|
Origine : http://lmsi.net/article.php3?id_article=182
Ce texte est disponible sur le site personnel de Laurent Mucchielli,
consacré (http://laurent.mucchielli.free.fr), entre autres,
aux thèmes de la déviance et de la délinquance.
Sont aussi disponibles, sur ce site, les analyses du groupe CLARIS
: clarifier le débat public sur la sécurité
Comment comprendre la remontée de l’insécurité
(délinquance, criminalité, incivilité) depuis
une quarantaine d’années après une tendance
pluriséculaire inverse ? Et comment y faire face ? Telles
sont les deux questions qui traversaient déjà le précédent
livre de l’auteur (d’où de nombreuses répétitions
[1]) et qui sont ici théorisées à destination
de la communauté des sociologues. De fait, l’ouvrage
est d’un abord plus difficile - passons sur les multiples
coquilles et même les bouts de phrases manquants -, nourri
par une érudition théorique lourde mais empiriquement
très sélective.
Les trois premiers chapitres de l’ouvrage ont une visée
empirique : il s’agit d’expliquer la croissance massive
de l’insécurité depuis un demi-siècle.
Dans un premier chapitre descriptif, l’auteur intervient sur
un terrain déjà balisé par les historiens qu’il
cite abondamment, " oubliant " cependant de citer les
sociologues qui l’ont précédé dans ce
type d’interrogation [2]. Quant à l’interprétation,
le chapitre 2 entend démontrer que ce phénomène
n’est pas lié essentiellement aux " déterminations
économiques ", c’est-à-dire au chômage
et à la pauvreté. Certes, il suggère (p. 55)
que la fin de la croissance et le renforcement des inégalités
ont peut-être une influence sur la progression récente
des violences interpersonnelles. Mais il insiste surtout sur le
fait que la montée apparente (dans les statistiques de police)
de la délinquance a précédé de vingt
ans la crise économique et sociale. Il montre ensuite que
le taux de croissance des vols varie à toutes époques
dans le même sens que le taux de croissance du PIB (p. 54-55).
On devrait donc dire que plus un pays (occidental) est riche plus
il a de délinquance, et non l’inverse. A nouveau, tout
ceci est bien connu et depuis fort longtemps. Mais cela dément-il
l’hypothèse d’une forte relation entre délinquance
et pauvreté ? Nullement. Tout sociologue sait que l’enrichissement
global d’un pays ne signifie pas automatiquement l’enrichissement
de tous ses habitants. Du reste, lorsque l’auteur passe à
une analyse au plan départemental, sa conclusion est plutôt
opposée à ce qui était annoncé : "
en résumé, les résultats montrent que trois
types de variables sont systématiquement (mais pas toujours
dans le même sens) associées avec le taux de délits
dans les départements : le taux de chômage (global,
ou des jeunes), le taux d’étrangers et le taux d’urbanisation
" (p. 61-62). Le plus étonnant est qu’après
le plan national et le plan départemental, l’auteur
ne passe pas à l’analyse des corrélations au
plan local. Qui n’entend pas parler aujourd’hui de la
délinquance et des incivilités des jeunes des banlieues
pauvres ? L’auteur pourtant se refuse à une telle analyse
(ce qui rend le sous-titre du livre trompeur) et il tente de le
justifier empiriquement : " Au contraire [de] ce qui se passe
dans les grandes villes des États-Unis, en France, aucune
étude ne montre que la criminalité violente est plus
élevée dans les quartiers sensibles " (p. 65)
[3]. Enfin, sentant peut-être la fragilité de ces analyses,
S. Roché conclut : " Il n’y a pas d’effet
mécanique d’un facteur fut-il aussi important que le
chômage. Ce n’est pas à dire qu’il n’y
en a aucun, mais, des recherches approfondies seraient plus que
souhaitables " (p. 66).
Après ce préambule assez maladroit, l’auteur
formule sa thèse principale à la fin du chapitre 2
et la développe au suivant. L’idée de départ
est celle que nous avions déjà discutée chez
H. Lagrange : la reprise inversée de la thèse d’Elias
[4]. Le principe en est simple : " la société
n’est plus autant en mesure que dans le passé de favoriser
l’autocontrôle des pulsions " (p. 68). Thèse
ambiguë s’il en est. Au sens propre elle conduit à
une nouvelle sociobiologie réinvestissant le vieux stéréotype
chrétien de la Bête tapie au fond de l’Homme
et reprenant le dessus si tôt que la censure morale régresse.
