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Origine : http://jwa.chez.tiscali.fr/Base_documentaire/Deliquance_immigration.doc
En France, tel qu’il se développe depuis maintenant
plus de vingt ans, le débat public sur « l’insécurité
» tourne autour de quelques thèmes centraux dont l’un
des principaux est la relation supposée entre délinquance
et immigration. Cette relation est elle-même double. Elle
vise d’une part les étrangers proprement dit et en
leur sein, plus particulièrement ceux qui séjournent
clandestinement sur le territoire national, d’autre part les
« jeunes issus de l’immigration », pour la plupart
de nationalité française, et en leur sein, plus particulièrement,
les jeunes d’origine maghrébine et noire africaine.
Longtemps, cette relation a été traitée sur
mode essentiellement idéologique et moralisateur. Face à
l’accusation portée sur le plan politique par la droite
et l’extrême droite, répondaient la gauche et
les mouvements anti-racistes. Le débat était nettement
clivé. Toutefois, au cours des années 1990, ce clivage
s’est en partie estompé (Mucchielli, 2001, p. 30-32).
Au tournant des années 1980 et 1990, « l’affaire
du voile islamique », l’apparition des « émeutes
urbaines » puis le contexte de la Guerre du Golfe ont beaucoup
accru la peur du monde arabe et de l’Islam en France (Cesari,
1997). Ensuite, le tournant politique du Parti socialiste et du
gouvernement Jospin (1997-2002), sur la question de la « sécurité
» et en particulier de la délinquance juvénile,
a tout à la fois atténué fortement la critique
traditionnelle de gauche sur ces questions et permis l’expression
beaucoup plus libre de discours désignant comme principaux
responsables les étrangers et les jeunes issus de l’immigration.
Symbole de cette petite révolution, des figures de la lutte
anti-raciste telles que le président de SOS Racisme (Le Figaro,
25 avril 2002) et le père Delorme (Le Monde, 3 décembre
2001), acteur important des actions collectives menées au
début des années 1980 par les jeunes d’origine
maghrébine, ont elles-mêmes réclamé publiquement
que l’on « brise le tabou » en reconnaissant l’existence
d’une « sur-délinquance » des jeunes issus
de l'immigration.
Cette évolution serait heureuse si elle ouvrait sur un débat
intellectuel, si elle permettait à l’argumentation
et à la démonstration contextualisante de prendre
le pas sur l’émotion et le sens commun. Après
un bref rappel des discours dominants dans le débat public
et des formes de dénonciation du lien entre délinquance
et immigration, nous tenterons donc de faire le point des connaissances
sur la question de l’éventuelle « sur-délinquance
» des « jeunes issus de l’immigration »,
et d’expliciter ce que peut être le raisonnement sociologique
en cette matière 1 .
Une nouvelle imputation : la « dérive mafieuse
des cités »
Le tableau des nouvelles formes de délinquance que dressent
aujourd’hui nombre d’intervenants dans le débat
public est en substance le suivant : nous serions face à
une jeunesse désocialisée, déscolarisée,
sans repères moraux et sociaux, pourvue de parents «
démissionnaires ». Pire : ces jeunes seraient massivement
toxicomanes et, pour consommer comme pour s’enrichir, ils
deviendraient fatalement de jeunes trafiquants de drogue qui ne
tarderaient pas à s’organiser en bandes délinquantes
et armées, organisant toute une économie souterraine
dans leurs cités et terrorisant les territoires environnants.
C'est ainsi que les incendies de voitures serviraient uniquement
à faire disparaître les voitures volées, tandis
que les émeutes ne seraient en rien l’expression d’un
sentiment d’injustice mais simplement un moyen de tenir à
distance la police pour mieux protéger les trafics. Et dans
cette véritable organisation délinquante, les plus
âgés initieraient les plus jeunes. Ainsi se mettrait
progressivement en place un véritable « système
mafieux » organisé autour de quelques « familles
délinquantes » contrôlant peu à peu tout
un quartier et utilisant les jeunes pour se protéger de la
police 2. Ensuite il ne s’agirait pas de n’importe quelles
familles, mais des maghrébines. Il y aurait à cela
des raisons « culturelles » : « jugé peu
dangereux par la tradition et la culture de populations d’origine
maghrébine, légitimé par son impact économique
positif, le trafic de haschisch structure les emplois du temps et
soutient la capacité de consommation du quartier. Facteur
de paix sociale, il maintient sur le quartier le voile du silence
mafieux » (Bousquet, 1998, p. 119). Cette évocation
d’une consommation (et par la suite d’un trafic) de
drogue qui serait en quelque sorte légitimée par «
la culture de populations d’origine maghrébine »
constitue pourtant une erreur. En réalité, un seul
pays du Maghreb est producteur de haschisch : le Maroc (Observatoire
géopolitique des drogues, 1996, p. 113-115). Le problème
n’est donc pas maghrébin en général,
mais marocain en particulier. En outre, il n’est pas lié
à la « culture » du Maroc, mais à son
histoire coloniale et au fonctionnement actuel de son économie
3.
