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Origine : http://www.assassin-productions.fr/?cat=1539&pg=itw_bonelli
A l'occasion de la sortie d'une nouvelle édition de La Machine
à Punir (éd. Dagorno), rencontre avec Laurent Bonelli,
Chercheur en sciences politiques au Groupe d'analyse politique de
lUniversité Paris X-Nanterre et au Centre d'Etudes sur les
Conflits (www.conflits.org)
No Pasaran : Laurent bonjour. On a déjà eu l'occasion
de se rencontrer il y a quelques temps maintenant, lors de la préparation
d'un HS No Pasaran sur le sécuritaire, au même moment
où tu co-dirigeais l'ouvrage collectif La Machine à
Punir. Aujourd'hui sort une nouvelle version, partiellement remaniée
: alors, souci mercantile ou obligation d'adapter les analyses à
des nouveautés marquantes dans le champ du sécuritaire
?
Laurent Bonelli : La Machine à punir, 1ère version,
était issue d'une rencontre entre chercheurs, militants,
magistrats, éducateurs, enseignants, etc. qui s'est tenue
à Montpellier en mai 2000. Elle portait sur la pénalisation
de la pauvreté. Il nous semblait en effet qu'on voyait se
profiler, à l'époque, une criminalisation de toute
une série de comportements liés à la misère,
qui faisaient désormais l'objet d'une attention accrue de
la justice, de la police, mais également de l'école,
des médias ou des hommes politiques, de gauche comme de droite.
Quatre ans plus tard, il nous a semblé nécessaire
de sortir une nouvelle édition de l'ouvrage. En effet, si
l'on se croyait malins en 2000 quand on disait que l'on allait vers
une pénalisation accrue des pauvres, c'est devenu évident
pour tout le monde aujourd'hui. Par exemple, le film de Depardon
sur la 10e chambre montre quoi ?
Qu'on pénalise principalement des immigrés, des gens
d'origine étrangère, des pauvres, des malades mentaux,
qu'on les punit lourdement et qu'ils sont poursuivis pour des délits
mineurs (consommation de cannabis, petits vols...). De manière
plus évidente encore, de la loi sur la sécurité
quotidienne (LSQ) à la loi sur la sécurité
intérieure (LSI), ou à celle sur la prévention
de la délinquance, les législatures qui se sont succédées
ont été très prolixes en matière pénale,
tellement prolixes qu'aujourd'hui on rencontre beaucoup de magistrats
qui vous avouent qu'ils ont beaucoup de mal à se retrouver
dans le maquis de nouveaux textes qu'ils sont obligés d'intégrer.
Mais justement cette inflation, aspect quantitatif, a-t-elle correspondu
à un changement plus qualitatif de l'arsenal juridique ?
Qu'est-ce que ça va changer ?
Le problème, auquel sont confrontés les hommes politiques
notamment, est qu'un changement politique ne se traduit pas par
des changements sociaux, en tous cas immédiatement. Il faut
du temps, pour que les mesures s'appliquent, pour que les choses
se développent, pour que les mentalités changent,
etc. Et ça, c'est un temps long, à l'inverse d'un
temps politique scandé par des échéances électorales.
Ce à quoi on assiste actuellement, ce n'est pas tant un changement
quantitatif, ni même qualitatif, mais le résultat de
changements qui se sont opérés ces 10 ou 15 dernières
années. Ce qui s'est ébauché au début
des années 1990, avec la mise en place de traitements rapides,
de poursuite systématique des petits délits, avec
tout un arsenal législatif, de circulaires, de réorganisation
des Parquets, toutes ces transformations, ébauchées
sous Jacques Toubon et systématisées sous Elisabeth
Guigou, commencent à faire sentir leurs effets. Elles tendent
à s'imposer comme des normes professionnelles. Aujourd'hui,
on apprend à des jeunes magistrats de l'Ecole Nationale de
la Magistrature que ce qui est normal, c'est de faire des Groupements
Locaux de Traitement de la Délinquance, des chambres de comparution
immédiate, etc. Il y a 10 ans, les générations
de magistrats avaient été socialisées autrement,
avaient une autre idée de la justice et donc des formes de
résistance à de ces nouveautés. D'ailleurs,
une chose intéressante à ce sujet, que j'ai pu noter
à plusieurs reprises, c'est que ces résistances n'étaient
pas toujours le fait des magistrats progressistes, mais aussi de
conservateurs. On trouve une résistance à la pénalisation
des petits délits dans la bouche de " grands "
magistrats de droite, qui ont une haute idée de leur fonction
et disent, en gros, " ne venez pas m'emmerder avec des gamins
qui squattent dans un hall d'escalier ". Aujourd'hui, ces pratiques
se sont imposées comme normes de travail. C'est central,
parce que les mesures du début des années 1990 sont
les plus importantes. Une des réformes pénales les
plus considérables qu'on ait connu depuis la seconde guerre
mondiale, c'est l'instauration du traitement en temps réel
(TTR). Il constitue une véritable révolution, dans
la mesure où il modifie les temporalités judiciaires
pour la justice des pauvres et, ce faisant, bouleverse son fonctionnement.
En transformant les tribunaux en chambres d'enregistrement de l'abattage
policier, le TTR induit des réponses quasi-mécaniques
de pénalisation, qui s'imposent jusque dans les pratiques
des magistrats les mieux intentionnés. Ce mouvement se couple
avec une extension des faits ou des comportements qui vont être
poursuivis par les tribunaux. C'est le cas notamment de ce que des
sociologues conservateurs ont nommé les " incivilités
", qui n'étaient le plus souvent pas sanctionnées
par la justice, mais qui vont désormais faire l'objet d'un
traitement, dans le cadre de la " troisième voie ".
Ces procédures, comme la réparation pénale,
la composition pénale, etc., sont essentiellement prononcées
dans les Maisons de la justice et du droit. Elles ont connu une
inflation considérable depuis le début des années
1990. On a donc à la fois un durcissement des peines prononcées
pour les petits délits, et en même temps une extension
considérable du spectre des choses qui vont être poursuivies,
avec un de nouvelles mesures, de nouvelles structures, de nouveaux
personnels qui vont traiter ces questions-là.
