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Origine : http://www.liens-socio.org/article.php3?id_article=1122
Il a souvent été reproché aux sociologues
qui cherchaient à déconstruire les stéréotypes
visant les jeunes des banlieues difficiles (et à comprendre
les causes de leurs comportements) de pratiquer une politique de
l’excuse, de vouloir les déresponsabiliser. Cette critique
est mal fondée. Mieux connaître et comprendre n’est
pas excuser, mais se donner les moyens de l’action : à
quelles conditions un changement est-il possible ? Les stéréotypes
abusivement employés, comme la volonté de se placer
de façon simpliste sur le seul registre du bien et du mal,
empêchent au contraire les uns et les autres de s’accorder
de façon dépassionnée sur le diagnostic et
les solutions appropriées. C’est le cas notamment en
ce qui concerne les relations entre les jeunes et la police qui
intervient dans ces quartiers.
Ce qui manque, par contre, ce sont des études équivalentes
concernant la police. Comme pour les habitants des quartiers difficiles,
trop d’a-priori circulent, d’amalgames. De plus, les
comportements inacceptables de certains (« bavures »,
harcèlement ou manque de considération pour les jeunes
des cités), comme les tensions avec certains citoyens peuvent
s’expliquer en partie par des causes structurelles, organisationnelles
et politiques. Le jugement moral simpliste (par exemple «
tous les policiers sont des racistes ») est ici tout aussi
infondé qu’inutile pour l’analyse. S’il
y a encore peu de policiers « beurs », les policiers
d’origine antillaise sont un peu plus nombreux et bien acceptés
par leurs collègues. Ils sont par contre souvent les premiers
à recevoir les remarques racistes de la population («
sale nègre » a ainsi été entendu plusieurs
fois en observation) ou l’agressivité des jeunes («
traître à ta race » ; « qu’est-ce
que tu fais dans la police »...).
Pas plus que les jeunes des banlieues ne sont tous des «
casseurs » ou des délinquants, tous les policiers ne
sont pas des racistes harcelant les jeunes. D’ailleurs, le
syndicat se réclamant de l’extrême droite, la
FPIP (Fédération Professionnelle Indépendante
de la Police), n’a obtenu que 5,48% des voix dans le corps
de maîtrise et d’application aux dernières élections
professionnelles de 2003. Pourtant les relations entre jeunes des
quartiers et policiers restent souvent marquées par une tension
plus ou moins latente suivant les périodes. Des deux côtés,
il y a une catégorisation de l’autre au « pire
de sa catégorie », des amalgames qui entretiennent
rumeurs et mécontentement. Ainsi, plusieurs émeutes,
comme celles que nous avons connues en novembre dernier, ont éclaté,
ces dernières années suite à des rumeurs d’implication
des forces de police dans le décès d’un jeune.
Que la rumeur soit fondée ou non, le résultat semble
le même, comme si la culpabilité de la police était
acquise d’emblée pour les jeunes.
De même, des policiers qui ne professent pas particulièrement
des opinions racistes (par comparaison avec d’autres milieux
de travail la police n’est pas le lieu où ont été
entendues le plus de remarques racistes) peuvent être amenés
à suspecter assez systématiquement les jeunes «
blacks » ou « beurs », notamment s’ils ont
un « look banlieue » et se déplacent en groupe.
Des routines auto-confirmatrices se développent ainsi : plus
souvent contrôlés et surveillés, ces jeunes
risquent plus souvent d’être impliqués dans des
affaires délictueuses ; d’autant que le contrôle
lui-même peut être source de tensions, d’outrage
voire de rébellion. Toutes choses qui viennent en retour
« confirmer » les soupçons initiaux. Chaque groupe
nourrit à l’égard de l’autre des a priori
qui pèsent d’emblée sur la relation en imposant
une méfiance réciproque [1].
Des difficultés liées au mode de légitimation
de l’action policière
Au sein de la police, ces mécanismes de catégorisation
sont fortement liés à la façon dont le métier
est collectivement vécu, plutôt qu’à des
caractères individuels. La police, en France, comme ailleurs,
entretient avec la population une relation complexe. D’une
part, les citoyens attendent de la part de la police assistante
et protection, tout en rejetant, généralement, d’être
l’objet du contrôle et des sanctions policières.