Autre exemple : lorsque l’un de ces intervenants (X. Raufer)
est entendu sur la délinquance par la commission sénatoriale
sur la décentralisation le 28 mars 2000, le rapport public
enregistre la déclaration de cet auteur selon lequel «
le tabou majeur en matière de délinquance urbaine
concernait l’origine des auteurs d’infractions. Il a
fait part d’une enquête des renseignements généraux
mettant en évidence que sur 3000 auteurs de violences urbaines,
une cinquantaine seulement avaient un patronyme ‘gaulois’
». Au même moment, sur le site Internet de Claude Goasgen,
député parisien du parti Démocratie Libérale,
à côté de pages consacrées notamment
à la dénonciation de la « réalité
cachée » de l’immigration, le même auteur
s’exprime sur le lien entre délinquance et immigration
: « ces liens sont parfaitement mécaniques : une population
jeune, masculine et déracinée est par essence plus
criminogène que de vieilles dames vivant au village, un enfant
de quatre ans comprend cela ». Le problème est ici
que, dans leur immense majorité, les jeunes en question sont
nés en France et ne connaissent que la France. Ils ne sont
donc nullement « déracinés » comme ont
pu l’être parfois leurs parents, en particulier lorsqu’ils
provenaient d’un milieu rural. Mais cette erreur est sans
doute logique dans un système de pensée qui, derrière
ce thème ancien du « déracinement », attribue
à l’Étranger une altérité irréductible
et un potentiel délinquant intrinsèque (« ontologique
» disait Sayad [1997]) 4.
Face à ces imputations, de quels éléments
de connaissance solidement établis disposons-nous ?
Données d’enquêtes
Le système statistique français actuel ne permet
pas de connaître la situation des Français nés
de parents étrangers avec la même précision
que la situation des étrangers. Pour s’enquérir
de la délinquance des « jeunes issus de l’immigration
», il faut donc rechercher des données d’enquêtes
construites par les chercheurs, qu’il s’agisse de données
qualitatives ou quantitatives.
Dans un sondage de délinquance auto-révélée
réalisé en 1999 auprès d’un échantillon
de 2 288 jeunes de 13 à 19 ans, Sebastian Roché (2001)
constate une nette sur-délinquance des jeunes dont les deux
parents sont étrangers et, en leur sein, une légère
sur-représentation des jeunes maghrébins par rapport
aux autres étrangers. Il note que « les jeunes d’origine
maghrébine cumulent un certain nombre de facteurs associés
à la délinquance : une plus faible supervision parentale,
une résidence plus fréquente dans le parc HLM hors
centre-ville, un niveau de revenu et de scolarisation faible des
parents, un absentéisme scolaire plus élevé
» (p. 221). Il insiste ensuite sur le problème des
mauvaises relations des jeunes d’origine maghrébine
avec la police, sans toutefois donner les éléments
nécessaires à la mesure de l’incidence de ce
problème sur la commission d’actes délinquants.
Mais la limite principale de cette étude réside dans
son caractère purement quantitatif et global, qui écrase
les effets de contextes locaux.