Justement, avec la loi Sarkozy et la loi Perben II, on assiste
à une extension de ces procédures, qu'on peut appeler
des procédures d'exception, avec l'extension du champ de
la composition pénale, qui couvre désormais jusqu'à
des délits punissables de 5 ans de prison mais où
n'existent même plus les garanties de la défense qu'on
pouvait malgré tout trouver dans les procès correctionnels
classiques, ou encore le plaider coupable. Ces mesures sont-elles
seulement la continuité du processus, ou n'y a-t-il pas là,
malgré tout, une rupture et l'instauration d'une nouvelle
logique ?
Je crois que dans les mesures prises depuis les années 1990,
dans l'instauration de la " troisième voie ", on
peut repérer deux types de logiques. D'abord, une logique
politique, qui pose que la justice doit être plus rapide,
qu'elle doit répondre aux " besoins des citoyens ",
qu'elle doit traiter le " sentiment d'insécurité
", bref un ensemble d'exigences qui auparavant n'étaient
pas primordiales dans la logique judiciaire (et dont on peut légitimement
se demander si elles y ont leur place). Cette logique est d'ailleurs
souvent portée par des magistrats de gauche, par des réformateurs.
Ensuite, une logique d'efficacité : si en effet vous réprimez
à la fois plus durement, plus largement et plus systématiquement
les petits délits, sans augmenter les moyens, ça bloque.
Le système est engorgé. Et la troisième voie
apparaît alors comme un ensemble de mesures simplement techniques,
visant à évacuer de la chaîne pénale
des gens et des comportements qui, de toutes façons, n'y
seraient pas poursuivis.
Bref ces mesures sont prises au départ pour évacuer
des délits " au rabais " dans des filières
" au rabais ". Elles sont prises pour traiter des délits
qui ne sont pas des délits, avec des magistrats qui n'en
sont pas (les délégués du procureur, sont majoritairement
d'anciens policiers ou gendarmes, choisis parce qu'ils ont un vernis
de connaissance juridique), dans des tribunaux délocalisés,
les Maisons de la justice et du droit. Or l'autonomie du système
fait que ces lieux, au départ perçus comme inférieurs,
sont en train de conquérir de plus en plus de pouvoir. Et
ce, à la fois sous l'action des personnels et de la logique
propre au système, qui ne peut que s'engorger. De plus en
plus de pouvoir, c'est par exemple, l'extension de la composition
pénale. La composition pénale, c'est quoi ?
C'est le pouvoir accordé à l'OPJ, pour des délits
mineurs, de négocier à l'issue de la garde à
vue [NP : et, depuis Perben I, pendant la garde à vue] avec
le prévenu, et de prononcer des peines allant d'amendes jusqu'à
la suppression du permis de conduire ou des travaux d'intérêt
général (TIG). TIG qui sont, rappelons-le, des peines
substitutives à l'emprisonnement.
Mais depuis 2002, on a eu trois gros morceaux de législatif
sécuritaire, Sarkozy, Perben I et II. L'introduction de nouveaux
délits, par exemple, est-ce juste une institutionnalisation
de poursuites " infra pénales " existant auparavant,
ou est-ce que cette inscription dans la loi est en elle-même
déterminante, ou révélatrice d'une évolution
?
Pour moi, clairement, non, au niveau du texte législatif
il n'y a pas de changement de nature. La logique qui règle
l'évolution du système sécuritaire depuis le
début des années 1990 reste la même. De Pasqua
à Sarkozy, en passant par Chevènement ou Vaillant,
il y a continuité, sans rupture, avec surenchère systématique
: ce qui n'est pas passé dans une loi passe dans la suivante.
La LOPS de 1995 avait limité des choses liées à
la sécurité privée, c'est passé dans
la LSQ ; la LSQ avait refusé de pénaliser le stationnement
dans les halls d'immeuble, c'est passé dans la LSI, etc.
Certes de nouveaux délits ont été créés
(racolage passif, mendicité agressive, occupation de halls
d'immeuble, fraude dans les transports publics). Ces délits,
clairement liés à la misère, sont aujourd'hui
sous le coup de condamnation pénale. Et pratiquement, ces
délits sont aujourd'hui poursuivis, mais diversement : clairement
pour la fraude, moins pour la mendicité, le racolage.
Ce qui me paraît surtout important, c'est qu'on n'a pas parlé
de la même façon de la LSQ et de LSI et les différences
renvoient à la structuration du champ politique. Sans trop
s'y attarder, il faut rappeler le virage sécuritaire de la
gauche en 1997. Après avoir opposé sécurité
et liberté, on va les associer : la sécurité
est la première des libertés ; et on n'évoque
plus la sécurité économique, mais la sécurité
des biens et des personnes. Mais ce virage, réel, pose cependant
problème à la gauche. En interne d'abord : certains
socialistes pensent qu'à pénaliser davantage, ils
ne rentreront pas dans leurs frais électoraux. Idéologiquement
ensuite : les socialistes tentent de désidéologiser
leurs mesures, en les présentant comme des mesures purement
techniques à la différence de Sarkozy, qui lui
en fait une histoire de principes et de volontarisme politique.
Sarkozy, chaussant les bottes de sept lieux de premier flic de France,
va fanfaronner. L'idée des GIR (groupements d'intervention
régionaux), par exemple, n'est pas l'une de ses inventions.
La seule différence est qu'avec lui les GIR deviennent une
unité mixte de policiers, de gendarmes, de douaniers... et
de caméramans ! Sarkozy est devenu une sorte de Superdupond
de la sécurité française, volant de commissariat
en commissariat pour terrasser la petite délinquance...
D'ailleurs il a été surnommé Speedy Sarko
par les flics...
