|
Origine http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=1529
Comment pense-t-on à deux ? Les auteurs de « Qu’est-ce
que la philosophie ? » retracent l’histoire d’une
amitié sans intimité, qui fonctionne à l’«
accordage » et au « branchement machinique ».
Ils ont peu d’amis communs. En dehors de leurs séances
de travail, ils se voient rarement. Lorsque l’un écrit
seul un livre, il n’en parle pas à l’autre...
L’un est philosophe, l’autre psychanalyste. L’un
est né en 1925 et l’autre est de cinq ans son cadet.
Ils ont signé à quatre mains l’Anti-Œdipe,
qui les rendit célèbres, puis Kafka, Pour une littérature
mineure, Rhizome et Mille Plateaux. Et, aujourd’hui, Qu’est-ce
que la philosophie ? Dans ce livre court un étrange «
personnage conceptuel » : celui de l’ami, né
en Grèce en même temps que la philosophie. Amis, Gilles
Deleuze et Félix Guattari le sont assurément. Mais
d’une manière telle qu’elle explique leurs productions
théoriques communes et rend compréhensible le fait
qu’une œuvre philosophique, fait rarissime, puisse être
« cosignée ».
Gilles Deleuze et Félix Guattari se sont connus en 1968.
« Quand j’ai rencontré Félix, nous dit
Deleuze, j’avais fait de l’histoire de la philosophie,
de la critique littéraire et deux livres de philosophie,
Logique du sens et Différence et répétition.
Ma rencontre avec Félix s’est faite sur les questions
de psychanalyse et d’inconscient. Félix m’a apporté
une sorte de champ nouveau, m’a fait découvrir un domaine
nouveau, même si j’avais parlé de la psychanalyse
avant et que c’était cela qui l’intéressait
chez moi.
Notre travail commun s’est fait surtout entre 1970 et 1980.
Puis il y a eu un arrêt et chacun de nous s’est remis
à écrire tout seul, comme si, provisoirement - ce
n’est pas du tout qu’on était moins amis ! -
les possibilités de travail étaient épuisées.
Elles se sont représentées tout récemment.
Il n’y a là aucune recette. Le seul critère
est que "ça marche". Au début de nos relations,
c’est Félix qui est venu me chercher. Moi, je ne le
connaissais pas. Je crois que ce qui m’a frappé le
plus, c’est qu’il ne soit pas philosophe de formation,
qu’il prenne donc, vis-à-vis de ces choses, beaucoup
de précautions, qu’il soit presque plus philosophe
que s’il l’était de formation, et qu’il
incarne la philosophie à l’état de créativité.
» Les souvenirs de Guattari sont presque identiques. «
J’avais été très impressionné
par la lecture de Différence et répétition
et de la Logique du sens. Dans ma façon de repenser ce qu’on
lui disait, il avait été frappé par la dissidence
très marquée par rapport au lacanisme, qui était
déjà dominant, et par ma façon d’aborder
les problèmes politiques et sociaux. Il m’a incité
à mettre tout cela en forme. Mais la période ne se
s’y prêtait pas tellement, et moi j’étais
loin d’être préparé. Il m’a alors
proposé qu’on fasse le travail ensemble. C’est
moi qui suis allé le chercher, donc, mais, dans un deuxième
temps, c’est lui qui m’a proposé le travail en
commun.
Ce qu’il m’a apporté, depuis le début,
c’est une écoute sur des aventures théoriques
pour lesquelles j’étais dans une solitude totale, un
encouragement à des élaborations théoriques
que n’importe quel autre interlocuteur m’eût conseillé
d’arrêter ! Ensuite il m’apporte un background
philosophique extraordinaire, la machine de travail, la machine
de réflexion et d’écriture. » Une œuvre
philosophique se fait-elle donc « à la machine »
?
C’est que, en réalité, la façon de travailler
de Deleuze et de Guattari est bien étrange. On ne saura pas
grand-chose sur la confection proprement dite du manuscrit («
c’est un secret », dit Deleuze ; « par allers
et retours, par versions successives : le travail de finition, qui
est souvent fait par Gilles », dit de son côté
Guattari). Mais la méthode de travail, elle, semble suivre
des règles bien précises, qui se sont imposées
d’elles-mêmes au cours des années : « Je
crois, dit Deleuze, que deux éléments surtout interviennent
dans notre travail commun. D’abord des séances orales.
