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Origine : http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=1314
Archives de Futur antérieur sur le site Multitudes :
Sur la philosophie de Gilles Deleuze une entrée en matiére
par Eric Alliez
Une ontologie du virtuel - c'est ainsi, me semble-t-il, que l'on
pourrait résumer ce qu'a voulu faire et ce qu'a effectivement
produit Deleuze à tous les niveaux de sa philosophie. Historiquement,
ou historiographiquement, c'est tout le sens des études bergsoniennes
entreprises aussitôt après la publication d'Empirisme
et subjectivité, avec les deux articles publiés en
1956 (« Bergson » et surtout « La conception de
la différence chez Bergson »), systématisés
dix ans plus tard dans Le bergsonisme (1966) - et non simplement
Bergson, comme il y eut un Nietzsche, un Kant, un Spinoza, un Foucault…
Elles formeront l'ossature de ces chapitres qui sont au cœur
de Différence et répétition (1968), ce livre
qu'il faut concevoir comme l'ouvrage-souche du deleuzisme ; ils
portent pour titres : « L'image de la pensée »,
« Synthèse idéelle de la différence »,
« Synthèse asymétrique du sensible ».
Jusqu'au dernier texte publié de façon posthume, qui
reprend la question de la philosophie en tant que « théorie
des multiplicités » sous l'intitulé L'actuel
et le virtuel (Annexe à la nouvelle édition des Dialogues,
avec Claire Parnet). Autant de signes, autant d'indices, qui nous
font penser qu'évoquer - sous le signe d'un virtuel chaosmique
- un bergsonisme de Deleuze pourrait nous amener à saisir
sur le vif l'hétérogenèse en acte de cette
pensée tant au niveau du système (car Deleuze, décidément
bien peu post-moderne, identifie philosophie et système)
que de la méthode (l'intuition, chez Bergson-Deleuze, devient
une méthode - non moins rigoureuse et exigeante que la méthode
géométrique). Mais qu'est-ce qu'une ontologie du virtuel
? Car si toute ontologie tourne autour de la question de l'être,
il faut se risquer à problématiser l'être en
tant que virtuel…
Je ne crois pas forcer les textes en avançant que cette
problématisation se déploie sur la base d'un renversement
de l' « argument ontologique » élaboré
par la tradition philosophique, de Saint Anselme à Hegel
en passant par Descartes, comme preuve a priori de l'existence de
Dieu. Fondement quasi-génétique de l'idéalisme,
il permettait de conclure, dans l'identité abstraite du concept,
de la possibilité de l'existence de Dieu à l'affirmation
de sa réalité fondée sur le fait que la réalité
de son existence fait partie de la définition même
du concept de Dieu… Cette tradition est celle de l'onto-théologie.
Mais ôtez le nom de Dieu de cette démonstration, et
vous verrez surgir dans sa forme la plus pure l'idéal logique
de la représentation mathématique destinée
à assurer a priori la corrélation de la pensée
et de l'être le plus abstrait, vidé de toute matérialité... .
C'est à cette conception que s'oppose la notion philosophique
de virtuel. En son écriture la plus simple, de facture strictement
bergsonienne : Le virtuel n'est pas actuel mais possède en
tant que tel une réalité ontologique qui conteste
et excède toute logique du possible. Le possible est en effet
cette catégorie logique qui pose que du point de vue de l'identité
du concept il n'y a pas de différence entre le possible et
le réel puisqu'on s'est déjà tout donné,
pré-formé « dans la pseudo-actualité
du possible ». C'est cette figure classique de l'argument
faussement dit ontologique qui fonde la philosophie de la représentation
et le système de la récognition : elle pose que l'existence
est la même que le concept mais hors du concept, dans un milieu
indifférent à tout dynamisme « matérial
» spatio-temporel, d'assimilation du temps à l'espace
homogénéisé dans sa totalité (Tout est
donné). Bref, la catégorie de possible homogénéise
l'être aussi bien que la pensée du fait que le sujet
de la représentation détermine l'objet comme réellement
conforme au concept comme essence. Et cette essence ne définira
jamais de ce fait que les conditions de l'expérience possible
qui ne ressembleront à l'expérience réelle
que parce que la condition renvoie au conditionné dont elle
décalque à sa ressemblance l'image actuelle. Bref,
explique Deleuze après Bergson, le possible est toujours
construit après coup en tant qu'on l'a « arbitrairement
extrait du réel, comme un double stérile ».