D’autre part, les policiers attendent soutien et respect de
la part de la population, tout en étant conduit, par habitude
et expérience professionnelle à se méfier des
citoyens (« on voit tout ce qui ne va dans la société
» ; « on apprend à ne plus avoir confiance...
»). De plus, la montée de la petite délinquance
depuis plus de 50 ans a affaibli la légitimité de
l’action policière : En 1950, la police enregistrait
190 000 plaintes pour vol. En 1992, ce chiffre est passé
2 600 000 ! Du coup, le taux d’élucidation est passé
de 36% à 14 %. Mais si l’on tient compte du fait que
sur la période le nombre de gendarme et de policier a été
multiplié par deux, on peut en conclure que le nombre moyen
de faits élucidés par gendarme ou par policier a été
multiplié par 2,85 ! [2] Cette situation est paradoxale :
d’une part, la productivité moyenne de chaque gendarme
ou policier a augmenté, mais dans le même temps, l’idée
que la police est capable de supprimer la délinquance semble
de moins en moins tenable.
Face à ces difficultés de légitimation le
groupe policier a été amené à développer
plusieurs « mécanismes collectifs de défense
». Le premier d’entre eux, bien étudié
par les sociologues américains de la police [3] est le repli
sur « l’entre soi » : Nous ne sommes pas aimés,
les gens nous sont hostiles, les non policiers ne peuvent pas comprendre
notre travail, il faut donc se soutenir entre nous. L’entraide
entre collègues et la solidarité sont en effet des
valeurs fortement affirmées et souvent concrétisées
dans de nombreux commissariats. Cette caractéristique, qui
permet bien souvent de faire face à une activité stressante
et au mépris de certains usagers, évite le recours
au soutien psychologique. Mais la solidarité peut aussi avoir
des aspects plus négatifs comme la tendance à couvrir
les agissements répréhensibles ou violents de certains
collègues (même si on les condamne en son for intérieur).
Toutefois, globalement, des rapports tendus et un manque de reconnaissance
dans le collectif de travail se traduisent, d’après
nos observations [4], par des relations plus conflictuelles avec
les usagers, une plus grande tendance à réagir aux
« provocations ». Au contraire, les patrouilles où
règne une bonne ambiance, où le turn over est faible,
où jeunes et anciens s’entendent bien, sont des patrouilles
où les incidents sont rares. Une division du travail et une
entraide se font spontanément entre policiers qui permettent
de faire face, en gardant son calme, à des usagers difficiles,
voire provocateurs.
Le deuxième mécanisme, lié au premier, est
l’attachement et l’affirmation d’un sens moral
clair et sans ambiguïté au travail. Cela conduit les
policiers à présenter, pour eux-même et pour
autrui, leur mission en termes de répression du crime, de
protection des gentils contre les agissements des méchants.
La « belle affaire » qui permet de se valoriser, d’augmenter
l’estime de soi, celle pour laquelle on accepte de prendre
des risques physiques, est celle qui débouche sur l’arrestation
d’un vrai bandit. Le « vrai méchant » faisant
en retour le « vrai policier ». Or le travail quotidien
des brigades de police secours est bien souvent éloigné.
De nombreuses interventions sont en effet liées à
des troubles mineurs à l’ordre public, des différends
familiaux ou entre voisins, des incivilités, des problèmes
sociaux liés à la précarité et à
l’exclusion. Les jeunes des cités, et notamment les
mineurs, apparaissent aux yeux des policiers comme des « clients
» peu intéressants. Non seulement les actes commis
et le mérite qu’il y a à les interpeller sont
de faible envergure, d’autant que du fait de la nature de
ses actes et de leur âge des poursuites ne sont pas toujours
possibles. Ensuite parce que les policiers ont le sentiment qu’on
leur fait jouer un rôle qui n’est pas le leur : pallier
le manque éducatif des parents, jouer les assistantes sociales...
Enfin, parce que dans ce cas, leur travail consiste moins en l’application
de la loi qu’en l’obligation d’imposer une certaine
autorité.