Speedy Sarko, exactement. Bref, les socialistes ont la sécurité
honteuse. Ils ont été à l'origine de sérieuses
évolutions législatives, mais ne peinent à
trouver leurs marques. Ils ont du mal à faire de la sécurité
" de gauche ", c'est-à-dire à se démarquer
de leurs adversaires sur ce sujet. C'est particulièrement
visible lors du retour de la droite au gouvernement, où lors
des débats sur la LSI, Nicolas Sarkozy, assez finement d'ailleurs,
leur déclare " Ecoutez, je ne vois pas pourquoi vous
vous opposeriez à ce texte alors que vous en avez posé
toutes les bases ". Ce que plusieurs députés
socialistes approuvent - Dray, Vaillant, qui vont jusqu'à
lui promettre leur soutien en cas d'arbitrages budgétaires.
L'attitude des socialistes pendant ces débats, oscille de
la sorte entre le " il ne faut pas le faire " (position
" ultra gauche "), le " ce n'est pas utile, nous
l'avons déjà fait " (majoritaire), et le "
oui, c'est très bien ! ".
On a donc assisté à un virage dans la gauche plurielle,
qui en est venue à assumer la répression. Mais quid
de la frontière prévention / répression, qui
s'efface avec une annexion progressive de la prévention par
le policier ?
Prenons, par exemple, le croisement des fichiers, les " fichiers
partagés " entre organismes sociaux et policiers.
La première chose à signaler, c'est que là
encore ce n'est pas nouveau. Le secret partagé, le décloisonnement
de l'information, c'était déjà dans les Contrats
Locaux de Sécurité. Comme les pratiques judiciaires,
les pratiques policières sont en mutation. Au début
des années 1990, communiquer des chiffres relevait de l'impensable
pour le policier ; aujourd'hui, c'est enseigné dans les écoles
de police comme étant la chose la plus normale du monde.
Aujourd'hui, on assiste à deux phénomènes.
D'un côté, les agents de ce que Pierre Bourdieu appelle
la " main gauche de l'Etat " (travailleurs sociaux, enseignants,
éducateurs, etc.) sont en crise professionnelle, parce qu'ils
ont de plus en plus de mal à faire leur travail. Ils doivent
en effet prendre en charge des populations bien plus précarisées
qu'auparavant, avec de moins en moins de moyens et d'outils. La
crise économique des vingt dernières années
a en effet laminé les milieux populaires, et on va demander
à ces agents, qui en sont bien incapables puisqu'ils en sont
aussi les victimes, de gérer les effets les plus intolérables
du libéralisme économique et les coups qu'il a porté
aux structures de protection du travail (chômage, retraite,
etc.). Et ces difficultés concrètes qu'ils rencontrent
vont amener certains d'entre eux à accepter de travailler
avec la police, sur la base d'une réflexion qui pose que
" si on veut arriver à sauver la majorité de
ces jeunes, il faut nous enlever les plus durs ". D'autre part,
on observe, en particulier dans la classe politique, une demande
croissante de résolution des problèmes sociaux par
la police. Pour aller vite, et un peu caricaturalement, on peut
mobiliser la théorie des processus disciplinaires, que Foucault
analyse, entre autres, dans Surveiller et Punir. A partir de la
révolution industrielle, la normalisation sociale c'est-à-dire
l'assurance que ceux qui sont nécessaires à l'appareil
de production vont bien le faire fonctionner passait par une
série de dispositifs, qui de l'école à l'usine
dressaient les corps et les conduites. Or, aujourd'hui ces processus
disciplinaires ne marchent plus, pour la bonne raison que de plus
en plus de monde échappe aux lieux où ils s'exerçaient.
Par exemple le chômage, l'intérim, font que de plus
en plus de gens échappent à la normalisation par le
travail, quotidien, minuté, qui domestiquait les travailleurs.
La domination et les résistances qu'elle suscite inévitablement
s'inscrivaient dans des cadres communs : pour violentes qu'elles
soient, les grèves ou les manifestations faisaient partie
d'un répertoire commun à tous les protagonistes. Ce
n'est plus le cas. D'où la tendance à l'inflation
de la demande politique de résolution policière des
problèmes sociaux. Ce qui pose problème à la
police puisque historiquement, elle n'a jamais eu à accomplir
ce travail de normalisation sociale. Au contraire, elle s'occupait
précisément de la minorité de ceux qui échappaient
à ces processus de normalisation.
Que fait la police dans une cage d'escalier ?
Rien. Son action se résume le plus souvent à un contrôle
sans délit, à de la répression sans infraction.
Sauf que ça va mal se passer entre jeunes et jeunes policiers.
On observe des affrontements virils, des affrontements de testostérone,
sur le mode de la rivalité mimétique. Entre autres,
le Comité pour les droits, la justice et les libertés
de Saint Denis relate l'exemple d'un policier qui, face à
un jeune, lui disait " tu vois toi y'a marqué Lacoste,
moi y'a marqué Police "... Et la police a d'autant plus
tendance à demander aux travailleurs sociaux de réguler
ces comportements qu'elle-même a du mal à le faire.
Et c'est pour ça qu'aujourd'hui, la police va dans les CLS,
qu'elle parle de partenariat. S'il y a une notion à détruire
dans le vocabulaire sécuritaire, c'est bien celle de partenariat.
Partenariat, ça veut dire qu'on va travailler ensemble, mais
surtout ça dissimule qu'entre les partenaires tout le monde
n'est pas égal. Et dans ce genre de lieux, la police est
plus égale que les autres. Elle domine, et c'est elle qui
fait un chantage aux données.
Autre question, celle du devenir des réprimés. On
réprime, oui, mais après ?
on met en prison...
Ce qui est intéressant, c'est de remarquer que depuis le
XVIIIe siècle, toutes les personnes qui ont travaillé
sur la prison y ont vu un échec. Y compris le personnel d'Etat.
Foucault, quand il écrit Surveiller et Punir, pense que l'âge
de la prison se termine. On est au début des années
1970, les Etats Unis ont le taux d'incarcération le plus
faible de leur histoire, et on observe de faibles taux partout ailleurs.