De là, selon le diagnostic deleuzien, que Kant comme Husserl
ont dû renoncer à la genèse du donné
et à la constitution d'un champ transcendantal réel
puisque le donné est toujours déjà donné
comme un objet à un sujet selon le principe de la perception
naturelle. De par cette vision mimétique de l'étant,
ils sont restés pris dans la logique de l'alternative du
tout ou rien qui a depuis toujours associé la cosmologie
et la psychologie à la théologie en interdisant le
saut dans l'ontologie : « ou bien un fond indifférencié,
sans-fond, non-être informe, abîme sans différences
et sans propriété - ou bien un Etre souverainement
individué, une Forme hautement personnalisée. Hors
de cet Etre ou de cette Forme, vous n'aurez que le chaos…
» (Logique du sens, p. 129). Alternative à laquelle
n'échappe pas la dialectique puisque les formes du négatif
ne peuvent rendre compte des termes actuels et des relations réelles
entre états de choses qu'en tant qu'ils ont été
coupés de la virtualité qu'ils actualisent et du mouvement
de leur actualisation qui ne ressemble pas à la virtualité
incorporée, matérialisée dans ce mouvement.
C'est là le point le plus important qui commande à
l'ensemble de la philosophie deleuzienne, alors qu'elle s'expose
à l'injonction de Bergson comme philosophie de la différence
: loin de se réaliser par ressemblance, le virtuel s'actualise
en se différenciant de telle façon que, par le jeu
d'une différence sans négation, l'actualisation est
création de nouveau, individuation. Création continuée
de différences, ou production de divergences, selon un modèle
qui n'est plus mathématique mais biologique, c'est-à-dire
ontobiologique et vitaliste en ce qu'il suppose un champ intense
de singularités pré-individuel valant pour une véritable
entrée en matière de la philosophie dans sa pré-immanence.
Soit le contraire d'un universel abstrait. Ce modèle est
celui d'un « élan vital » ou d'une « évolution
créatrice » (Bergson), d'une « individuation
» et d'une « ontogenèse » (Simondon), ou
« hétérogenèse » (Deleuze), qui
fait passer la différence ontologique entre le virtuel-matérial
dont on part et les actuels-individuels matériels auxquels
on arrive. À la manière dont une intensité
s'explique, se développe dans une extension rapportée
à l'étendue qui tend à annuler ses différences
constituantes, bien qu'elles constituent l'être même
du sensible. Car c'est l'intensité, par le processus essentiel
des quantités intensives (c'est-à-dire de «
quanta dynamiques » : ou des forces), qui détermine
les rapports différentiels à s'actualiser dans les
qualités et les étendues qu'elle crée par individuation.
Bref, s'il existe une différence ontologique chez Deleuze,
elle se déploie sur un plan défini par la dualité
d'origine bergsonienne entre l'espace géométrique
et la durée ouverte, l'étendue et l'intensif, entre
le matériel et le matérial ; et la distinction entre
deux types de multiplicité, métrique et non métrique,
homogène et hétérogène : les multiplicités
qualitatives internes et les multiplicités quantitatives
d'extériorité. Avec, d'un côté, les multiplicités
continues relevant de l'ordre du virtuel appartenant essentiellement
à la durée, qui ne se divise pas sans changer de nature
à chaque fois pour n'être pas constituée d'un
ensemble de termes distincts mais d'éléments «
en fusion », acceuillant le nouveau dans son devenir en tant
qu'il est nécessairement hétérogène
à ce qui le précède…, une multiplicité
intensive de type ordinal, donc, qui vaut pour un véritable
principe transcendantal adéquat au devenir ; et, de l'autre,
les multiplicités discontinues actuelles représentées
empiriquement par l'espace homogène selon le régime
cardinal du partes extra partes. Et opérant une sorte d'aller
et retour entre les deux multiplicités, spatiale et temporelle,
d'essence biologique (différence de nature) ou mécanique
(différence de degré), la matière, tantôt
encore enveloppée dans le plan d'immanence matérial
de la multiplicité qualitative, tantôt déjà
développée, organisée, matérialisée,
métrisée dans le système de référence
des grandeurs homogènes et des formes géométriques
ou organiques. Fort de cette « non-coïncidence de la
chronologie et de la topologie » (Simondon) porteuse de deux
images absolument antagoniques du matérialisme (correspondant
à un monisme inférieur et à un monisme supérieur),
il suffira d'évoquer la reprise du thème du Corps
sans Organes (« un Corps vivant d'autant plus qu'il est sans
organes… ») à partir de la distinction entre
Lisse et Strié dans Mille plateaux pour constater que c'est
bien tout le bergsonisme de Deleuze qui est mobilisé dans
l'affirmation que « la philosophie est la théorie des
multiplicités », selon la formule qui fait fonction
d'ouverture au dernier texte posthume (et qu'ignore systématiquement