Le travail avec les jeunes est vécu comme peu valorisant
Ces mécanismes de défense expliquent tant le rejet
de la police de proximité que le malaise et le sentiment
de dévalorisation lié aux relations avec les jeunes
des banlieues. Ces derniers, en effet ne sont pour les policiers
ni des « vrais méchants », ni des gentils. A
l’opposé de l’image du « grand bandit »,
l’on trouve celle du jeune de cité, qualifié
suivant les endroits de « branleur », de « petit
merdeux », voire parfois de « crapaud ». Ces jeunes
sont les « mauvais » méchants parce qu’ils
ne se comportent pas selon les règles du jeu établies
par les policiers. Ils manquent de respect, n’acceptent pas
les sanctions, négocient les éléments de leur
mise en cause, etc. Les interactions policières avec ce public
sont différentes et peuvent conduire là aussi à
des mécanismes renforçant les représentations.
Les policiers les abordent avec moins d’égards que
ceux qu’ils considèrent comme les « vrais »
méchants, et renforcent ainsi les possibilités d’apparition
de comportements de rébellion ou d’outrage.
Lors de nos observations, nous avons ainsi été confrontés
à plusieurs interactions de ce type. Un exemple permet d’en
saisir la banalité et la signification : « Après
dix minutes de discussions, alors que les gardiens de la paix se
préparent à rédiger la procédure et
le télex pour les feux de voitures, nous voyons partir la
BAC à toute vitesse. « Il y a une bagarre au centre
commercial près de la gare ! Tout de suite, l’équipage
que j’observe bondit à leur suite « vite, si
on se dépêche, on peu arriver avant la BAC ».
Nous prenons les petites rues en coupant par le centre « La
BAC, ils connaissent moins bien ces rues là, on a peut-être
une chance d’arriver en premier ! » L’objectif
est d’éviter les feux rouges que devrait subir la BAC
en passant par un autre chemin. En fait, nous arrivons exactement
en même temps que la BAC. Mais il n’y a pas de bagarre
à l’endroit indiqué, seulement quatre jeunes
(trois marocains et un sénégalais) assis par terre
et qui boivent de la bière. Les policiers leur font mettre
les mains au mur, contrôlent les identités, les fouillent
(pas d’armes) vident les bouteilles de bière au sol.
Il y a au moins 12 policiers (BAC, Police secours, CRS) pour quatre
jeunes. Les jeunes oscillent entre la dénégation,
l’excuse et la provocation : « On faisait rien, m’sieur,
on n’a rien fait... On est juste content parce que le Maroc
a gagné [au foot contre le Mali en demie-finale de la coupe
d’Afrique des nations], on a rien fait... » L’un
d’eux, plus ivre que les autres est plus provocateur et multiplie
les remarques désobligeantes et ironiques, il finit par dépasser
la « limite » que peuvent supporter les policiers -qui
de leur côté ne sont pas non plus spécialement
aimables, même s’ils restent corrects- et se fait embarquer
« pour dégriser pendant deux ou trois heures ».
Pendant que les policiers de la BAC l’emmènent, ses
copains lui disent : « Oh Omar, tu l’as bien cherché,
Omar, tu l’as bien cherché... T’inquiète
pas dans quatre heures ils te relâchent... »
Cette histoire est exemplaire à plusieurs titres : Tout
d’abord, la déception liée à la mauvaise
information sur la nature exacte de l’événement
: il n’est pas rare que ceux qui appellent la police exagèrent
volontairement les faits dans l’espoir d’une intervention
plus rapide. Au lieu d’une affaire « intéressante
» (une bagarre), les policiers se trouvent un peu ridicules
devant ces quatre jeunes pris de boisson. Si les jeunes ne sont
pas contents d’être dérangés par les policiers,
ces derniers sont aussi énervés d’avoir pris
des risques (d’accident de la route) pour une « affaire
de merde ». D’où la tension et l’énervement
réciproque. L’observation montre bien un jeu de subtile
provocation de la part des deux groupes (jeunes et policiers) visant,
dans leur esprit, à garder la face mais conduisant à
l’interpellation d’un jeune.
Les rencontres entre jeunes et policiers sont d’autant plus
frustrantes pour ces derniers qu’elles les conduisent à
faire un travail qui leur semble dévalorisant, peu productif
et en dehors de leur « vraie mission » : éducation,
travail social, médiation... A ce titre, l’expression
« nettoyer au karcher » du ministre de l’Intérieur
est insultante tant pour les jeunes des cités que pour les
policiers ; eux qui se plaignent si souvent d’être pris
pour « les serpillières de la société
» !
