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Patrice Maniglier : "Deleuze, un métaphysicien dans le siècle"
Texte paru dans le Magazine littéraire, n°406, février 2002, pp. 26-28.

Origine : http://ciepfc.rhapsodyk.net/article.php3?id_article=54

Deleuze : Un métaphysicien dans le siècle

« Mais un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien. » Cette phrase de Michel Foucault fut reçue, on le sait, comme la promesse que Deleuze deviendrait au siècle désormais passé ce que Descartes fut à celui de Malebranche. Nombreux sont ceux qui, déjà, font gloire à Foucault de son sens prophétique, pour mieux faire gloire à Deleuze de sa grandeur historique.

Pourtant, la phrase de Foucault avait un tout autre sens, bien plus pertinent en vérité. Car le siècle dont il s'agissait n'a pas de chronologie : il s'agit tout simplement de ce que les clercs (que nous sommes si souvent) appellent le monde, ce monde dont on se retire pour être régulier, ou dans lequel on se risque au titre de séculier . Relisons donc : « Longtemps, je crois, cette œuvre tournera au-dessus de nos têtes, en résonance énigmatique avec elle de Klossowski, autre signe majeur et excessif. Mais un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien. » . Par cette petite phrase, Foucault voulait donc dire plutôt ceci : les livres de Deleuze semblent aujourd'hui tournoyer dans le ciel indifférent et lointain de la métaphysique, mais c'est, à la manière de l'aigle de Zarathoustra, uniquement pour mieux préparer le moment où ils fondront sur la Terre et inscriront leurs effets en lettres vivantes dans la politique, le savoir, l'art.

On ne peut alors en effet qu'admirer la perspicacité du diagnostic foucaldien, pointant en médecin, en ami, à la fois la richesse et le danger propre de l'œuvre deleuzienne, ainsi que le risque auquel elle expose ses admirateurs - promesse et menace qui sont en réalité communes à toute métaphysique, et dont on sent qu'elles concernent intimement Foucault, qui lui-même a toujours cherché à faire de la philosophie sinon une puissance, du moins un contre-pouvoir.

Séculariser la métaphysique : dilemme assurément commun au moins à toute une génération, mais que Deleuze a porté sans doute à sa limite, dont on peut même dire qu'il a fait un véritable Schibboleth : ou vous savez faire de la métaphysique une virtualité du siècle, ou vous vous condamnez au bavardage et à la niaiserie.

Deleuze, quant à lui, avait sans doute bien compris la phrase de son ami lorsqu'il l'interprétait ainsi : « il voulait sans doute dire que j'étais le plus innocent, le plus philosophe » ? Oui, le plus philosophe parce que celui qui voulait que la philosophie soit une exploration des virtualités du siècle, parce qu'il ne cherchait pas des remèdes à l'injonction de sécularisation dans l'ethnologie, la psychanalyse, l'histoire, la sociologie, etc., , mais uniquement dans un travail de la métaphysique sur elle-même. La métaphysique peut-elle nous aider à comprendre le monde et à le changer ? guider les opérations pratiques du savoir ? servir au linguiste au travail, au physicien dans son laboratoire ? inspirer la pratique politique ? le concept d'heccéité peut-il servir à l'élaboration d'une tactique, au diagnostic d'une situation, à la reconnaissance des alliances pertinentes ? la métaphysique peut-elle accompagner de grands événements, scientifiques ou politiques ? C'est parce qu'il a posé ces questions que Deleuze est un grand métaphysicien.

Certes, une bonne part de la séduction qu'il exerce aujourd'hui tient sans doute à ce que la métaphysique, toute la métaphysique, semble, à travers lui, à nouveau justifiée. La séduction est sans doute renforcée par le fait qu'il est sans doute celui qui, de sa génération, a le plus complètement été à la fois un représentant exemplaire de la tradition universitaire et un créateur de ces langages inouïs qui ont accompagné les grands mouvements des années 60 et 70. Le risque cependant est grand que le jeu puéril des disputes métaphysiques reprenne le dessus, que l'on attache de nouveau de l'importance à clamer l'Univoque ou l'Immanence. Et quelques voix se sont justement élevées contre ces ébats aussi inoffensifs que vains.