Badiou dans son Deleuze ). Ces quelques pages si denses à
l'intitulé et au contenu on ne peut plus bergsonien - «
L'actuel et le virtuel » -, où est énoncé
une dernière fois l'essentiel, à savoir que l'on n'atteindra
au plan d'immanence qu'à conférer au virtuel une pleine
matérialité dont dépend son actualisation en
tant que différent/ciation intégrée dans une
actualité déterminée par et dans des «
fonctions ». De sorte que « l'actuel est le complément
ou le produit, l'objet de l'actualisation, mais celle-ci n'a pour
sujet que le virtuel ». Et pour « sujet de droit, en
tant qu'il se fait, (…) la vie, comme porteuse de singularités
» (Foucault, p. 97). Que l'Etre ait pour nom la Vie en tant
que puissance immanente, production vivante de ses modes, et que
l'ontologie devienne indissociable de la constitution d'une bio-politique
; que la philosophie se développe comme « théorie
des multiplicités », et qu'elle soit de ce fait même
politique de l'être se prolongeant dans une analyse du pouvoir
qui doublera l'histoire de ses formes d'expression d'un devenir
des forces qui les conditionne (selon la distinction entre machine
abstraite et agencements concrets) ; que l'Etre se disent des devenirs,
« qui ne sont pas de l'histoire même s'ils y retombent
», et qu'il faille en conséquence penser le temps philosophique
comme un « temps grandiose de coexistence », comme «
un devenir infini de la philosophie, qui recoupe mais ne se confond
pas avec son histoire » (Qu'est-ce que la philosophie ?, p.
92, p. 58) - toutes ces thèses que je qualifierai d'onto-éthologiques,
vous le voyez, doivent être immédiatement mis à
l'actif d'une ontologie du virtuel en ce que chacune manifeste que
le virtuel n'est pas une « catégorie » mais la
source même d'un matérialisme (hétéro-)génétique,
que l'on pourra dire aussi bien matérialisme transcendantal
en tant que rigoureusement non « générique ».
Voire matérialisme historique, en tant qu'histoire de l'être
en devenir, devenir d'individuation de l'être. (Penser, dira
Deleuze après Foucault, c'est arriver au non-stratifié
en libérant la vie partout où elle est prisonnière…)
En deçà de la scission du temps en deux jets dissymétriques
correspondant à l'image actuelle du présent qui passe
et à l'image virtuelle du passé qui se conserve en
soi, on relèvera que tout ce que Bergson a pu dire de la
durée pure revient toujours à ceci : qu'elle est ce
qui diffère avec soi dans la coexistence de soi d'un temps
non chronologique parce que ce qui diffère avec soi est immédiatement
coexistence du passé avec le présent, unité
contemporaine de l'être et du devenir, de la substance et
du sujet, dans l'élan vital qui élève la différence
à l'absolu d'un potentiel ou d'un virtuel, et contraint la
pensée à commencer par la matérialité
de la différence en tant que celle-ci désigne le nouveau
qui se fait. Individuation permanente - écrira Simondon -
à travers la première des transductivités,
celle du temps qui implique dans son irréversibilité
la totalité concrète du passé . Ce que Bergson
a appelé d'un mot qui a prêté à tant
de confusions (et que reprend Simondon ) : intuition. Car l'intuition,
en tant qu'elle s'attache à déterminer les conditions
de l'expérience réelle - et non les conditions génériques
d'une expérience seulement possible pour la représentation
qui projette quelque chose de ressemblant derrière la différence
- en cherchant la durée dans les choses, en plongeant en-deçà
du sujet et de l'objet dans la forme pure du temps comme devenir
d'individuation de l'Etre, doit commencer par la différence
vitale qui génère son propre mouvement intuitif. Intuition
de la durée, selon un génitif qui est d'objet comme
de sujet, l'intuition se reconnaît ainsi comme jouissance
de la différence dans le mouvement qui lui fait atteindre
au virtuel comme concept pur de la différence. D'où
une image éminemment problématique de la pensée
qui sait se rendre adéquate à la nature et à
l'essence problématique de l'être comme différence
- « l'être est la différence même de la
chose » (« Bergson », p. 294) - en affirmant le
principe ontobiologique de l'intelligence et la valeur matériale
des problèmes. Car différencier, c'est problématiser,
matérialiser en investissant le virtuel comme l'instance
problématique dont l'actuel propose les solutions. A reprendre
la lettre de Bergson, cette méthode intuitive et problématique
engagera la réalité de la philosophie comme expérience
en manifestant la mauvaise volonté nécessaire à
« chasser les concepts tout faits » - les concepts de
la représentation - pour poser à nouveaux frais les
problèmes, épouser les articulations du réel
et en suivre les tendances au lieu de se laisser guider par la logique
conservatrice du sens commun qui se contente de choisir entre les
solutions tel qu'elles se sont déposées dans le langage.
