- La démocratie inachevée
LES chiffres sont connus : le Parlement français est masculin
à 94 %. Plus grave, cette proportion n'a pas évolué
en cinquante ans. Face à cette situation, un vaste mouvement
s'est formé en France pour la parité en politique. Son
but : que les assemblées élues soient composées
pour moitié de femmes. Selon un sondage effectué l'été
dernier, 70 % de la population, femmes et hommes confondus, sont aussi
scandalisés que les féministes devant l'accaparement par
un sexe de la représentation nationale.
Il faut faire quelque chose, mais quoi ? Les paritaristes pensent que
seule une loi, ou un amendement à la Constitution, établissant
le principe de " une sur deux " est susceptible de faire évoluer
la situation (1). Unique en Europe et dans le monde, cette stratégie
trouve sa raison d'être dans une histoire spécifiquement
française : un jugement en 1982 du Conseil constitutionnel, qui
annulait la loi, dont il s'était autosaisi, à propos des
quotas dans les partis politiques (2). Ainsi se retrouvait bloquée
l'" action positive ", formule choisie partout ailleurs pour
combattre les discriminations contre les femmes et, en Amérique
du Nord, contre les minorités ethniques. Certaines paritaristes
choisirent alors de contourner le Conseil constitutionnel en proposant
un amendement à la Constitution elle-même.
L'immobilisme des instances gouvernantes a donc conduit à cette
situation absurde : pour atteindre un résultat auquel d'autres
pays sont parvenus sans même voter de lois, la France se verrait
obligée de changer de Constitution !
Si la revendication paritariste éveille de l'hostilité,
les raisons des uns et des autres de s'opposer sur ce sujet sont très
différentes, pour ne pas dire diamétralement divergentes.
L'opposition de droite défend un universalisme abstrait qui a
été largement critiqué par les féministes,
mais aussi par les Noirs aux Etats-Unis. Cette doctrine permet en effet
l'exclusion de catégories entières de la population -
certaines analyses soutiennent même qu'elle l'exige. L'universalisme
abstrait établit implicitement un modèle du citoyen qui
est homme et blanc.
Les féministes qualifient à juste titre cette conception
de faux universalisme. Leur critique de gauche appelle un universalisme
vrai et la reconnaissance préalable que ce dernier n'existe pas
encore. Cette démarche va de pair avec la critique des définitions
dites formelles de l'égalité, auxquelles on oppose maintenant,
sur le plan international, l'égalité substantielle ; pour
atteindre celle-ci, il faut passer par l'action positive.
L'action positive, dont les principes sont énoncés dans
la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination
à l'encontre des femmes, ratifiée par la France en 1983,
est pratiquée dans nombre de pays occidentaux, en particulier
les pays scandinaves et ceux d'Amérique du Nord. Sa philosophie
diffère tant de la position républicaine que de la position
paritariste.
A l'inverse de la position prise par les tribunaux et les universalistes
républicains français, elle incorpore une prémisse
de base : les femmes (mais aussi les Noirs, etc.) sont opprimées.
Prémisse fondamentale, car on ne peut pas lutter contre ce dont
on ne reconnaît pas l'existence. L'action positive, comme la parité,
attribue les différences de pouvoir - puisque c'est bien de cela
qu'il s'agit - entre les femmes et les hommes, les Noirs et les Blancs
à une oppression historique des uns par les autres. Puisque c'est
la société qui a créé ces inégalités,
c'est à elle de les défaire.
Mais la parité vise à établir un équilibre
entre des groupes, les hommes et les femmes, qu'elle traite comme s'ils
étaient deux sous-espèces distinctes, dans une démarche
connue comme relevant du différentialisme. L'action positive,
au contraire, considère le sexe surtout sous sa forme de genre
(3), division hiérarchique dont le sexe n'est qu'un prétexte
et donc minimise la signification sociale du sexe. Là où
les paritaristes veulent inscrire dans la Constitution la dualité
(4) de l'espèce humaine, la philosophie de l'action positive
veut au contraire affirmer l'unicité de celle-ci et la traduire
dans les faits.
C'est ainsi que les quotas, qui constituent le dispositif central de
l'action positive, ne représentent pas la même chose que
le " une sur deux " de la parité. Pour l'action positive,
en l'absence de discrimination, les femmes seraient présentes
au Parlement - et ailleurs, bien sûr - dans à peu près
les mêmes proportions que dans la population. En raisonnant ainsi,
l'action positive ne fait que reprendre la remarque de l'homme de la
rue, elle-même utilisée et transformée en méthode
par les disciplines statistiques et sociologiques : " Ce n'est
pas un hasard si... " Quand les femmes constituent 50 % des enseignants
du supérieur et 10 % des professeurs titulaires et que cela se
reproduit année après année, génération
après génération, il ne peut s'agir d'un hasard.
En France cependant, pour prouver la discrimination, il faut qu'une
femme ait été refusée à une promotion, à
un concours, à une embauche explicitement en raison de son sexe.
Aucun employeur ne se risquant à révéler ainsi
naïvement le motif illégitime de son refus, il est donc
impossible, en droit français, de prouver la discrimination.
Une démarche en plein, non en creux
L'ACTION positive évalue et définit différemment
des tribunaux ce que sont la discrimination et l'égalité.
Elle procède, pour sa part, au vu des résultats et mène
une démarche active d'élimination ou de correction de
certains facteurs illégaux de traitement différentiel.
