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Origine : Foucault, Derrida, Deleuze : Pensées rebelles
Sciences Humaines N° Spécial N° 3 - Mai -Juin 2005
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Un vieil homme parle face à la caméra, la voix rauque,
l'oeil vif, pétillant, malgré, on le sent, une certaine
fatigue. Ses propos sont toujours enthousiastes, souvent amusés.
Il a l'air sympathique, ce philosophe qui accepte de réagir
à des mots lancés par une jeune femme, Claire Parnet.
De toute façon, tout vaut mieux que de répondre à
des questions. Cela, il n'aime pas. Dans Dialogues, il s'explique
: « La plupart du temps, quand on me pose une question, même
qui me touche, je m'aperçois que je n'ai strictement rien
à dire. Les questions se fabriquent comme autre chose. Si
on ne vous laisse pas fabriquer vos questions, avec des éléments
venus de partout, de n'importe où, si on vous les "pose",
vous n'avez pas grand-chose à dire (1). » Alors Gilles
Deleuze préfère parler à partir de mots lancés
selon un ordre arbitraire - l'ordre alphabétique : il parlera
donc de désir, de tennis, de peinture, de politique... C'est
L'Abécédaire (2). Ce film est sans doute la manière
la plus plaisante de découvrir G. Deleuze. Car il faut bien
avouer qu'il est plus facile de l'écouter que de le lire.
Ses livres sont, il est vrai, plutôt atypiques. Pas au début.
Ses premiers livres sont assez classiques, tout comme son parcours.
G. Deleuze fait ses études secondaires au lycée Carnot
à Paris, devient agrégé de philosophie, enseigne
aux lycées d'Amiens, d'Orléans et Louis-le-Grand de
1948 à 1957. En 1953, il publie son premier livre, Empirisme
et Subjectivité, une étude sur le philosophe écossais
du XVIIIe siècle David Hume. Suivront plusieurs études
d'histoire de la philosophie.
Jusque-là, rien de très singulier. Et pourtant, déjà,
quelque chose pointe. Les philosophes auxquels s'intéresse
G. Deleuze ne sont pas vraiment ceux qui sont alors en vogue dans
l'université française. A l'époque où
cette dernière est dominée par les trois « H
» ? Georg Hegel, Edmund Husserl et Martin Heidegger («
une scolastique pire qu'au Moyen Age (3)») ?, G. Deleuze,
lui, s'intéresse à David Hume, Friedrich Nietzsche
ou Baruch Spinoza (voir l'article p. 74)... En fait, l'air de rien,
G. Deleuze est en train d'affûter ses armes. Et puis, comme
il l'explique dans L'Abécédaire, créer ses
concepts, construire sa propre philosophie, c'est un peu comme en
peinture entrer dans la couleur. Ce n'est pas simple. Il faut du
travail. Vincent Van Gogh et Paul Gauguin, qui comptent parmi les
plus grands coloristes, abordaient la couleur avec respect et peur.
Ce serait choquant de commencer directement par « sa »
philosophie. Pour conquérir le concept, il faut beaucoup
de précautions, de travail et il faut faire de l'histoire
de la philosophie, laquelle est l'art des portraits, des portraits
spirituels. Le parallèle que fait G. Deleuze est intéressant
: il consacrera un certain nombre d'ouvrages à l'art (peinture
avec Francis Bacon, littérature avec Marcel Proust, Franz
Kafka ou Sacher-Masoch, cinéma). Au fond, G. Deleuze, c'est
le philosophe artiste. Philosopher, ce n'est pas analyser, ce n'est
pas contempler, c'est créer ; pas des romans, des films mais
des concepts. C'est avec deux ouvrages parus en 1969, Logique du
sens et Différence et Répétition, que G. Deleuze
aborde « sa » philosophie. Il veut promouvoir une philosophie
de la multiplicité contre une philosophie de l'unité,
du singulier, une philosophie qui penserait l'événement
contre la philosophie des catégories générales...
Rétrospectivement, G. Deleuze trouve ses ouvrages encore
trop académiques pour nourrir son projet philosophique. La
rencontre avec Félix Guattari en 1969 va être déterminante.