Et aujourd'hui, on a des rapports parlementaires, comme celui de
C. Boutin, irréprochable sur ce thème-là (et
ça me coûte de le dire), qui découvrent qu'il
y a en prison des gens qui n'ont rien à y faire. Des toxicomanes,
des sans-papiers... On observe une forme de schizophrénie,
qui fait que des députés s'émeuvent de cette
situation et dans le même temps, votent une série de
lois dont l'effet mécanique est d'envoyer le maximum de gens
en prison. Résultat : aujourd'hui, la France bat ses taux
historiques d'incarcération. Un véritable paradoxe,
dû au fait que personne ne voit ce qu'on pourrait faire d'autre.
La prison borde encore l'horizon politique de nos politiques. Le
poulet nouveau est-il arrivé ?
Selon toi, c'est donc la même logique qui préside
aux politiques sécuritaires depuis le début des années
1990 ?
C'est vrai pour ce qui concerne la petite délinquance ou
la sécurité urbaine. On a franchi des caps, les différentes
lois (LSQ, LSI, etc.) ont repoussé les limites, mais il y
a une véritable continuité. En même temps, et
c'est là que les choses changent, la question de la sécurité
urbaine s'est largement autonomisée. Elle tend à devenir
une question en soi et pour soi. D'où des tensions, y compris
au sein de la police, sur la définition du métier
et des tâches auxquelles renvoient le terme de sécurité.
En quoi est-ce que ça se différencie du classique
phénomène de la guerre des polices ?
Le phénomène ³guerre des polices" n'est
évidemment pas nouveau, mais là où il y avait
des rivalités entre services, on observe maintenant des oppositions
entre modèles d'excellence. Auparavant, il y avait globalement
consensus sur le fait que le grand criminel faisait le grand policier.
Aujourd'hui, on observe des luttes entre deux pôles radicalement
opposés : l'un faisant avec l'appui objectif de certains
élus des petits désordres urbains la priorité
absolue de l'action policière ; l'autre désignant
sur la criminalité ³organisée", la délinquance
transfrontalière ou le ³terrorisme international",
comme les principales menaces pour nos sociétés.
Bref, et pour paraphraser notre cher premier ministre, il y aurait
un écart de plus en plus grand entre une police d'en bas,
presque assimilable à la police de proximité prônée
par les socialistes, et une police d'en haut, "noble",
qui traiterait de questions comme la drogue, le terrorisme, etc.
?
Un écart issu de représentations concurrentes de
ce qu'est un policier ?
D'abord, il faut tordre le coup à l'idée de police
de proximité. Ce n'est jamais qu'une nouvelle tentative pour
importer la community policing de Grande-Bretagne ou du Canada.
Elle a des ancêtres, avec les ³îlotiers" mis
en place au début des années 1980, avec l'arrivée
de la gauche au pouvoir et l'idée que la police devait être
plus proche des gens. Concrètement, ça donne quoi
dans les services de police ?
Ce travail est perçu comme la dernière des tâches
policières. C'est-à-dire qu'on met à l'îlotage
hormis quelques volontaires qui y croient les bras cassés,
ceux qu'on ne veut pas dans d'autres services.
Quand le gouvernement de Lionel Jospin lance en 1997 l'idée
de la police de proximité, ça fait vingt ans que cette
image traîne dans la police. Et ce genre d'idée, on
ne s'en débarrasse pas comme ça. Conséquence,
c'est quoi la police de proximité ?
Une patrouille avec policier avec une barrette, c'est-à-dire
un jeune qui est sorti de l'école de police depuis moins
d'un an, et deux ou trois adjoints de sécurité, donc
des gens qui ne sont pas policiers. Patrouille qui s'arrête
à cinq heures de l'après-midi, avant que commencent
réellement les désordres qu'elle est censée
contenir... Ensuite, intervient la BAC [Brigade anticriminalité],
avec d'autres méthodes, qui effectue environ 80% des arrestations
de la police nationale... Une anecdote pour mesurer l'impact de
la police de proximité : je demandais à un jeune ce
que son introduction dans son quartier avait changé, sa réponse
a été : ³ben maintenant quand la BAC me tape
dessus, elle m'appelle par mon prénom". C'est tout.
La police de proximité était mort-née.
Pour revenir sur les tensions entre les modèles policiers,
il ne faut pas poser la question dans les termes qui a raison, qui
a tort. Il n'existe en effet pas de ³vérité"
sur le monde social, hors des luttes pour dire sa ³vérité".
Et les métiers policiers sont traversés par ces luttes
pour définir ³ce qui fait peur", en fonction des
identités professionnelles de chacun. Depuis vingt ans, profitant
de l'intérêt politique pour la question, les policiers
s'occupant de sécurité urbaine, qui occupaient traditionnellement
les positions dévalorisées de la hiérarchie
policière, ont mené campagne pour la transformer et
ériger leurs missions en nouvelle norme d'excellence. Et
bien sûr demander plus de moyens... Ce qui ne se fait pas
sans résistances de la part de la police judiciaire, ou de
la police de renseignement, qui tentent de maintenir leur rang.
Ces résistances vont se déporter du niveau national
vers le niveau européen, avec la lutte contre le ³crime
organisé" ou le ³terrorisme international".
Beaucoup d'officiers se portent vers Europol par exemple, ou d'autres
organes de coopération internationale. Pour les mêmes
raisons et de la même façon que les policiers de sécurité
urbaine, ces policiers vont construire des discours apocalyptiques,
sur le crime transfrontalier, et sur le lien entre ³immigrés"
et ³terrorisme", qui vont connaître un grand succès
après les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis,
et plus récemment ceux du 11 mars 2004 à Madrid.
Mais qu'y a-t-il de vraiment nouveau là-dedans ?
Plusieurs travaux d'archéologie du discours sécuritaire,
dont certains des tiens, démontrent qu'au début des
années 1990, le thème de la sécurité
urbaine a été poussé par des luttes internes
à l'institution policière, avec par exemple l'apport
déterminant des RG qui se sont redéployés du
renseignement politique aux banlieues pour prouver leur importance
et leur efficacité.
Un des acquis des sciences sociales, c'est que les institutions
ont tendance à construire les problèmes dont elles
ont a priori les solutions. Les agences de sécurité
ont des savoir-faire ; quand ils ne fonctionnent plus, elles construisent
des problèmes, à partir d'éléments réels,
mais en les agençant de telle façon qu'elles puissent
se présenter comme la solution à employer. Elles construisent
leur légitimité, à partir de leurs savoir-faire.