Les recherches de Hugues Lagrange (2001b), réalisées
à la fin des années 1990, sont plus intéressantes
dans cette perspective. Ce chercheur a procédé en
analysant systématiquement les patronymes d’échantillons
de délinquants identifiés par la police, d’une
part dans une ville moyenne de province comme Amiens, d’autre
part dans le pays Mantois (Mantes-La-Jolie, Mantes-La-Ville et Les
Mureaux), zone dite « très sensible » de l’agglomération
parisienne concentrant typiquement les handicaps économiques
et sociaux, les grands ensembles et leur population massivement
étrangère et d’origine étrangère
(ce que Dubet et Lapeyronnie [1992] appellent les « quartiers
d’exil »). Les résultats sont nets. A Amiens,
il n’y a pas de sur-délinquance des jeunes issus de
l’immigration africaine. Ces derniers ont un comportement
analogue à celui des autres jeunes issus de familles pauvres
(une partie d’entre eux est, pour l’essentiel, bagarreuse
et voleuse). Notre interprétation est donc confirmée.
Mais dans le Mantois, la situation est différente. Il y existe
une forte sur-délinquance des jeunes issus de l’immigration
africaine (autant d’Afrique noire que du Maghreb) 5. Lagrange
conclut que les comportements délinquants ou rebelles des
jeunes issus de l’immigration varient donc fortement selon
le contexte local. Il ne se demande pas toutefois si la discrimination
policière ne varie pas elle aussi selon les contextes locaux.
Or l’on peut assez aisément faire l’hypothèse
générale que les quartiers pauvres qui concentrent
le plus de population étrangère et d’origine
étrangère et qui connaissent par ailleurs une consommation
et des systèmes de revente et/ou de trafic de cannabis particulièrement
développés, connaissent davantage de tensions entre
jeunes et policiers. Les recherches sur les violences policières
soulignent en effet la forte sur-représentation des jeunes
hommes étrangers et d’origine étrangère
parmi les victimes de ces violences, en particulier dans les affaires
liées à la consommation et/ou à la revente
de drogue (Jobard, 2002, p. 210-211). Par ailleurs, l’attitude
locale des forces de police dépend certainement aussi de
leur relation avec les autres acteurs institutionnels locaux, de
leur relation avec les élus locaux (qui peuvent exercer une
pression en des sens opposés) et avec la préfecture,
enfin de la personnalité et de l’expérience
des cadres policiers locaux.
Quoi qu’il en soit, la question se déplace donc vers
la recherche de ce qui caractérise ces contextes et touche
de façon spécifique (ou du moins principale) les jeunes
issus de l’immigration. A ce moment de son analyse, le chercheur
évoque alors des « violences collectives » et
leur dimension d’« affirmation identitaire »,
signalant par ailleurs la prégnance de l’Islam dans
ces quartiers, en tant qu’il offre à ces jeunes la
possibilité de retrouver une dignité. L’explication
mérite d’être davantage précisée,
à la fois dans ses mécanismes et au regard de la nature
des comportements délinquants.
Éléments psychosociologiques sur la délinquance
des jeunes issus de l’immigration africaine
Les explications culturalistes constituent un réductionnisme
avec lequel les sciences sociales ont mis longtemps à prendre
leurs distances, en France comme aux États-Unis. Nous avons
vu ce qu’il en était de la fortune du thème
du déracinement. Une autre explication courante s’agissant
des « jeunes issus de l’immigration » consiste
à mettre en avant leur « double culture » présentée
comme constituant fatalement une source de contradictions et de
conflits, donc de perturbations psychologiques et de déviances.
Dans sa généralité, cette idée est fausse,
d’une part parce qu’elle repose sur un modèle
opposé de parfaite homogénéité culturelle
qui n’a pas de sens dans un très vieux pays d’immigration
comme la France, d’autre part parce qu’elle réduit
la construction de la personnalité sociale à la problématique
culturelle, passant ainsi sous silence celle de l’intégration
socio-économique. Ce qui est exact, c’est que la question
des origines et le rapport à la culture des parents se pose
fatalement à la « deuxième génération
» d’immigrés. Mais de quelle manière ?
Les travaux historiques comme les enquêtes sociologiques récentes
soulignent que, en France, les jeunes Français nés
de parents étrangers (qu’il s’agisse des vagues
d’immigration italiennes et espagnoles de la première
moitié du 20ème siècle, ou aussi bien des vagues
d’immigration maghrébines de l’après-guerre)
ont globalement toujours connu en même temps un double processus
: d’une part une très forte pression de conformité
à l’égard du pays d’accueil, amenant à
rejeter précocement la culture d’origine de leurs parents,
perçue comme inférieure ou archaïque, au point
de pouvoir en ressentir de la honte ; d’autre part un mouvement
de contestation visant à rejeter le stigmate et à
faire accepter dans l’espace public leur spécificité.