Une police de proximité qui ne s’est jamais
imposée
La police de proximité a souvent été présentée
comme une solution aux tensions entre police et jeunes, mais celle-ci
n’a pas été appliquée avec suffisamment
de moyens et de conviction [5]. Surtout, sa mise en place n’a
pas tenu compte des problèmes d’identité et
de légitimité des policiers, ce qui explique pour
une part son échec relatif.
Faire de la police de proximité, c’est s’assurer
d’une présence régulière et soutenue
sur un territoire déterminé. En entretenant des contacts
avec la population, les policiers seraient en mesure de prévenir
la criminalité plutôt que de la contenir. Les patrouilles
se font à pied, les unités administratives sont délocalisées
dans des « postes de police », disséminés
dans les zones dites sensibles. L’usager est pensé
comme un « proche » (et non un étranger), dont
on partage le territoire, et avec qui on peut avoir des échanges
cordiaux ou intéressés. C’est la coopération
volontaire de la population qui est recherchée.
Cependant, beaucoup de policiers qui ont été affectés
à la police de proximité ont cherché à
se réapproprier leurs nouvelles missions pour les faire entrer
dans le cadre mythique du jeu du « gendarme et du voleur ».
Ainsi, le fait de se reprocher de la population, de gagner sa confiance,
n’est pas interprété comme une fin en soi (être
plus proche des citoyens et de leurs besoins), mais comme un moyen
éventuel d’avoir des informations qui permettraient
de dénicher une « belle affaire », donc de faire
un vrai travail policier. Dans la culture policière et surtout
dans la hiérarchie, le simple travail de proximité
n’est pas très valorisé, d’autant qu’il
ne produit pas de résultats tangibles immédiats (on
ne peut pas compter le nombre de mains serrées ou l’amélioration
de l’image de la police dans la population). Ainsi, il n’est
pas rare que la police de proximité soit utilisée
comme « bouche-trou » pour des tâches pour lesquelles
on ne veut pas mobiliser des effectifs des brigades de roulement
: par exemple porter un pli à la préfecture ou garder
un malade hospitalisé.
Les expériences de police de proximité racontées
par les policiers de Pandore et Serbourg (dans lesquelles elles
ont d’ailleurs été volontairement stoppées)
ont toujours été vécues sur le mode négatif,
avec quantité de récits douloureux : « on nous
a brûlé le poste plusieurs fois ». Ces expériences
sont relatées sur le mode de l’intrusion en territoire
étranger, avec le minimum de protection et de capacité
de mise en scène. La police de proximité est à
l’opposé du jeu du « gendarme et du voleur ».
Une interpellation musclée avec des services extérieurs
(BAC, CRS) au quartier peut venir ruiner les patients efforts des
fonctionnaires locaux pour gagner la confiance des jeunes. A l’inverse
pour les policiers extérieurs, les rapports avec les jeunes
perçus comme délinquants peuvent sembler suspects.
A Villedieu, lors de l’observation de la PUP, un gardien a
demandé au chercheur des renseignements sur le BAFA afin
de pouvoir encadrer des camps de vacances organisés par la
police pour les jeunes de certains quartiers difficiles. Ce gardien
a ensuite précisé au chercheur qu’il ne fallait
absolument pas qu’il évoque devant les autres policiers
cette demande : « Ils ne comprendraient pas ! »
Une politique répressive à l’esprit
gestionnaire
Avec la « politique du chiffre » et le tournant répressif
initié par Nicolas Sarkozy, c’est une toute autre politique
qui a été lancée. La mesure de la performance
de l’activité policière est devenue avec les
ambitions de modernisation de l’institution un objectif des
plus dignes. Pensée traditionnellement (Le principe de «
l’index 4001 » existe depuis plus de trente ans) sur
le mode du contrôle chiffré de l’activité,
à l’instar des entreprises productives de biens matériels,
la performance se mesure au nombre d’interpellation et au
taux d’élucidation (nombre de dossiers résolus
sur nombre de dossiers ouverts). Ces principes se sont accentués
ces derniers temps avec les objectifs sécuritaires fixés
à la police et l’introduction d’une notion directement
reprise du management des entreprises privées : l’attribution
de moyens aux circonscriptions qui le justifient. A priori, cela
n’est pas contradictoire avec la représentation de
la police comme jeu du « gendarme et du voleur ». Mais
le risque est justement de trop prendre au sérieux cette
représentation et de saper le travail, notamment des anciens,
visant à donner un sens positif aux activités des
brigades de roulement. A Grandeville, un certain nombre d’anciens
ont ainsi exprimé leur malaise face à la demande de
« faire du chiffre » : « On ne va pas inventer
la délinquance. L’objectif c’est quand même
faire baisser la délinquance. Par exemple, sur le parking
d’un grand supermarché, vous avez des délinquants
qui cassent des voitures. On va surveiller pour essayer de les interpeller.