Il arrive que nous ayons un problème sur lequel nous sommes
vaguement d’accord, mais nous cherchons des solutions capables
de le préciser, de le localiser, de le conditionner. Ou bien
nous trouvons une solution, mais nous ne savons pas très
bien pour quel problème. Nous avons une idée qui semble
fonctionner dans un domaine, mais nous cherchons d’autres
domaines, très différents, qui pourraient prolonger
le premier, en varier les conditions, à la faveur d’un
tournant. Kleist a tout dit sur ce qui se passe ainsi, quand, au
lieu d’exposer une idée préexistante, on élabore
l’idée en parlant, avec des bégaiements, des
ellipses, des contractions, des étirements, des sons inarticulés.
Il dit : "Ce n’est pas nous qui savons quelque chose,
c’est d’abord un certain état de nous-mêmes..."
; il s’agit de se porter à cet état, de se mettre
dans cet état, et c’est plus facile à deux.
L’autre élément, c’est les versions multiples.
Chacun écrit une version sur un thème donné
(qui a été précisément dégagé
dans les séances orales). Puis il la réécrit
en tenant compte de la version de l’autre... Chacun fonctionne
comme incrustation ou citation dans le texte de l’autre, mais,
au bout d’un moment, on ne sait plus qui cite qui. C’est
une écriture de variations. Ces procédés à
deux ne font que grossir ce qui se passe quand on travaille seul.
C’est la même chose de dire : on est toujours tout seul,
et : on est toujours plusieurs.
On est seul à deux, et plusieurs quand on est seul. Toutefois,
la condition pour pouvoir effectivement travailler à deux,
c’est l’existence d’un fonds commun implicite,
inexplicable, qui nous fait rire des mêmes choses, ou nous
soucier des mêmes choses, être écœuré
ou enthousiasmé par des choses analogues. Ce fonds commun
peut animer les conversations les plus insignifiantes, les plus
idiotes (elles sont même nécessaires avant les séances
orales). Mais il est aussi le fonds d’où sortent les
problèmes auxquels nous sommes voués et qui nous hantent
comme des ritournelles. Il fait que nous n’avons jamais rien
à objecter l’un contre l’autre, mais chacun doit
imposer à l’autre des détours, des bifurcations,
des raccourcis, des précipitations et des catatonies. C’est
que, seul ou à deux, la pensée est toujours un état
loin de l’équilibre. »
Félix Guattari parle également des rencontres régulières,
des séances orales et des textes qu’on fait passer
d’une mouture à une autre. Et il précise : «
Nous sommes très différents l’un de l’autre
: si bien que les rythmes d’adoption d’un thème
ou d’un concept sont différents. Mais il y a aussi,
bien sûr, une complémentarité. Moi, je suis
davantage porté à des opérations aventureuses,
de "commando conceptuel" disons, d’insertion dans
des territoires étrangers. Tandis que Gilles possède
des armes lourdes philosophiques, toute une intendance bibliographique.
Cela peut créer un décalage de méthode. Mais
ce que nous faisons ne fonctionne pas sur la base des débats
ou de résolutions de conflits. D’une certaine manière,
il n’y a jamais opposition. Le problème est de chercher
une confrontation, un "accordage" des processus.
Parfois, l’articulation et la jonction sont immédiates.
Mais ce n’est pas toujours le cas. Il arrive qu’on n’articule
pas un concept de la même manière ou sur le même
terrain. Bien qu’il y ait, naturellement, intersection. Il
se peut aussi que la jonction ne se fasse pas !
Chacun garde alors "en attente" ses formations conceptuelles.