Mais on peut aussi l’entendre en un sens psychologique et
dès lors articulable avec une argumentation sociologique.
C’est ce que l’auteur fait lorsqu’il écrit
que la société moderne qui exalte la réalisation
de soi sans en donner à tous les moyens " favorise un
ressentiment en direction de toutes les sources d’autorité
externes " qui assuraient traditionnellement le contrôle
social (p. 68). Tel est le cœur de sa démonstration
qui peut être résumée en quatre propositions.
Premièrement, la politique de reconstruction du logement
social de l’après guerre a provoqué l’éclatement
définitif des quartiers populaires fortement intégrés.
A un univers d’interconnaissance, d’autocontrôle
et d’autoproduction normative elle a substitué un espace
social anonyme et anomique dans lequel les personnes et les biens
errent, à la merci de tous les prédateurs. L’individu
moderne est déraciné, mobile, il n’a pas de
voisin, il ne connaît pas les habitants de sa rue, de son
quartier, il fonctionne en réseaux non territorialisés
(p. 79-90) [5].
Deuxièmement, la vie moderne est fondée sur une "
idéologie démocratique " (sic) (p. 216) qui engendre
la " crise des interdits " donc le déclin de la
morale (p. 90). L’individu souverain dans le cadre privé
a entièrement délégué la définition
et la protection de ses droits à l’administration.
Pire : " la société s’est vue dépouillée
de la gestion des normes et dispositifs de réglage qui lui
permettait d’afficher un modèle d’ordre et de
le faire respecter " (p. 115).
Troisièmement, aujourd’hui l’État se
délite, les " experts " (expression péjorative
chez l’auteur) sont impuissants. La police et la justice sont
débordées, leurs activités sont de plus en
plus sélectives. L’impunité règne et
les citoyens ne savent plus réagir par eux-mêmes (p.
141). Résultat : " l’État est en train
de passer la main en matière d’établissement
de normes et d’application de celles-ci. D’une part
il se présente de plus en plus comme une administration manadgériale
des choses et non morale des hommes. On le voit avec la montée
en puissance de la technique assurantielle et du réseau des
structures associatives d’aides aux victimes : il ne s’agit
plus d’affirmer des normes, mais d’indemniser financièrement
les victimes. D’autre part, les administrations ne peuvent
faire autrement que de laisser le secteur marchand de la sécurité
prendre la surveillance et la solidarité en main " (p.
151). Les marchands de sécurité et les assureurs sont
devenus les principaux acteurs de la lutte contre l’insécurité
(p. 190-192).
Quatrièmement, toutes les politiques des États démocratiques
(modèle décentralisé comme modèle jacobin)
adoptées par les gouvernements (de gauche comme de droite)
sont mauvaises (chapitre 7). Une sorte de pensée unique régnerait
en matière de prévention de la délinquance
: l’idée qu’il faut renforcer les communautés
locales si l’on veut attaquer les racines de la délinquance.
Seule la méthode divergerait : la surveillance et le contrôle
dans le modèle anglo-saxon, l’insertion socio-économique
dans le modèle français. Or, prévient S. Roché,
cette idée ne peut amener qu’à poser des emplâtres
sur des jambes de bois (d’autant qu’il nous promet en
conclusion une aggravation future de la situation). L’ancienne
ville et ses quartiers homogènes appartiennent au passé.
Il faut aller vers la modernité et donner aux individus les
moyens de sortir de leurs quartiers au lieu de les y enfermer avec
quelques programmes de rénovations et d’animations.
Il faut admettre que " sortir de l’exclusion et sortir
du quartier sont probablement deux phénomènes conjoints
" (p. 205). Toute la politique criminelle et, bien plus largement,
toute la politique de la ville serait donc à revoir dans
ses fondements mêmes.
Cette démonstration est stimulante, assurément, mais
elle est souvent contestable du point de vue scientifique où
elle prétend se placer. Roché signale à plusieurs
reprises l’insuffisance des travaux empiriques sur les délinquances
et les violences en France. Nous en sommes bien d’accord -
c’est, plus largement, tout le problème de la sociologie
de la déviance en France - et c’est pourquoi les grandes
synthèses sur leurs évolutions à l’échelle
civilisationnelle nous semble tout à fait prématurées.