Ce qui expliquerait pourquoi « conversation ressemble beaucoup
à conservation », étant dit que Bergson - comme
Deleuze… - tiendra en médiocre estime l'homo loquax
« dont la pensée, quand il pense, n'est qu'une réflexion
sur sa parole », adossant sa communication à une connaissance
que ses interlocuteurs possèdent déjà ; et
qu'à l'opposé, pour la philosophie qui s'est affranchie
de la dialectique naturelle aux mots et aux choses découpées
par l'entendement dans la continuité de la matière
et de la vie, poser le problème, c'est inventer et non seulement
dé-couvrir, c'est créer d'un même mouvement
la position du problème et sa solution. « Et j'appelle
philosophe celui qui crée la solution, alors nécessairement
unique, du problème qu'il a posé à nouveau
», avec « le sens nouveau que prennent les mots dans
la nouvelle conception du problème » . Sans ce renversement
du sens commun et cette rupture avec la doxa qui entretiennent l'idéal
logique de la récognition ; sans une théorie générale
du problème cessant de configurer la pensée sur des
propositions « solides » supposées préexistantes
pour poser le problème comme l'élément génétique
idéel et extra-propositionnel de production du vrai ; sans
cette affirmation du problématique comme intensité
différentielle des Idées mêmes dans leur pré-immanence
irréductible à toute Analytique comme à toute
Dialectique parce qu'il introduit la durée et la matière
dans la pensée en réconciliant vérité
et création non seulement au niveau des concepts mais comme
cet état intensif du monde constitué par la réalité
matériale du virtuel… - eh bien, à défaut
de ce matérialisme spéculatif qui est ainsi amené
à investir l'opposition de l'intuition du « se faisant
» à l'analyse du « tout fait », et sans
le renversement général d'après lequel «
l'être se dit du devenir, l'identité, du différent,
l'un, du multiple, etc. », « la fameuse révolution
copernicienne n'est rien » (Différence et répétition,
p. 80, p. 210). Tel est le sens du bergsonisme pour le jeune Deleuze,
qu'il sait résumer d'une formule définitive : «
La vie, c'est le processus de la différence » («
La conception de la différence chez Bergson », p. 92)
- et dont on trouve la trace jusque dans cette confession tardive
: « Tout ce que j'ai écrit était vitaliste,
du moins je l'espère… » (Pourparlers, p. 196).