Ce qui nous intéresse c’est toutes les formes de délinquance.
Par exemple, des jeunes qui fument, on va être présent.
Etre réactif, ce n’est pas le problème des chiffres.
Si on est réactif, après ça tombe tout seul
de toute façon. » (Brigadier, Grandeville, province).
« Il n’y a aucune gloire dans le travail que l’on
fait. C’est vu par les gens comme de la répression.
On n’est pas là pour se faire aimer, on est habitué
à endosser. Ça c’est pas du stress on est habitué
avec le temps, le négatif c’est avec la hiérarchie.
Il y a des primes aux mérites, on est dans une usine. Il
faut faire des interpellations, faire du chiffre. Tout dans l’ombre,
tout sans suite. C’est les « buchettes » (gardien,
Grandeville, province).
Enfin, la volonté politique de faire du chiffre a poussé
au développement de services spécialisés, notamment
les BAC, qui non seulement ont tendance à prendre les «
belles affaires » aux brigades de roulement, ce qui peut développer
un sentiment de concurrence déloyale (ils sont en civil,
ce qui favorise les flagrants-délits), mais permettent le
développement d’une évaluation quantitative
qui dévalorise le type de travail fait en police secours
ou en police de proximité : « Les relations entre la
section et la BAC sont devenues plus tendues, car avant c’était
qu’eux le chiffre. Maintenant c’est eux et nous. Donc
c’est plus que de la compétition, c’est de la
rage. Le service de proximité c’est la section la plus
dévalorisée par rapport aux autres sections, car c’est
une section pas spécialisée. Or il faut savoir tout
faire et on n’est pas reconnu. On nous appelle toujours parce
qu’il y a un problème. » (gardien, Grandeville,
province). Pour les BAC, le jeu du gendarme et du voleur est moins
un mythe que pour les unités de Police-Secours.
Le cercle vicieux des interventions difficiles
L’absence de police de proximité et la volonté
de faire du chiffre poussent les brigades de police à entretenir
des relations tendues avec les habitants des quartiers difficiles.
Si ces quartiers ne sont pas des zones de « non droit »
(les policiers peuvent y circuler, même s’ils restent
vigilants par rapport au jet de projectiles), les interpellations
et les contrôles y sont difficiles, la peur du débordement
(les jeunes du quartier qui se rassemblent pour empêcher une
arrestation) ou de la « bavure » (par exemple chute
d’un jeune poursuivi parce qu’il ne portait pas de casque
sur son scooter) sont toujours présents et bloquent l’action,
générant ainsi des frustrations. Quand une interpellation
doit toutefois être réalisée, la seule «
solution », dans le contexte actuel, est de venir en force
(plusieurs voitures de police, soutien des CRS). Cela peut provoquer
le sentiment des jeunes du quartier d’être agressés
par la police ; d’autant que certains policiers pourront en
profiter pour se « rattraper » de tous les contrôles
et interpellations qui n’avaient pu être faits auparavant.
Le cercle vicieux de la méfiance réciproque et de
la tension s’aggrave alors un peu plus.
Pour finir, il est à noter que pour gérer ces quartiers
difficiles, on trouve essentiellement des fonctionnaires jeunes
et sans expérience. A Serbourg, dans une des trois brigades,
le plus vieux a 25 ans et deux ans d’ancienneté. C’est
« l’ancien » comme le plaisantent ses collègues.
Mais en patrouille, il n’a pas l’expérience pour
jouer ce rôle. Plusieurs fois, pendant l’observation,
nous verrons son équipage renoncer à des interventions
ou reculer devant des provocations des « jeunes », de
peur de se lancer dans des situations qu’il ne saurait pas
gérer (tant sur le plan relationnel et sécuritaire
que sur le plan juridique). A chaque fois, c’est la frustration
et le sentiment d’impuissance qui en ressort. Peut être
que chez certains cette frustration accumulée pourra rejaillir
de façon mal contrôlée à l’occasion
d’une intervention « musclée ».