S’agit-il d’une contradiction ? Dans son remarquable
bilan, Noiriel (1988, p. 211-245) laissait la question « ouverte
». Quant à nous, il nous semble qu’il n’y
a pas de contradiction entre ces deux attitudes qui procèdent
de la même source : le fait que la culture du pays d’origine
est stigmatisée dans le pays d’accueil. Toutes les
contradictions prétendues insurmontables liées à
la « double culture » se ramènent donc selon
nous à un unique problème central : la gestion du
stigmate, la dévalorisation identitaire qu’il provoque
dès l’enfance (Vinsonneau, 1996 6 ; Esterle-Hedibel,
1999) et, inséparablement, les réactions de défense
et les stratégies de revalorisation de soi qu’il induit
plus ou moins (Malewska, 1982, 1991 ; Camilleri et alii., 1990).
Et « plus ou moins », en fonction de quoi ? Il nous
semble que cette gestion du stigmate est liée principalement
à trois éléments : primo la réussite
ou non de l’intégration socio-économique, intégration
dont la phase cruciale est le parcours scolaire du jeune, secundo
les déterminants familiaux que sont l’histoire familiale
(incluant la nature du projet migratoire et le discours tenu sur
lui), la réussite professionnelle des parents, l’attitude
de ces derniers vis-à-vis de l’école et plus
largement des valeurs du pays d’accueil 7, tertio les éléments
du contexte immédiat de vie, en particulier les effets plus
ou moins stigmatisants de l’habitat, les expériences
plus ou moins précoces et intenses du racisme et les influences
exercées par les groupes de pairs.
Les contextes favorables au développement d’une
sur-délinquance des jeunes issus de l’immigration
Dès lors que l’analyse sociologique a pu rompre avec
les réductions culturalistes et mettre en évidence
l’élément central qui distingue la construction
identitaire des jeunes issus de l’immigration africaine des
autres jeunes Français, la question se déplace vers
la recherche des contextes qui peuvent engendrer une sur-délinquance
des jeunes issus de l’immigration.
Dans la société française actuelle, ce contexte
est celui des grands ensembles dégradés des banlieues
des grandes agglomérations (et parfois des quartiers périphériques
des grandes villes), où la population étrangère
et d’origine étrangère est souvent majoritaire,
où le taux de chômage est particulièrement élevé,
où la proximité avec des centres-villes attractifs
accentue encore la frustration, où la stigmatisation des
lieux (leur mauvaise réputation) accentue encore celle des
populations qui les habitent et contribue fortement aux discriminations
dans le rapport aux institutions et au marché de l’emploi
(Duprez, 1997). Nous ferons aussi l’hypothèse que l’élément
déterminant est moins ce contexte en lui-même, photographié
à un moment donné, que le sentiment couramment partagé
(chez les personnes qui habitent ces quartiers) qu’il constitue
une fatalité, voire un piège duquel l’on a peu
de chances de s’extraire. A partir de la fin des années
1980, pour des raisons économiques et peut-être surtout
politiques (l’échec des mobilisations collectives des
années 1982-1986), le facteur temps produit un effet inverse
par rapport au modèle de trajectoire couramment partagé
dans le monde ouvrier et chez les immigrés de la première
génération (Mucchielli, 2001, p. 107 sqq) 8. Comme
le dit Khosrokhavar (1997, p. 186), « pour la première
fois, une génération ne croit plus à l’utopie
de l’ascension sociale étalée dans le temps
». Cumulée avec la stigmatisation dans l’espace
public et dans le rapport aux institutions, cette perspective d’un
destin social misérable produit d’intenses sentiments
de frustration, d’exclusion et de mépris subi collectivement.
C’est dans ce sens que nous proposons de parler de sentiments
de victimation collective pour analyser la mentalité de ces
jeunes qui disent souvent eux-mêmes vivre dans des «
ghettos », et pour souligner que ces représentations
collectives se rigidifient au point de confiner parfois à
une théorie du complot : le complot d’une société
injuste et raciste (Mucchielli, 1999).