Or aujourd'hui, les Etats occidentaux sont confrontés à
de nouvelles formes de violence politique. Je parle de violence
politique et pas de terrorisme, tout simplement parce que le terrorisme
n'existe pas. C'est uniquement une qualification politique, ou plutôt
une disqualification politique et ce n'est que comme cela que le
terme peut se comprendre et s'utiliser. Les dirigeants du FLN algérien,
Yasser Arafat, les résistants français au nazisme
et bien d'autres ont tous été définis comme
terroristes en leur temps, par leurs adversaires.
Les Etats ont tous des traditions de régulation de la violence
politique, où coexistent répression policière
voire militaire mais aussi négociations politiques,
compromis, engagements réciproques, etc. Jusqu'à présent,
la violence politique se divisait schématiquement en deux
types de luttes : nationalistes et de classe. L'irruption, sur le
territoire même d'Etats occidentaux, de massacres de masse
indifférents à la condition des victimes constitue
un fait nouveau. Ce qui pose problème à la fois aux
hommes politiques et à la police. Quelles sont les motivations
de ces attentats ?
De fait, on n'en sait pratiquement rien, pas plus d'ailleurs que
des groupes qui les ont menés.
Les services de renseignements sont désemparés face
à des groupes numériquement très faibles, sans
base sociale ou territoriale définie, qui agissent sous le
label Al Qaïda. A la différence d'autres groupes clandestins,
pour lesquels ils avaient des interlocuteurs identifiables
liés aux mouvements eux-mêmes, à des vitrines
politiques, ou à des gouvernements leur apportant leur soutien
ce type de radicalisme musulman apparaît pour les agences
de renseignement comme un ³ennemi anonyme et sans visage".
La lutte antiterroriste tend de la sorte à se limiter à
sa dimension coercitive, les agences de renseignement voyant dans
la neutralisation physique des réseaux le seul moyen d'empêcher
leur passage à l'acte. De là, les plaidoyers pour
la mise en place de moyens d'exception, qu'ils soient policiers
ou judiciaires et l'attention soutenue portée aux communautés
musulmanes nationales, qui restent toujours suspectes de faire primer
une identité ³islamique" sur une identité
nationale et de constituer une ³cinquième colonne"
du terrorisme.
Ça fait penser aux discours sécuritaires réactionnaires
prônant la tolérance zéro, comme ceux de Sébastien
Roché, qui affirmait l'existence d'une continuité
entre l'incivilité et la grande criminalité, voire
le terrorisme. Avec l'introduction de la procédure du ³profilage",
comme détection a priori du délinquant...
Oui, la reconstruction de la vision policière du monde passe
largement par l'introduction du profilage c'est-à-dire
l'élaboration de figures-types d'individus susceptibles de
passer à l'acte. Représentation qui se construit sur
une base double : d'une part l'idée que des profils sociaux
ou psychologiques permettraient de repérer a priori le criminel,
d'autre part que l'observation systématique des proches (proximité
aussi bien sociale que culturelle, politique ou affective) permet
de construire et de repérer ces profils. Deviennent ainsi
révélateurs un certain nombre de critères
être étranger, de préférence d'origine
musulmane, avoir un bon niveau d'études, faire de fréquents
voyages à l'étranger, en particulier à Londres,
etc. Le profilage repose en fait sur une base bien peu solide. En
effet les données qui permettent de construire les profils
proviennent d'un échantillon statistique faible (les individus
coupables et connus), que l'on étudie et dont les points
communs fondent une généralisation qui risque bien
d'être abusive. Pour caricaturer, si on prend dix héroïnomanes,
dont le seul point commun est sans doute d'avoir bu du lait dans
leur enfance : selon cette logique il faudrait surveiller massivement
tous ceux qui ont bu du lait... C'est oublier une règle sociologique
de base, qui veut que les mêmes causes ne produisent pas les
mêmes effets selon les individus. On retombe au XIXe siècle,
avec Lombroso, la théorie de l'homme criminel...
Justement, il y a là un parallèle intéressant
à faire. Lombroso, c'est aussi l'époque phare de la
théorie des races biologiques ce que le discours criminel
décalque en criminel biologique, biologiquement déterminé.
Depuis les années 1970, on a vu fleurir le discours qu'on
a dit ³différentialiste", qui renouvelle le racisme
en donnant une base culturelle à la xénophobie. Et,
comme par hasard, se développe parallèlement un discours
criminel définissant l'ennemi en termes non seulement social
(³classes laborieuses, classes dangereuses"), mais surtout
culturel...
Ce que tu dis est tout à fait central. Aujourd'hui, la figure
type du risque, c'est le jeune musulman. Il est à la croisée
des peurs : jeune homme, maghrébin et potentiellement musulman.
Première peur, celle du jeune délinquant, fils du
travailleur immigré qui ne se pense plus ni comme ouvrier,
ni comme immigré, mais qui ne trouve pas pour autant sa place
dans la société. Seconde peur, celle du musulman,
potentiellement distinct du délinquant, on ne sait pas trop...
Sauf qu'il serait d'autant plus dangereux qu'il aurait trouvé
d'autres affiliations, particulièrement inacceptables en
France : même si elle n'est pas terroriste, son affiliation
est musulmane, pas républicaine on touche là
le vieux fond laïc et centraliste. Danger délinquant,
danger terroriste, danger communautaire on pourrait en rajouter
encore, le danger démographique par exemple... tout converge
dans cette figure floue.
Or ce flou est opérationnel, particulièrement dans
le cadre européen : pour se mettre d'accord, les Français
ne vont pas dire ³on a des problèmes avec les Algériens",
les Anglais ³nous avec les Pakistanais", les Allemands
³nous avec les Turcs" : tous vont dire nous avons des
problèmes avec ³les immigrés", ou avec ³les
musulmans". A partir de ce flou, on va construire des profils,
à travers la mise en ¦uvre de mécanismes pseudo-scientifiques.