Cette situation est d’autant plus critique que la répartition
des effectifs de police sur le territoire national n’a pratiquement
pas été revue depuis cinquante ans [6] ; du coup,
les banlieues qui comptent le plus grand nombre d’actes de
délinquance sont parfois moins bien pourvues, en policier
ou gendarme par habitant, que des départements ruraux plus
calmes. La police peut alors difficilement assurer une présence
régulière dans les quartiers difficiles et reste perçue
comme étrangère.
Au total, « plusieurs éléments contribuent
à construire un mur d’incompréhension entre
les policiers et les jeunes ou les immigrés : l’attitude
effectivement raciste d’une minorité de policiers,
l’utilisation par certains délinquants de l’accusation
de racisme qui leur permet de se dédouaner de leurs actes
et surtout les modes d’action des patrouilles de police. Quand
celles-ci interviennent, surtout dans les quartiers dits difficiles,
leurs interventions sont brèves, par manque de temps disponible,
« musclées » dans le sens où, faute de
mieux, le policier invoque des arguments d’autorité,
et souvent sans effet » [7]. Tant que les conditions politiques,
structurelles et organisationnelles qui expliquent le maintien de
ce mode d’intervention ne seront pas abordées, il semble
utopique de demander de meilleures relations entre la police et
les jeunes des quartiers difficiles comme d’exiger une baisse
importante de la délinquance.
Marc Loriol, Valérie Boussard, Sandrine Caroly [8]
Notes
[1] Maryse Esterlé-Hédibel, « policiers et
jeunes de banlieue », Panoramiques, n°33, 1998, pp. 176-184.
[2] chiffres cités dans Hugues Lagrange, Demandes de sécurité.
France, Europe, Etats-Unis, Le Seuil, Col. « République
des idées », 2003.
[3] Par exemple : William. A Westley, Violence and the Police :
a sociological study of Law, Custom and Morality, MIT Press, Cambridge,
Mass, 1970 (édition originale, 1950) ou Clayton Hartjen,
« Police-Citizen Encounters : Social Order in Interpersonal
Interaction », Criminology, 10, 1972, p. 61-84.
[4] Cette recherche s’appuie sur l’observation de terrain
de patrouilles de sécurité publique de quatre commissariats
français et sur des entretiens (N=60) auprès des policiers.
Les commissariats étudiés présentent des situations
assez variées. Deux se trouvent en grande banlieue parisienne.
Pandore (les noms sont fictifs) est une grande ville comptant des
quartiers aisés, mais aussi des quartiers difficiles, même
si ce ne sont pas les plus réputés du département
; Serbourg comporte une grande cité difficile souvent citée
dans les médias à propos des « violences urbaines
». Dans ces deux commissariats, et surtout à Serbourg,
les effectifs sont jeunes et le turn over élevé. Villedieu
est une circonscription aisée de la petite couronne parisienne,
la délinquance y est faible et la moyenne d’âge
des policiers est plus élevée. Beaucoup de fonctionnaires
y font toute leur carrière. Grandeville, enfin, se trouve
en province et comporte plusieurs quartiers difficiles ainsi qu’une
délinquance organisée assez importante. La proportion
d’anciens est assez importante. Ce travail a reçu le
soutien financier du ministère de la Recherche pour l’ACI
« travail dans la fonction publique ». Il peut être
consulté sur : http://laboratoiregeorgesfriedmann.univ-paris1.fr/lgf/IMG/pdf/Projet_de_recherche.pdf.
[5] Sébastian Roché, Police de proximité,
Le Seuil, 2005.
[6] Sébastian Roché, Police de proximité,
Le Seuil, 2005.
[7] Christian Mouhanna, « la police de proximité ou
les contradictions d’une police au service du public »,
Panoramiques, n°33, 1998, pp. 27-32.
[8] Marc Loriol est sociologue et chargé de recherche au
CNRS (laboratoire Georges Friedmann), Valérie Boussard est
sociologue et maître de conférence à l’Université
de Versailles Saint Quentin en Yveline (laboratoire Printemps),
et Sandrine Caroly est ergonome et maître de conférences
Caroly à l’Université Pierre Mendès France
(CREAPT).
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