Les comportements délinquants juvéniles trouvent
certainement dans ces représentations de puissants arguments
déculpabilisateurs 9. Mais de quels comportements délinquants
s’agit-il précisément ? Le sentiment de vivre
dans un ghetto ne semble pas encourager en soi la violence contre
des personnes privées comme le meurtre ou le viol. L’enfermement
dans l’espace micro-local peut générer par contre
davantage de violences entre jeunes de villes ou de quartiers frontaliers.
De fait, la forte hausse des coups et blessures non mortels dans
les statistiques de police depuis la fin des années 1980,
corroborée sur ce point par les enquêtes de victimation
(Robert et alii., 1999), traduit sans doute cette intensification
des affrontements juvéniles, souvent en petits groupes. Ensuite,
on peut remarquer que les plus fortes hausses de la délinquance
enregistrée des mineurs au cours des années 1990 concernent
avant tout les vols (notamment les vols de voiture dont on sait
qu’ils peuvent avoir diverses significations, dont celle de
se venger d’un groupe adverse [Esterle-Hedibel, 1996]), les
consommations et trafics de drogues, les destructions et dégradations
de biens publics et les « outrages et violences » à
agents de la force publique (Aubusson de Cavarlay, 1997). Et, encore
une fois, si ces données policières ne constituent
en aucune façon une mesure exacte de l’évolution
des comportements, elles sont dans certains cas trop massives pour
ne pas correspondre au moins en partie à certaines réalités.
Ceci amène à souligner deux autres dimensions probables
de cette sur-délinquance des jeunes issus de l’immigration.
Une première est économique. Le sentiment que toute
perspective d’insertion économique et sociale est bouchée
constitue logiquement un puissant facteur facilitant l’investissement
de l’économie souterraine dans ses composantes classiques
(par exemple les vols, recels et reventes de pièces détachées
de voitures) ou plus récentes (le développement du
trafic et de la revente de cannabis depuis les années 1980).
Une seconde composante essentielle de cette sur-délinquance
des jeunes issus de l’immigration dans certains contextes
locaux est sa dimension anti-institutionnelle. Nous pouvons parler
ici d’une « violence contre les institutions »
qui regroupe diverses formes de dégradations et de violences
exercées à l’encontre des biens et des personnes
qui symbolisent les institutions. Ceci concerne de nombreux acteurs
(policiers, transporteurs collectifs, écoles et bâtiments
publics, parfois pompiers), mais l’un d’eux joue un
rôle décisif en raison de la fréquence et de
la nature de ces rapports avec les jeunes des quartiers concernés
: c’est la police. Nombre de recherches indiquent clairement
que les relations entre jeunes d’origine africaine et police
dans ces quartiers dits très sensibles fonctionnent avec
des cycles de provocations, ripostes, représailles, etc.,
entretenus de part et d’autre (cf. une synthèse récente
: Esterle-Hedibel, 2002). Et c’est bien dans ces contextes
qu’éclatent parfois des « émeutes »
qui cristallisent les représentations collectives en question
et cette « revendication essentielle de dignité et
de justice » (Lapeyronnie, 1993, p. 263) 10. Comme l’expliquent
également Bachmann et Le Guennec (1996, p. 355), au delà
des incidents qui précipitent le déclenchement d’une
émeute, « contre qui se battent les émeutiers
? Contre un ennemi sans visage. Contre ceux qui les nient quotidiennement,
les condamnent à l’inexistence sociale et leur réservent
un avenir en forme d’impasse. L’environnement quotidien
est tissé de méfiance et d’hostilité
; le futur est bouché. Aucun allié. Aucune issue.
[…] Ces deux sentiments forts, la sensation de l’impasse
et la conscience du mépris, sont toujours à la racine
des fureurs banlieusardes ».
Conclusions
Il n’est pas exagéré de dire que, dans l’univers
ordinaire des représentations sociales 11, les jeunes d’origine
africaine (« Blacks » et « Beurs ») constituent
une figure type du jeune délinquant, tandis que les quartiers
d’habitat social dans lesquels ils sont concentrés
font figure de zones dangereuses (Rey, 1996 ; Boucher, 2001). Sans
doute, ces stéréotypes ont-ils toujours visé
l’étranger. A la fin du 19ème siècle,
par exemple, les Italiens et les Belges firent l’objet d’une
intense xénophobie et de nombreuses violences collectives
(notamment au sein du monde ouvrier). En réalité,
l’historien Gérard Noiriel (1988, p. 249 sqq) souligne
que les trois crises économiques modernes qu’a connues
la France (à la fin du 19ème siècle, dans les
années 1930 et à partir du milieu des années
1970) ont suscité autant de vagues de xénophobies.