J'emploie à dessein ce terme méprisant, car ce type
de discours fait volontairement fi des acquis des sciences sociales,
qui toutes montrent la singularité des parcours de ceux qui
sont passé à l'acte, comme Moussaoui, ou Kelkal...
D'autant que ces peurs jouent sur une spécificité
française de longue durée la présence
massive d'immigrés musulmans en France. L'importance accordée
au critère ³musulman" par les services de renseignement
est d'ailleurs liée aux manifestations de l'islam politique.
Ça commence à la fin des années 1970, avec
la révolution iranienne, mais ne prend de l'ampleur qu'avec
les problèmes de l'Algérie dans les années
1990 avec, toujours, les mêmes questions : la France
abrite-t-elle une cinquième colonne, sert-elle de base logistique,
etc. La situation est différente en Espagne, par exemple.
Jusqu'aux attentats du 11 mars, les services espagnols se n'accordent
qu'une très faible attention à l'islam politique.
Ce qui les intéresse, c'est l'ETA.
Aujourd'hui on a donc concordance entre des manifestations internationales
de l'islam politique, une présence massive d'une immigration
de peuplement et, conséquence logique, l'apparition de revendications
communautaires. Et on glisse perpétuellement d'un niveau
à l'autre, grâce à un background intellectuel
tout à fait nouveau, qui permet de lier ces différents
aspects dans un même phénomène, background issu
de la reconversion d'un certain nombres de stratèges dans
le contexte de l'après-guerre froide - je pense en particulier
à Samuel Huntington, à sa théorie du clash
des civilisations. On a assisté, à partir du début
des années 1990, à l'élaboration, voulue, pensée,
d'un nouvel ennemi global : l'islam, posé comme homogène,
conquérant, fondamentalement hostile, inassimilable et irréconciliable,
qui a pour lui la force démographique, la violence et le
fanatisme.
Et les médias institutionnels jouent un rôle crucial
dans la diffusion de cette image et l'entretien de cette confusion...
En effet, l'étude, même simple, d'un journal télévisé
est finalement assez intéressante. Vous vous apercevez que
³sans transition", effectivement, on passe d'un jeune
maghrébin qui a agressé une vieille dame, aux attentats
du Hamas en Palestine ou à un attentat à Bali. Et
le point important, c'est que ça se fait effectivement ³sans
transition", sans avoir eu l'impression de changer de sujet.
Pour en revenir à l'idée du profilage, n'y a-t-il
pas là une contradiction entre le postulat sociologique sur
lequel repose cette pratique (un certain déterminisme social,
culturel...) et l'idéologie de l'acteur rationnel, figure
centrale du discours sécuritaire, avec son corollaire, la
responsabilité ?
Pour en revenir à l'idée du profilage, n'y a-t-il
pas là une contradiction entre le postulat sociologique sur
lequel repose cette pratique (un certain déterminisme social,
culturel...) et l'idéologie de l'acteur rationnel, figure
centrale du discours sécuritaire, avec son corollaire, la
responsabilité ?
Oui, mais les discours politiques ou criminels n'en sont pas à
une contradiction près. Ce qui pose surtout problème
aux acteurs sécuritaires, c'est la légitimité
de l'action proactive. Contrairement à l'image classique
du travail policier, sous la forme de ³pompier du crime",
elle pose que l'intervention doit avoir lieu en amont, avant même
qu'un délit soit commis. Or, même sans être extraordinairement
légaliste, il me semble qu'il y a une contradiction entre
le postulat de l'Etat de droit, qui doit s'appliquer même
au dernier des salauds, et un certain nombre d'événements,
comme à Vénissieux récemment, mais aussi ailleurs
en Europe, où on expulse des imams, non pour avoir commis
des délits, mais pour avoir tenu des propos ressentis à
juste titre comme moralement insupportables. Le camp de Guantanamo
est un autre exemple parlant de ce phénomène. Il incarne
le fantasme ultime du renseignement : enfermer des suspects présumés
en s'affranchissant des garanties juridiques élémentaires
qui les protègent. Or, Guantanamo a des traductions nationales
beaucoup plus importantes qu'on ne le croit. En Grande Bretagne,
l'Antiterrorism, Crime and Security Act, de décembre 2001,
a permis la mise en détention illimitée de personnes
suspectes d'être des terroristes internationaux, sans que
leur culpabilité n'ait été juridiquement établie.
En France, la loi Perben II a accru considérablement les
droits policiers aux dépends de ceux de l'individu et de
la défense. La figure du suspect devient plus importante
que celle du coupable. Ou, pour le dire autrement, les logiques
du renseignement (la suspicion) l'emportent sur celles du judiciaire
(l'administration de la preuve).
Or, ce basculement est possible parce que ces mesures touchent
d'abord des groupes dont on a publiquement construit l'altérité
irréductible, la monstruosité collective et la dangerosité.
Après les attentats du 11 mars de Madrid, le journaliste
Dominique Bromberger déclarait par exemple dans sa chronique
sur France Inter : ³Que reste-t-il à dire ce matin ?
[...] Si l'incompréhension domine devant une telle conduite,
c'est que nous n'avons pas encore compris que ceux qui s'attaquent
à nous le font de cette façon parce qu'ils sont radicalement
différents de nous. Selon l'expression de Xavier Raufer,
nous sommes modernes, libéraux, jouisseurs, prudents. Leurs
valeurs à eux sont celles du sang, de la tradition, de l'enracinement.
Leurs idoles sont des guerriers, des guides spirituels ou des héros.
Les nôtres sont des entrepreneurs, des artistes ou des savants.
Il s'agit là de deux mondes entièrement différents.
L'indignation et l'horreur qui nous saisissent ne veulent rien dire
pour ceux de l'autre monde". Sans commentaires... Le racisme
le plus pur passe aujourd'hui par ce type de canaux et est crédité
par ces pratiques policières et judiciaires. Or, quelque
soient les actes commis par un individu, c'est précisément
la capacité à garantir une égalité juridique
et une justice équitable qui fondent les Etats de droit.
L'exceptionnalisme policier est en train d'en détruire les
bases.