Car la métaphysique n'a aucune importance en elle-même. Il n'y a rien de plus ridicule de prétendre trouver dans la science, dans l'actualité, des preuves à ses convictions métaphysiques. Il ne faut jamais partir de la métaphysique. Il n'y a aucune raison non plus de chercher nécessairement à y arriver. Mais il arrive que, non par principe, mais de fait, pour des raisons locales, singulières, il faille y passer : qu'on ne puisse continuer à penser, à agir, à pousser un peu plus loin une découverte scientifique par exemple, qu'en construisant la métaphysique de son propre geste. C'est cela, en vérité, qu'enseigne Deleuze dans sa pratique. La métaphysique de Deleuze n'est pas une philosophie première : elle est seconde . Qu'il s'agisse de Nietzsche, de Proust, de la « machine de guerre » ou du masochisme, c'est toujours à partir de cas que Deleuze construit sa philosophie : sa métaphysique est de circonstances. Contrairement à Heidegger (entre autres), Deleuze ne croit pas qu'il y ait des événements métaphysiques, qui décideraient de notre destin. Au contraire, c'est toujours un travail difficile, précaire, que d'extraire la métaphysique d'un événement. C'est donc toujours pour des raisons événementielles que la métaphysique redevient à chaque fois non seulement possible, mais encore nécessaire : car il arrive en effet qu'un événement ne puisse s'accomplir que par cet arrêt sur image que lui renvoie une métaphysique. Toute métaphysique est entre deux siècles.

Il ne sert donc à rien de louer en Deleuze la redécouverte d'une métaphysique pré-parmédienne ou, au contraire, d'opposer à la fausse métaphysique de Deleuze une vraie, à la manière d'Alain Badiou . Car il ne saurait y avoir de métaphysique deleuzienne sans le dégagement d'événements scientifiques, politiques, en train de produire, ni sans que ce travail de diagnostic soit en même temps le moyen de prolonger, donc aussi d'infléchir, ces événements. Pour Deleuze, tout se passe entre d'un côté Logique du sens et Différence et Répétition, et de l'autre l'Anti-Œdipe et Mille Plateaux. Entre les deux, il y a comme une sorte de va-et-vient du siècle à la métaphysique et de la métaphysique au siècle. Le siècle, en l'occurrence, était « structuraliste », et Deleuze et Guattari ont voulu qu'il devienne « schizo-analytique ». Qu'ils aient échoué est un fait : « parce que l'époque n'y était plus »… Mais ce siècle ne s'achève pas, le travail est à reprendre. Alors comment s'y prendre ?

Peut-être en essayant de montrer de quelle manière l'ontologie du signe que Deleuze a construit à partir du structuralisme impliquait un dépassement de la méthode structurale, vers celle mise au point avec Félix Guattari. La « schizo-analyse » est un nouvelle méthode : elle porte sur des phénomènes linguistiques, des œuvres (Kafka), des problèmes de clinique psychiatrique, etc.. Le structuralisme était à la fois la généralisation de certaines techniques (exposées notamment par Troubetzkoy dans son grand ouvrage Principes de phonologie) au delà des langues, et la position d'un problème proprement philosophique nouveau. Là où la tradition tenait pour problématique uniquement l'être du sens (de l'intelligible), Saussure montre que ce sont les signes eux-mêmes, phrases prononcées, sons, lettres, gestes, etc., qui ont en réalité un régime d'existence proprement inouï : le signifiant « dans son essence n'est aucunement phonique, il est incorporel, constitué, non par sa substance matérielle, mais uniquement par les différences qui séparent son image acoustique de toutes les autres » . A travers le concept de phonème, cette question ontologique accompagnera tout le développement de la linguistique dite « structurale », puis toute une nouvelle ontologie de la culture avec Claude Lévi-Strauss, de l'histoire avec Foucault, de la politique avec Althusser, de l'inconscient avec Lacan…

Peut-être est-ce en montrant de quelle manière la constitution des procédures de la méthode structurale impliquaient par nature la position d'un problème ontologique excessif, énorme, que l'on pourra espérer comprendre comment la nouvelle langue métaphysique de Deleuze et Guattari peut à son tour transformer la manière dont nous travaillons à penser le réel, intervenir sur la douleur, diagnostiquer le présent, comprendre des mythes... Non pas, donc, en tentant désespérément de « déduire » de la métaphysique de Deleuze et Guattari quelques pauvres conseils pour aller dans le monde, mais en refaisant leur propre geste, interrompu par une époque qui, sans doute, ne le méritait pas.

C'est donc bien, peut-être, finalement, en relisant ce siècle qui s'est écoulé comme le siècle de Deleuze, que l'on peut espérer faire venir Deleuze dans le siècle.



> Patrice Maniglier : "Deleuze, un métaphysicien dans le siècle"

9 janvier 2005, par David Fournier

J'ajoute quelques notes à votre très bel article sur "Deleuze, un métaphysicien dans le siècle".

