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Origine : http://infokiosques.net/spip.php?article214
http://fr.scribd.com/doc/5328565/Postscriptum-sur-les-societes-de-controle-Gilles-Deleuze-1990
Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, Gilles
DELEUZE
Historique
Foucault a situé les sociétés disciplinaires
aux XVIIIè et XIXè siècles ; elles atteignent
à leur apogée au début du XXè. Elles
procèdent à l'organisation des grands milieux d'enfermement.
L'individu ne cesse de passer d'un milieu clos à un autre,
chacun ayant ses lois : d'abord la famille, puis l'école
(« tu n'es plus dans ta famille »), puis la caserne
(« tu n'es plus à l'école »), puis l'usine,
de temps en temps l'hôpital, éventuellement la prison
qui est le milieu d'enfermement par excellence. C'est la prison
qui sert de modèle analogique : l'héroïne d'Europe
51 peut s'écrier quand elle voit des ouvriers « j'ai
cru voir des condamnés... ». Foucault a très
bien analysé le projet idéal des milieux d'enfermement,
particulièrement visible dans l'usine : concentrer ; répartir
dans l'espace ; ordonner dans le temps ; composer dans l'espace-temps
une force productive dont l'effet doit être supérieur
à la somme des forces élémentaires. Mais ce
que Foucault savait aussi, c'était la brièveté
de ce modèle : il succédait à des sociétés
de souveraineté, dont le but et les fonctions étaient
tout autres (prélever plutôt qu'organiser la production,
décider de la mort plutôt que gérer la vie)
; la transition s'était faite progressivement, et Napoléon
semblait opérer la grande conversion d'une société
à l'autre. Mais les disciplines à leur tour connaîtraient
une crise, au profit de nouvelles forces qui se mettraient lentement
en place, et qui se précipiteraient après la Deuxième
Guerre mondiale : les sociétés disciplinaires, c'était
déjà ce que nous n'étions plus, ce que nous
cessions d'être.
Nous sommes dans une crise généralisée de
tous les milieux d'enfermement, prison, hôpital, usine, école,
famille. La famille est un « intérieur », en
crise comme tout autre intérieur, scolaire, professionnel,
etc. Les ministres compétents n'ont cessé d'annoncer
des réformes supposées nécessaires. Réformer
l'école, réformer l'industrie, l'hôpital, l'armée,
la prison ; mais chacun sait que ces institutions sont finies, à
plus ou moins longue échéance. Il s'agit seulement
de gérer leur agonie et d'occuper les gens, jusqu'à
l'installation de nouvelles forces qui frappent à la porte.
Ce sont les sociétés de contrôle qui sont en
train de remplacer les sociétés disciplinaires. «
Contrôle », c'est le nom que Burroughs propose pour
désigner le nouveau monstre, et que Foucault reconnaît
comme notre proche avenir. Paul Virilio aussi ne cesse d'analyser
les formes ultra-rapides de contrôle à l'air libre,
qui remplacent les vieilles disciplines opérant dans la durée
d'un système clos. Il n'y a pas lieu d'invoquer des productions
pharmaceutiques extraordinaires, des formations nucléaires,
des manipulations génétiques, bien qu'elles soient
destinées à intervenir dans le nouveau processus.
Il n'y a pas lieu de demander quel est le régime le plus
dur, ou le plus tolérable, car c'est en chacun d'eux que
s'affrontent les libérations et les asservissements. Par
exemple dans la crise de l'hôpital comme milieu d'enfermement,
la sectorisation, les hôpitaux de jour, les soins à
domicile ont pu marquer d'abord de nouvelles libertés, mais
participer aussi à des mécanismes de contrôle
qui rivalisent avec les plus durs enfermements. Il n'y a pas lieu
de craindre ou d'espérer, mais de chercher de nouvelles armes.
Logique
Les différents internats ou milieux d'enfermement par lesquels
l'individu passe sont des variables indépendantes : on est
censé chaque fois recommencer à zéro, et le
langage commun de tous ces milieux existe, mais est analogique.
Tandis que les différents contrôlats sont des variations
inséparables, formant un système à géométrie
variable dont le langage est numérique (ce qui ne veut pas
dire nécessairement binaire). Les enfermements sont des moules,
des moulages distincts, mais les contrôles sont une modulation,
comme un moulage auto-déformant qui changerait continûment,
d'un instant à l'autre, ou comme un tamis dont les mailles
changeraient d'un point à un autre. On le voit bien dans
la question des salaires : l'usine était un corps qui portait
ses forces intérieures à un point d'équilibre,
le plus haut possible pour la production, le plus bas possible pour
les salaires ; mais, dans une société de contrôle,
l'entreprise a remplacé l'usine, et l'entreprise est une
âme, un gaz. Sans doute l'usine connaissait déjà
le système des primes, mais l'entreprise s'efforce plus profondément
d'imposer une modulation de chaque salaire, dans des états
de perpétuelle métastabilité qui passent par
des challenges, concours et colloques extrêmement comiques.