Dans le contexte de la loi Perben II, est-ce qu'on ne voit pas
la mise en oeuvre au niveau des institutions, et notamment de l'institution
judiciaire, de l'idée qu'il faut établir comme priorité
ce qui est qualifié de terrorisme et de crime organisé
?
La loi Perben II est sans doute la loi la plus policière
qui n'ait jamais été votée dans notre pays.
Quiconque a fait un peu de droit sait que le système français,
en principe, est «garantiste» : c'est à dire
qu'à la fois on poursuit des gens mais on doit leur garantir
le droit de se défendre. La loi Perben II n'est absolument
pas «garantiste», au contraire. Pour le dire rapidement,
c'est la prime donnée au parquet et donc par conséquent,
de plus en plus, à la police. Un certain nombre de limitations
des pouvoirs policiers disparaissent : on peut infiltrer des policiers,
ils ne sont plus responsables pénalement des actes délictueux
qu'ils ont commis. C'est les perquisitions de nuit au domicile.
C'est l'intégration de caméras dans les appartements,
etc. On utilise un contexte, qui est celui de l'après-11
septembre, pour dire qu'il faut permettre des interceptions de tout,
qu'il faut élargir à outrance les pouvoirs de la police.
Evidemment, c'est une loi qui est très bien accueillie par
les policiers puisque leurs revendications historiques sont la limitation
des pouvoirs de la justice. En gros : «Nous, on veut pouvoir
faire ce qu'on veut, sans avoir sur le dos un juge qui nous emmerde
en nous rappelant constamment ce qu'on a le droit de faire ou de
ne pas faire». Et ces revendications, que vous retrouvez dans
le discours de la police au XIXème siècle, trouvent
aujourd'hui dans la loi Perben II une consécration assez
évidente.
Là, on touche à quelque chose de symptomatique de
la loi Perben II. C'est justement en modifiant le contrôle
de la justice sur la police (parce qu'en France la police judiciaire
est sous contrôle de la justice), en limitant le contrôle
du juge, en autorisant tout un tas de procédures par le biais
du procureur, qu'on augmente le pouvoir de la police. La justice
abdique alors ses prérogatives à la police.
On a parlé tout à l'heure des différents métiers
policiers. Cette diversité signifie qu'il y a des socialisations
différentes et pas seulement des services différents.
Ce qui oppose fondamentalement les Services de Renseignement et
la Police Judiciaire, c'est la conception même de leur métier.
Qu'est-ce qui les oppose ?
J'ai mené un travail sur les Renseignements Généraux,
où je me suis aperçu que l'on a moins de 10% des RG
qui passent en police judiciaire. On a là une parfaite permanence
des carrières, ce qui prouve bien que ce n'est pas le même
métier. On ne passe pas de l'un à l'autre. D'un coté
vous avez des gens (le Service de Renseignement) qui doivent fournir
des informations sur des individus ou des groupes dans le cadre
de processus de négociation politiques, de l'autre vous avez
la PJ qui, elle, doit fournir des preuves dans le cadre d'un procès.
Elle doit être capable de prouver que Mr X a fournit des explosifs
à Mr Y. Et non pas que Z (dont je tais l'identité
parce que c'est un informateur des services de Renseignement) m'a
dit que X aurait peut être fourni des explosifs à Y.
On voit bien que ce n'est pas du tout la même démarche.
D'accord pour cet état des lieux des rapports entre la justice
et la police à travers la loi Perben II. Mais concernant
toute sa dimension antiterroriste, quelle est ton analyse ?
La France s'est dotée dès 1986 d'une législation
antiterroriste très dure. L'association de malfaiteurs en
relation avec une entreprise terroriste permet de mettre en prison
préventive, pour des durées allant jusqu'à
deux ans, des gens dont le seul tort est d'avoir leur numéro
de téléphone dans l'agenda d'un individu impliqué
dans des activités clandestines. Et en matière de
«terrorisme islamiste», les juges de la 14e section
(Jean Louis Bruguières, ou Laurence Levert notamment), ne
se sont pas privés d'incarcérer des centaines de gens
qui ont étés ensuite blanchis au procès. C'est
même une stratégie que revendique Bruguières
: celle du «coup de pied dans la fourmilière».
Il pense en effet que ces vastes coups de filet certains diraient
rafles désorganisent les réseaux, et qu'importe
si des gens innocents ou peu impliqués paient cette stratégie
par une privation de liberté. C'est d'ailleurs ce qui explique
qu'en matière de «terrorisme islamiste» le ratio
entre les gens qui passent devant les tribunaux et les gens condamnés
soit d'une grande faiblesse. Mais je crois qu'aujourd'hui les choses
vont plus loin, qu'on est entrés dans une autre logique.
On assiste à une victoire des logiques de renseignement sur
celles judiciaires. On va condamner, ou expulser des gens (par exemple
des imams), arrêter des gens pour trouble à l'ordre
public, non sur la base de preuves et de délits, mais sur
la base de présomptions.
Ne risque-t-on pas alors de tomber dans un Etat totalitaire dans
le sens où la police se retrouve à être de plus
en plus une police de renseignement, du type KGB, en allant très
vite, c'est à dire une police toute puissante et qui n'a
pas besoin de rendre de compte à qui que ce soit.
Je ne dirais pas les choses comme ça. J'ai toujours un problème
avec la notion d'Etat totalitaire. Je crois plutôt qu'on voit
se dessiner, et ça me paraît beaucoup plus net et plus
prégnant, le fait que dans les régimes libéraux
(France, Espagne, Angleterre, etc.) on voit se développer
des pratiques illibérales. C'est à dire que des régimes
qui restent libéraux pour un certain nombre de citoyens,
cessent de l'être pour d'autres. Tout le monde n'est pas touché
par ces mesures illibérales. Il y a tout un tas de gens qui
échappent parfaitement à ces logiques de surveillance.
Il y a toujours des gens pour qui, globalement, ça continue
à bien se passer. Pour les autres, par contre, la suspicion
devient la norme... Et comme par hasard, ces pratiques concernent
des populations qui sont les plus faibles économiquement,
politiquement, etc. C'est à dire que se sont les gens qui
occupent les situations en bas de l'échelle sociale qui vont
être touchés par ces pratiques judiciaro-policières.