D'abord à propos de la phrase de Foucault : "Longtemps, je crois, cette œuvre tournera au-dessus de nos têtes, en résonance énigmatique avec celle de Klossowski, autre signe majeur et excessif. Mais un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien." Vous faites très bien entendre le vocabulaire religieux, l'opposition régulier/séculier recelés en ce "siècle". Je crois qu'on pourrait prendre Foucault encore plus à la lettre que vous ne le faites, et dire que l'image qu'il donne de l'auteur de Différence et répétition et Logique du sens est celle d'un "théologien", bien qu'évidemment d'une théologie hérétique, ou plutôt d'une athéologie ("mort de Dieu et sodomie", écrit-il au passage) de l'éternel retour. D'où la mention de Klossowski.

Il semble aussi que Foucault prenne lui-même note, quelques années plus tard, de la sécularisation de cette théologie. C'est la préface à l'édition américaine de L'anti-Œdipe. "Etre anti-Œdipe est devenu une manière d'être, un mode de vie", écrit Foucault (je cite de mémoire). Comment ne pas lire très exactement ici : le siècle est devenu deleuzien ? Mais le plus intéressant, c'est que Foucault va derechef situer L'anti-Œdipe dans un contexte religieux : c'est une "Introduction à la vie non-fasciste", écrit-il, renvoyant à l'Introduction à la vie dévote de Saint François de Salle, "vie dévote" qui est très exactement la vie d'une âme chrétienne dans le siècle (par contraste avec une vie chrétienne seulement contemplative).

Du coup, si on suivait Foucault, il faudrait peut-être infléchir votre titre en "Deleuze, un (a)théologien dans le siècle". C'est tout de même drôle que Foucault ait saisi les entreprises de son ami d'un bout à l'autre sous cet angle religieux : le personnage de "métaphysicien" dont vous parlez semble pourtant mieux convenir à Deleuze.

La piste de lecture que vous suggérez à travers le problème ontologique excessif que posait la méthode structurale est remarquable. Dans une réponse à Alquié, après l'exposé de sa Méthode de dramatisation à la Société française de philosophie en 1967, Deleuze assimilait la philosophie à une "théorie des systèmes", et on sait que pour lui à cette époque "systèmes" et "structures", c'était la même chose. Dramatiser, c'est poser les bonnes questions pour, du cas, dégager l'Idée-structure. Il suggère que la méthode devrait s'appliquer à la philosophie elle-même, ce qui anticipe sur "Qu'est-ce que la philosophie ?" (dont le titre apparaît paradoxal et un peu ironique, la Dramatisation ayant pour vertu d'évacuer la question de l'essence - "qu'est-ce que ?").

Du coup, peut-être devrait-on se méfier encore plus que vous ne faites des termes de "métaphysique" et d' "ontologie" chez Deleuze ou appliqués à Deleuze. Il y aurait d'une part quelque chose comme une métaphysique spéciale (qui a trait à ce qui mérite d'être vécu) : (a)théologie de l'éternel retour, éthique "non-fasciste", etc. qui correspond à l'angle de lecture de Foucault. Et d'autre part une métaphysique générale (théorie de la présentation en général) : théorie des systèmes ou de l'Idée-structure (premier Deleuze), puis théorie des multiplicités (avec Guattari) - angle de lecture que vous privilégiez. Ce qui mérite d'être vécu doit bien sûr être situé dans des systèmes, voire dans le jeu entre les systèmes (pour l'éternel retour, peut-être), de sorte que la métaphysique générale est comme le "long détour" qui autorise la métaphysique spéciale (Foucault, lui, éludait ce long détour dans Différence et répétition, oubliant presque les deux derniers chapitres, ou croyait le trouver dans Logique du sens ?). L'ambiguïté de l'"ontologie", c'est alors que ce mot chez Deleuze ne correspond pas, comme pour la tradition, à la métaphysique générale, mais semble réservé à la métaphysique spéciale, singulièrement à l'éternel retour. Que le verbe "être" ne soit pas directeur pour la métaphysique générale, c'est ce que dit Deleuze avec sa Méthode de dramatisation, qui est, elle, la véritable métaphysique générale, une théorie des systèmes. Au bout du compte, pour lever toute ambiguïté, ne vaudrait-il pas mieux dire que les méthodes structurales posaient à la fin des années soixante, à Deleuze comme à Foucault, un problème "théorique" (donc principalement de généralité et de rigueur) plutôt qu'"ontologique" ?

Cela permettrait de faire le lien avec Badiou, qui propose en deux temps (L'être et l'événement, Logiques des mondes) une nouvelle "théorie des systèmes" (les "situations" ou "mondes" de Badiou sont la relève des "structures" ou "systèmes" du premier Deleuze) qui a bien la fonction d'une métaphysique générale (la métaphysique spéciale est chez lui "Théorie du sujet"), mais où le terme "ontologie" se trouve redéfini ad hoc comme "théorie axiomatique des ensembles (ZFC)", ce qui rend son usage hors contexte ambigu.