Si les jeux télévisés les plus idiots ont tant
de succès, c'est parce qu'ils expriment adéquatement
la situation d'entreprise. L'usine constituait les individus en
corps, pour le double avantage du patronat qui surveillait chaque
élément dans la masse, et des syndicats qui mobilisaient
une masse de résistance ; mais l'entreprise ne cesse d'introduire
une rivalité inexpiable comme saine émulation, excellente
motivation qui oppose les individus entre eux et traverse chacun,
le divisant en lui-même. Le principe modulateur du «
salaire au mérite » n'est pas sans tenter l'Éducation
nationale elle-même : en effet, de même que l'entreprise
remplace l'usine, la formation permanente tend à remplacer
l'école, et le contrôle continu remplacer l'examen.
Ce qui est le plus sûr moyen de livrer l'école à
l'entreprise.
Dans les sociétés de discipline, on n'arrêtait
pas de recommencer (de l'école à la caserne, de la
caserne à l'usine), tandis que dans les sociétés
de contrôle on n'en finit jamais avec rien, l'entreprise,
la formation, le service étant les états métastables
et coexistants d'une même modulation, comme d'un déformateur
universel. Kafka qui s'installait déjà à la
charnière de deux types de société a décrit
dans Le procès les formes juridiques les plus redoutables
: l'acquittement apparent des sociétés disciplinaires
(entre deux enfermements), l'atermoiement illimité des sociétés
de contrôle (en variation continue) sont deux modes de vie
juridiques très différents, et si notre droit est
hésitant, lui-même en crise, c'est parce que nous quittons
l'un pour entrer dans l'autre. Les sociétés disciplinaires
ont deux pôles : la signature qui indique l'individu, et le
nombre ou numéro matricule qui indique sa position dans une
masse. C'est que les disciplines n'ont jamais vu d'incompatibilité
entre les deux, et c'est en même temps que le pouvoir est
massifiant et individuant, c'est-à-dire constitue en corps
ceux sur lesquels il s'exerce et moule l'individualité de
chaque membre du corps (Foucault voyait l'origine de ce double souci
dans le pouvoir pastoral du prêtre - le troupeau et chacune
des bêtes - mais le pouvoir civil allait se faire «
pasteur » laïc à son tour avec d'autres moyens).
Dans les sociétés de contrôle, au contraire,
l'essentiel n'est plus une signature ni un nombre, mais un chiffre
: le chiffre est un mot de passe, tandis que les sociétés
disciplinaires sont réglées par des mots d'ordre (aussi
bien du point de vue de
l'intégration que de la résistance). Le langage numérique
du contrôle est fait de chiffres, qui marquent l'accès
à l'information, ou le rejet. On ne se trouve plus devant
le couple masse-individu. Les individus sont devenus des «
dividuels », et les masses, des échantillons, des données,
des marchés ou des « banques ». C'est peut-être
l'argent qui exprime le mieux la distinction des deux sociétés,
puisque la discipline s'est toujours rapportée à des
monnaies moulées qui renfermaient de l'or comme nombre étalon,
tandis que le contrôle renvoie à des échanges
flottants, modulations qui font intervenir comme chiffre un pourcentage
de différentes monnaies échantillons. La vieille taupe
monétaire est l'animal des milieux d'enfermement, mais le
serpent est celui des sociétés de contrôle.
Nous sommes passés d'un animal à l'autre, de la taupe
au serpent, dans le régime où nous vivons, mais aussi
dans notre manière de vivre et nos rapports avec autrui.
L 'homme des disciplines était un producteur discontinu d'énergie,
mais l'homme du contrôle est plutôt ondulatoire, mis
en orbite, sur faisceau continu. Partout le surf a déjà
remplacé les vieux sports.
Il est facile de faire correspondre à chaque société
des types de machines, non pas que les machines soient déterminantes,
mais parce qu'elles expriment les formes sociales capables de leur
donner naissance et de s'en servir. Les vieilles sociétés
de souveraineté maniaient des machines simples, leviers,
poulies, horloges ; mais les sociétés disciplinaires
récentes avaient pour équipement des machines énergétiques,
avec le danger passif de l'entropie, et le danger actif du sabotage
; les sociétés de contrôle opèrent par
machines de troisième espèce, machines informatiques
et ordinateurs dont le danger passif est le brouillage, et l'actif,
le piratage et l'introduction de virus. Ce n'est pas une évolution
technologique sans être plus profondément une mutation
du capitalisme. C'est une mutation déjà bien connue
qui peut se résumer ainsi : le capitalisme du XIXè
siècle est à concentration, pour la production, et
de propriété. Il érige donc l'usine en milieu
d'enfermement, le capitaliste étant propriétaire des
moyens de production, mais aussi éventuellement propriétaire
d'autres milieux conçus par analogie (la maison familiale
de l'ouvrier, l'école). Quant au marché, il est conquis
tantôt par spécialisation, tantôt par colonisation,
tantôt par abaissement des coûts de production. Mais,
dans la situation actuelle, le capitalisme n'est plus pour la production,
qu'il relègue souvent dans la périphérie du
tiers monde, même sous les formes complexes du textile, de
la métallurgie ou du pétrole. C'est un capitalisme
de surproduction. Il n'achète plus des matières premières
et ne vend plus des produits tout faits : il achète les produits
tout faits, ou monte des pièces détachées.