Psychanalyste, formé par Jacques Lacan avec qui il prend
ses distances, F. Guattari (1930-1992) travaille dans la clinique
psychiatrique de La Borde. Cette rencontre constitue pour G. Deleuze
(et F. Guattari bien sûr) un tournant. Ils écriront
de nombreux livres à quatre mains. F. Guattari va libérer
G. Deleuze, faire exploser la dernière couche académique
dont voulait se débarrasser G. Deleuze et dont il trouve
Logique du sens et Différence et Répétition
encore empesés. La première étape : L'Anti-Oedipe,
le premier tome de Capitalisme et Schizophrénie. Le style
n'a pour le coup rien d'universitaire : mots familiers, ton polémique,
attaque en règle contre la triangulation moi-papa-maman qu'opère
la psychanalyse, apologie du « schizo »..., l'oeuvre
ne laisse pas indifférent et suscite un large engouement
(voir l'article p. 80). Mais G. Deleuze et F. Guattari ne s'arrêtent
pas là : « On ne peut pas dire que L'Anti-Oedipe soit
débarrassé de tout appareil de savoir : il est encore
bien universitaire, assez sage, et ce n'est pas la pop'philosophie
ou la pop'analyse rêvées (4). »Mille Plateaux,
le second tome de Capitalisme et Schizophrénie, ira plus
loin dans l'explosion de la forme traditionnelle du livre. G. Deleuze
et F. Guattari refusent le modèle du « livre-racine
», incapable de saisir la multiplicité. Mille Plateaux
est un livre unique, une véritable expérimentation
: il constitue une tentative pour écrire un texte-rhizome,
pour penser le multiple de manière décentrée
et multidirectionnelle : « Nous écrivons ce livre comme
un rhizome. Nous l'avons composé de plateaux. Nous lui avons
donné une forme circulaire, mais c'était pour rire.
Chaque matin nous nous levions, et chacun de nous se demandait quels
plateaux il allait prendre, écrivant cinq lignes ici, dix
lignes ailleurs. (...) Chaque plateau peut être lu à
n'importe quelle place et mis en rapport avec n'importe quel autre
(5). »
Cette philosophie inventive et foisonnante voit fourmiller des
concepts inédits en tous sens : schizoanalyse, ritournelle,
machine désirante, ligne de fuite, rhizome, machine de guerre...
Elle exerce une véritable fascination. A l'université
Paris-VIII-Vincennes où il commence à enseigner à
partir de 1969, G. Deleuze fait cours dans une salle archicomble
où se pressent non seulement des étudiants de philosophie
mais aussi des artistes, des psychologues, des marginaux, tout un
public bigarré qui, enthousiaste, vient l'écouter.
Un gourou ? Pas du tout. G. Deleuze n'a jamais voulu fonder une
école, encore moins avoir de disciples. Pour lui, la philosophie
ne doit pas seulement s'adresser aux philosophes professionnels
(voir l'entretien avec Élie During, p. 92). Loin s'en faut.
« La philosophie a besoin de compréhension non philosophique
autant que de compréhension philosophique. C'est pourquoi
la philosophie a un rapport essentiel avec les non-philosophes et
s'adresse aussi à eux (6). » D'où l'idée
d'une autre lecture qui ne serait pas analyse de ce que signifie
le livre : « Cette autre lecture, c'est une lecture en intensité
: quelque chose passe ou ne passe pas. Il n'y a rien à expliquer,
rien à comprendre, rien à interpréter (7).
» On le voit, pas de « philosophiquement correct »
chez G. Deleuze. Libérer les flux de désir, libérer
la philosophie... G. Deleuze est un assoiffé de liberté.
NOTES
[1] G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, 1977, rééd.
Flammarion, 1992.
[2] L'Abécédaire de Gilles Deleuze, avec C. Parnet,
réalisation de P.-A. Boutang, éditions Montparnasse,
1988.
[3] Dialogues, op. cit.
[4] Pourparlers 1972-1990, 1990, rééd. Minuit, 2003.
[5] Mille Plateaux, 1980, rééd. Minuit, 1997.
[6] Pourparlers, op. cit.
[7]Ibid.
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