Par ailleurs, ces problèmes se rencontrent aussi chez certains
de nos voisins européens 12. Dès lors, nous ne saurions
dire si ces stéréotypes sont plus puissants s’agissant
de la dernière grande vague d’immigration initiée
par les entreprises françaises dans les années 1950.
Ils présentent toutefois une certaine spécificité
dans la mesure où ils prennent aussi leur source dans le
passé colonial de la France, la relation de domination (militaire,
politique et économique) qu’elle a imposée à
d’autres civilisations et les sentiments de supériorités
individuelle et collective qui ont toujours accompagné cette
histoire. En ce sens, ces stéréotypes particulièrement
dévalorisants sont une source de difficultés supplémentaires
pour une population issue d’une vague d’immigration
ouvrière déqualifiée et qui s’est retrouvée
« piégée » par la crise économique
au moment même où elle se stabilisait en France, par
le biais notamment du regroupement familial. En orientant tant les
pratiques des institutions que les représentations que des
acteurs ont d’eux-mêmes, ces stéréotypes
ressemblent alors à ces prophéties auto-réalisatrices
dont parlait Howard Becker (1985).
Toutefois, même si tout jeune ayant ce profil doit se construire
psychiquement en apprenant à gérer ce stigmate, cette
construction ne le mène pas pour autant fatalement vers des
pratiques et a fortiori une carrière délinquantes
13 . Ces pratiques et ces éventuelles carrières ne
s’observent de façon spécifique (par rapport
aux autres catégories de la population) que dans certains
contextes locaux où les processus de ségrégation
et de discrimination se cumulent et s’enracinent dans la durée,
se transmettant entre générations. Pour le reste,
les éléments déterminants de la délinquance
juvénile des étrangers résidant en France et
des Français nés de parents étrangers demeurent
des problèmes familiaux et scolaires qui sont pas propres
à ces populations mais semblent au contraire comparables
aux problèmes posés jadis par des populations françaises
issues de l’exode rural ou par d’autres populations
ouvrières étrangères en période de crise
économique. Il nous semble du reste que les mécanismes
sociaux généraux proposés dans cet article
se retrouvent également en bonne partie dans d’autres
pays occidentaux 14.
Notes
1. Signalons que nous avons traité ailleurs la question
de la mesure de la délinquance des étrangers proprement
dits (Mucchielli, 2002).
2 . C’est la démonstration proposée par la
commissaire Bui-Trong (1998) des Renseignements Généraux,
le commissaire divisionnaire Bousquet (1998) du Syndicat des Commissaires
et des Hauts Fonctionnaires de la Police Nationale, et le tandem
formé par un conseil privé en sécurité
et un journaliste enseignant à l’Institut de criminologie
de l’université de Paris 2-Assas (Bauer, Raufer, 1998).
3 . En effet, ce n’est qu’à la fin du 19ème
siècle que la culture du cannabis a pris une véritable
ampleur au Maroc, surtout à l’époque des protectorats
français et espagnol. L’une des conséquences
du protectorat français fut en effet la création d’une
« Régie des Tabacs et du Kif », société
au capital majoritairement français, qui organisa la production
de masse du haschisch. En 1925, la France ratifia toutefois la convention
de Genève interdisant la culture de ce qui était désigné
comme une drogue, mais pas l’Espagne. De plus, dans la zone
française, l’interdiction ne fut pas réellement
appliquée (on se contenta souvent de donner des amendes aux
contrevenants). A partir de 1956 (date de l’indépendance
et de la réunification du Royaume), les autorités
marocaines auront ainsi les pires difficultés à lutter
contre une économie théoriquement illégale,
qui constitue pourtant une ressource financière essentielle
pour près de 5 millions de paysans de ce pays pauvre. En
fait de problème « culturel », nous sommes devant
un problème économique et, pour les dirigeants marocains,
un problème politique.