Elle considère que la répartition des femmes et des hommes
dans les positions de pouvoir, de prestige et d'autorité étant
statistiquement anormale, il y a là le signe qu'il s'exerce ou
qu'il s'est exercé vis-à-vis des femmes une action préjudiciable.
Le terme d'action positive vient de ce qu'il s'agit d'une démarche
active, d'une démarche en plein et non en creux, qui a pour but
de contrecarrer une action négative s'exercant au détriment
des femmes.
L'action positive abandonne l'idée d'égalité formelle
non pas comme insuffisante, mais comme inopérante, magique et
même perverse. Inopérante : l'égalité formelle
ne peut pas produire de l'égalité, puisqu'elle ignore
l'inégalité. Magique : l'égalité formelle
consiste non pas à rechercher l'égalité, mais à
faire comme si les gens étaient déjà égaux.
Perverse : c'est cadre idéal pour reproduire, en les niant, les
inégalités.
Enfin, l'action positive est une philosophie universaliste mais qui,
à la différence du faux universalisme, ne se contente
pas de partir de la prémisse d'égalité entre tous
les êtres humains : elle veut y arriver.
Inscrite comme principe dans tous les documents internationaux signés
par la France, dont la Convention des Nations unies sur les femmes,
l'action positive figure aussi dans la loi Roudy (5). Celle-ci est restée
lettre morte parce que l'action positive n'a jamais été
mise en oeuvre (6). Elle ne demande pourtant aucun changement dans la
Constitution, ni même de loi. En revanche, elle est coûteuse
en termes d'application. Les pays qui l'ont adoptée - en Amérique
du Nord et en Scandinavie - ont mis en place des comités nationaux
ou fédéraux d'égalité des chances et des
comités locaux dans les régions, les villes, les administrations,
les universités.
Quelles sont les fonctions de ces organismes ? Surveiller les embauches,
les promotions, rappeler aux administrateurs que la discrimination est
interdite, recueillir les plaintes, les examiner, faire oeuvre de conciliation
quand c'est possible, aider les plaignantes à aller en justice
quand cela ne l'est pas, recommander des sanctions (par exemple, refuser
des contrats de recherche sur fonds publics aux universités qui
pratiquent la discrimination). Enfin, établir des objectifs chiffrés
- les quotas - parce qu'il s'agit là du seul critère objectif
permettant d'évaluer les efforts déployés par l'institution.
Les quotas ne sont que la traduction, au niveau d'une institution donnée,
de l'obligation de résultats à laquelle les pays signataires
de la Convention des Nations unies sur les femmes sont en principe astreints
(7).
L'action positive n'est pas une panacée, mais c'est grâce
à elle que les Suédoises ont réussi à entrer
au Parlement. La présence, même massive, de femmes en politique
ne serait pas non plus un remède miracle. C'est pourquoi l'action
positive doit s'appliquer dans tous les domaines de la vie : au travail,
à l'Université, etc.
Depuis l'arrêt de 1982 interdisant les quotas, la France a ratifié
la Convention des Nations unies sur les femmes. Elle ne devrait donc
plus pouvoir s'opposer à l'action positive, puisque les conventions
internationales l'emportent sur le droit interne. Or cette convention
indique explicitement que l'action positive ne peut pas être assimilée
- comme l'avait déclaré le Conseil constitutionnel - à
une discrimination. Nombre de femmes (et d'hommes) estiment inacceptable
la philosophie différentialiste, implicite ou explicite, de la
parité. Mais elles ne veulent pas non plus que leur refus aboutisse
à la défense d'un statu quo également inacceptable.
Entre ces deux écueils, l'action positive constitue une troisième
voie. L'adopter exigera un combat pour que soient enfin appliquées
la Convention des Nations unies sur les femmes et, plus généralement,
les conventions internationales.
CHRISTINE DELPHY.
Sociologue, auteur notamment de L'Ennemi principal. Penser le genre,
Syllepse, Paris, 2001.
1) Voir Nouvelles questions féministes, Paris, 1994, no 4, "
La parité pour ", et 1995, no 2, " La parité
contre " ; et Cahiers du Geddisst, 1996, no 17, " Principes
et enjeux de la parité ".
(2) Cette loi prévoyait que les listes présentées
aux élections municipales ne pourraient pas comporter plus de
75 % de candidats d'un même sexe.
(3) Christine Delphy, " Penser le genre : quels problèmes
? ", in Marie-Claude Hurtig et al., Sexe et genre, Presses du CNRS,
Paris, 1991.
(4) Rapport de la commission pour la parité, Observatoire de
la parité, février 1997.
(5) La loi de 1983 sur l'égalité professionnelle, dite
" loi Roudy ", établit le principe, et en théorie
les moyens, de lutter contre les discriminations " de sexe "
dans le cadre du travail salarié.
(6) Annie Junter-Loiseau, " La loi française relative à
l'égalité professionnelle : au-delà des apparences
", Nouvelles questions féministes, " L'Etat français
contre l'égalité des sexes ", 1995, no 1.
(7) Rebecca Cook, Human Rights and Women : National and International
Perspectives, University of Pennsylvania Press, Philadelphie, 1994.
LE MONDE DIPLOMATIQUE MARS 1997
Le lien d'origine :
http://www.monde-diplomatique.fr/1997/03/DELPHY/8040
MARS 1997
Dossier :"Les bastilles toujours dressées de l'inégalité"