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Origine :
http://ciepfc.rhapsodyk.net/article.php3?id_article=54
Deleuze : Un métaphysicien dans le siècle
« Mais un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien.
» Cette phrase de Michel Foucault fut reçue, on le
sait, comme la promesse que Deleuze deviendrait au siècle
désormais passé ce que Descartes fut à celui
de Malebranche. Nombreux sont ceux qui, déjà, font
gloire à Foucault de son sens prophétique, pour mieux
faire gloire à Deleuze de sa grandeur historique.
Pourtant, la phrase de Foucault avait un tout autre sens, bien
plus pertinent en vérité. Car le siècle dont
il s'agissait n'a pas de chronologie : il s'agit tout simplement
de ce que les clercs (que nous sommes si souvent) appellent le monde,
ce monde dont on se retire pour être régulier, ou dans
lequel on se risque au titre de séculier . Relisons donc
: « Longtemps, je crois, cette œuvre tournera au-dessus
de nos têtes, en résonance énigmatique avec
elle de Klossowski, autre signe majeur et excessif. Mais un jour,
peut-être, le siècle sera deleuzien. » . Par
cette petite phrase, Foucault voulait donc dire plutôt ceci
: les livres de Deleuze semblent aujourd'hui tournoyer dans le ciel
indifférent et lointain de la métaphysique, mais c'est,
à la manière de l'aigle de Zarathoustra, uniquement
pour mieux préparer le moment où ils fondront sur
la Terre et inscriront leurs effets en lettres vivantes dans la
politique, le savoir, l'art.
On ne peut alors en effet qu'admirer la perspicacité du
diagnostic foucaldien, pointant en médecin, en ami, à
la fois la richesse et le danger propre de l'œuvre deleuzienne,
ainsi que le risque auquel elle expose ses admirateurs - promesse
et menace qui sont en réalité communes à toute
métaphysique, et dont on sent qu'elles concernent intimement
Foucault, qui lui-même a toujours cherché à
faire de la philosophie sinon une puissance, du moins un contre-pouvoir.
Séculariser la métaphysique : dilemme assurément
commun au moins à toute une génération, mais
que Deleuze a porté sans doute à sa limite, dont on
peut même dire qu'il a fait un véritable Schibboleth
: ou vous savez faire de la métaphysique une virtualité
du siècle, ou vous vous condamnez au bavardage et à
la niaiserie.
Deleuze, quant à lui, avait sans doute bien compris la phrase
de son ami lorsqu'il l'interprétait ainsi : « il voulait
sans doute dire que j'étais le plus innocent, le plus philosophe
» ? Oui, le plus philosophe parce que celui qui voulait que
la philosophie soit une exploration des virtualités du siècle,
parce qu'il ne cherchait pas des remèdes à l'injonction
de sécularisation dans l'ethnologie, la psychanalyse, l'histoire,
la sociologie, etc., , mais uniquement dans un travail de la métaphysique
sur elle-même. La métaphysique peut-elle nous aider
à comprendre le monde et à le changer ? guider les
opérations pratiques du savoir ? servir au linguiste au travail,
au physicien dans son laboratoire ? inspirer la pratique politique
? le concept d'heccéité peut-il servir à l'élaboration
d'une tactique, au diagnostic d'une situation, à la reconnaissance
des alliances pertinentes ? la métaphysique peut-elle accompagner
de grands événements, scientifiques ou politiques
? C'est parce qu'il a posé ces questions que Deleuze est
un grand métaphysicien.
Certes, une bonne part de la séduction qu'il exerce aujourd'hui
tient sans doute à ce que la métaphysique, toute la
métaphysique, semble, à travers lui, à nouveau
justifiée. La séduction est sans doute renforcée
par le fait qu'il est sans doute celui qui, de sa génération,
a le plus complètement été à la fois
un représentant exemplaire de la tradition universitaire
et un créateur de ces langages inouïs qui ont accompagné
les grands mouvements des années 60 et 70. Le risque cependant
est grand que le jeu puéril des disputes métaphysiques
reprenne le dessus, que l'on attache de nouveau de l'importance
à clamer l'Univoque ou l'Immanence. Et quelques voix se sont
justement élevées contre ces ébats aussi inoffensifs
que vains.
Car la métaphysique n'a aucune importance en elle-même.
Il n'y a rien de plus ridicule de prétendre trouver dans
la science, dans l'actualité, des preuves à ses convictions
métaphysiques. Il ne faut jamais partir de la métaphysique.
Il n'y a aucune raison non plus de chercher nécessairement
à y arriver. Mais il arrive que, non par principe, mais de
fait, pour des raisons locales, singulières, il faille y
passer : qu'on ne puisse continuer à penser, à agir,
à pousser un peu plus loin une découverte scientifique
par exemple, qu'en construisant la métaphysique de son propre
geste. C'est cela, en vérité, qu'enseigne Deleuze
dans sa pratique. La métaphysique de Deleuze n'est pas une
philosophie première : elle est seconde . Qu'il s'agisse
de Nietzsche, de Proust, de la « machine de guerre »
ou du masochisme, c'est toujours à partir de cas que Deleuze
construit sa philosophie : sa métaphysique est de circonstances.