4 . Le thème du « déracinement » constitue
une explication relativement courante de la délinquance des
étrangers, que l’on retrouve par exemple jusque dans
le recueil de statistiques du ministère de l’Intérieur
qui, en 1975, concluait ainsi sa description de la sur-représentation
apparente des étrangers dans la délinquance enregistrée
: « Ces conclusions n’autorisent aucun jugement discriminatoire
à l’encontre des immigrés. Comment des hommes
déracinés, transportés dans un autre mode de
vie et soumis à l’exemple de la contagion d’une
criminalité plus importante que celle de leur propre pays
ne succomberaient-ils pas en plus grand nombre que les nationaux
? C’est le contraire qui serait étonnant » (Ministère
de l’Intérieur, 1976, p. 86). Historiquement, ce thème
est issu de la tradition de pensée nationaliste et trouve
ses origines modernes à la fin du 19ème siècle,
notamment dans l’œuvre de Maurice Barrès auteur
du roman fameux Les déracinés en 1897 (Sternhell,
1985). Son influence à l’époque débordait
cependant le cadre de la pensée nationaliste (et raciste)
proprement dite pour s’étendre à des courants
plus simplement traditionalistes, faisant de l’attachement
à la terre, au village et à la famille élargie,
une condition de la bonne marche d’une société.
L’influence de ce courant de pensée se retrouve aussi
dans les sciences sociales de l’époque, notamment chez
les disciples de Frédéric Le Play (Veitl, 1994). Et
il n’a pas disparu des sciences sociales au long du 20ème
siècle, ainsi que l’a souligné Noiriel (1988,
chap. 1).
5 . L’enquête de Lagrange montre à son tour
qu’il existe en outre, quoique dans une proportion inférieure,
une sur-délinquance des jeunes issus de l’immigration
portugaise, mais qui n’apparaît pas dans les données
policières.
6 . Cette recherche de psychologie sociale conclut que le repérage
des stigmatisation ethniques (ou construites comme telles) commence
à partir de l’âge de 4 ans et se structure une
première fois entre l’âge de 5 et 7 ans.
7 . L’on sait que la question se pose avec plus d’acuité
pour les filles que pour les garçons.
8 . On perçoit bien ce processus générationnel
et la force de ce modèle de trajectoire à travers
ce témoignage d’un membre de la Commission nationale
de prévention de la délinquance, qui disait encore
en 1987 : « Il y a 15 ans, j’étais responsable
d’un foyer d’éducation surveillée à
Nogent. La moitié de mon temps était prise par de
jeunes Espagnols ou Portugais. Je n’en ai plus vu quand leurs
pères sont devenus chefs de chantiers. Peut-être faudra-t-il
quelques années pour ne plus s’occuper de jeunes Maghrébins
» (cité par Taïeb, 1998, p. 353).
9. Nous nous inspirons en partie ici des analyses classiques de
Sykes et Matza (1957) sur les « techniques de neutralisation
» de la culpabilité par les délinquants.
10 . Ce qui n’exclut pas, comme dans le cas des débordements
qui suivent parfois les manifestations politiques (Ricordeau, 2001),
que les émeutes soient aussi des moments de défoulements
et de transgressions que des petits groupes peuvent prévoir
et organiser.
11 . Nous partageons cette définition de Michaud et Marc
(1981, p. 127) : « On peut définir une représentation
sociale comme une image de certains éléments constitutifs
de la réalité sociale, élaborée et partagée
par une collectivité et qui contribue à orienter les
conduites, les communications et les rapports sociaux ». Et
il nous semble que l’on peut relier ici plusieurs traditions
théoriques tant cette définition des représentations
sociales (qui puise sa source française dans la tradition
durkheimienne) rencontre aisément les théories de
Becker et Goffman sur les processus d’étiquetage, de
stigmatisation et de construction des prophéties auto-réalisatrices.
12 . Nous pensons notamment à l’Allemagne et à
sa forte immigration turque, qui suscite des débats similaires
(cf. par exemple Güller, 1999, qui procède également
à une analyse des données policières et démographiques
très proche de la nôtre).
13 . Rappelons qu’au recensement de 1990, un jeune de moins
de 17 ans sur sept vivait dans un ménage dont le chef était
immigré (Tribalat, 1993). Ce dernier était dans environ
40 % des cas originaire d’un pays du Maghreb, puis, en ordre
décroissant d’importance, portugais, africain noir,
italien, espagnol, turc et asiatique.
14 . Nos conclusions rejoignent ainsi largement celles de Sampson
et Lauritsen (1997) sur les Etats-Unis.
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