Ce qu'il veut vendre, c'est des services, et ce qu'il veut acheter,
ce sont des actions. Ce n'est plus un capitalisme pour la production,
mais pour le produit, c'est-à-dire pour la vente ou pour
le marché. Aussi est-il essentiellement dispersif, et l'usine
a cédé la place à l'entreprise. La famille,
l'école, l'armée, l'usine ne sont plus des milieux
analogiques distincts qui convergent vers un propriétaire,
État ou puissance privée, mais les figures chiffrées,
déformables et transformables, d'une même entreprise
qui n'a plus que des gestionnaires. Même l'art a quitté
les milieux clos pour entrer dans les circuits ouverts de la banque.
Les conquêtes de marché se font par prise de contrôle
et non plus par formation de discipline, par fixation des cours
plus encore que par abaissement des coûts, par transformation
de produit plus que par spécialisation de production. La
corruption y gagne une nouvelle puissance. Le service de vente est
devenu le centre ou l'« âme » de l'entreprise.
On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est
bien la nouvelle la plus terrifiante du monde. Le marketing est
maintenant l'instrument du contrôle social, et forme la race
impudente de nos maîtres. Le contrôle est à court
terme et à rotation rapide, mais aussi continu et illimité,
tandis que la discipline était de longue durée, infinie
et discontinue. L'homme n'est plus l'homme enfermé, mais
l'homme endetté. Il est vrai que le capitalisme a gardé
pour constante l'extrême misère des trois quarts de
l'humanité, trop pauvres pour la dette, trop nombreux pour
l'enfermement : le contrôle n'aura pas seulement à
affronter les dissipations de frontières, mais les explosions
de bidonvilles ou de ghettos.
Programme
Il n'y a pas besoin de science-fiction pour concevoir un mécanisme
de contrôle qui donne à chaque instant la position
d'un élément en milieu ouvert, animal dans une réserve,
homme dans une entreprise (collier électronique). Félix
Guattari imaginait une ville où chacun pouvait quitter son
appartement, sa rue, son quartier, grâce à sa carte
électronique (dividuelle) qui faisait lever telle ou telle
barrière ; mais aussi bien la carte pouvait être recrachée
tel jour, ou entre telles heures ; ce qui compte n'est pas la barrière,
mais l'ordinateur qui repère la position de chacun, licite
ou illicite, et opère une modulation universelle.
L'étude socio-technique des mécanismes de contrôle,
saisis à leur aurore, devrait être catégorielle
et décrire ce qui est déjà en train de s'installer
à la place des milieux d'enfermement disciplinaires, dont
tout le monde annonce la crise. Il se peut que de vieux moyens,
empruntés aux anciennes sociétés de souveraineté,
reviennent sur scène, mais avec les adaptations nécessaires.
Ce qui compte, c'est que nous sommes au début de quelque
chose. Dans le régime des prisons : la recherche de peines
de « substitution » au moins pour la petite délinquance,
et l'utilisation de colliers électroniques qui imposent au
condamné de rester chez lui à telles heures. Dans
le régime des écoles : les formes de contrôle
continu, et l'action de la formation permanente sur l'école,
l'abandon cotres pondant de toute recherche à l'Université,
l'introduction de l' « entreprise » à tous les
niveaux de scolarité. Dans le régime des hôpitaux
: la nouvelle médecine « sans médecin ni malade
» qui dégage des malades potentiels et des sujets à
risque, qui ne témoigne nullement d'un progrès vers
l'individuation, comme on le dit, mais substitue au corps individuel
ou numérique le chiffre d'une matière « dividuelle
» à contrôler. Dans le régime d'entreprise
: les nouveaux traitements de l'argent, des produits et des hommes
qui ne passent plus par la vieille forme-usine. Ce sont des exemples
assez minces, mais qui permettraient de mieux comprendre ce qu on
entend par crise des institutions, c'est-à-dire l'installation
progressive et dispersée d'un nouveau régime de domination.
Une des questions les plus importantes concernerait l'inaptitude
des syndicats : liés dans toute leur histoire à la
lutte contre les disciplines ou dans les milieux d'enfermement,
pourront-ils s'adapter ou laisseront-ils place à de nouvelles
formes de résistance contre les sociétés de
contrôle ? Peut-on déjà saisir des ébauches
de ces formes à venir, capables de s'attaquer aux joies du
marketing ? Beaucoup de jeunes gens réclament étrangement
d'être « motivés », ils redemandent des
stages et de la formation permanente ; c'est à eux de découvrir
ce à quoi on les fait servir, comme leurs aînés
ont découvert non sans peine la finalité des disciplines.
Les anneaux d'un serpent sont encore plus compliqués que
les trous d'une taupinière.
Deleuze, "Post-scriptum sur les sociétés de contrôle",
in L 'autre journal, n°1, mai 1990
Origine :
http://aejcpp.free.fr/articles/controle_deleuze.htm
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