Contrairement à Heidegger (entre autres), Deleuze ne croit
pas qu'il y ait des événements métaphysiques,
qui décideraient de notre destin. Au contraire, c'est toujours
un travail difficile, précaire, que d'extraire la métaphysique
d'un événement. C'est donc toujours pour des raisons
événementielles que la métaphysique redevient
à chaque fois non seulement possible, mais encore nécessaire
: car il arrive en effet qu'un événement ne puisse
s'accomplir que par cet arrêt sur image que lui renvoie une
métaphysique. Toute métaphysique est entre deux siècles.
Il ne sert donc à rien de louer en Deleuze la redécouverte
d'une métaphysique pré-parmédienne ou, au contraire,
d'opposer à la fausse métaphysique de Deleuze une
vraie, à la manière d'Alain Badiou . Car il ne saurait
y avoir de métaphysique deleuzienne sans le dégagement
d'événements scientifiques, politiques, en train de
produire, ni sans que ce travail de diagnostic soit en même
temps le moyen de prolonger, donc aussi d'infléchir, ces
événements. Pour Deleuze, tout se passe entre d'un
côté Logique du sens et Différence et Répétition,
et de l'autre l'Anti-Œdipe et Mille Plateaux. Entre les deux,
il y a comme une sorte de va-et-vient du siècle à
la métaphysique et de la métaphysique au siècle.
Le siècle, en l'occurrence, était « structuraliste
», et Deleuze et Guattari ont voulu qu'il devienne «
schizo-analytique ». Qu'ils aient échoué est
un fait : « parce que l'époque n'y était plus
»… Mais ce siècle ne s'achève pas, le
travail est à reprendre. Alors comment s'y prendre ?
Peut-être en essayant de montrer de quelle manière
l'ontologie du signe que Deleuze a construit à partir du
structuralisme impliquait un dépassement de la méthode
structurale, vers celle mise au point avec Félix Guattari.
La « schizo-analyse » est un nouvelle méthode
: elle porte sur des phénomènes linguistiques, des
œuvres (Kafka), des problèmes de clinique psychiatrique,
etc.. Le structuralisme était à la fois la généralisation
de certaines techniques (exposées notamment par Troubetzkoy
dans son grand ouvrage Principes de phonologie) au delà des
langues, et la position d'un problème proprement philosophique
nouveau. Là où la tradition tenait pour problématique
uniquement l'être du sens (de l'intelligible), Saussure montre
que ce sont les signes eux-mêmes, phrases prononcées,
sons, lettres, gestes, etc., qui ont en réalité un
régime d'existence proprement inouï : le signifiant
« dans son essence n'est aucunement phonique, il est incorporel,
constitué, non par sa substance matérielle, mais uniquement
par les différences qui séparent son image acoustique
de toutes les autres » . A travers le concept de phonème,
cette question ontologique accompagnera tout le développement
de la linguistique dite « structurale », puis toute
une nouvelle ontologie de la culture avec Claude Lévi-Strauss,
de l'histoire avec Foucault, de la politique avec Althusser, de
l'inconscient avec Lacan…
Peut-être est-ce en montrant de quelle manière la
constitution des procédures de la méthode structurale
impliquaient par nature la position d'un problème ontologique
excessif, énorme, que l'on pourra espérer comprendre
comment la nouvelle langue métaphysique de Deleuze et Guattari
peut à son tour transformer la manière dont nous travaillons
à penser le réel, intervenir sur la douleur, diagnostiquer
le présent, comprendre des mythes... Non pas, donc, en tentant
désespérément de « déduire »
de la métaphysique de Deleuze et Guattari quelques pauvres
conseils pour aller dans le monde, mais en refaisant leur propre
geste, interrompu par une époque qui, sans doute, ne le méritait
pas.
C'est donc bien, peut-être, finalement, en relisant ce siècle
qui s'est écoulé comme le siècle de Deleuze,
que l'on peut espérer faire venir Deleuze dans le siècle.
> Patrice Maniglier : "Deleuze, un métaphysicien dans
le siècle"
9 janvier 2005, par David Fournier
J'ajoute quelques notes à votre très bel article
sur "Deleuze, un métaphysicien dans le siècle".