» On le voit : il n’y a rien, là, qui ressemble
à une « conversation », à un « échange
d’opinions ». Deleuze : « L’un se tait quand
l’autre parle. Ceci n’est pas seulement une loi pour
se comprendre, pour s’entendre, mais signifie que l’un
se met perpétuellement au service de l’autre. Celui
qui se tait est par nature au service de celui qui parle. Il s’agit
d’un système d’entraide où celui qui parle
a raison du fait même qu’il parle. La question n’est
pas de "discuter". Si Félix m’a dit quelque
chose, moi je n’ai qu’une fonction : je cherche ce qui
peut confirmer une idée aussi bizarre ou folle (et non pas
"discutable"). Si je lui disais : au centre de la terre
il y a de la confiture de groseilles, son rôle serait de chercher
ce qui pourrait donner raison à une pareille idée
(si tant est que ce soit une idée !). C’est donc le
contraire d’une succession ou d’un échange d’opinions.
La question n’est pas de savoir si c’est mon opinion
ou la sienne, et d’ailleurs jamais une objection ne sera faite.
Il n’y aura qu’amélioration. » Guattari
le disait : il s’agit d’un « accordage »,
d’un ajustement. Lorsque l’ajustement se fait, naissent
alors tous ces concepts dont l’œuvre de Deleuze et Guattari
foisonne. Concepts de père commun ou de pères différents
? « Aucun de nous, répond Deleuze, ne s’attribue
une paternité des concepts. Pourtant, j’ai, quant à
moi, un fort souvenir de l’introduction de telle ou telle
notion - contrairement, sans doute, à Félix, qui est
plus oublieux, plus généreux -, même si, ensuite,
on la transforme complètement. Par exemple, la "ritournelle",
à laquelle maintenant je tiens énormément,
est due originellement à Félix. Le "corps sans
organes", c’est moi qui l’apporte, en le prenant
chez Artaud. Mais toutes nos notions sont communes, bien qu’il
nous arrive de prendre jusqu’au bout une notion commune dans
des sens qui sont propres à chacun ! » Concepts orphelins,
donc, ou nés, eux aussi, de la « machine de travail
», comme le confirme Guattari : « Il est très
difficile de dire si à tel ou tel moment l’un de nous
a été le premier à articuler une formule ;
elles passent toutes dans le laminoir ! La déterritorialisation
par exemple, formule barbare que j’ai articulée, Gilles
l’a articulée, lui, avec le concept de Terre qui n’était
pas, au départ, dans ma perspective - mais, du moment qu’elle
est mise en commun, elle se trouve refondue. »
La relation entre Gilles Deleuze et Félix Guattari est assurément
une relation discrète, si le terme renvoyait à la
discrétion, certes, mais aussi à la discontinuité.
Il ne réalisent pas, à tous les deux, une «
microsociété d’amis » - qui est aussi
une société de rivalité et de compétition
-, mais, pour prendre leur langage, une sorte de « branchement
machinique ». Leur amitié n’est pas de celles
qui créent la « fusion », l’intimité,
la confidence, ou qui fait « avoir mal à l’épaule
de l’autre », comme le disait saint François
de Sales. Amitié sans rivalité, amitié sans
effusion. « Gilles et mois avons une certaine propension à
tutoyer quasiment tout le monde. Et pourtant, depuis plus de vingt
ans, nous nous vouvoyons. Il y a entre nous une véritable
politique dissensuelle, non pas un culte mais une culture de l’hétérogénéité,
qui nous fait à chacun reconnaître et accepter la singularité
de l’autre.
Nous avons fait beaucoup de choses ensemble, et pourtant, c’est
paradoxal, j’ai toujours essayé, et il a fait de même,
de ne pas interférer, de ne pas faire intrusion dans sa vie
ou ses préoccupations. C’est peut-être cela que
vous appelez la discrétion. La confection d’une machine
de travail implique cette micropolitique du dissensus. Ce n’est
pas un maniérisme prétentieux. C’est comme ça.
Si on fait quelque chose ensemble, c’est que ça marche
et qu’on est portés par quelque chose qui nous dépasse.
Gilles est mon ami, non mon copain. » Voilà sans doute
la condition pour que penser à deux ne signifie pas penser
la même chose mais « penser une différence ».
« Il faudrait, conclut Deleuze, parler de la pensée
à deux comme les psychiatres au XIXe siècle parlaient
de la folie à deux. Mais ce n’est pas grave. ».
|
|