C’est de recherches précises et sûres dont nous
aurions besoin avant de comparer, d’interpréter et
de prétendre expliquer des phénomènes d’une
telle ampleur. Faute de quoi, les opinions générales
prennent tôt ou tard le pas sur les interprétations
empiriquement validées. Et c’est ce qui se produit
avec S. Roché. Telle qu’elle s’exprime en filigrane
dans ce livre, sa vision personnelle du monde est la suivante :
l’individualisme absolu est la fin de l’histoire, ce
qui présente à la fois de grands avantages et de terribles
inconvénients (le vide social, le non respect d’autrui,
la violence) [6]. Or il voudrait parvenir à ce qu’il
conçoit comme une société individualiste harmonieuse,
émancipée d’une bureaucratie étatique
à réflexes policiers, débarrassée d’archaïsmes
sociaux comme ces banlieues qu’il semble abhorrer. Il y a
peu, il écrivait encore : " Le seul lien social qui
pourrait fonctionner, c’est un lien qui serait teinté
de communautarisme, c’est-à-dire un lien dans lequel
les individus affirmeraient leurs préférences et leurs
valeurs dans l’espace public [...]. en revitalisant le lien
social on arrivera peut-être aussi à stabiliser une
série d’espaces défavorisés " [7].
A présent, il semble abandonner cette vague idée de
contrôle communautaire et s’en remettre à une
utopie : une société à très forte mobilité
sociale, se moyennisant de plus en plus, sans inégalité,
sans pauvre. Il annonce ainsi " la fin d’un rapport identitaire
au territoire pour la grande majorité de la population "
(p. 206), il écrit que la crise des structures familiales
n’est qu’une transition dans l’" entrée
dans la modernité " (p. 207), que les couches populaires
reléguées en banlieue sont simplement en retard sur
les classes moyennes et supérieures auxquelles elles devront
" s’ajuster progressivement " (p. 209) grâce
à la constitution d’" élites [ouvrières]
intermédiaires " (p. 211). Or tout ceci paraît
bien éloigné d’une réalité sociale
où, au contraire, la mobilité sociale se réduit,
les inégalités s’accroissent, la famille est
plus instable, la pauvreté potentielle (n’était
la protection sociale) plus large. C’est que ce travail de
S. Roché relève sans doute autant de la philosophie
politique que de la recherche sociologique. Au demeurant, cette
philosophie en soi légitime inviterait volontiers à
la discussion si elle cessait de se présenter comme une série
de démonstrations scientifiques indiscutables.
Notes
[1] S. Roché, La société incivile. Qu’est-ce
que l’insécurité ?, Paris, Seuil, 1996.
[2] Notamment H. Lagrange, La civilité à l’épreuve.
Crime et sentiment d’insécurité, Paris, PUF,
1995. On s’étonne également de l’absence
de référence aux travaux de C. Bachmann et de F. Dubet,
ainsi que de la référence très sélective
à ceux de Ph. Robert.
[3] Il est vrai que les enquêtes nationales de victimation
ne permettent pas une analyse statistique par quartiers. Toutefois
l’exacerbation de la violence dans certains quartiers relégués
ressort assez clairement d’une part de nombreux travaux de
terrain (par ex. D. Lepoutre, Coeur de banlieue. Rites et langages,
Paris, Odile Jacob, 1997 ; M. Esterle-Hedibel, La bande, le risque
et l’accident, Paris, L’Harmattan, 1997), d’autre
part et surtout, pour l’agglomération lilloise, d’une
enquête régionale de l’INSEE (D. Duprez, "
La dramaturgie de la relégation. Vie quotidienne et sociabilités
dans les cités ", Les Dossiers de Profils, 1996, 41,
p. 55-71).
[4] Voir notre compte rendu dans cette revue, 1996, 4, p. 656-658.
[5] A nouveau, il nous faut indiquer que, pour ce qui concerne
les quartiers populaires, ceci est démenti par de nombreux
travaux de terrain (par ex. J. S. Bordeuil, D. Duprez, M. Leclerc-Oliva,
En marge de la ville, au cœur de la société :
ces quartiers dont on parle, Paris, Editions de l’Aube, 1997).
[6] Il semble influencé par les réflexions de M.
Gauchet, " Pacification démocratique, désertion
civique ", Le débat, 1990, 60, 87-98 ; ainsi que "
La société d’insécurité. Les effets
sociaux de l’individualisme de masse ", in J. Donzelot,
éd., Face à l’exclusion. Le modèle français,
Paris, Éditions Esprit, 1991, p. 169-187.
[7] S. Roché, Ph. Robert, " Débat autour d’Insécurité
et libertés ", Les cahiers de la sécurité
intérieure, 1995, 19, p. 161-162.
|
|