D'abord à propos de la phrase de Foucault : "Longtemps,
je crois, cette œuvre tournera au-dessus de nos têtes,
en résonance énigmatique avec celle de Klossowski,
autre signe majeur et excessif. Mais un jour, peut-être, le
siècle sera deleuzien." Vous faites très bien
entendre le vocabulaire religieux, l'opposition régulier/séculier
recelés en ce "siècle". Je crois qu'on pourrait
prendre Foucault encore plus à la lettre que vous ne le faites,
et dire que l'image qu'il donne de l'auteur de Différence
et répétition et Logique du sens est celle d'un "théologien",
bien qu'évidemment d'une théologie hérétique,
ou plutôt d'une athéologie ("mort de Dieu et sodomie",
écrit-il au passage) de l'éternel retour. D'où
la mention de Klossowski.
Il semble aussi que Foucault prenne lui-même note, quelques
années plus tard, de la sécularisation de cette théologie.
C'est la préface à l'édition américaine
de L'anti-Œdipe. "Etre anti-Œdipe est devenu une
manière d'être, un mode de vie", écrit
Foucault (je cite de mémoire). Comment ne pas lire très
exactement ici : le siècle est devenu deleuzien ? Mais le
plus intéressant, c'est que Foucault va derechef situer L'anti-Œdipe
dans un contexte religieux : c'est une "Introduction à
la vie non-fasciste", écrit-il, renvoyant à l'Introduction
à la vie dévote de Saint François de Salle,
"vie dévote" qui est très exactement la
vie d'une âme chrétienne dans le siècle (par
contraste avec une vie chrétienne seulement contemplative).
Du coup, si on suivait Foucault, il faudrait peut-être infléchir
votre titre en "Deleuze, un (a)théologien dans le siècle".
C'est tout de même drôle que Foucault ait saisi les
entreprises de son ami d'un bout à l'autre sous cet angle
religieux : le personnage de "métaphysicien" dont
vous parlez semble pourtant mieux convenir à Deleuze.
La piste de lecture que vous suggérez à travers
le problème ontologique excessif que posait la méthode
structurale est remarquable. Dans une réponse à Alquié,
après l'exposé de sa Méthode de dramatisation
à la Société française de philosophie
en 1967, Deleuze assimilait la philosophie à une "théorie
des systèmes", et on sait que pour lui à cette
époque "systèmes" et "structures",
c'était la même chose. Dramatiser, c'est poser les
bonnes questions pour, du cas, dégager l'Idée-structure.
Il suggère que la méthode devrait s'appliquer à
la philosophie elle-même, ce qui anticipe sur "Qu'est-ce
que la philosophie ?" (dont le titre apparaît paradoxal
et un peu ironique, la Dramatisation ayant pour vertu d'évacuer
la question de l'essence - "qu'est-ce que ?").
Du coup, peut-être devrait-on se méfier encore plus
que vous ne faites des termes de "métaphysique"
et d' "ontologie" chez Deleuze ou appliqués à
Deleuze. Il y aurait d'une part quelque chose comme une métaphysique
spéciale (qui a trait à ce qui mérite d'être
vécu) : (a)théologie de l'éternel retour, éthique
"non-fasciste", etc. qui correspond à l'angle de
lecture de Foucault. Et d'autre part une métaphysique générale
(théorie de la présentation en général)
: théorie des systèmes ou de l'Idée-structure
(premier Deleuze), puis théorie des multiplicités
(avec Guattari) - angle de lecture que vous privilégiez.
Ce qui mérite d'être vécu doit bien sûr
être situé dans des systèmes, voire dans le
jeu entre les systèmes (pour l'éternel retour, peut-être),
de sorte que la métaphysique générale est comme
le "long détour" qui autorise la métaphysique
spéciale (Foucault, lui, éludait ce long détour
dans Différence et répétition, oubliant presque
les deux derniers chapitres, ou croyait le trouver dans Logique
du sens ?). L'ambiguïté de l'"ontologie",
c'est alors que ce mot chez Deleuze ne correspond pas, comme pour
la tradition, à la métaphysique générale,
mais semble réservé à la métaphysique
spéciale, singulièrement à l'éternel
retour. Que le verbe "être" ne soit pas directeur
pour la métaphysique générale, c'est ce que
dit Deleuze avec sa Méthode de dramatisation, qui est, elle,
la véritable métaphysique générale,
une théorie des systèmes. Au bout du compte, pour
lever toute ambiguïté, ne vaudrait-il pas mieux dire
que les méthodes structurales posaient à la fin des
années soixante, à Deleuze comme à Foucault,
un problème "théorique" (donc principalement
de généralité et de rigueur) plutôt qu'"ontologique"
?
Cela permettrait de faire le lien avec Badiou, qui propose en
deux temps (L'être et l'événement, Logiques
des mondes) une nouvelle "théorie des systèmes"
(les "situations" ou "mondes" de Badiou sont
la relève des "structures" ou "systèmes"
du premier Deleuze) qui a bien la fonction d'une métaphysique
générale (la métaphysique spéciale est
chez lui "Théorie du sujet"), mais où le
terme "ontologie" se trouve redéfini ad hoc comme
"théorie axiomatique des ensembles (ZFC)", ce qui
rend son usage hors contexte ambigu.
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