C'est ça qui est véritablement moteur. Nous ne sommes
plus dans une «simple» criminalisation des comportements
liés à la misère : nous assistons à
une redéfinition de la gestion politique de ceux que Zygmut
Baumann 1 appelle les «surnuméraires», ceux qui
sont en trop pour les système de production capitaliste.
Ca vaut tout autant pour le «jeune de cité»,
qui va devoir subir des contrôles policiers à répétition
et sera jugé en comparution immédiate s'il a commis
un délit, que pour l'immigré sans-papier qui risque
de connaître les camps de rétention (comme Sangatte)...
On a détruit Sangatte.
Oui, car Sangatte cristallisait trop de problèmes, mais
on a pas détruit les camps de rétention, loin s'en
faut, on les a même multipliés 2 ! Dans ces camps,
le droit n'existe pas : ni le droit judiciaire, ni même le
droit administratif...
Y'a éventuellement les droits de l'homme qui peuvent essayer
de s'appliquer comme pis-aller par l'introduction d'association
comme la CIMADE, non ?
La CIMADE fait un très bon travail dans les camps mais ce
travail est forcément limité car elle a très
peu de pouvoir. D'un coté on a la justice d'abattage pour
les pauvres dans les chambres de comparution immédiate et
de l'autre, l'exclusion à la limite ou en dehors du légal
: zones de non droit pour les étrangers, centres de rétention
pour les immigrés, renforcement des contrôles policiers
pour les autres. On dessine par-là un univers qui touche
de plus en plus de gens, ceux qui sont considérés
comme «déviants» par rapport à une norme
idéale qui serait la norme républicaine. On est face
à un processus de normalisation, qui vise à se substituer
aux anciens dispositifs disciplinaires, que constituaient encore
jusqu'au début des années 1980 l'usine ou l'école.
Là tu opères un glissement entre la notion de norme
républicaine et Etat libéral. Ce n'est pas nécessairement
la même chose, la république et le libéralisme.
Ce n'est pas la même chose mais en France c'est confondu.
Mais il faut faire attention, je parle là du libéralisme
dans le sens politique du terme, plutôt dans son acception
anglo-saxonne qui ne recouvre pas forcément le libéralisme
économique.
Tu dis que ça touche uniquement la frange anormale ?
L'idée principale c'est qu'il y a deux poids, deux mesures.
D'une part il y a des groupes qui seront systématiquement
contrôlés et d'autres non. Une des tensions majeures
du capitalisme actuellement c'est la tension entre la liberté
de circulation des personnes et des capitaux d'une part et les impératifs
de sécurité d'autre part. Liberté de circulation
pour les capitaux et pour les riches, les «hommes utiles».
Actuellement il est impensable de maintenir un homme d'affaire dans
un aéroport afin de procéder à sa fouille.
Ainsi, on s'est aperçu que les mesures de contrôle
ultra renforcé mises en place juste après le 11 septembre
2001 aux Etats-Unis n'ont duré qu'une semaine parce que c'était
invivable.
En même temps, impératif de sécurité
afin d'être sûr que ceux qui n'ont pas à rentrer
ne rentrent pas. Ce sont les logiques de contrôle en amont,
avec le visa Schengen qui rend très compliqué le simple
fait d'entrer dans l'espace Schengen 3 et celles aux frontières
avec le développement des systèmes de radars, de caméras
infrarouge, etc. le long des côtes méditerranéennes
(en Espagne et en Italie notamment).
Je crois qu'à ce niveau-là, il y a une vraie différence
entre ceux qui font partie des échanges et ceux qui en sont
exclus et qui restent bloqués dans le «local».
Il y aurait par là renforcement de ce qu'on a pu appeler
l' «apartheid social», avec d'un côté le
riche utile et de l'autre le pauvre inutile ; chacun chez soi. Et
tout cela, source d'activité économique. Attention,
il y a des pauvres utiles. Il y a notamment une fonctionnalité
d'un certain nombre de sans-papiers dans l'économie occidentale.
Il suffit de voir des secteurs d'activité comme le bâtiment
ou la cueillette des fruits. Plus généralement, la
double tension à laquelle sont confrontés nos gouvernements
est à la fois cette opposition «mobiles» / «immobiles»,
on l'a vu, et celle qui fait que les dispositifs qui favorisent
la mobilité, peuvent également favoriser des groupes
«criminels» ou «terroristes». Comment faire
la différence parmi les gens «hypermobiles» entre
un «bon» homme d'affaires, dont le seul crime sera de
délocaliser et de jeter à la rue des centaines de
familles (ce qui n'est pas répréhensible, et est plutôt
vu comme une vertu) et une série d'individus préparant
des attentats, levant des fonds ou organisant des circuits de recrutement
pour des groupes clandestins ?
Comment différencier le blanchiment «sale» des
cartels mafieux du blanchiment «propre» des grands groupes
industriels comme ENRON par exemple. C'est très intéressant
de voir comment le GAFI, qui est en charge de cette lutte, prend
des précautions à n'en plus finir pour montrer qu'il
poursuit bien les groupes criminels et non pas les grandes entreprises...
Tout ceci doit attirer notre attention sur le fait qu'il n'existe
aucun caractère naturel de la délinquance et de l'illégalisme.
Chaque époque code et recode ce qui est tolérable
de ce que ne l'est pas, en fonction de l'état des rapports
de forces, tant productifs que politiques.
NOTES
1 Bauman Z. Le coût humain de la mondialisation, Hachette,
Paris 1999.
2 Voir la carte dressée par le réseau Migreurop visible
sur www.migreurop.org
3 Voir notamment les numéros 49 et 50 de Cultures et Conflits,
«La mise à l'écart des étrangers : la
logique du visa Schengen», accessibles sur www.conflits.org
La Machine à punir Pratiques et discours sécuritaires
ouvrage collectif, sous la direction de L. Bonelli et G. Sainati
éditions L'Esprit Frappeur
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