l’autre, des femmes
qui subissent une surexploitation sur le marché du travail
en même temps qu’une autre exploitation totale : le
travail domestique n’est pas sous-payé, il n’est
pas payé du tout. Ces politiques publiques sont une façon
d’échapper à la question centrale pour la libération
des femmes et pour l’égalité entre les femmes
et les hommes qui est le partage de tout, y compris les tâches
domestiques. De véritables politiques publiques se pencheraient
sur des mesures fiscales, par exemple l’abolition du quotient
conjugal, des avantages donnés aux jeunes mariés quand
la femme ne travaille pas, des mesures dans le domaine de la Sécurité
sociale comme le système d’ayant-droit, etc. : autant
de mesures qu’il faudrait abolir parce qu’elles donnent
des primes aux ménages pour perpétuer cette division
du travail dans laquelle les femmes font tout le travail domestique.
- Dans votre dernier livre, vous affirmez que "le
genre crée le sexe". Qu’entendez-vous par là
?
C. Delphy - Le genre, c’est ce que l’on pourrait appeler
le "sexe social", c’est-à-dire tout ce qui
est social dans les différences constatées entre les
femmes et les hommes, dans les divisions du travail ou dans les
caractères qu’on attribue à l’un ou l’autre
sexe. Comme on a constaté qu’ils varient d’une
société à l’autre (la division du travail
n’est pas la même, les femmes faisant dans certaines
sociétés ce que les hommes font dans d’autres),
on en a conclu qu’il y avait un aspect variable des sexes,
un aspect construit socialement que l’on appelle le "Genre".
Ma théorie, que je partage avec d’autres, est que
l’ensemble de ce que sont et de ce que font les femmes et
les hommes, et qui paraît spécifique à chaque
sexe, est en fait entièrement social. C’est cette division
du travail entre ces deux populations, et plus généralement
cette division faite entre deux parties de la population, de façon
absolue - tant dans la pratique que dans le discours -, qui conduit
à percevoir ces deux classes - ou castes (il y a des éléments
des deux systèmes dans le système de genre) - comme
deux sous-espèces différentes en tout ; et c’est
bien là le but recherché, car cela justifie absolument
la division du travail hiérarchique et la hiérarchie
tout court. L’établissement de deux classes de population
nécessite qu’on trouve des traits physiques qui puissent
servir à les distinguer, et évidemment on les trouve
: il n’est pas difficile de faire des catégories "physiques"
de gens. Pour autant, les traits physiques dits "de sexe"
ne sont pas en eux-mêmes plus importants que d’autres
traits physiques qui distinguent chaque individu de tous les autres.
Mais comme ceux-là marquent - et justifient dans l’idéologie
- une différence sociale fondamentale, ils prennent une importance
démesurée dans les cultures patriarcales. Les mouvements
différentialistes pensent que la différence la plus
importante entre les humains, c’est la différence dite
sexuelle, et qu’à cette différence correspondent
des différences de tempérament, de psychologie, d’aptitudes
qu’il faut valoriser de la même manière lorsqu’il
s’agit des hommes ou des femmes. Comme s’il s’agissait
d’une espèce différente ou d’une culture
différente. C’est une approche que l’on pourrait
dire multiculturaliste. Si on adaptait ce schéma à
la lutte des classes, dans le courant différentialiste on
voudrait rendre les ouvriers plus heureux, tandis que dans le courant
constructiviste on voudrait abolir les classes.
Propos recueillis par Pauline Terminière Tiré de
Rouge (hebdo de la LCR, section française de la Quatrième
Internationale)
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