C'est en effet dans ce rapport essentiel avec la vie que la différence
est différenciation en tant que mouvement d'une virtualité
qui s'actualise selon son propre mouvement de différence
interne (la différentiation). Il n'y aura donc pas rupture
eu égard à la thèse de l'univocité de
l'être à laquelle Deleuze assimile la philosophie en
tant qu'ontologie dans la mesure où ce qui ce différencie
est d'abord ce qui diffère avec soi, c'est-à-dire
le virtuel, un virtuel qui doit bien être à sa manière
réel, matérial/matériel, pour détenir
une consistance objective, ontologique, et être capable de
se différencier dans le procès de production de l'actuel
en vertu de son efficience sub-représentative (virtus, in
virtu)… Et, sans doute, explique Deleuze, « le virtuel
est en soi le mode de ce qui n'agit pas, puisqu'il n'agira qu'en
se différenciant, en cessant d'être en soi tout en
gardant quelque chose de son origine. Mais par là même
il est le mode de ce qui est » (« La conception de la
différence chez Bergson », p. 100). Donation antéprédicative
absolue, il est, sous la condition univoque du temps, le dedans
du dehors en sa puissante vie non organique. Soit, très exactement,
la matièreté même de l'être. On se trouve
ici à la verticale de la phrase fameuse de Nietzsche : «
Imprimer au devenir le caractère de l'être - c'est
là la volonté de puissance la plus haute » ;
et tout proche du sens du croisement Bergson-Nietzsche découvert
par Deleuze avec Simondon. C'est en nietzschéen que Deleuze
revient aussi souvent sur le premier chapitre de Matière
et mémoire, ce livre délivré de la psychologie
par le thème de l'attention à la vie : court-circuitant
la distinction du sujet et de l'objet par sa théorie des
« images-matière » , Bergson atteint au plan
d'immanence comme expérience pure, pure immanence de la vie
à elle-même déplaçant l'opposition de
la vie et de la matière vers « toute une continuité
de durées », avec, entre la matière et l'esprit,
toutes les intensités possibles d'une mémoire pure
identique à la totalité du passé, « passé
en général » qui existe en soi sur le mode d'une
coexistence virtuelle (« le passé, c'est l'ontologie
pure » ; cf. Le bergsonisme, p. 51) ; égalité
sans reste de l'être et de la vie impliquant la coextensivité
en droit de la conscience à la vie, qui vérifie ainsi
son indépendance vis-à-vis du Moi dans l'identité
de la mémoire avec la durée même.
« La subjectivité n'est jamais la nôtre, conclut
Deleuze, c'est le temps, c'est-à-dire (..) le virtuel (…)
et c'est nous qui sommes intérieurs au temps, non pas l'inverse
» (L'image-temps, p.
110-111).
Car « c'est le cerveau qui fait partie du monde matériel,
et non pas le monde matériel qui fait partie du cerveau »
(Matière et mémoire, p. 13).
Tout se serait donc passé comme si Deleuze avait commençé
par généraliser à l'ensemble de la philosophie
moderne, kantienne et hegelienne, dialectique et phénoménologique,
la critique qu'adressait Bergson à Einstein : avoir confondu
l'actuel et le virtuel, avoir rabattu la logique mathématique
des cas de solution sur la problématique ontologique de la
question de la matière et du temps. De sorte que c'est en
tant que la pensée deleuzienne n'a pour sujet que le virtuel
qu'elle pourra être indifféremment dite philosophie
du devenir, de la différence, de l'immanence ou de l'événement
- car c'est le virtuel qui permet d'énoncer, du point de
vue d'un nouveau matérialisme véritablement transcendantal
(matérialisme des conditions de réalité…),
chacune de ces notions pour elle-même et avec les autres.
Il ne serait pas très difficile de montrer que la constitution
même de la philosophie deleuzienne procède, dans ses
monographies sur Hume, Nietzsche, Spinoza, Leibniz, etc. , d'une
rematérialisation et d'une virtualisation systématiques
de l'histoire de la philosophie comme mode d'actualisation d'une
philosophie nouvelle, d'une philosophie virtuelle-matériale
dont l'effectuation infiniment variable ne cesse de produire de
nouveaux plis qui impliquent et compliquent le « devenir infini
de la philosophie » en tant que pratique théorique
d'une immanence devenue absolue. Et par là même, selon
une formulation de Simondon qui emporte Nietzsche et Deleuze dans
son phrasé, la philosophie comme « production d'essences
génétiques » visant par le concept, toujours,
quelque chose de l'ordre de l'événement... De là
suit que l'histoire de la philosophie deleuzienne fasse l'expérience
de l' image virtuelle-actuelle de la pensée - image non-dogmatique,
non-(re)cognitiviste, associant le concept au point d'émergence
du percept et de l'affect - en investissant un néo-bergsonisme
comme source intensive d'une ontologie qui aura perdu d'un seul
mouvement ces caractéristiques phénoménologiques,
dialectiques et langagières qui obéraient la philosophie
moderne. Une philosophie non-idéaliste et non-humaniste,
une biophilosophie - ou encore : une philosophie matérialiste
enfin contemporaine ?
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